Cahiers d'économie politique La formation des prix sur « le marché du blé » selon A. Marshall Daniel Diatkine Citer ce document / Cite this document : Diatkine Daniel. La formation des prix sur « le marché du blé » selon A. Marshall. In: Cahiers d'économie politique, n°7, 1982. La formation des prix dans la pensée non-classique. pp. 67-92; doi : https://doi.org/10.3406/cep.1982.954 https://www.persee.fr/doc/cep_0154-8344_1982_num_7_1_954 Fichier pdf généré le 17/05/2018 LA FORMATION DU SUR « LE MARCHÉ DU PRIX BLÉ » SELON A. MARSHALL (équilibre d'ultra-courte période) par Daniel DIATKINE Nous nous proposons d'étudier le mécanisme de formation des prix mis au point par A. Marshall dans le cadre limité de l'ultracourte période*. Cette question est traitée dans le chapitre 2 du livre V des Principles of Economies (*), sous la forme de l'étude du marché du blé. L'équilibre atteint sur ce marché est qualifié de « temporaire » (temporary), au sens de transitoire. Cette terminologie prêterait à confusion de nos jours, dans la mesure où elle est réservée à l'étude des processus d'enchaînements de période en période (au sens donné par Hicks dans Valeur et Capital), ce qui n'est pas le cas ici. Cette étude se borne donc à l'examen du premier maillon de l'analyse marshallienne et ceci la justifie, nous semble-t-il : en effet, d'une part, c'est dans ce contexte que les comparaisons avec les autres théoriciens néo-classiques de l'échange sont les plus commodes à effectuer, d'autre part Marshall nous indique lui-même, à plusieurs reprises qu'il ne saurait exister de solution de continuité (Natura non facit saltum) entre les différents équilibres (d'ultra-courte, de courte ou de longue période). Par conséquent, certains des résultats de cette étude pourront être appliqués sans difficulté à l'étude générale de la formation des prix dans les Principes de Marshall. 1. Un marché très performant Nous allons le voir, le marché étudié par Marshall dans le chapitre 2 du livre V des Principes est extraordinairement performant, * Je désire remercier MM. les Prs A. Barrère et C. Benetti ainsi que les participants du ceref et M. P. Ewenczyk pour leurs précieuses remarques et critiques lors de l'élaboration de la version définitive. Il va de soi que les erreurs et les imprécisions de ce texte m'incombent entièrement. (x) L'édition à laquelle nous nous référerons est toujours la neuvième (1961), qui contient deux volumes. Le premier est la réédition intégrale de la 8e édition, la dernière publiée du vivant de Marshall en 1920, le second contenant les index et variorum, publiés par les soins de G. W. Guillebaud. Une grande partie de ce qui suit doit beaucoup à ce deuxième volume. Cahiers d'Economie Politique, a" 7 68 Daniel Diatkine eu égard à nos connaissances actuelles de la théorie de la formation des prix. Pour étudier ce point, nous allons commencer par suivre l'ordre d'exposition de Marshall. Selon son habitude, Marshall nous prend par la main pour nous conduire (ou feindre de nous conduire) de l'apparemment le plus simple au plus complexe. C'est pourquoi le chapitre (intitulé « Equilibre temporaire de l'offre et de la demande ») commence par un exemple déconcertant : celui « du petit garçon qui cueille des mûres pour son propre usage » et qui parvient à équilibrer « ses désirs et ses efforts ». Dans un deuxième temps, on passe tout « naturellement » au cas du troc, pour signaler que « quand deux coureurs des bois troquent un fusil contre un canoë, il existe rarement quelque chose qui puisse être appelé à proprement parler un équilibre : il existe probablement une marge de satisfaction des deux côtés, car probablement l'un d'entre eux aurait donné quelque chose en plus du fusil s'il n'avait pu obtenir le canoë autrement, tandis que l'autre aurait donné quelque chose en plus du canoë pour le fusil » (2). Cette citation pourrait faire croire que ce qui est en cause ici (dans le cadre du troc) ce n'est même pas la question classique de la double coïncidence des besoins, mais plus trivialement le caractère d'indivisibilité des fusils et des canoës. Tout laisse à croire, semble-t-il, que si les deux hommes des bois échangeaient de l' eau-de-vie contre des céréales, la question de l'atteinte d'un « équilibre à proprement parler » ne se poserait pas. Ceci étant, Marshall ne s'attarde pas outre mesure sur le cas du troc, et après avoir consacré quelques lignes au cas des « peintures des vieux maîtres », etc., dont le marché est stabilisé par les marchands, il en arrive « aux transactions ordinaires de la vie moderne », c'est-à-dire au marché du blé d'une ville de campagne. Ce marché voit, comme il se doit, se confronter deux courbes d'offre et de demande, qui sont les traditionnelles courbes représentant les quantités que les offreurs veulent bien céder à un prix donné, et, réciproquement, ce que les acheteurs veulent bien prendre à un prix donné. Ce qui nous donne le tableau bien connu : Les vendeurs voudront vendre Les acheteurs voudront acheter 37 shillings 36 — O3 —— 1 000 quarters 700 — Ov/vi —— 600 quarters 700 — j\}\J ■ (2) Principes, vol. 1, p. 332. ' Au prix de Le marché du blé 69 Jusqu'ici, on ne trouve rien de plus chez Marshall que ce que l'on trouve chez n'importe quel auteur néo-classique de la fin du xixe siècle; l'équilibre unique et stable est déterminé par l'intersection des courbes d'offre et de demande; l'originalité de Marshall vient ensuite : « Bien sûr, certains de ceux qui accepteront vraiment de prendre 36 shillings plutôt que de quitter le marché sans vendre, ne montreront pas tout de suite qu'ils sont prêts à accepter ce prix. Et de la même façon, les acheteurs vont feindre, et prétendre ne pas être aussi désireux d'acheter qu'ils le sont en réalité. » Le prix va donc varier en fonction du marchandage mais « il est presque sûr qu'il atteindra environ 36 shillings à la fin du marché ». Un lecteur pourrait s'attendre à la description d'un processus de tâtonnement, 'mais il n'en est rien. Des transactions effectives ont lieu, et à des prix gui ne sont pas les prix d^ équilibre : « II n'est pas nécessaire, en réalité, pour notre argument, qu'aucun transacteur ait une complète connaissance des circonstances du marché. De nombreux acheteurs peuvent peut-être sous-estimer la volonté de vendre des vendeurs... et ainsi 500 quarters peuvent être vendus avant que le prix ne descende en dessous de 37 shillings. » Une attitude symétrique, bien entendu, peut être constatée du côté des vendeurs, mais dans tous les cas : « Le marché se fermera probablement sur le prix de 36 shillings et sur la vente totale de 700 quarters. » Cette dernière proposition peut surprendre, puisque Marshall affirme tranquillement que non seulement le prix d'équilibre sera atteint quelles que soient les transactions à des prix hors équilibre qui aient pu être effectuées, mais aussi que les quantités de blé d'équilibre seront tout de même effectivement échangées. C'est en ces deux points que réside l'originalité, et l'intérêt du marché de blé marshallien. Il est en effet surprenant qu'à la différence de ses contemporains Walras et Edgeworth, M arshall se soit refusé à émettre des hypothèses interdisant des transactions à prix hors équilibre. Mais ceci, d'un certain côté, est parfaitement cohérent avec l'ensemble de son projet, consistant à considérer que tout prix effectif peut être considéré comme un prix de déséquilibre selon la période prise en compte. Mais d'un autre côté ce dont nous nous occupons présentement, c'est précisément ce qui, dans l'optique de Walras, par exemple, est l'équilibre dans le cadre d'une pure économie d'échange. Il est donc intéressant de s'interroger sur la façon dont Marshall affronte la difficulté évitée par Walras et Edgeworth, l'un avec le modèle du commissaire-priseur, l'autre avec l'hypothèse du « recontract », qui l'une et l'autre ont ceci de commun qu'elles interdisent des échanges effectifs avant que le point d'équilibre soit atteint. La raison de cette limitation réside dans le fait que les courbes d'offre et de demande sont construites en supposant qu'à chaque prix (subjectif) envisagé les offreurs et les demandeurs associent des quan- 70 Daniel Diatkine tités sur la base de V hypothèse que tel sera bien le prix adopté par le marché. C'est d'ailleurs exactement ainsi qu'a procédé Marshall lorsqu'il a construit ses courbes d'offre et de demande : « La quantité que chaque fermier, ou autre vendeur, offre à la vente à chaque prix est gouvernée par son propre besoin de monnaie, et par son calcul des conditions présentes et futures du marché auquel il est confronté » (3). Or des transactions hors de l'équilibre ont toute chance d'invalider la construction d'une pareille courbe puisqu'elles remettent en cause l'hypothèse sur laquelle elle est construite. Un raisonnement analogue conduit évidemment aux mêmes conclusions lorsque l'on raisonne du côté de la demande. 