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A. MARSHALL LA FORMATIN DE PRIX

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Cahiers d'économie politique
La formation des prix sur « le marché du blé » selon A. Marshall
Daniel Diatkine
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Diatkine Daniel. La formation des prix sur « le marché du blé » selon A. Marshall. In: Cahiers d'économie politique, n°7, 1982.
La formation des prix dans la pensée non-classique. pp. 67-92;
doi : https://doi.org/10.3406/cep.1982.954
https://www.persee.fr/doc/cep_0154-8344_1982_num_7_1_954
Fichier pdf généré le 17/05/2018
LA FORMATION DU
SUR «
LE MARCHÉ
DU
PRIX
BLÉ
»
SELON A. MARSHALL
(équilibre d'ultra-courte période)
par Daniel DIATKINE
Nous nous proposons d'étudier le mécanisme de formation des
prix mis au point par A. Marshall dans le cadre limité de l'ultracourte période*. Cette question est traitée dans le chapitre 2 du
livre V des Principles of Economies (*), sous la forme de l'étude du
marché du blé. L'équilibre atteint sur ce marché est qualifié de
« temporaire » (temporary), au sens de transitoire. Cette terminologie
prêterait à confusion de nos jours, dans la mesure où elle est réservée
à l'étude des processus d'enchaînements de période en période (au
sens donné par Hicks dans Valeur et Capital), ce qui n'est pas le cas ici.
Cette étude se borne donc à l'examen du premier maillon de
l'analyse marshallienne et ceci la justifie, nous semble-t-il : en effet,
d'une part, c'est dans ce contexte que les comparaisons avec les autres
théoriciens néo-classiques de l'échange sont les plus commodes à
effectuer, d'autre part Marshall nous indique lui-même, à plusieurs
reprises qu'il ne saurait exister de solution de continuité (Natura non
facit saltum) entre les différents équilibres (d'ultra-courte, de courte
ou de longue période). Par conséquent, certains des résultats de cette
étude pourront être appliqués sans difficulté à l'étude générale de la
formation des prix dans les Principes de Marshall.
1. Un marché très performant
Nous allons le voir, le marché étudié par Marshall dans le
chapitre 2 du livre V des Principes est extraordinairement performant,
* Je désire remercier MM. les Prs A. Barrère et C. Benetti ainsi que les participants
du ceref et M. P. Ewenczyk pour leurs précieuses remarques et critiques lors de
l'élaboration de la version définitive. Il va de soi que les erreurs et les imprécisions de ce
texte m'incombent entièrement.
(x) L'édition à laquelle nous nous référerons est toujours la neuvième (1961), qui
contient deux volumes. Le premier est la réédition intégrale de la 8e édition, la dernière
publiée du vivant de Marshall en 1920, le second contenant les index et variorum, publiés
par les soins de G. W. Guillebaud. Une grande partie de ce qui suit doit beaucoup à ce
deuxième volume.
Cahiers d'Economie Politique, a" 7
68
Daniel Diatkine
eu égard à nos connaissances actuelles de la théorie de la formation
des prix. Pour étudier ce point, nous allons commencer par suivre
l'ordre d'exposition de Marshall.
Selon son habitude, Marshall nous prend par la main pour nous
conduire (ou feindre de nous conduire) de l'apparemment le plus
simple au plus complexe. C'est pourquoi le chapitre (intitulé «
Equilibre temporaire de l'offre et de la demande ») commence par un
exemple déconcertant : celui « du petit garçon qui cueille des mûres
pour son propre usage » et qui parvient à équilibrer « ses désirs et
ses efforts ».
Dans un deuxième temps, on passe tout « naturellement » au cas
du troc, pour signaler que « quand deux coureurs des bois troquent
un fusil contre un canoë, il existe rarement quelque chose qui puisse
être appelé à proprement parler un équilibre : il existe probablement
une marge de satisfaction des deux côtés, car probablement l'un d'entre
eux aurait donné quelque chose en plus du fusil s'il n'avait pu obtenir
le canoë autrement, tandis que l'autre aurait donné quelque chose
en plus du canoë pour le fusil » (2).
Cette citation pourrait faire croire que ce qui est en cause ici
(dans le cadre du troc) ce n'est même pas la question classique de la
double coïncidence des besoins, mais plus trivialement le caractère
d'indivisibilité des fusils et des canoës. Tout laisse à croire, semble-t-il,
que si les deux hommes des bois échangeaient de l' eau-de-vie contre
des céréales, la question de l'atteinte d'un « équilibre à proprement
parler » ne se poserait pas.
Ceci étant, Marshall ne s'attarde pas outre mesure sur le cas du
troc, et après avoir consacré quelques lignes au cas des « peintures des
vieux maîtres », etc., dont le marché est stabilisé par les marchands, il
en arrive « aux transactions ordinaires de la vie moderne », c'est-à-dire
au marché du blé d'une ville de campagne. Ce marché voit, comme il se
doit, se confronter deux courbes d'offre et de demande, qui sont les
traditionnelles courbes représentant les quantités que les offreurs
veulent bien céder à un prix donné, et, réciproquement, ce que les acheteurs
veulent bien prendre à un prix donné. Ce qui nous donne le tableau bien
connu :
Les vendeurs voudront
vendre
Les acheteurs voudront
acheter
37 shillings
36
—
O3
——
1 000 quarters
700
—
Ov/vi
——
600 quarters
700
—
j\}\J
■
(2) Principes, vol. 1, p. 332.
'
Au prix de
Le marché du blé
69
Jusqu'ici, on ne trouve rien de plus chez Marshall que ce que l'on
trouve chez n'importe quel auteur néo-classique de la fin du xixe siècle;
l'équilibre unique et stable est déterminé par l'intersection des courbes
d'offre et de demande; l'originalité de Marshall vient ensuite :
« Bien sûr, certains de ceux qui accepteront vraiment de prendre
36 shillings plutôt que de quitter le marché sans vendre, ne montreront
pas tout de suite qu'ils sont prêts à accepter ce prix. Et de la même
façon, les acheteurs vont feindre, et prétendre ne pas être aussi désireux
d'acheter qu'ils le sont en réalité. » Le prix va donc varier en fonction
du marchandage mais « il est presque sûr qu'il atteindra environ
36 shillings à la fin du marché ». Un lecteur pourrait s'attendre à la
description d'un processus de tâtonnement, 'mais il n'en est rien. Des
transactions effectives ont lieu, et à des prix gui ne sont pas les prix d^ équilibre :
« II n'est pas nécessaire, en réalité, pour notre argument, qu'aucun
transacteur ait une complète connaissance des circonstances du marché.
De nombreux acheteurs peuvent peut-être sous-estimer la volonté de
vendre des vendeurs... et ainsi 500 quarters peuvent être vendus avant
que le prix ne descende en dessous de 37 shillings. »
Une attitude symétrique, bien entendu, peut être constatée du
côté des vendeurs, mais dans tous les cas : « Le marché se fermera probablement sur le prix de 36 shillings et sur la vente totale de
700 quarters. »
Cette dernière proposition peut surprendre, puisque Marshall
affirme tranquillement que non seulement le prix d'équilibre sera
atteint quelles que soient les transactions à des prix hors équilibre
qui aient pu être effectuées, mais aussi que les quantités de blé
d'équilibre seront tout de même effectivement échangées. C'est en ces deux
points que réside l'originalité, et l'intérêt du marché de blé marshallien. Il est en effet surprenant qu'à la différence de ses contemporains
Walras et Edgeworth, M arshall se soit refusé à émettre des hypothèses
interdisant des transactions à prix hors équilibre. Mais ceci, d'un
certain côté, est parfaitement cohérent avec l'ensemble de son projet,
consistant à considérer que tout prix effectif peut être considéré
comme un prix de déséquilibre selon la période prise en compte.
Mais d'un autre côté ce dont nous nous occupons présentement,
c'est précisément ce qui, dans l'optique de Walras, par exemple, est
l'équilibre dans le cadre d'une pure économie d'échange.
Il est donc intéressant de s'interroger sur la façon dont Marshall
affronte la difficulté évitée par Walras et Edgeworth, l'un avec
le modèle du commissaire-priseur, l'autre avec l'hypothèse du
« recontract », qui l'une et l'autre ont ceci de commun qu'elles
interdisent des échanges effectifs avant que le point d'équilibre soit atteint.
La raison de cette limitation réside dans le fait que les courbes d'offre
et de demande sont construites en supposant qu'à chaque prix
(subjectif) envisagé les offreurs et les demandeurs associent des quan-
70
Daniel Diatkine
tités sur la base de V hypothèse que tel sera bien le prix adopté par le marché.
