Alcibiade
(ou de la nature de l'homme)1
Prologue. (103a - 104e)
Socrate: [103a] Tu t'étonnes, je pense, fils de Clinias, que, après avoir été
le premier de tes amoureux, je sois seul à ne pas me détacher de toi, quand les
autres se sont découragés; et que, au lieu, comme ceux-ci, de t'encombrer de
mes conversations, je ne t'aie même pas adressé la parole depuis tant d'années
que je t'aime! Or, ce n'est point un motif humain qui m'a déterminé, mais un
certain empêchement démonique, dont plus tard tu connaîtras l'effet. [b] Mais
maintenant, puisqu'il ne me suscite plus d'empêchement, je suis, comme tu le
vois, venu vers toi, et j'ai bon espoir que désormais il ne m'empêchera pas de le
faire encore. Presque tout ce temps, je l'ai employé à réfléchir, tandis que
j'étudiais ta façon de te comporter à l'égard de tes amoureux: il y en avait
beaucoup qui avaient d'eux-mêmes une haute opinion, mais aucun qui ne se soit
enfui, pour s'être senti surpassé par la bonne opinion que tu as de toi-même!
[104a] Et c'est la raison chez toi de cette extrême bonne opinion, que je veux
bien t'exposer en détail: tu prétends n'avoir pour rien besoin de personne, car tes
ressources, à commencer par le corps pour finir par l'âme, sont si grandes que tu
n'as rien à demander à qui que ce soit; tu te crois en effet, premièrement, le plus
beau et le plus fort, et on n'a qu'à te voir pour constater que tu ne te trompes pas;
en second lieu, tu appartiens, dans cette Cité qui est la tienne, la plus
considérable des cités helléniques, à une de ses familles les plus puissantes,
[b] où, du côté paternel, tu trouves nombre d'amis et de parents, pour la plupart
de grand mérite, qui se mettraient à ton service en cas de besoin, et d'autres, du
côté de ta mère, qui ne valent pas moins et ne sont pas moins nombreux; enfin,
dans l'ensemble des avantages que j'ai dits, Périclès, le fils de Xanthippe, t'en
procure un dont le pouvoir, penses-tu, est plus grand encore, puisqu'il a été le
tuteur auquel ton père vous a laissés, ton frère et toi; Périclès, cet homme qui
n'est pas seulement, dans cette Cité, maître d'y agir à sa guise, mais qui le peut
encore dans la Grèce entière et chez nombre de grandes nations barbares.
[c] Mais j'y ajouterai encore que tu es du nombre des riches; c'est pourtant, me
semble-t-il, ce qui contribue le moins à te donner bonne opinion de toi-même!
Sous tous ces rapports, te poussant du col, tu as établi ta domination sur tous tes
amoureux, et, comme ceux-ci sont par trop au-dessous de toi, ils se sont laissé
dominer.
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1 Ces sous-titres aux dialogues de Platon ne sont pas de lui. Cependant, on les
retrouve associés aux textes très tôt dans l'histoire. (Cf. Diogène Laërce, Vies et
doctrines des philosophes illustres.) (N.d.É.)