2. La solution de Marshall Marshall explicite en toutes lettres l'hypothèse qui est sous-jacente à son raisonnement. Il s'agit de la célèbre hypothèse de la constance de l'utilité marginale de la monnaie : « II existe dans cette illustration une hypothèse sous-jacente qui est conforme aux conditions effectives de la plupart des marchés »... « Nous avons tacitement supposé que la somme que les acheteurs voulaient recevoir, pour le septcentième quarter ne serait pas affectée par la question de savoir si les premières négociations avaient été effectuées à un prix plus bas ou plus élevé. Nous avons admis que le besoin de blé des acheteurs (l'utilité marginale du blé) diminuait quand la quantité achetée croissait. Mais nous n'avons pas supposé un changement appréciable dans leur volonté de se dessaisir de la monnaie (l'utilité marginale de la monnaie) ; nous avons supposé que celle-ci resterait pratiquement la même, quoique les premiers paiements aient été effectués à des prix élevés ou faibles » (4). Or la portée exacte de cette hypothèse n'est pas aussi évidente qu'il le semblerait a priori. Examinons cela. En premier lieu, il est évident que l'hypothèse de constance de l'utilité marginale de la monnaie (que nous noterons, pour éviter les répétitions, hypothèse de Gumm) jointe aux hypothèses déjà formulées par Marshall concernant les fonctions d'utilité des biens non monétaires, à savoir l'utilité marginale décroissante des biens, suffit à garantir l'existence, l'unicité et la stabilité de l'équilibre du consommateur. Ce qui est troublant, nous venons de le voir, c'est la tranquille assurance avec laquelle Marshall affirme que si des transactions effectives sont effectuées à faux prix, elles n'entraveront en aucune façon le processus conduisant à la formation ultime du prix d'équilibre. Le comble de l'étonnement du lecteur moderne est atteint lorsqu'il (3) Ibid., p. 333. (4) Ibid., p. 334. Le marché du blé 71 constate que Marshall évoque, sur son moderne marché du blé, des agents qui ne sont pas des producteurs initiaux, ou surtout des consommateurs finaux, mais des intermédiaires (grossistes) qui effectuent des achats en vue de la revente, dont l'influence a précisément pour objet de stabiliser le marché, en cas de transactions effectives à faux prix (effectuées par des agents contraints par leur demande de monnaie, par exemple). Non seulement Marshall affronte directement les difficultés les plus redoutables rencontrées dans l'analyse des processus de formation des prix (à savoir l'introduction de la monnaie et de la spéculation), mais encore il affirme tranquillement qu'il les a vaincues : quels que soient les effets spéculatifs associés aux transactions à faux prix effectivement assurées, les échanges cesseront (c'est-à-dire le marché sera clos, c'est-à-dire aussi l'équilibre sera atteint pour cette période) sur le même prix, et avec la même quantité de blé d'équilibre. L'invocation de l'hypothèse de Cumm ne suffit pas cependant à nous éclairer sur ce point. C'est pourquoi l'interprétation classique qu'en donne Hicks ne nous paraît pas entièrement satisfaisante. En effet, arguer, comme Marshall le fait d'ailleurs, que l'utilité marginale de la monnaie est constante, parce que chaque agent ne consacre qu'une faible partie de son revenu sur le marché considéré ne suffit pas en soi à assurer le résultat cherché (5). Il serait bien meilleur, nous semble-t-il, d'expliciter que chaque agent opère sur un très grand nombre de marchés, car s'il n'en était pas ainsi, on ne pourrait légitimement exclure le cas où un agent n'échangerait qu'une faible partie de ses ressources sur le (5) C'est en effet pour prendre un exemple, l'interprétation de J. R. Hicks, dans la note qu'il consacre à la Formation des prix, p. 114 et s. de Valeur et Capital. Après avoir rappelé que Walras et Edgeworth« avaient»... «jugé que l'analyse de l'offre et de la demande devait donc être strictement réservée aux types de marchés où la révision des contrats pouvait être pratiquée » et constaté « que de pareils marchés » (étant) « tout à fait exceptionnels, la solution du problème (si cela peut être considéré comme une solution) est loin d'être convaincante », il ajoute : « L'argument de Marshall est exposé en termes de son Utilité marginale constante de la Monnaie »... « II s'agit essentiellement de démontrer qu'une variation de prix au cours des transactions produit un effet analogue à une redistribution de la richesse. Supposons que le prix d'équilibre soit 60 F la livre; mais qu'au début des transactions un prix erroné de 100 F soit fixé, ce prix étant ramené par la suite à 60 F. Supposons qu'une personne achète 3 livres au prix erroné; la situation de l'acheteur sera en fin de compte la même que si le prix avait toujours été fixé à 60 F, à part le fait qu'il aura été obligé de débourser 3(100 — 60) F en faveur du vendeur»... Or « ... les effets de transferts sont des effets de revenu; et comme nous l'avons fréquemment constaté, les effets de revenu peuvent être fréquemment négligés »... « L'acheteur est enrichi (ou appauvri) par le commerce aux prix « erronés » du début mais, si sa dépense totale pour l'acquisition du bien est peu importante, ce gain (ou cette perte) ne peut qu'être modeste, et, par conséquent, sa demande de bien en question sera très peu affectée. » 72 Daniel Diatkine marché du blé, et la totalité restante sur le marché de l'avoine. Et dans ce cas, il serait difficile d'admettre que les gains ou les pertes afférents au marché du blé n'entraîneraient pas d'effets de reports sur le marché de l'avoine. En effet nous ne nierons certainement pas que l'absence d'effet de revenu quand l'hypothèse de Gumm est posée est tout à fait essentielle, mais le texte de Hicks ne répond qu'imparfaitement à notre question, puisqu'il n'explicite pas dans cette note consacrée à la « formation des prix », le processus qui conduit au prix d'équilibre. La terminologie de Hicks est ici malheureuse : il nous parle de prix fixés (« supposons qu'un prix de 100 F la livre soit fixé, ce prix étant ramené par la suite à 60 F »), mais par qui sont-ils fixés? Il ne s'agit pas seulement ici d'un problème (qui ne doit pas être sous-estimé, d'ailleurs) de technologie des échanges, mais bien du cœur du problème de la formation des prix. Il s'agit d'éviter que ne se glissent des processus walrasiens (comme le suggère le texte de Hicks) dans un processus spécifiquement marshallien. Nous ne comprenons toujours pas pourquoi l'hypothèse de Gumm nous permet d'expliquer la formation des prix sur le marché du blé, lorsque existent des transactions hors équilibre. Nous pouvons nous poser la même question