C'est d'ailleurs exactement ainsi qu'a procédé Marshall lorsqu'il a
construit ses courbes d'offre et de demande : « La quantité que chaque
fermier, ou autre vendeur, offre à la vente à chaque prix est
gouvernée par son propre besoin de monnaie, et par son calcul des
conditions présentes et futures du marché auquel il est confronté » (3).
Or des transactions hors de l'équilibre ont toute chance d'invalider
la construction d'une pareille courbe puisqu'elles remettent en cause
l'hypothèse sur laquelle elle est construite.
Un raisonnement analogue conduit évidemment aux mêmes
conclusions lorsque l'on raisonne du côté de la demande.
2. La solution de Marshall
Marshall explicite en toutes lettres l'hypothèse qui est sous-jacente
à son raisonnement. Il s'agit de la célèbre hypothèse de la constance
de l'utilité marginale de la monnaie : « II existe dans cette illustration
une hypothèse sous-jacente qui est conforme aux conditions effectives
de la plupart des marchés »... « Nous avons tacitement supposé que la
somme que les acheteurs voulaient recevoir, pour le septcentième
quarter ne serait pas affectée par la question de savoir si les premières
négociations avaient été effectuées à un prix plus bas ou plus élevé.
Nous avons admis que le besoin de blé des acheteurs (l'utilité marginale
du blé) diminuait quand la quantité achetée croissait. Mais nous
n'avons pas supposé un changement appréciable dans leur volonté
de se dessaisir de la monnaie (l'utilité marginale de la monnaie) ;
nous avons supposé que celle-ci resterait pratiquement la même,
quoique les premiers paiements aient été effectués à des prix élevés
ou faibles » (4).
Or la portée exacte de cette hypothèse n'est pas aussi évidente qu'il
le semblerait a priori. Examinons cela.
En premier lieu, il est évident que l'hypothèse de constance de
l'utilité marginale de la monnaie (que nous noterons, pour éviter les
répétitions, hypothèse de Gumm) jointe aux hypothèses déjà
formulées par Marshall concernant les fonctions d'utilité des biens non
monétaires, à savoir l'utilité marginale décroissante des biens, suffit
à garantir l'existence, l'unicité et la stabilité de l'équilibre du
consommateur. Ce qui est troublant, nous venons de le voir, c'est la tranquille
assurance avec laquelle Marshall affirme que si des transactions
effectives sont effectuées à faux prix, elles n'entraveront en aucune façon
le processus conduisant à la formation ultime du prix d'équilibre. Le
comble de l'étonnement du lecteur moderne est atteint lorsqu'il
(3) Ibid., p. 333.
(4) Ibid., p. 334.
Le marché du blé
71
constate que Marshall évoque, sur son moderne marché du blé,
des agents qui ne sont pas des producteurs initiaux, ou surtout des
consommateurs finaux, mais des intermédiaires (grossistes) qui
effectuent des achats en vue de la revente, dont l'influence a précisément
pour objet de stabiliser le marché, en cas de transactions effectives
à faux prix (effectuées par des agents contraints par leur demande de
monnaie, par exemple).
Non seulement Marshall affronte directement les difficultés les
plus redoutables rencontrées dans l'analyse des processus de formation
des prix (à savoir l'introduction de la monnaie et de la spéculation),
mais encore il affirme tranquillement qu'il les a vaincues : quels que
soient les effets spéculatifs associés aux transactions à faux prix
effectivement assurées, les échanges cesseront (c'est-à-dire le marché sera
clos, c'est-à-dire aussi l'équilibre sera atteint pour cette période)
sur le même prix, et avec la même quantité de blé d'équilibre.
L'invocation de l'hypothèse de Cumm ne suffit pas cependant à nous éclairer
sur ce point.
C'est pourquoi l'interprétation classique qu'en donne Hicks ne
nous paraît pas entièrement satisfaisante. En effet, arguer, comme
Marshall le fait d'ailleurs, que l'utilité marginale de la monnaie est
constante, parce que chaque agent ne consacre qu'une faible partie
de son revenu sur le marché considéré ne suffit pas en soi à assurer le
résultat cherché (5). Il serait bien meilleur, nous semble-t-il,
d'expliciter que chaque agent opère sur un très grand nombre de marchés, car s'il
n'en était pas ainsi, on ne pourrait légitimement exclure le cas où
un agent n'échangerait qu'une faible partie de ses ressources sur le
(5) C'est en effet pour prendre un exemple, l'interprétation de J. R. Hicks, dans la
note qu'il consacre à la Formation des prix, p. 114 et s. de Valeur et Capital.
Après avoir rappelé que Walras et Edgeworth« avaient»... «jugé que l'analyse de l'offre
et de la demande devait donc être strictement réservée aux types de marchés où la révision
des contrats pouvait être pratiquée » et constaté « que de pareils marchés » (étant) « tout
à fait exceptionnels, la solution du problème (si cela peut être considéré comme une
solution) est loin d'être convaincante », il ajoute : « L'argument de Marshall est exposé en
termes de son Utilité marginale constante de la Monnaie »... « II s'agit essentiellement
de démontrer qu'une variation de prix au cours des transactions produit un effet analogue
à une redistribution de la richesse. Supposons que le prix d'équilibre soit 60 F la livre;
mais qu'au début des transactions un prix erroné de 100 F soit fixé, ce prix étant ramené
par la suite à 60 F. Supposons qu'une personne achète 3 livres au prix erroné; la
situation de l'acheteur sera en fin de compte la même que si le prix avait toujours été fixé
à 60 F, à part le fait qu'il aura été obligé de débourser 3(100 — 60) F en faveur du
vendeur»...
Or « ... les effets de transferts sont des effets de revenu; et comme nous l'avons
fréquemment constaté, les effets de revenu peuvent être fréquemment négligés »...
« L'acheteur est enrichi (ou appauvri) par le commerce aux prix « erronés » du début
mais, si sa dépense totale pour l'acquisition du bien est peu importante, ce gain (ou cette
perte) ne peut qu'être modeste, et, par conséquent, sa demande de bien en question sera
très peu affectée. »
72
Daniel Diatkine
marché du blé, et la totalité restante sur le marché de l'avoine. Et
dans ce cas, il serait difficile d'admettre que les gains ou les pertes
afférents au marché du blé n'entraîneraient pas d'effets de reports
sur le marché de l'avoine. En effet nous ne nierons certainement pas
que l'absence d'effet de revenu quand l'hypothèse de Gumm est posée
est tout à fait essentielle, mais le texte de Hicks ne répond
qu'imparfaitement à notre question, puisqu'il n'explicite pas dans cette note
consacrée à la « formation des prix », le processus qui conduit au prix
d'équilibre. La terminologie de Hicks est ici malheureuse : il nous
parle de prix fixés (« supposons qu'un prix de 100 F la livre soit fixé,
ce prix étant ramené par la suite à 60 F »), mais par qui sont-ils fixés?
Il ne s'agit pas seulement ici d'un problème (qui ne doit pas être
sous-estimé, d'ailleurs) de technologie des échanges, mais bien du
cœur du problème de la formation des prix. Il s'agit d'éviter que ne se
glissent des processus walrasiens (comme le suggère le texte de Hicks)
dans un processus spécifiquement marshallien.
Nous ne comprenons toujours pas pourquoi l'hypothèse de Gumm
nous permet d'expliquer la formation des prix sur le marché du blé,
lorsque existent des transactions hors équilibre.
Nous pouvons nous poser la même question après la lecture d'un
texte plus récent (6) de G. de Boissieu, qui a examiné la question
du marché de blé marshallien, et donc la façon dont Marshall mettait
en évidence la possibilité d'échanges hors de l'équilibre, échanges
imputables, selon G. de Boissieu, « à l'information imparfaite »,
impliquant (et impliquée par) une distinction entre comportement
annoncé et comportement effectif (7) . Nous ne saurions que souscrire
à cet hommage rendu à la modernité de Marshall si la formation des
prix n'était réduite à une simple hypothèse. En effet, nous indique de
Boissieu : « Pour Marshall, les transactions réalisées à prix tronqués
(dans la terminologie de l'auteur, prix tronqués signifie prix hors de
l'équilibre) sont nécessairement limitées parce que le prix doit
rapidement converger vers sa valeur « vraie ». Marshall, qui ne
distingue pas formellement la convergence vers la position d'équilibre
malgré l'intervention des prix tronqués, distingue deux cas. Dans le
premier, l'utilité marginale de la monnaie, relativement à celle du
blé, n'est pas influencée par les échanges à prix tronqués. Par exemple
500 unités de blé sont échangées au prix tronqué de 37 shillings parce
que les demandeurs ont sous-estimé les intentions des offreurs.