après la lecture d'un texte plus récent (6) de G. de Boissieu, qui a examiné la question du marché de blé marshallien, et donc la façon dont Marshall mettait en évidence la possibilité d'échanges hors de l'équilibre, échanges imputables, selon G. de Boissieu, « à l'information imparfaite », impliquant (et impliquée par) une distinction entre comportement annoncé et comportement effectif (7) . Nous ne saurions que souscrire à cet hommage rendu à la modernité de Marshall si la formation des prix n'était réduite à une simple hypothèse. En effet, nous indique de Boissieu : « Pour Marshall, les transactions réalisées à prix tronqués (dans la terminologie de l'auteur, prix tronqués signifie prix hors de l'équilibre) sont nécessairement limitées parce que le prix doit rapidement converger vers sa valeur « vraie ». Marshall, qui ne distingue pas formellement la convergence vers la position d'équilibre malgré l'intervention des prix tronqués, distingue deux cas. Dans le premier, l'utilité marginale de la monnaie, relativement à celle du blé, n'est pas influencée par les échanges à prix tronqués. Par exemple 500 unités de blé sont échangées au prix tronqué de 37 shillings parce que les demandeurs ont sous-estimé les intentions des offreurs. L'hypothèse fondamentale de Marshall est que lorsque le prix d'équilibre est atteint, 200 unités de blé vont être échangées au prix de 36 shillings (6) De Boissieu, Pargez et Zagamé, Economie du déséquilibre, Economica, 1977, p. 30. (7) Nous avons cité plus haut (p. 69) le passage de Marshall explicitant cette dualité du comportement des agents. Le marché du blé 73 afin qu'au total les contrats portent sur 700 unités de blé. » Le deuxième cas est celui où l'utilité marginale de la monnaie n'est pas constante, mais il ne nous intéresse pas ici. Ce qui nous importe, c'est de remarquer que Marshall ne se contente pas de supposer « par hypothèse » que quoi qu'il arrive le prix et la quantité d'équilibre, indiqués par l'intersection des courbes d'offre et de demande, seront atteints. Pour une fois Marshall est plus précis et il tente de nous montrer comment et pourquoi l'hypothèse de constance de l'utilité marginale de la monnaie permet d'atteindre ce résultat. C'est ce que nous allons tenter de montrer maintenant en confrontant l'analyse d'Edgeworth et celle de Marshall. 3. Le crime d'Edgeworth Une telle étude est grandement facilitée par le fait que cette confrontation a effectivement eu lieu, à l'occasion d'une controverse entre Marshall et Edgeworth portant précisément sur la formation des prix et l'hypothèse de Cumm. Pour l'étudier, il convient de se reporter à l'appendice F sur le troc, comme nous y invite d'ailleurs le dernier paragraphe du chapitre 2 du livre V des Principes. En effet, Marshall y approfondit la différence entre le troc et l'économie monétaire. Il expose d'abord son célèbre exemple d'échange de noix et de pommes, et montre que dans ce cas le processus d'échange peut s'interrompre, après une série de gains mutuels, en un point qui est certes un point d'équilibre, mais que Marshall qualifie d'équilibre arbitraire. Cette analyse est très proche de celle développée par Edgeworth dans Mathematical Psychics (8), à une différence essentielle près : Marshall refuse d'émettre une hypothèse de « recontract ». Par conséquent, pour lui, les transactions conclues ne sont pas renégociées, même si elles ne l'ont pas été en des termes optimaux. L'équilibre est donc instable, mais le cheminement est stable. Ce résultat ne doit pas surprendre. La démonstration rigoureuse (9) de l'existence d'un cheminement globalement stable de formation des prix peut être trouvée facilement dans le cadre d'une économie à deux biens, avec hypothèse de recontract. De même, si l'hypothèse de recontract n'est pas faite, on sait qu'o/z obtient aussi un cheminement stable, la différence essentielle résidant dans le fait que dans le cadre de l'hypothèse de recontract (8) Rappelons que Marshall connaît bien ce texte, évidemment. Il en fit le compte rendu dans la revue The Academy, en date du 18 juin 1881. Ce texte a été récemment réédité par J. K. Whitaker, The Early Economie Writings of Alfred Marshall, MacMillan, 1975, t. 2, p. 265 et s. (9) Cf. Arrow et Hahn, General Competitive Analysis, Holden-Day, 1971, p. 282 et s. 74 Daniel Diatkine l'équilibre est unique (pourvu que les champs de préférence possèdent les propriétés de convexité habituelles), ce qui n'est pas le cas une fois l'hypothèse de recontract levée. Bien entendu, comme le précisent Arrow et Hahn (10) la stabilité du cheminement, avec des échanges à faux prix est démontrée sur la base de l'hypothèse selon laquelle le cheminement n'est fonction que du prix et des ressources initiales, ce qui est très limitatif (puisque les anticipations ne peuvent être prises en compte), mais qui est conforme aux hypothèses sous-jacentes, l'exemple marshallien du troc entre pommes et noix de l'appendice F. Ce dernier résultat est bien entendu indépendant du nombre des échangistes et il n'est pas étonnant que Marshall étende son exemple et ses conclusions au cas où il existe de part et d'autre un grand nombre d'échangistes. Cette extension n'aurait donc guère d'intérêt si elle n'était une réfutation implicite de l'intuition fondamentale d'Edgeworth selon laquelle l'accroissement du nombre des échangistes a pour effet de réduire l'indétermination du rapport d'échange et tend à transformer l'ensemble des rapports d'échange optimaux à un point (le cœur de l'économie). Bien entendu, cette réfutation ne s'effectue que par la remise en cause de l'hypothèse de recontract, remise en cause qui n'est pas seulement effectuée dans l'appendice sur le troc, mais qui concerne l'ensemble de la problématique marshallienne : encore une fois toute la construction en terme de prix normaux, qui constitue l'objet de la théorie de Marshall serait impensable avec cette hypothèse qui interdit purement et simplement de penser même l'éventualité d'un passage d'un système de prix de marché à un système de prix normaux (de courte ou de longue période). L'intérêt principal à nos yeux de l'Appendice sur le troc est le soin avec lequel Marshall tente de mettre en évidence l'incompatibilité qui existe entre une hypothèse de recontract d'une part, et une économie « monétaire » d'autre part. C'est ainsi qu'il conclut : « L'incertitude concernant le taux auquel l'équilibre est atteint dépend indirectement du fait qu'une marchandise est troquée, plutôt qu'échangée contre la monnaie. Car comme la monnaie est le moyen d'échange général, il y a également de nombreux transacteurs qui peuvent facilement en offrir ou en demander de grandes quantités; et ceci tend à stabiliser le marché. Mais quand le troc prévaut, les pommes peuvent être échangées contre des noix dans un cas, contre du poisson dans un autre... » « Les influences stabilisantes que l'on constate qui traversent un marché sur lequel les valeurs sont établies en monnaie (on notera le glissement non nécessaire ici, des fonctions d'intermédiaire des échanges à celle de numéraire) sont absentes; et nous sommes obligés de considérer l'utilité marginale de toutes les marchandises comme variable. Il est cependant vrai que si la culture des noix avait été l'industrie prin(10) Ibid., p. 328 et s. Le marché du blé 75 cipale de notre zone de troc, et si tous les échangistes de chaque côté disposaient de vastes quantités de noix, et que seul l'échangiste A disposait de pommes, alors l'échange de quelques poignées de noix n'affecterait pas visiblement leurs provisions de noix, ou ne changerait pas de façon appréciable l'utilité marginale des noix. Dans ce cas les transactions ne différeraient en rien de fondamental d'avec l'achat et la vente sur un marché de blé ordinaire. » Finalement Marshall termine en remarquant que : « La vraie distinction entre la théorie de l'achat et de la vente et celle du troc réside dans le fait que dans la première nous avons le droit de supposer que le stock de l'une des choses qui se trouve sur le marché et prête à être échangée contre l'autre existe en grande quantité et est appropriée par de nombreux échangistes, tandis que dans la seconde nous n'avons pas le droit » (n). Résumons : dans 1' « Appendice sur le troc », Marshall se livre à une attaque en règle de la théorie d'Edgeworth (qui n'est pas cité une seule fois), en soulignant que dans le cas d'une économie de troc, les termes de l'échange restent indéterminés que l'on resitue en situation de concurrence ou en situation de monopole bilatéral. En des termes plus récents, Marshall ne nie pas que le processus conduisant à un équilibre soit stable, mais il conteste le fait que le point d'équilibre soit unique, et ceci quel que soit le nombre des agents. Bien entendu, une telle démonstration n'est possible qu'en remettant en cause l'hypothèse de recontract. En revanche, il affirme, sans ajouter grandchose à ce qu'il a déjà dit au chapitre 2 du livre V, que dans le cas d'une économie monétaire, on a le droit de supposer que l'utilité marginale de l'un des biens (la monnaie) est constante. Mais nous ne voyons toujours pas très clairement les raisons pour lesquelles l'hypothèse de Gumm permet d'obtenir un équilibre globalement stable avec des transactions effectives à faux prix. Paradoxalement, c'est Edgeworth qui va nous aider à y voir plus clair. En effet, comme on peut s'en douter, Edgeworth ne resta pas indifférent à une telle remise en cause. Il ne tenta pas de justifier l'hypothèse du recontract, ce qui serait évidemment plutôt délicat, mais il s'efforça de montrer que dans le cadre de cette hypothèse, et dans le cas d'une économie à deux biens et deux échangistes, l'hypothèse de Cumm de la monnaie ne modifiait pas, au contraire, ses conclusions, à savoir que le prix d'équilibre était indéterminé. La réplique eut lieu à l'occasion de la publication d'un article d'Edgeworth, publié dans le Giornale degli Economisti en mars 1891, intitulé « Osservazioni sulla teoria matematica dell' economia politica con riguardo spéciale agli Princippii di Economia di Alfred Marshall ». L'article d'Edgeworth commence par rappeler que selon lui, le (n) Principes, vol. 1, app. F, p. 793. 76 Daniel Diatkine principe du troc est fondamental pour la théorie de l'échange. Marshall, écrit-il, l'a exposé avec beaucoup d'originalité et de précision (« con singolarissima originalità et precisione ») (12). Il reprend donc, mais dans sa propre terminologie, le cas des pommes et des noix, qu'il formalise à l'aide de sa droite de contrat : le taux d'échange, ainsi que les quantités échangées sont donc indéterminés dans le cas d'un échange entre deux échangistes avec deux biens. En effet, comme on le sait, l'échange s'arrête (il n'existe pas de combinaison possible mutuellement avantageuse) lorsqu'un point de la courbe de contrat définie par l'équation : dx ' dy dx ' dy (avec U et V les fonctions d'utilité des agents telles que : u = 9l(*) + <koo et v = 9tM + +.O0. Après avoir ainsi rappelé brièvement ce résultat célèbre tiré de Mathematical Psychics, il en arrive au fait : si l'utilité marginale du h\é y est constante, alors les fonctions d'utilité s'écrivent : U = 9^*) + <xj>, V = 9t(*) + B* et l'équation de courbe de contrat devient : et donc x devient une constante, et la courbe de contrat une droite parallèle à l'axe des y. Clarifions, s'il en est besoin, ce dernier point, mis en évidence par Edgeworth, en utilisant une méthode graphique empruntée aux manuels contemporains concernant la théorie du consommateur : représentons une carte d'indifférence d'un agent A pour deux biens x etjy. Si l'utilité marginale du bienjy est constante, cela signifie que pour toute quantité x donnée, la pente de toutes les tangentes aux courbes d'indifférence associées à cette quantité x sera identique. En effet, la pente de ces tangentes mesurant les taux marginaux de substitution, la quantité du bien x étant donnée, son utilité marginale est constante, et l'utilité marginale du bien y est constante par hypothèse. (12) Op. cit., p. 234. Le marché du blé 77 Par conséquent, la forme des courbes d'indifférence est conservée par une translation parallèle à l'axe Oy. Fig. 1 Construisons maintenant le diagramme d'Edgeworth, en introduisant un co-échangiste B : Fig. 2 La famille de courbe d'indifférence du deuxième agent ayant la même propriété d'être conservée par translation parallèle à l'axe Oy, il est évident que le lieu des points de tangence des courbes d'indifférence est une droite verticale. Il est alors étrange de constater qu'Edgeworth tire des conclusions tout à fait erronées de ce fait. En effet, il conclut que l'hypothèse de Gumm ne lève pas l'incertitude portant sur la position finale de l'équilibre : « De ce point de vue, une circonstance que Marshall pose au premier plan semble à la réflexion plutôt secondaire » (cette hypothèse est bien entendu celle de Cumm). En effet, lorsqu'on émet cette hypothèse, poursuit Edgeworth, on ne diminue pas l'incertitude portant sur la position finale de l'équilibre. « Cette incertitude pro- 78 Daniel Diatkine vient plutôt de l'absence de concurrence, plutôt que du fait que les deux marchandises, au lieu d'une seule, voient leur utilité finale varier au cours des opérations d'échange. Car, que l'utilité finale d'une marchandise... soit considérée comme variable ou pas (l'équilibre) sera toujours un point indéterminé de la courbe de contrat, dont chaque point est un point d'équilibre. De plus, la courbe dégénère en une ligne droite parallèle à l'axe des y » (13). La position d'Edgeworth est donc claire : l'hypothèse de la constance de l'utilité marginale de la monnaie n'ajoute rien à la question initiale de l'indétermination du prix et des quantités d'équilibre. Elle consiste simplement à déplacer la courbe de contrat et à en modifier la forme, mais elle ne réduit pas l'incertitude pesant sur le taux et les termes de l'échange, elle ne la réduit pas à un point unique, ce que, comme nous le savons, seule la concurrence (ici définie comme associée à la multiplicité des échangistes) peut accomplir. Il est évident que si la démonstration d'Edgeworth était correcte, elle serait catastrophique pour Marshall : non seulement elle fait s'effondrer son analyse de l'équilibre temporaire, mais elle tend à remettre en cause tout l'appareil conceptuel de la formation des prix, par le biais du concept de concurrence qui lui est associé. Or la démonstration d'Edgeworth est formellement incorrecte. Edgeworth avait envoyé une épreuve de son article à Marshall (qui travaillait à la seconde édition des Principes). Celui-ci l'avait sans doute d'abord lu distraitement, puisqu'il lui renvoie d'abord une lettre dans le post-scriptum de laquelle il écrit : « Je pense que votre graphique (il s'agit de celui représentant la courbe de contrat) est excellent en lui-même, et quoiqu'il ne m'incitera jamais à substituer votre argument au mien — car il est de peu d'utilité pour mon objet — je pense qu'il est si clair en lui-même que je compte l'insérer avec la courbe de contrat dans une note de l'appendice, en référence à ma note sur le troc » (14) . Cette note de l'appendice est la note XII bis de l'appendice mathématique, insérée effectivement lors de la seconde édition des Principes. Mais la rédaction de cette note XII bis sera fortement influencée par le fait que Marshall, sans doute presque simultanément, montre l'article d'Edgeworth à Arthur Berry, jeune mathématicien de Cambridge, et qui, selon C. W. Guillebaud « semblait avoir une bonne connaissance de l'italien ». On trouve