L'hypothèse fondamentale de Marshall est que lorsque le prix d'équilibre est
atteint, 200 unités de blé vont être échangées au prix de 36 shillings
(6) De Boissieu, Pargez et Zagamé, Economie du déséquilibre, Economica, 1977,
p. 30.
(7) Nous avons cité plus haut (p. 69) le passage de Marshall explicitant cette dualité
du comportement des agents.
Le marché du blé
73
afin qu'au total les contrats portent sur 700 unités de blé. » Le deuxième
cas est celui où l'utilité marginale de la monnaie n'est pas constante,
mais il ne nous intéresse pas ici. Ce qui nous importe, c'est de remarquer
que Marshall ne se contente pas de supposer « par hypothèse » que
quoi qu'il arrive le prix et la quantité d'équilibre, indiqués par
l'intersection des courbes d'offre et de demande, seront atteints. Pour une
fois Marshall est plus précis et il tente de nous montrer comment et
pourquoi l'hypothèse de constance de l'utilité marginale de la
monnaie permet d'atteindre ce résultat. C'est ce que nous allons tenter de
montrer maintenant en confrontant l'analyse d'Edgeworth et celle
de Marshall.
3. Le crime d'Edgeworth
Une telle étude est grandement facilitée par le fait que cette
confrontation a effectivement eu lieu, à l'occasion d'une controverse
entre Marshall et Edgeworth portant précisément sur la formation
des prix et l'hypothèse de Cumm.
Pour l'étudier, il convient de se reporter à l'appendice F sur le
troc, comme nous y invite d'ailleurs le dernier paragraphe du
chapitre 2 du livre V des Principes.
En effet, Marshall y approfondit la différence entre le troc et
l'économie monétaire. Il expose d'abord son célèbre exemple d'échange
de noix et de pommes, et montre que dans ce cas le processus d'échange
peut s'interrompre, après une série de gains mutuels, en un point
qui est certes un point d'équilibre, mais que Marshall qualifie
d'équilibre arbitraire.
Cette analyse est très proche de celle développée par Edgeworth
dans Mathematical Psychics (8), à une différence essentielle près :
Marshall refuse d'émettre une hypothèse de « recontract ». Par
conséquent, pour lui, les transactions conclues ne sont pas renégociées,
même si elles ne l'ont pas été en des termes optimaux. L'équilibre est
donc instable, mais le cheminement est stable. Ce résultat ne doit pas
surprendre. La démonstration rigoureuse (9) de l'existence d'un
cheminement globalement stable de formation des prix peut être trouvée
facilement dans le cadre d'une économie à deux biens, avec hypothèse
de recontract. De même, si l'hypothèse de recontract n'est pas faite,
on sait qu'o/z obtient aussi un cheminement stable, la différence essentielle
résidant dans le fait que dans le cadre de l'hypothèse de recontract
(8) Rappelons que Marshall connaît bien ce texte, évidemment. Il en fit le compte
rendu dans la revue The Academy, en date du 18 juin 1881. Ce texte a été récemment réédité
par J. K. Whitaker, The Early Economie Writings of Alfred Marshall, MacMillan, 1975,
t. 2, p. 265 et s.
(9) Cf. Arrow et Hahn, General Competitive Analysis, Holden-Day, 1971, p. 282 et s.
74
Daniel Diatkine
l'équilibre est unique (pourvu que les champs de préférence possèdent
les propriétés de convexité habituelles), ce qui n'est pas le cas une fois
l'hypothèse de recontract levée. Bien entendu, comme le précisent
Arrow et Hahn (10) la stabilité du cheminement, avec des échanges
à faux prix est démontrée sur la base de l'hypothèse selon laquelle
le cheminement n'est fonction que du prix et des ressources initiales,
ce qui est très limitatif (puisque les anticipations ne peuvent être
prises en compte), mais qui est conforme aux hypothèses sous-jacentes,
l'exemple marshallien du troc entre pommes et noix de l'appendice F.
Ce dernier résultat est bien entendu indépendant du nombre des
échangistes et il n'est pas étonnant que Marshall étende son exemple
et ses conclusions au cas où il existe de part et d'autre un grand
nombre d'échangistes. Cette extension n'aurait donc guère d'intérêt
si elle n'était une réfutation implicite de l'intuition fondamentale
d'Edgeworth selon laquelle l'accroissement du nombre des échangistes
a pour effet de réduire l'indétermination du rapport d'échange et
tend à transformer l'ensemble des rapports d'échange optimaux à
un point (le cœur de l'économie). Bien entendu, cette réfutation ne
s'effectue que par la remise en cause de l'hypothèse de recontract,
remise en cause qui n'est pas seulement effectuée dans l'appendice sur
le troc, mais qui concerne l'ensemble de la problématique marshallienne : encore une fois toute la construction en terme de prix
normaux, qui constitue l'objet de la théorie de Marshall serait impensable
avec cette hypothèse qui interdit purement et simplement de penser
même l'éventualité d'un passage d'un système de prix de marché à
un système de prix normaux (de courte ou de longue période). L'intérêt
principal à nos yeux de l'Appendice sur le troc est le soin avec lequel
Marshall tente de mettre en évidence l'incompatibilité qui existe entre
une hypothèse de recontract d'une part, et une économie « monétaire »
d'autre part. C'est ainsi qu'il conclut : « L'incertitude concernant le
taux auquel l'équilibre est atteint dépend indirectement du fait qu'une
marchandise est troquée, plutôt qu'échangée contre la monnaie. Car
comme la monnaie est le moyen d'échange général, il y a également de
nombreux transacteurs qui peuvent facilement en offrir ou en
demander de grandes quantités; et ceci tend à stabiliser le marché.
Mais quand le troc prévaut, les pommes peuvent être échangées
contre des noix dans un cas, contre du poisson dans un autre... » « Les
influences stabilisantes que l'on constate qui traversent un marché sur
lequel les valeurs sont établies en monnaie (on notera le glissement
non nécessaire ici, des fonctions d'intermédiaire des échanges à celle
de numéraire) sont absentes; et nous sommes obligés de considérer
l'utilité marginale de toutes les marchandises comme variable. Il est
cependant vrai que si la culture des noix avait été l'industrie prin(10) Ibid., p. 328 et s.
Le marché du blé
75
cipale de notre zone de troc, et si tous les échangistes de chaque côté
disposaient de vastes quantités de noix, et que seul l'échangiste A
disposait de pommes, alors l'échange de quelques poignées de noix
n'affecterait pas visiblement leurs provisions de noix, ou ne changerait
pas de façon appréciable l'utilité marginale des noix. Dans ce cas les
transactions ne différeraient en rien de fondamental d'avec l'achat et
la vente sur un marché de blé ordinaire. »
Finalement Marshall termine en remarquant que : « La vraie
distinction entre la théorie de l'achat et de la vente et celle du troc
réside dans le fait que dans la première nous avons le droit de supposer
que le stock de l'une des choses qui se trouve sur le marché et prête à
être échangée contre l'autre existe en grande quantité et est appropriée
par de nombreux échangistes, tandis que dans la seconde nous n'avons
pas le droit » (n).
Résumons : dans 1' « Appendice sur le troc », Marshall se livre à
une attaque en règle de la théorie d'Edgeworth (qui n'est pas cité
une seule fois), en soulignant que dans le cas d'une économie de troc,
les termes de l'échange restent indéterminés que l'on resitue en
situation de concurrence ou en situation de monopole bilatéral. En des
termes plus récents, Marshall ne nie pas que le processus conduisant
à un équilibre soit stable, mais il conteste le fait que le point d'équilibre
soit unique, et ceci quel que soit le nombre des agents. Bien entendu,
une telle démonstration n'est possible qu'en remettant en cause
l'hypothèse de recontract. En revanche, il affirme, sans ajouter grandchose à ce qu'il a déjà dit au chapitre 2 du livre V, que dans le cas
d'une économie monétaire, on a le droit de supposer que l'utilité
marginale de l'un des biens (la monnaie) est constante. Mais nous
ne voyons toujours pas très clairement les raisons pour lesquelles
l'hypothèse de Gumm permet d'obtenir un équilibre globalement
stable avec des transactions effectives à faux prix. Paradoxalement,
c'est Edgeworth qui va nous aider à y voir plus clair.
En effet, comme on peut s'en douter, Edgeworth ne resta pas
indifférent à une telle remise en cause. Il ne tenta pas de justifier
l'hypothèse du recontract, ce qui serait évidemment plutôt délicat,
mais il s'efforça de montrer que dans le cadre de cette hypothèse, et
dans le cas d'une économie à deux biens et deux échangistes,
l'hypothèse de Cumm de la monnaie ne modifiait pas, au contraire, ses
conclusions, à savoir que le prix d'équilibre était indéterminé.