reproduite dans le volume 2 des Principes la lettre qu'Arthur Berry envoie à Edgeworth dès le 1er avril 1891. Elle rappelle simplement cette évidence, à savoir que si la courbe de contrat est une droite parallèle à l'axe des y (13) Op. cit., p. 237. (14) Lettre à Edgeworth, non datée (sans doute de mars 1891), reproduite dans le volume 2 des Principes, p. 792. Le marché du blé 79 (comme le montre Edgeworth) alors une des trois inconnues du problème (les quantités x et y, le taux d'échange dy/dx) est aussitôt déterminée, à savoir x. Et comme la fonction d'utilité est alors U = <p(x) -\- y, le taux d'échange dyjdx est donné par l'équation : Or dy/dx est aussi une constante si x est constant. « Ainsi, quoique la position sur la courbe de contrat soit indéterminée, cependant la quantité x d'une des marchandises (celle, évidemment, dont l'utilité marginale «'est pas constante) est déterminée, ainsi que le taux d'échange. La seule chose qui est indéterminée est la quantité y » (15) . Ceci est évident sur la figure 2 : la courbe de contrat étant une droite, quel que soit le cheminement suivi, on aboutira nécessairement en un point de la droite, qui, du fait même qu'elle est une droite, représentera, quel que soit le point atteint, le même taux marginal de substitution, la quantité de blé échangée restant la même. La seule indétermination étant l'ordonnée du point sur la droite de contrat, c'est-à-dire la quantité totale de monnaie transitant sur le marché. Mais cette quantité ayant une utilité marginale constante, elle n'influe pas, quel qu'en soit le montant, sur le bien-être des individus. Le reste de la controverse est anecdotique : dès le 4 avril, Marshall écrit une lettre indignée à Edgeworth (16). Puis en juin 1891, un article d'Arthur Berry intitulé « Alcuni brevi parole sulla teoria del baratto di Marshall », qui reproduit pour l'essentiel l'argumentation développée ci-dessus, et enfin Edgeworth publie une note intitulée « Ancora a proposito del lateoria del baratto » en octobre 1891, toujours dans le Giornale degli Economisti, dans laquelle il présente ses excuses à Marshall. 4. La portée de l'hypothèse de Cumm La victoire de Marshall semble donc complète. Mais, comme nous allons tenter de le montrer, ce succès est étrangement facile, (15) Ibid., p. 794. (16) Cette lettre que l'on trouvera dans le volume 2 des Principes, p. 795 et s., commence ainsi (après un petit préambule où Marshall justifie son attitude par sa faible connaissance de l'italien, et où il explique qu'il a préféré consulter une tierce personne pour être sûr qu'il n'avait pas mal compris Edgeworth) : « What I want to say is that I do not think you at all appreciate the deadly and enduring injury that A does to B, if he reads rapidly a piece of hard argument on which B has spent an immense deal of work; and then believing that argument to be wrong, writes an article full of the most polite phrases in which a caricature of that argument is hold up in the most refined, but deadly scorn. » La lettre se termine ainsi : « There ! I feel so much better : I am like a person who has held his mouth full of air under water for a minute. » 80 Daniel Diatkine car l'article d'Edgeworth contient tout ce qui est nécessaire pour mettre en évidence le défaut de la cuirasse marshallienne. Avant de mettre ce point en évidence il fait souligner que le plus étrange est encore que la critique systématique de l'hypothèse de Cumm n'ait jamais été produite. Certes il a été noté depuis longtemps que l'hypothèse de Gumm entraîne de sérieuses limitations du champ de préférence des agents, limitations formalisées par l'invariance par translation des courbes d'indifférence des agents (17). Mais celles-ci ne sont pas logiquement de nature différente de celles qui nous permettent d'obtenir des courbes d'indifférence munies des propriétés de convexité habituelles. De tels champs de préférence ne sont pas sans certains inconvénients, en particulier parce qu'ils impliquent des droites d'Engel verticales, ce qui signifie que quel que soit son revenu, l'agent considéré achètera la même quantité du bien considéré, ce qui est évidemment absurde. Mais l'expérimentation qui permet de construire les courbes d'Engel est précisément exclue par Marshall dans le cadre de l'ultra-courte période, où le revenu des agents n'a aucune raison d'être modifié. De la même façon on ne peut que regretter, comme M. Friedman (18) que cette limitation exclut « les biens importants » du champ de l'analyse. En effet, Marshall exclut la formation du salaire de son cadre d'analyse. Explicitement le marché du travail est de nature différente du marché du blé. Ces limitations sont donc certes fort regrettables, mais la question est de savoir si l'on peut les lever et obtenir néanmoins les mêmes performances que celles fournies par le marché du blé marshallien. Nous ne porterons pas de jugement sur la façon dont le néoquantitativisme et la théorie des anticipations rationnelles explicitent les processus de formation des prix, nous nous contenterons de rappeler que lorsque Hicks tenta de s'affranchir d'une part de l'équilibre partiel, et d'autre part de l'hypothèse de Cumm (cf. en particulier sa Note sur la formation des prix, pp. 115 et 116 de Valeur et Capital), il se sent obligé, pour obtenir des résultats comparables à ceux de Marshall, d'émettre l'hypothèse d'une économie « acheteurs et vendeurs sont des personnes semblables », c'est-à-dire où les effets revenus, explicitement pris en compte, bien entendu, s'annulent cependant mutuellement. Or, comme on en a facilement l'intuition, et comme l'ont démontré Arrow et Hahn, une hypothèse de ce genre revient (17) Rappelons que l'hypothèse de Cumm n'est pas une condition nécessaire à l'obtention de ce résultat. Cf. K. E. Boulding, The concept of Economie Surplus, American Economie Review, vol. XXXV, décembre 1945. (18) Cf. The Marshallian Demand Curve, Journal of Political Economy, vol. LVII, décembre 1949. Le marché du blé 81 à considérer une économie où n'existe qu'un seul ménage (19). Ainsi les principales objections apportées à l'analyse du marché du blé marshallien portent-elles sur le caractère restrictif, c'est-à-dire sur le manque de généralité, de l'hypothèse de Cumm, mais non sur une incohérence logique que celle-ci comporterait. Nous allons donc examiner ce point, mais, pour mieux en apprécier l'enjeu, il convient de s'interroger sur la question de savoir si cette hypothèse est une condition nécessaire à l'obtention des performances du marché du blé (encore une fois : l'indépendance du prix et de la quantité de blé d'équilibre par rapport aux transactions effectuées hors de l'équilibre) . Comme nous l'avons vu, ces performances sont obtenues grâce à l'invariance par translation verticale des courbes d'indifférence. Cette propriété est une condition suffisante, mais non nécessaire pour permettre l'analyse en termes d'équilibre partiel. Lever cette hypothèse peut donc nous conduire dans deux directions : — La première consiste donc à maintenir le cadre d'analyse de l'équilibre partiel, en s'affranchissant de l'hypothèse de fractionnement de la dépense, ce qui n'est compatible que si l'on émet l'hypothèse d'un revenu réel inchangé. Dans ce cas toute modification de la dépense sur le marché du blé entraîne une variation du prix monétaire de tous les autres biens. Nous sommes alors renvoyés à la théorie du revenu permanent et au néo-quantitativisme. Le problème de la formation du prix revient alors à celui de la détermination de la quantité de monnaie d'équilibre, problème qui était considéré par Marshall comme secondaire (du fait, justement, de l'hypothèse de fractionnement de la dépense). — La seconde consiste à entrer dans le cadre de la théorie de l'équilibre général, simplement en supposant que la quantité demandée du bien considéré n'est plus seulement fonction de son propre prix, mais aussi du prix de tous les autres biens. On voit que le choix entre l'un ou l'autre des termes de cette alternative repose sur le statut conféré à la monnaie sur le marché du blé. Ou bien il s'agit de l'intermédiaire des échanges, et alors l'interprétation friedmanienne acquiert des titres de validité; ou bien il s'agit d'un nom commode donné aux « noix » de « l'Appendice sur le troc », marchandise composite (en vertu de l'équilibre partiel) dont l'utilité marginale n'est constante qu'en vertu du fractionnement de la dépense, comme nous le suggère explicitement Marshall. (19) Cf. Arrow et Hahn, op. cit., p. 219 : II doit être clair que l'hypothèse hicksienne ne nous a pas fait beaucoup progresser par rapport à l'hypothèse de Cumm : un monde avec un seul ménage ressemble alors fortement à l'exemple qui est choisi par Marshall pour commencer son étude de la formation du prix dans Pultra-courte période, à savoir le « cas du petit garçon qui cueille des mûres, en équilibrant le désir et la peine... ». 82 Daniel Diatkine Dans cette dernière acceptation, l'hypothèse de fractionnement de la dépense devient presque une condition nécessaire à l'équilibre partiel. En effet, supposer que les prix relatifs des autres biens ne varient pas (condition nécessaire de l'existence des « noix » comme marchandise composite) devient très difficile à tenir. Car de deux choses l'une. Ou ces prix relatifs sont déjà des prix d'équilibre, et dans ce cas on se heurte à la loi de Walras, et le marché du blé est déjà équilibré, ou bien ils ne sont pas des prix d'équilibre, mais considérés (pourquoi?, comment?) comme invariants, et dans ce cas la fonction de demande marshallienne prend la forme d'une hyperbole équilatère. Nous conviendrons donc que la levée de l'hypothèse de Gumm considérée dans le sens que lui donne Marshall dans « l'Appendice sur le troc », nous oblige à nous situer dans le cadre de l'équilibre général. La question plus délicate pour nous est de savoir quelles restrictions nous devons apporter aux comportements relatifs, d'une part, des prix autres que celui du blé et, d'autre part, de la quantité de blé demandée, de telle sorte que l'on s'éloigne le moins possible de l'hypothèse de Gumm. Gomme celle-ci suppose que les variations des prix autres que celui du blé n'ont aucune influence sur l'excès de demande (ou d'offre) du blé, la contrainte la plus simple qui vient naturellement à l'esprit est d'exiger que l'excès de demande (ou d'offre) de blé soit plus sensible aux variations de son propre prix qu'à celles des autres prix. Cette hypothèse a été étudiée en détail par Arrow et Hahn (20) sous le nom d'hypothèse de « Diagonal Dominance » ou hypothèse dd. Gomme ils le remarquent, cette hypothèse est dépendante du choix des unités de mesures physiques des biens. Elle revient par conséquent à supposer qu'il est possible de trouver un vecteur h d'unités de mesures physiques des biens tel « qu'il soit vrai pour chacun d'entre eux que leurs excès de demande soient plus sensibles à un changement de leur propre prix plutôt qu'à un changement de tous les autres prix combinés » (21). Formellement, en reprenant la notation d'Arrow et Hahn, avec p = le vecteur des prix, pn, le prix du dernier bien, s^ la dérivée partielle de la fonction d'excès d'offre du bien par rapport à son j-ème argument, une économie sera dite posséder la propriété dd aux prix p, avec pn > 0 si : a) su(P) > 0, pour tout i, b) il existe un vecteur h(p) > 0, hi(P)sM> tel que : 2 \sii{p)\hi{p), Ci<n X (20) Op. cit., p. 233 et s., p. 292 et s. (21) Ibid., p. 233. pour tout i<n. Le marché du blé 83 On remarquera que cette propriété n'est valable que pour n — 1 biens, comme le démontrent Arrow et Hahn, mais ce n'est pas le point qui nous importe ici. Ce qui est important c'est de constater que l'hypothèse dd est plus faible que l'hypothèse de Cumrri puisque dans cette dernière hypothèse j<n \sij(p) \ h5(p) = 0, par définition, quelle que soit l'interprétation que l'on donne à l'utilité marginale de la monnaie. Le deuxième point, à remarquer, est que l'on démontre l'existence, l'unicité et la stabilité de l'équilibre, ainsi que la stabilité du cheminement vers l'équilibre, si l'on se place dans le cadre du recontract, mais que par contre, si l'on admet des transactions hors de l'équilibre (même en l'absence de toute spéculation), alors le cheminement est stable mais l'équilibre est instable. On converge nécessairement vers un équilibre, mais celui-ci est indéterminé. Ce point mérite notre attention. Car s'il est exact que l'hypothèse dd est la forme la plus immédiate d'affaiblir l'hypothèse de Cumm (2a), alors celle-ci devient une condition nécessaire pour s'assurer de la stabilité globale de l'équilibre, dans le cadre de transactions à faux prix. Encore une fois, l'hypothèse de Cumm apparaît tout à fait performante, et, si l'on peut invoquer contre elle les restrictions portant sur les ensembles de préférence des agents, il faut remarquer que l'hypothèse dd en comporte aussi, certes moins fortes, mais au prix évidemment de performances plus faibles. Ce n'est donc pas sur la base des restrictions portant sur les fonctions d'utilité que l'on peut rejeter l'hypothèse de Cumm. Il est donc temps de retourner à la controverse EdgeworthMarshall pour pouvoir constater que le malaise ressenti par les économistes à l'égard de l'hypothèse de Cumm est parfaitement justifié, et qu'il est tout à fait important de la rejeter. (22) On notera que l'hypothèse dd est considérée par Arrow et Hahn comme « la plus attirante parmi celles qui conduisent à l'unicité de l'équilibre. Cette condition, si elle est remplie dans les faits, donne au système d'équilibre général une sorte de goût marshallien (a kind of Marshallian flavour) , dans la mesure où les propriétés des courbes d'offre et de demande dans le plan du prix du bien en question et des quantités offertes et demandées sont en quelque sorte les propriétés « dominantes ». Ceci signifie que l'analyse partielle peut ne pas faire de graves erreurs. Quand le prix d'un bien change et que nous considérons le prix des autres comme fixé, il est raisonnable de supposer dans de nombreux cas qu'ils sont, en fait, « presque » fixés. Mais dans le cadre de l'hypothèse dd les réponses que nous obtenons à partir de cette dernière supposition ne sont pas très différentes de la réponse correcte. Quelles que soient nos prédispositions intellectuelles à l'égard du choix entre analyse en termes d'équilibre général ou d'équilibre partiel, comme nous abordons tous les problèmes pratiques en commençant par l'approche partielle, de telles conclusions sont réconfortantes » (ibid., p. 242). 