La réplique eut lieu à l'occasion de la publication d'un article
d'Edgeworth, publié dans le Giornale degli Economisti en mars 1891,
intitulé « Osservazioni sulla teoria matematica dell' economia politica
con riguardo spéciale agli Princippii di Economia di Alfred Marshall ».
L'article d'Edgeworth commence par rappeler que selon lui, le
(n) Principes, vol. 1, app. F, p. 793.
76
Daniel Diatkine
principe du troc est fondamental pour la théorie de l'échange.
Marshall, écrit-il, l'a exposé avec beaucoup d'originalité et de précision
(« con singolarissima originalità et precisione ») (12). Il reprend donc,
mais dans sa propre terminologie, le cas des pommes et des noix,
qu'il formalise à l'aide de sa droite de contrat : le taux d'échange,
ainsi que les quantités échangées sont donc indéterminés dans le
cas d'un échange entre deux échangistes avec deux biens. En effet,
comme on le sait, l'échange s'arrête (il n'existe pas de combinaison
possible mutuellement avantageuse) lorsqu'un point de la courbe de
contrat définie par l'équation :
dx
'
dy
dx ' dy
(avec U et V les fonctions d'utilité des agents telles que :
u = 9l(*) + <koo
et
v = 9tM + +.O0.
Après avoir ainsi rappelé brièvement ce résultat célèbre tiré de
Mathematical Psychics, il en arrive au fait : si l'utilité marginale du
h\é y est constante, alors les fonctions d'utilité s'écrivent :
U = 9^*) + <xj>,
V = 9t(*) + B*
et l'équation de courbe de contrat devient :
et donc x devient une constante, et la courbe de contrat une droite
parallèle à l'axe des y.
Clarifions, s'il en est besoin, ce dernier point, mis en évidence
par Edgeworth, en utilisant une méthode graphique empruntée aux
manuels contemporains concernant la théorie du consommateur :
représentons une carte d'indifférence d'un agent A pour deux biens x
etjy. Si l'utilité marginale du bienjy est constante, cela signifie que
pour toute quantité x donnée, la pente de toutes les tangentes aux
courbes d'indifférence associées à cette quantité x sera identique.
En effet, la pente de ces tangentes mesurant les taux marginaux de
substitution, la quantité du bien x étant donnée, son utilité marginale
est constante, et l'utilité marginale du bien y est constante par
hypothèse.
(12) Op. cit., p. 234.
Le marché du blé
77
Par conséquent, la forme des courbes d'indifférence est conservée
par une translation parallèle à l'axe Oy.
Fig. 1
Construisons maintenant le diagramme d'Edgeworth, en
introduisant un co-échangiste B :
Fig. 2
La famille de courbe d'indifférence du deuxième agent ayant la
même propriété d'être conservée par translation parallèle à l'axe Oy,
il est évident que le lieu des points de tangence des courbes
d'indifférence est une droite verticale.
Il est alors étrange de constater qu'Edgeworth tire des conclusions
tout à fait erronées de ce fait. En effet, il conclut que l'hypothèse
de Gumm ne lève pas l'incertitude portant sur la position finale de
l'équilibre :
« De ce point de vue, une circonstance que Marshall pose au
premier plan semble à la réflexion plutôt secondaire » (cette
hypothèse est bien entendu celle de Cumm). En effet, lorsqu'on émet
cette hypothèse, poursuit Edgeworth, on ne diminue pas l'incertitude
portant sur la position finale de l'équilibre. « Cette incertitude pro-
78
Daniel Diatkine
vient plutôt de l'absence de concurrence, plutôt que du fait que les
deux marchandises, au lieu d'une seule, voient leur utilité finale
varier au cours des opérations d'échange. Car, que l'utilité finale
d'une marchandise... soit considérée comme variable ou pas
(l'équilibre) sera toujours un point indéterminé de la courbe de contrat, dont
chaque point est un point d'équilibre. De plus, la courbe dégénère
en une ligne droite parallèle à l'axe des y » (13).
La position d'Edgeworth est donc claire : l'hypothèse de la
constance de l'utilité marginale de la monnaie n'ajoute rien à la question
initiale de l'indétermination du prix et des quantités d'équilibre. Elle
consiste simplement à déplacer la courbe de contrat et à en modifier
la forme, mais elle ne réduit pas l'incertitude pesant sur le taux et
les termes de l'échange, elle ne la réduit pas à un point unique, ce
que, comme nous le savons, seule la concurrence (ici définie comme
associée à la multiplicité des échangistes) peut accomplir.
Il est évident que si la démonstration d'Edgeworth était correcte,
elle serait catastrophique pour Marshall : non seulement elle fait
s'effondrer son analyse de l'équilibre temporaire, mais elle tend à
remettre en cause tout l'appareil conceptuel de la formation des
prix, par le biais du concept de concurrence qui lui est associé.
Or la démonstration d'Edgeworth est formellement incorrecte.
Edgeworth avait envoyé une épreuve de son article à Marshall (qui
travaillait à la seconde édition des Principes). Celui-ci l'avait sans
doute d'abord lu distraitement, puisqu'il lui renvoie d'abord une
lettre dans le post-scriptum de laquelle il écrit : « Je pense que votre
graphique (il s'agit de celui représentant la courbe de contrat) est
excellent en lui-même, et quoiqu'il ne m'incitera jamais à substituer
votre argument au mien — car il est de peu d'utilité pour mon
objet — je pense qu'il est si clair en lui-même que je compte l'insérer
avec la courbe de contrat dans une note de l'appendice, en référence
à ma note sur le troc » (14) . Cette note de l'appendice est la note XII bis
de l'appendice mathématique, insérée effectivement lors de la seconde
édition des Principes.
Mais la rédaction de cette note XII bis sera fortement influencée
par le fait que Marshall, sans doute presque simultanément, montre
l'article d'Edgeworth à Arthur Berry, jeune mathématicien de
Cambridge, et qui, selon C. W. Guillebaud « semblait avoir une bonne
connaissance de l'italien ». On trouve reproduite dans le volume 2
des Principes la lettre qu'Arthur Berry envoie à Edgeworth dès le
1er avril 1891. Elle rappelle simplement cette évidence, à savoir
que si la courbe de contrat est une droite parallèle à l'axe des y
(13) Op. cit., p. 237.
(14) Lettre à Edgeworth, non datée (sans doute de mars 1891), reproduite dans le
volume 2 des Principes, p. 792.
Le marché du blé
79
(comme le montre Edgeworth) alors une des trois inconnues du
problème (les quantités x et y, le taux d'échange dy/dx) est aussitôt
déterminée, à savoir x. Et comme la fonction d'utilité est alors
U = <p(x) -\- y, le taux d'échange dyjdx est donné par l'équation :
Or dy/dx est aussi une constante si x est constant. « Ainsi, quoique
la position sur la courbe de contrat soit indéterminée, cependant
la quantité x d'une des marchandises (celle, évidemment, dont
l'utilité marginale «'est pas constante) est déterminée, ainsi que le taux
d'échange. La seule chose qui est indéterminée est la quantité y » (15) .
Ceci est évident sur la figure 2 : la courbe de contrat étant une
droite, quel que soit le cheminement suivi, on aboutira nécessairement
en un point de la droite, qui, du fait même qu'elle est une droite,
représentera, quel que soit le point atteint, le même taux marginal
de substitution, la quantité de blé échangée restant la même. La
seule indétermination étant l'ordonnée du point sur la droite de
contrat, c'est-à-dire la quantité totale de monnaie transitant sur le
marché. Mais cette quantité ayant une utilité marginale constante,
elle n'influe pas, quel qu'en soit le montant, sur le bien-être des
individus.
Le reste de la controverse est anecdotique : dès le 4 avril, Marshall
écrit une lettre indignée à Edgeworth (16). Puis en juin 1891, un
article d'Arthur Berry intitulé « Alcuni brevi parole sulla teoria del
baratto di Marshall », qui reproduit pour l'essentiel l'argumentation
développée ci-dessus, et enfin Edgeworth publie une note intitulée
« Ancora a proposito del lateoria del baratto » en octobre 1891, toujours
dans le Giornale degli Economisti, dans laquelle il présente ses excuses
à Marshall.
4. La portée de l'hypothèse de Cumm
La victoire de Marshall semble donc complète. Mais, comme
nous allons tenter de le montrer, ce succès est étrangement facile,
(15) Ibid., p. 794.
(16) Cette lettre que l'on trouvera dans le volume 2 des Principes, p. 795 et s., commence
ainsi (après un petit préambule où Marshall justifie son attitude par sa faible connaissance
de l'italien, et où il explique qu'il a préféré consulter une tierce personne pour être sûr
qu'il n'avait pas mal compris Edgeworth) : « What I want to say is that I do not think you
at all appreciate the deadly and enduring injury that A does to B, if he reads rapidly a
piece of hard argument on which B has spent an immense deal of work; and then believing
that argument to be wrong, writes an article full of the most polite phrases in which a
caricature of that argument is hold up in the most refined, but deadly scorn. » La lettre
se termine ainsi : « There ! I feel so much better : I am like a person who has held his mouth
full of air under water for a minute. »
80
Daniel Diatkine
car l'article d'Edgeworth contient tout ce qui est nécessaire pour
mettre en évidence le défaut de la cuirasse marshallienne.
Avant de mettre ce point en évidence il fait souligner que le
plus étrange est encore que la critique systématique de l'hypothèse
de Cumm n'ait jamais été produite.
Certes il a été noté depuis longtemps que l'hypothèse de Gumm
entraîne de sérieuses limitations du champ de préférence des agents,
limitations formalisées par l'invariance par translation des courbes
d'indifférence des agents (17). Mais celles-ci ne sont pas logiquement
de nature différente de celles qui nous permettent d'obtenir des
courbes d'indifférence munies des propriétés de convexité habituelles.
De tels champs de préférence ne sont pas sans certains
inconvénients, en particulier parce qu'ils impliquent des droites d'Engel
verticales, ce qui signifie que quel que soit son revenu, l'agent
considéré achètera la même quantité du bien considéré, ce qui est
évidemment absurde. Mais l'expérimentation qui permet de construire
les courbes d'Engel est précisément exclue par Marshall dans le
cadre de l'ultra-courte période, où le revenu des agents n'a aucune
raison d'être modifié.
De la même façon on ne peut que regretter, comme M.
Friedman (18) que cette limitation exclut « les biens importants » du
champ de l'analyse. En effet, Marshall exclut la formation du salaire
de son cadre d'analyse. Explicitement le marché du travail est de
nature différente du marché du blé.
Ces limitations sont donc certes fort regrettables, mais la question
est de savoir si l'on peut les lever et obtenir néanmoins les mêmes
performances que celles fournies par le marché du blé marshallien.
Nous ne porterons pas de jugement sur la façon dont le néoquantitativisme et la théorie des anticipations rationnelles explicitent
les processus de formation des prix, nous nous contenterons de
rappeler que lorsque Hicks tenta de s'affranchir d'une part de l'équilibre
partiel, et d'autre part de l'hypothèse de Cumm (cf. en particulier
sa Note sur la formation des prix, pp. 115 et 116 de Valeur et Capital),
il se sent obligé, pour obtenir des résultats comparables à ceux de
Marshall, d'émettre l'hypothèse d'une économie « acheteurs et
vendeurs sont des personnes semblables », c'est-à-dire où les effets revenus,
explicitement pris en compte, bien entendu, s'annulent cependant
mutuellement. Or, comme on en a facilement l'intuition, et comme
l'ont démontré Arrow et Hahn, une hypothèse de ce genre revient
(17) Rappelons que l'hypothèse de Cumm n'est pas une condition nécessaire à
l'obtention de ce résultat. Cf. K. E. Boulding, The concept of Economie Surplus, American
Economie Review, vol. XXXV, décembre 1945.
(18) Cf. The Marshallian Demand Curve, Journal of Political Economy, vol. LVII,
décembre 1949.
Le marché du blé
81
à considérer une économie où n'existe qu'un seul ménage (19).
Ainsi les principales objections apportées à l'analyse du marché
du blé marshallien portent-elles sur le caractère restrictif, c'est-à-dire
sur le manque de généralité, de l'hypothèse de Cumm, mais non
sur une incohérence logique que celle-ci comporterait. Nous allons
donc examiner ce point, mais, pour mieux en apprécier l'enjeu, il
convient de s'interroger sur la question de savoir si cette hypothèse
est une condition nécessaire à l'obtention des performances du marché
du blé (encore une fois : l'indépendance du prix et de la quantité
de blé d'équilibre par rapport aux transactions effectuées hors de
l'équilibre) .
Comme nous l'avons vu, ces performances sont obtenues grâce à
l'invariance par translation verticale des courbes d'indifférence. Cette
propriété est une condition suffisante, mais non nécessaire pour
permettre l'analyse en termes d'équilibre partiel. Lever cette hypothèse
peut donc nous conduire dans deux directions :
— La première consiste donc à maintenir le cadre d'analyse de
l'équilibre partiel, en s'affranchissant de l'hypothèse de
fractionnement de la dépense, ce qui n'est compatible que si l'on émet
l'hypothèse d'un revenu réel inchangé. Dans ce cas toute modification de
la dépense sur le marché du blé entraîne une variation du prix
monétaire de tous les autres biens. Nous sommes alors renvoyés à
la théorie du revenu permanent et au néo-quantitativisme. Le
problème de la formation du prix revient alors à celui de la détermination
de la quantité de monnaie d'équilibre, problème qui était considéré
par Marshall comme secondaire (du fait, justement, de l'hypothèse
de fractionnement de la dépense).
— La seconde consiste à entrer dans le cadre de la théorie de
l'équilibre général, simplement en supposant que la quantité demandée
du bien considéré n'est plus seulement fonction de son propre prix,
mais aussi du prix de tous les autres biens.
On voit que le choix entre l'un ou l'autre des termes de cette
alternative repose sur le statut conféré à la monnaie sur le marché
du blé. Ou bien il s'agit de l'intermédiaire des échanges, et alors
l'interprétation friedmanienne acquiert des titres de validité; ou bien
il s'agit d'un nom commode donné aux « noix » de « l'Appendice
sur le troc », marchandise composite (en vertu de l'équilibre partiel)
dont l'utilité marginale n'est constante qu'en vertu du fractionnement
de la dépense, comme nous le suggère explicitement Marshall.
(19) Cf. Arrow et Hahn, op. cit., p. 219 : II doit être clair que l'hypothèse hicksienne
ne nous a pas fait beaucoup progresser par rapport à l'hypothèse de Cumm : un monde
avec un seul ménage ressemble alors fortement à l'exemple qui est choisi par Marshall pour
commencer son étude de la formation du prix dans Pultra-courte période, à savoir le « cas
du petit garçon qui cueille des mûres, en équilibrant le désir et la peine... ».
82
Daniel Diatkine
Dans cette dernière acceptation, l'hypothèse de fractionnement
de la dépense devient presque une condition nécessaire à l'équilibre
partiel. En effet, supposer que les prix relatifs des autres biens ne
varient pas (condition nécessaire de l'existence des « noix » comme
marchandise composite) devient très difficile à tenir. Car de deux
choses l'une. Ou ces prix relatifs sont déjà des prix d'équilibre, et
dans ce cas on se heurte à la loi de Walras, et le marché du blé est déjà
équilibré, ou bien ils ne sont pas des prix d'équilibre, mais considérés
(pourquoi?, comment?) comme invariants, et dans ce cas la fonction
de demande marshallienne prend la forme d'une hyperbole équilatère.
Nous conviendrons donc que la levée de l'hypothèse de Gumm
considérée dans le sens que lui donne Marshall dans « l'Appendice sur
le troc », nous oblige à nous situer dans le cadre de l'équilibre général.
La question plus délicate pour nous est de savoir quelles
restrictions nous devons apporter aux comportements relatifs, d'une
part, des prix autres que celui du blé et, d'autre part, de la quantité
de blé demandée, de telle sorte que l'on s'éloigne le moins possible
de l'hypothèse de Gumm.
Gomme celle-ci suppose que les variations des prix autres que
celui du blé n'ont aucune influence sur l'excès de demande (ou d'offre)
du blé, la contrainte la plus simple qui vient naturellement à l'esprit
est d'exiger que l'excès de demande (ou d'offre) de blé soit plus
sensible aux variations de son propre prix qu'à celles des autres prix.
Cette hypothèse a été étudiée en détail par Arrow et Hahn (20)
sous le nom d'hypothèse de « Diagonal Dominance » ou hypothèse dd.
Gomme ils le remarquent, cette hypothèse est dépendante du choix
des unités de mesures physiques des biens. Elle revient par conséquent
à supposer qu'il est possible de trouver un vecteur h d'unités de
mesures physiques des biens tel « qu'il soit vrai pour chacun d'entre
eux que leurs excès de demande soient plus sensibles à un changement
de leur propre prix plutôt qu'à un changement de tous les autres
prix combinés » (21).