84 Daniel Diatkine 5. Le prix à payer pour V hypothèse de Cumm Rappelons, en effet, le point de départ de la critique d'Edgeworth. Il consiste à s'inquiéter d'un corollaire implicite de l'analyse développée dans « l'Appendice sur le troc ». Ce corollaire inquiétant est que la forme du marché (parfaitement concurrentiel ou monopoliste) n'a aucun effet sur le degré d'indétermination du prix et de la quantité de blé d'équilibre. Précisons : certes, selon que le marché est parfaitement concurrentiel ou selon qu'il est monopoliste, le prix et la quantité de blé d'équilibre seront différents, mais également stables. En d'autres termes, que les agents soient des prices takers, ou qu'au contraire leur comportement puisse influencer le prix, le résultat concernant la stabilité de l'équilibre sera le même. Il est donc tout à fait curieux, du point de vue d'Edgeworth (et ce point de vue est conforme, nous semble-t-il, à celui de toute théorie subjective de la valeur) de retrouver un résultat de la concurrence parfaite (un prix unique qui s'impose aux agents) même dans le cadre d'un monopole bilatéral (celui de l'échange des pommes et des noix de « l'Appendice sur le troc » lorsque l'utilité marginale des noix est constante). Nous savons que l'intuition d'Edgeworth, à savoir la stabilisation du processus de formation de prix lorsque l'on passe du monopole bilatéral à la concurrence parfaite est justifiée, moyennant, bien entendu, l'hypothèse de « recontract ». Mais nous savons aussi que cette dernière hypothèse est insoutenable pour Marshall, pour lequel tout prix d'équilibre d'une période déterminée est en même temps un prix hors équilibre « du point de vue » d'une autre période. Pour Marshall, l'hypothèse de « recontract » implique que les seules transactions effectives n'ont lieu qu'à l'état stationnaire, ce qui est absurde, pour des raisons non seulement empiriques, mais aussi théoriques. Ainsi Edgeworth, exclusivement préoccupé par les problèmes des formes du marché, et Marshall exclusivement attaché à récuser l'hypothèse de « recontract » ne voient ni l'un ni l'autre ce qui est implicite dans l'article d'Edgeworth : à savoir que l'hypothèse de Cumm supprime purement et simplement la problématique de la formation du prix. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer les deux diagrammes reproduits par Edgeworth lui-même dans son article. De façon assez significative ces diagrammes ne représentent pas les « boîtes » d'Edgeworth, mais des courbes d'indifférence à l'échange, bien connues depuis les travaux d'Auspitz et Lieben. La construction de ces diagrammes ne suppose pas connues les dotations initiales des agents, alors que les dimensions des « boîtes » d'Edgeworth sont fixées par ces dotations. Le marché du blé 85 La figure 3 représente le cas général de monopole bilatéral étudié par Edgeworth. Les sentiers a, b, c, et a', b', c', a", représentent des cheminements vers l'équilibre susceptibles d'être poursuivis par les agents, la courbe QP étant la courbe de contrat. Le prix et les quantités d'équilibre dépendent donc du cheminement suivi pour les atteindre. Ils sont donc indéterminés. Lever cette indétermination suppose que l'on quitte le cadre du monopole bilatéral pour celui de la concurrence parfaite. La façon la plus élégante d'opérer ce passage est sûrement de suivre l'intuition d'Edgeworth, et d'augmenter le nombre des échanQ d O P Fig. 3 Fig. 4 gistes. On montre ainsi qu'en général le cœur représenté par le segment curviligne QP de l'économie tend vers un point, qui est le point d'équilibre concurrentiel (23). Une autre méthode, beaucoup plus rustique nous suffira ici. Elle consiste, purement et simplement à insérer les deux co-échangistes initiaux au sein d'un système concurrentiel de type walrasien, en les considérant comme des prices takers faisant face à un commissairepriseur (2*). Dans ces conditions, chaque prix crié peut être représenté par la pente d'une droite passant par le point O. Une telle procédure permet à Newman, par exemple, de construire de la façon la plus traditionnelle les courbes de demande réciproques des deux échangistes; et il peut passer ainsi d'une théorie de l'échange à une théorie de la demande. Ces courbes de demandes réciproques ont d'ailleurs été tracées par Edgeworth sur la figure 5. Mais avant de passer à la théorie de la demande, il peut être utile de préciser qu'il existe (23) Cf. G. Debreu et H. Scarf, A limit theorem on the core of an Economy. (M) Cette procédure peut être trouvée dans P. Newman, The Theory of Exchange, Prentice Hall, New Jersey, 1965, p. 69 et s. 86 Daniel Diatkine au moins un point d'équilibre concurrentiel le long de la droite de contrat. La démonstration géométrique de ce résultat est très simple et s'appuie sur l'axiome de convexité (25). En effet, considérons la droite de prix OQ, (non représentée sur la figure 3). Il est clair que sa pente est nécessairement plus élevée que la pente de tangente en Q aux courbes d'indifférence, puisqu'elle représente la corde d'une courbe convexe. De même, et inversement, la pente de la droite de prix OP est nécessairement plus faible que celle de la tangente en P aux courbes d'indifférence. Déplaçons-nous maintenant le long de la courbe de contrat. Représentons par f(p) et g{p) les fonctions qui relient respectivement les pentes des droites de prix et des tangentes aux courbes d'indifférence à tout point p de courbe de contrat. Les graphes de ces fonctions peuvent se présenter ainsi : Q P' Fig. 5 L'axiome de convexité nous indique en Q, /(QJ > g(Q), tandis qu'en P, g(P) >/(P). Les deux courbes doivent donc nécessairement se couper en au moins un point, qui est le point d'équilibre concurrentiel. Tournons-nous maintenant vers la figure 4. Apparemment tout ce que nous venons de dire peut s'y appliquer également. Ceci semble tellement évident que Newman nous indique en note que « Si le postulat de Marshall est supposé valide » (c'est-à-dire dans le cadre de l'hypothèse de Gumm) « alors le graphe de g(p) devient une droite horizontale, tandis que celui def(p) décroît de façon monotone de gauche à droite. Il s'ensuit que le prix d'équilibre est unique, et égal, bien sûr, à la constante indiquée par g(p) ». Cependant cette transposition ne va pas aussi évidemment de soi. Il suffit pour s'en rendre compte de garder à l'esprit la signification économique de l'hypothèse de Gumm, telle que l'explicite clairement Marshall lui-même. Essayons donc de transformer la figure 3 en la figure 4. La première chose que nous savons, c'est (25) Cf. Newman, op. cit., p. 74. Le marché du blé 87 que si nous plaçons en un point quelconque de la courbe de contrat, par exemple en c, et que si nous cherchons à mesurer la distance qui sépare ce point c du point b, ce n'est certainement pas en termes de noix et de pommes, ou même de monnaie et de tonnes de blé, que nous pourrons tenter de le faire (26). Chaque point du plan est censé, nous le savons, exprimer un état différent de la richesse des agents. Nous savons de plus que dans le cas général (celui de la figure 4) la distance entre deux points mesure une modification « appréciable » de la richesse des deux agents. Supposons maintenant que l'utilité marginale du bien Y devienne constante. En termes marshalliens, ceci signifie, nous l'avons vu, que les quantités du bien Y dont disposent les deux agents deviennent « très grandes ». Intuitivement, on en déduit que la conséquence d'une telle hypothèse est que notre boîte d'Edgeworth tend à s'allonger « beaucoup ». Malheureusement, ceci est loin d'être suffisant, car nous obtiendrions le même résultat en cessant de mesurer notre bien Y en tonnes, par exemple, pour le mesurer en grammes. Ce qui est évidemment fâcheux. Il nous faut donc une autre spécification pour transformer notre figure 3 en figure 4. Bien sûr, nous savons aussi que les courbes d'indifférence tendent à être invariantes par translation verticale, ce qui nous permet de transformer la courbe PQ en droite d0 b0 . Mais cette droite possède une autre particularité, que nous allons mettre en évidence. Pour cela ne considérons qu'un seul agent, et traçons les deux figures 6 et 7, bien connues. Nous supposons connu le point d'équilibre concurrentiel P. To est le point de ressources initiales. Sur la figure 6, l'utilité marginale du bien Y est décroissante, sur la figure 7 elle est constante. Pour lire ces deux figures, il faut faire l'hypothèse que notre agent est inséré dans un jeu concurrentiel, et fait donc face à un commissaire-priseur qui lui crie des prix. La théorie classique de la demande du consommateur nous apprend que le surplus du consommateur peut être mesuré par la longueur En général, comme le montre la figure 6, PQ,' est différent de Lorsque l'on passe à la figure 6, PÇV tend vers PQ,, et ceci est le signe