Formellement, en reprenant la notation d'Arrow et Hahn, avec
p = le vecteur des prix, pn, le prix du dernier bien, s^ la dérivée
partielle de la fonction d'excès d'offre du bien par rapport à son
j-ème argument, une économie sera dite posséder la propriété dd
aux prix p, avec pn > 0 si :
a) su(P) > 0, pour tout i,
b) il existe un vecteur h(p) > 0,
hi(P)sM>
tel que :
2 \sii{p)\hi{p),
Ci<n
X
(20) Op. cit., p. 233 et s., p. 292 et s.
(21) Ibid., p. 233.
pour tout
i<n.
Le marché du blé
83
On remarquera que cette propriété n'est valable que pour
n — 1 biens, comme le démontrent Arrow et Hahn, mais ce n'est
pas le point qui nous importe ici. Ce qui est important c'est de
constater que l'hypothèse dd est plus faible que l'hypothèse de Cumrri
puisque dans cette dernière hypothèse
j<n \sij(p) \ h5(p) = 0,
par
définition, quelle que soit l'interprétation que l'on donne à l'utilité
marginale de la monnaie. Le deuxième point, à remarquer, est que
l'on démontre l'existence, l'unicité et la stabilité de l'équilibre, ainsi
que la stabilité du cheminement vers l'équilibre, si l'on se place
dans le cadre du recontract, mais que par contre, si l'on admet des
transactions hors de l'équilibre (même en l'absence de toute
spéculation), alors le cheminement est stable mais l'équilibre est instable.
On converge nécessairement vers un équilibre, mais celui-ci est
indéterminé.
Ce point mérite notre attention. Car s'il est exact que l'hypothèse dd
est la forme la plus immédiate d'affaiblir l'hypothèse de Cumm (2a),
alors celle-ci devient une condition nécessaire pour s'assurer de la
stabilité globale de l'équilibre, dans le cadre de transactions à faux
prix.
Encore une fois, l'hypothèse de Cumm apparaît tout à fait
performante, et, si l'on peut invoquer contre elle les restrictions portant
sur les ensembles de préférence des agents, il faut remarquer que
l'hypothèse dd en comporte aussi, certes moins fortes, mais au prix
évidemment de performances plus faibles.
Ce n'est donc pas sur la base des restrictions portant sur les
fonctions d'utilité que l'on peut rejeter l'hypothèse de Cumm.
Il est donc temps de retourner à la controverse EdgeworthMarshall pour pouvoir constater que le malaise ressenti par les
économistes à l'égard de l'hypothèse de Cumm est parfaitement justifié,
et qu'il est tout à fait important de la rejeter.
(22) On notera que l'hypothèse dd est considérée par Arrow et Hahn comme « la
plus attirante parmi celles qui conduisent à l'unicité de l'équilibre. Cette condition, si
elle est remplie dans les faits, donne au système d'équilibre général une sorte de goût
marshallien (a kind of Marshallian flavour) , dans la mesure où les propriétés des courbes
d'offre et de demande dans le plan du prix du bien en question et des quantités offertes et
demandées sont en quelque sorte les propriétés « dominantes ». Ceci signifie que l'analyse
partielle peut ne pas faire de graves erreurs. Quand le prix d'un bien change et que nous
considérons le prix des autres comme fixé, il est raisonnable de supposer dans de nombreux
cas qu'ils sont, en fait, « presque » fixés. Mais dans le cadre de l'hypothèse dd les réponses
que nous obtenons à partir de cette dernière supposition ne sont pas très différentes de la
réponse correcte. Quelles que soient nos prédispositions intellectuelles à l'égard du choix
entre analyse en termes d'équilibre général ou d'équilibre partiel, comme nous abordons
tous les problèmes pratiques en commençant par l'approche partielle, de telles conclusions
sont réconfortantes » (ibid., p. 242).
84
Daniel Diatkine
5. Le prix à payer pour V hypothèse de Cumm
Rappelons, en effet, le point de départ de la critique d'Edgeworth.
Il consiste à s'inquiéter d'un corollaire implicite de l'analyse
développée dans « l'Appendice sur le troc ». Ce corollaire inquiétant
est que la forme du marché (parfaitement concurrentiel ou
monopoliste) n'a aucun effet sur le degré d'indétermination du prix et
de la quantité de blé d'équilibre. Précisons : certes, selon que le
marché est parfaitement concurrentiel ou selon qu'il est monopoliste,
le prix et la quantité de blé d'équilibre seront différents, mais
également stables. En d'autres termes, que les agents soient des prices
takers, ou qu'au contraire leur comportement puisse influencer le
prix, le résultat concernant la stabilité de l'équilibre sera le même.
Il est donc tout à fait curieux, du point de vue d'Edgeworth (et
ce point de vue est conforme, nous semble-t-il, à celui de toute théorie
subjective de la valeur) de retrouver un résultat de la concurrence
parfaite (un prix unique qui s'impose aux agents) même dans le
cadre d'un monopole bilatéral (celui de l'échange des pommes et
des noix de « l'Appendice sur le troc » lorsque l'utilité marginale
des noix est constante).
Nous savons que l'intuition d'Edgeworth, à savoir la stabilisation
du processus de formation de prix lorsque l'on passe du monopole
bilatéral à la concurrence parfaite est justifiée, moyennant, bien
entendu, l'hypothèse de « recontract ». Mais nous savons aussi que
cette dernière hypothèse est insoutenable pour Marshall, pour lequel
tout prix d'équilibre d'une période déterminée est en même temps
un prix hors équilibre « du point de vue » d'une autre période.
Pour Marshall, l'hypothèse de « recontract » implique que les seules
transactions effectives n'ont lieu qu'à l'état stationnaire, ce qui est
absurde, pour des raisons non seulement empiriques, mais aussi
théoriques.
Ainsi Edgeworth, exclusivement préoccupé par les problèmes des
formes du marché, et Marshall exclusivement attaché à récuser
l'hypothèse de « recontract » ne voient ni l'un ni l'autre ce qui est
implicite dans l'article d'Edgeworth : à savoir que l'hypothèse de
Cumm supprime purement et simplement la problématique de la
formation du prix.
Pour s'en convaincre, il suffit de comparer les deux diagrammes
reproduits par Edgeworth lui-même dans son article. De façon assez
significative ces diagrammes ne représentent pas les « boîtes »
d'Edgeworth, mais des courbes d'indifférence à l'échange, bien connues
depuis les travaux d'Auspitz et Lieben. La construction de ces
diagrammes ne suppose pas connues les dotations initiales des agents,
alors que les dimensions des « boîtes » d'Edgeworth sont fixées par
ces dotations.
Le marché du blé
85
La figure 3 représente le cas général de monopole bilatéral étudié
par Edgeworth. Les sentiers a, b, c, et a', b', c', a", représentent des
cheminements vers l'équilibre susceptibles d'être poursuivis par les
agents, la courbe QP étant la courbe de contrat.
Le prix et les quantités d'équilibre dépendent donc du
cheminement suivi pour les atteindre. Ils sont donc indéterminés. Lever
cette indétermination suppose que l'on quitte le cadre du monopole
bilatéral pour celui de la concurrence parfaite.
La façon la plus élégante d'opérer ce passage est sûrement de
suivre l'intuition d'Edgeworth, et d'augmenter le nombre des échanQ
d
O P
Fig. 3
Fig. 4
gistes. On montre ainsi qu'en général le cœur représenté par le
segment curviligne QP de l'économie tend vers un point, qui est
le point d'équilibre concurrentiel (23).
Une autre méthode, beaucoup plus rustique nous suffira ici. Elle
consiste, purement et simplement à insérer les deux co-échangistes
initiaux au sein d'un système concurrentiel de type walrasien, en
les considérant comme des prices takers faisant face à un commissairepriseur (2*).
Dans ces conditions, chaque prix crié peut être représenté par
la pente d'une droite passant par le point O. Une telle procédure
permet à Newman, par exemple, de construire de la façon la plus
traditionnelle les courbes de demande réciproques des deux
échangistes; et il peut passer ainsi d'une théorie de l'échange à une théorie
de la demande. Ces courbes de demandes réciproques ont d'ailleurs
été tracées par Edgeworth sur la figure 5. Mais avant de passer à
la théorie de la demande, il peut être utile de préciser qu'il existe
(23) Cf. G. Debreu et H. Scarf, A limit theorem on the core of an Economy.
(M) Cette procédure peut être trouvée dans P. Newman, The Theory of Exchange,
Prentice Hall, New Jersey, 1965, p. 69 et s.
86
Daniel Diatkine
au moins un point d'équilibre concurrentiel le long de la droite de
contrat. La démonstration géométrique de ce résultat est très simple
et s'appuie sur l'axiome de convexité (25).
En effet, considérons la droite de prix OQ, (non représentée sur
la figure 3). Il est clair que sa pente est nécessairement plus élevée
que la pente de tangente en Q aux courbes d'indifférence, puisqu'elle
représente la corde d'une courbe convexe. De même, et inversement,
la pente de la droite de prix OP est nécessairement plus faible que
celle de la tangente en P aux courbes d'indifférence. Déplaçons-nous
maintenant le long de la courbe de contrat. Représentons par f(p)
et g{p) les fonctions qui relient respectivement les pentes des droites
de prix et des tangentes aux courbes d'indifférence à tout point p
de courbe de contrat. Les graphes de ces fonctions peuvent se
présenter ainsi :
Q
P'
Fig. 5
L'axiome de convexité nous indique en Q, /(QJ > g(Q), tandis
qu'en P, g(P) >/(P). Les deux courbes doivent donc nécessairement
se couper en au moins un point, qui est le point d'équilibre
concurrentiel.
Tournons-nous maintenant vers la figure 4. Apparemment tout
ce que nous venons de dire peut s'y appliquer également. Ceci semble
tellement évident que Newman nous indique en note que « Si le
postulat de Marshall est supposé valide » (c'est-à-dire dans le cadre
de l'hypothèse de Gumm) « alors le graphe de g(p) devient une
droite horizontale, tandis que celui def(p) décroît de façon monotone
de gauche à droite. Il s'ensuit que le prix d'équilibre est unique,
et égal, bien sûr, à la constante indiquée par g(p) ».
Cependant cette transposition ne va pas aussi évidemment de
soi. Il suffit pour s'en rendre compte de garder à l'esprit la
signification économique de l'hypothèse de Gumm, telle que l'explicite
clairement Marshall lui-même. Essayons donc de transformer la
figure 3 en la figure 4. La première chose que nous savons, c'est
(25) Cf. Newman, op. cit., p. 74.
Le marché du blé
87
que si nous plaçons en un point quelconque de la courbe de contrat,
par exemple en c, et que si nous cherchons à mesurer la distance
qui sépare ce point c du point b, ce n'est certainement pas en termes
de noix et de pommes, ou même de monnaie et de tonnes de blé,
que nous pourrons tenter de le faire (26). Chaque point du plan est
censé, nous le savons, exprimer un état différent de la richesse des
agents. Nous savons de plus que dans le cas général (celui de la
figure 4) la distance entre deux points mesure une modification
« appréciable » de la richesse des deux agents. Supposons maintenant
que l'utilité marginale du bien Y devienne constante. En termes
marshalliens, ceci signifie, nous l'avons vu, que les quantités du
bien Y dont disposent les deux agents deviennent « très grandes ».
Intuitivement, on en déduit que la conséquence d'une telle
hypothèse est que notre boîte d'Edgeworth tend à s'allonger « beaucoup ».
Malheureusement, ceci est loin d'être suffisant, car nous obtiendrions
le même résultat en cessant de mesurer notre bien Y en tonnes, par
exemple, pour le mesurer en grammes. Ce qui est évidemment
fâcheux.
Il nous faut donc une autre spécification pour transformer notre
figure 3 en figure 4. Bien sûr, nous savons aussi que les courbes
d'indifférence tendent à être invariantes par translation verticale, ce qui
nous permet de transformer la courbe PQ en droite d0 b0 . Mais cette
droite possède une autre particularité, que nous allons mettre en
évidence.
Pour cela ne considérons qu'un seul agent, et traçons les deux
figures 6 et 7, bien connues. Nous supposons connu le point d'équilibre
concurrentiel P. To est le point de ressources initiales.
Sur la figure 6, l'utilité marginale du bien Y est décroissante,
sur la figure 7 elle est constante. Pour lire ces deux figures, il faut
faire l'hypothèse que notre agent est inséré dans un jeu concurrentiel,
et fait donc face à un commissaire-priseur qui lui crie des prix.
La théorie classique de la demande du consommateur nous apprend
que le surplus du consommateur peut être mesuré par la longueur
En général, comme le montre la figure 6, PQ,' est différent de
Lorsque l'on passe à la figure 6, PÇV tend vers PQ,, et ceci est le signe
que les courbes d'indifférence deviennent invariantes par translation.
C'est cette heureuse propriété déduite de l'hypothèse de Cumm qui
a surtout attiré l'attention des commentateurs. C'est elle qui entraîne
que le surplus de consommateur peut être mesuré sans ambiguïté
dans le cadre d'analyse marshallien, alors qu'il devient une entité
(26) Que cette mesure doive être celle d'une grandeur économique et non d'une
grandeur physique constitue, on le sait, le fond de la critique qu'adresse J. Fradin à ce qu'il
appelle « le Postulat du numéraire ». Cf. J. Frajdin, Les fondements logiques de la théorie
néoclassique de l'échange, pug, Maspero, 1976, pp. 136 et s.
Daniel Diatkine
88
beaucoup plus difficile à saisir dans le cadre général, c'est-à-dire
hors de l'hypothèse de Gumm.
Cependant, ce qui nous importe ici, c'est de constater que comme P
est le point d'équilibre concurrentiel (par hypothèse), le segment PQ,
doit mesurer exactement la longueur de cette partie de la droite de
contrat représentée sur la figure 4 par le segment b c, de la même
façon que de représente exactement le surplus de consommateur
de l'autre échangiste. Une telle propriété de la droite de contrat est
donc la conséquence de l'hypothèse de Cumm.
X
Fig. 6
0
Fig. 7
Par conséquent, dans le cadre de l'hypothèse de Gumm, la
longueur de la droite de contrat mesure exactement l'ensemble des
surplus de consommateur.
Cette dernière propriété nous permet de mettre en évidence un
point qui est tout à fait décisif pour notre propos.
En effet une des critiques principales adressées à la théorie du
surplus du consommateur développée par Marshall est que
précisément l'hypothèse de Cumm n'est valide que si et seulement si ce
surplus de consommateur n'est pas « trop grand » rapporté aux
ressources initiales des agents. En caricaturant l'argument (et donc
en le déformant) nous dirions que l'achat par un agent d'un billet
de la Loterie nationale ne modifiera pas sensiblement l'utilité
marginale qu'il affecte à une unité monétaire si le billet est perdant,
mais que si ce billet permet de remporter le gros lot, les effets de
revenus risquent d'être considérables si l'agent n'est pas déjà
milliardaire.
C'est cet argument qui est effectivement développé par Hicks lors-
Le marché du blé
89
qu'il critique l'analyse marshallienne du surplus de consommateur (27).
Nous pouvons en déduire maintenant que la figure 4, tracée par
Edgeworth est profondément trompeuse, et ceci pour deux raisons.
La première est peu importante : le point représentant la situation
initiale des agents ne peut être situé sur l'origine des axes, mais quelque
part à l'intérieur du quadrant XOY. La seconde raison est plus
grave : puisque la longueur de la droite de contrat mesure la totalité
des surplus de consommateur des deux agents, et que ces surplus
doivent être négligeables par rapport à la totalité des ressources des
agents, il s'ensuit que la longueur de la droite de contrat doit être
nulle et donc que les points d et b tendent vers le point c, qui est le
point d'équilibre tracé par Edgeworth.
Il s'ensuit nécessairement alors que le point indiquant les ressources
initiales des agents est confondu avec le point d'équilibre c, par
construction.
La véritable erreur d' Edgeworth réside en ce point. Il a donc été
victime d'une illusion d'optique qui lui a empêché de voir que
l'hypothèse de Gumm ne faisait pas dégénérer la courbe de contrat en une
droite, mais en un point puisqu'elle présuppose que déjà le point de
ressources initiales des agents se trouve dans le cœur de l'économie, et
que le cœur de l'économie est réduit à ce point.
Bien entendu une telle conclusion pourrait paraître tout à fait
paradoxale : si le point de ressources initiales se trouve déjà dans le
cœur de l'économie considérée, il s'ensuit qu'il n'y a pas d'échanges
sur le marché considéré.
Mais cette position est-elle tellement éloignée de la description
faite par Marshall du marché du blé ? Certes des transactions ont lieu,
mais ces transactions sont peu importantes, en comparaison des
ressources totales dont dispose chaque agent. Sur ce marché ordinaire
d'une ville de campagne opèrent des grossistes, et les flux totaux qui
transitent sur ce marché sont faibles par rapport aux stocks dont
chacun dispose.
Contrairement à ce que semble croire M. Friedman, l'hypothèse
de Cumm n'implique donc pas que le bien considéré est « peu
important », mais bien plutôt que c'est le marché lui-même qui est « peu
important ». De fait, il est bien connu que le marché, d'ultra-courte
(27) «... jusqu'à quel point est-il permis, dans le cas présent, de suivre l'exemple de
Marshall en négligeant les effets du revenu ? Nous sommes devant un cas où il serait
imprudent de ne pas « en » tenir compte. Marshall ne se préoccupe pas de la différence
entre la pente de la courbe d'indifférence en P et la pente de la courbe d'indifférence en Q,.
Il est vrai que moins grande est la part du bien considéré dans le budget du consommateur,
moins grande est cette différence. La différence peut néanmoins être importante, même si
la proportion du revenu consacrée à l'achat de ce bien est faible; elle est notamment
importante si PQ, (le surplus de consommateur) est grand, de sorte qu'un achat manqué
équivaut à une perte considérable de revenu » (Valeur et Capital, op. cit., p. 34).
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Daniel Diatkine
période est un marché de stocks, et c'est ce qui justifie la réticence
qu'éprouvera toujours Marshall à tracer des courbes d'offre et de
demande pour représenter le marché en ultra-courte période (28).
Mais alors il est clair que les performances que nous avons attribuées
au marché du blé marshallien risquent fort d'être également
illusoires. Certes 500 quarters de blé ont été échangés au prix de 37
shillings le quarter, alors que 36 shillings était le prix d'équilibre d'un
quarter de blé. Mais l'hypothèse de Cumm qui semblait permettre
un tel échange hors équilibre, présupposait qu'on s'interdise de mesurer
la différence entre le prix d'équilibre et le prix hors équilibre.
Notes finales
Nous pouvons désormais conclure par quelques remarques :
1° La première remarque concerne la théorie des prix développée
par Marshall dans les Principes. Nous venons de suggérer que
l'hypothèse de Gumm était équivalente à la présupposition de la formation
du prix d'équilibre avant même que le marché soit ouvert. Un tel
résultat est évidemment catastrophique en ce qui concerne la théorie
de la formation du prix dans l'ultra-courte période (dans le cas d'un
équilibre de stocks). Mais nous ne pouvons en inférer ipso facto que
toute la théorie de Marshall s'effondre de ce fait. L'objet principal de
Marshall ne réside pas dans l'étude du marché du blé, car ce qui
l'intéresse en premier chef est la détermination et la formation du
prix normal de courte, puis de longue période. Dans ce contexte
Marshall peut (ou du moins nous n'avons pas encore de raison de
penser le contraire) se contenter de supposer que la quantité et le
prix de marché sont des données, la loi de l'offre et de la demande
s'exerçant ensuite pour déterminer et former les prix normaux, dont
l'étude reste à faire.
2° Par contre, si l'on pouvait démontrer que l'hypothèse de Gumm
est une condition nécessaire de la stabilité globale de l'équilibre hors de
toute hypothèse de recontract, alors notre conclusion pourrait
apparaître assez intéressante lorsque l'on s'interroge sur les possibilités
théoriques d'une étude de la crise et sur la convergence des processus
spéculatifs.
3° D'un point de vue qui n'est pas seulement historique, il peut
être bon de s'interroger sur la question de savoir comment Marshall
en est arrivé là. Pour répondre à cette question, nous disposons de
deux indications convergentes.
La première est une note de bas de page, Principes, vol. 1, p. 335 :
« Par exemple un acheteur peut être contraint (straitened) par le
(28) Cf. Principes, t. II, p. 65 et 365; ainsi que : Memorials of Alfred Marshall, Macmillan,
New York, 1925, p. 435.
Le marché du blé
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manque de monnaie disponible (ready money) et devoir ainsi laisser
passer des offres qui ne sont pas inférieures à celles qu'il accepterait
volontiers : ses propres fonds étant épuisés, il ne pourrait peut-être pas
emprunter sauf à un taux qui lui retirerait tout le profit que le
marchandage lui aurait offert à première vue. »
Une phrase ajoutée lors de la 5e édition : « Mais si le marchandage
est réellement bon (But if the bargain is really a good one) quelqu'un
d'autre qui n'est pas aussi gêné (constrained) est presque sûr d'emporter
l'affaire à sa place. »
C'est donc dans cette note que Marshall tente de rendre compte de
ce qui se passe quand les acheteurs sont contraints par leur manque
de monnaie. Il s'agit du cas, apparemment inverse, du marché
du travail où ce sont les vendeurs qui se trouvent contraints par le
manque de monnaie. Ce qui est remarquable est ici la prise en
compte comme argument dans la fonction de demande, du taux
d'intérêt. La phrase ajoutée lors de la 5e édition en atténue
naturellement la portée.
Il est curieux de constater que c'est cette idée néanmoins qui se
trouve à l'œuvre dans le premier texte économique de Marshall qui
nous soit conservé. Dans cet essai, intitulé La Valeur (29), il prend parti
contre John Stuart Mill en refusant d'utiliser les diagrammes d'offre
et de demande dans le cadre d'un échange de troc bilatéral. Il insiste
au contraire sur le fait que « la vraie signification de l'offre et de la
demande » doit être analysée à l'aide de fonctions associant prix
monétaires aux quantités offertes ou demandées. Il en arrive enfin
à la question suivante : « Comment devons-nous estimer la valeur
d'usage (the value in use) du vendeur, c'est-à-dire la quantité de
pouvoir d'achat sur les marchandises (amount of command over
commodities) qui doit lui être offerte pour l'inciter à céder la marchandise
particulière qu'il met en vente? » (30).
C'est la réponse qui nous semble intéressante : « II lui sera toujours
avantageux d'accepter une offre plutôt que d'attendre longtemps et
de recevoir seulement un montant légèrement accru. L'étendue de
son refus d'attendre dépendra de l'importance que revêt pour lui la
possession de la monnaie disponible (ready money), c'est-à-dire du
taux d'intérêt auquel il peut emprunter s'il désire emprunter, ou
auquel il peut prêter s'il veut prêter. »
On retrouve donc dans ce texte ancien la même idée que celle
(29) Cf. The Early Economie Writings of Alfred Marshall, édité par J. K. Whitaker,
MacMillan, 1975, 1. 1, p. 125-163. Ce texte tout à fait remarquable semble avoir été écrit
un peu avant 1870. On y trouve un grand nombre d'éléments préfigurant l'analyse
développée dans le livre V des Principes. En particulier l'analyse en termes de période, les
premiers diagrammes en termes d'offre et de demande, ainsi que les premières analyses portant
sur les conditions d'existence, d'unicité et de stabilité de l'équilibre.
(30) Ibid., p. 133.
92
Daniel Diatkine
développée dans la note de la page 335 des Principes. Et on retrouve
aussi la même difficulté. En effet, cette analyse est autocontradictoire,
en ce qu'elle tend à faire intervenir dans la fonction de demande un
élément qui ne pourrait être déterminé qu'en longue période, à savoir
le taux d'intérêt. En effet, une échappatoire à cette situation serait
alors de coupler le marché du blé et celui de la monnaie, et d'entrer
alors dans le cadre d'analyse de l'équilibre général, avec cette difficulté
majeure, explorée près d'un siècle plus tard par Patinkin, d'avoir à
introduire explicitement le marché de la monnaie. Une autre
échappatoire possible est fermée par hypothèse. En effet, Marshall ne
peut pas faire entrer comme argument dans sa fonction de demande
les taux de préférence pour le temps des agents, différents pour chaque
agent, et pour chaque bien, car cette voie qui est celle de l'équilibre
temporaire (au sens moderne du terme) est fermée par l'hypothèse de
transactions monétaires effectives.
On devine alors pourquoi Marshall préférera supposer que chaque
agent ne dépense qu'une faible partie de ses ressources sur le marché
du blé, et préférera introduire l'hypothèse de Gumm. Celle-ci est
bien, comme l'indiquait Hicks, « une simplification géniale », en ce
qu'elle est une hypothèse permettant d'éliminer le grand problème qui
obséda sans doute Marshall, celui de la relation entre la théorie de
la valeur (traitée dans les Principes, qui, rappelons-le, ont longtemps
été présentés comme le volume précédant le volume consacré à la
Théorie de la Monnaie) et celle de la monnaie. Le malheur est que
cette « simplification » semble nettement trop draconienne, puisqu'elle
« simplifie » du même coup un peu trop la problématique de l'échange.
Janvier 1981.
Université de Paris I.
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