que les courbes d'indifférence deviennent invariantes par translation. C'est cette heureuse propriété déduite de l'hypothèse de Cumm qui a surtout attiré l'attention des commentateurs. C'est elle qui entraîne que le surplus de consommateur peut être mesuré sans ambiguïté dans le cadre d'analyse marshallien, alors qu'il devient une entité (26) Que cette mesure doive être celle d'une grandeur économique et non d'une grandeur physique constitue, on le sait, le fond de la critique qu'adresse J. Fradin à ce qu'il appelle « le Postulat du numéraire ». Cf. J. Frajdin, Les fondements logiques de la théorie néoclassique de l'échange, pug, Maspero, 1976, pp. 136 et s. Daniel Diatkine 88 beaucoup plus difficile à saisir dans le cadre général, c'est-à-dire hors de l'hypothèse de Gumm. Cependant, ce qui nous importe ici, c'est de constater que comme P est le point d'équilibre concurrentiel (par hypothèse), le segment PQ, doit mesurer exactement la longueur de cette partie de la droite de contrat représentée sur la figure 4 par le segment b c, de la même façon que de représente exactement le surplus de consommateur de l'autre échangiste. Une telle propriété de la droite de contrat est donc la conséquence de l'hypothèse de Cumm. X Fig. 6 0 Fig. 7 Par conséquent, dans le cadre de l'hypothèse de Gumm, la longueur de la droite de contrat mesure exactement l'ensemble des surplus de consommateur. Cette dernière propriété nous permet de mettre en évidence un point qui est tout à fait décisif pour notre propos. En effet une des critiques principales adressées à la théorie du surplus du consommateur développée par Marshall est que précisément l'hypothèse de Cumm n'est valide que si et seulement si ce surplus de consommateur n'est pas « trop grand » rapporté aux ressources initiales des agents. En caricaturant l'argument (et donc en le déformant) nous dirions que l'achat par un agent d'un billet de la Loterie nationale ne modifiera pas sensiblement l'utilité marginale qu'il affecte à une unité monétaire si le billet est perdant, mais que si ce billet permet de remporter le gros lot, les effets de revenus risquent d'être considérables si l'agent n'est pas déjà milliardaire. C'est cet argument qui est effectivement développé par Hicks lors- Le marché du blé 89 qu'il critique l'analyse marshallienne du surplus de consommateur (27). Nous pouvons en déduire maintenant que la figure 4, tracée par Edgeworth est profondément trompeuse, et ceci pour deux raisons. La première est peu importante : le point représentant la situation initiale des agents ne peut être situé sur l'origine des axes, mais quelque part à l'intérieur du quadrant XOY. La seconde raison est plus grave : puisque la longueur de la droite de contrat mesure la totalité des surplus de consommateur des deux agents, et que ces surplus doivent être négligeables par rapport à la totalité des ressources des agents, il s'ensuit que la longueur de la droite de contrat doit être nulle et donc que les points d et b tendent vers le point c, qui est le point d'équilibre tracé par Edgeworth. Il s'ensuit nécessairement alors que le point indiquant les ressources initiales des agents est confondu avec le point d'équilibre c, par construction. La véritable erreur d' Edgeworth réside en ce point. Il a donc été victime d'une illusion d'optique qui lui a empêché de voir que l'hypothèse de Gumm ne faisait pas dégénérer la courbe de contrat en une droite, mais en un point puisqu'elle présuppose que déjà le point de ressources initiales des agents se trouve dans le cœur de l'économie, et que le cœur de l'économie est réduit à ce point. Bien entendu une telle conclusion pourrait paraître tout à fait paradoxale : si le point de ressources initiales se trouve déjà dans le cœur de l'économie considérée, il s'ensuit qu'il n'y a pas d'échanges sur le marché considéré. Mais cette position est-elle tellement éloignée de la description faite par Marshall du marché du blé ? Certes des transactions ont lieu, mais ces transactions sont peu importantes, en comparaison des ressources totales dont dispose chaque agent. Sur ce marché ordinaire d'une ville de campagne opèrent des grossistes, et les flux totaux qui transitent sur ce marché sont faibles par rapport aux stocks dont chacun dispose. Contrairement à ce que semble croire M. Friedman, l'hypothèse de Cumm n'implique donc pas que le bien considéré est « peu important », mais bien plutôt que c'est le marché lui-même qui est « peu important ». De fait, il est bien connu que le marché, d'ultra-courte (27) «... jusqu'à quel point est-il permis, dans le cas présent, de suivre l'exemple de Marshall en négligeant les effets du revenu ? Nous sommes devant un cas où il serait imprudent de ne pas « en » tenir compte. Marshall ne se préoccupe pas de la différence entre la pente de la courbe d'indifférence en P et la pente de la courbe d'indifférence en Q,. Il est vrai que moins grande est la part du bien considéré dans le budget du consommateur, moins grande est cette différence. La différence peut néanmoins être importante, même si la proportion du revenu consacrée à l'achat de ce bien est faible; elle est notamment importante si PQ, (le surplus de consommateur) est grand, de sorte qu'un achat manqué équivaut à une perte considérable de revenu » (Valeur et Capital, op. cit., p. 34). 90 Daniel Diatkine période est un marché de stocks, et c'est ce qui justifie la réticence qu'éprouvera toujours Marshall à tracer des courbes d'offre et de demande pour représenter le marché en ultra-courte période (28). Mais alors il est clair que les performances que nous avons attribuées au marché du blé marshallien risquent fort d'être également illusoires. Certes 500 quarters de blé ont été échangés au prix de 37 shillings le quarter, alors que 36 shillings était le prix d'équilibre d'un quarter de blé. Mais l'hypothèse de Cumm qui semblait permettre un tel échange hors équilibre, présupposait qu'on s'interdise de mesurer la différence entre le prix d'équilibre et le prix hors équilibre. Notes finales Nous pouvons désormais conclure par quelques remarques : 1° La première remarque concerne la théorie des prix développée par Marshall dans les Principes. Nous venons de suggérer que l'hypothèse de Gumm était équivalente à la présupposition de la formation du prix d'équilibre avant même que le marché soit ouvert. Un tel résultat est évidemment catastrophique en ce qui concerne la théorie de la formation du prix dans l'ultra-courte période (dans le cas d'un équilibre de stocks). Mais nous ne pouvons en inférer ipso facto que toute la théorie de Marshall s'effondre de ce fait. L'objet principal de Marshall ne réside pas dans l'étude du marché du blé, car ce qui l'intéresse en premier chef est la détermination et la formation du prix normal de courte, puis de longue période. Dans ce contexte Marshall peut (ou du moins nous n'avons pas encore de raison de penser le contraire) se contenter de supposer que la quantité et le prix de marché sont des données, la loi de l'offre et de la demande s'exerçant ensuite pour déterminer et former les prix normaux, dont l'étude reste à faire. 2° Par contre, si l'on pouvait démontrer que l'hypothèse de Gumm est une condition nécessaire de la stabilité globale de l'équilibre hors de toute hypothèse de recontract, alors notre conclusion pourrait apparaître assez intéressante lorsque l'on s'interroge sur les possibilités théoriques d'une étude de la crise et sur la convergence des processus spéculatifs. 3° D'un point de vue qui n'est pas seulement historique, il peut être bon de s'interroger sur la question de savoir comment Marshall en est arrivé là. Pour répondre à cette question, nous disposons de deux indications convergentes. La première est une note de bas de page, Principes, vol. 1, p. 335 : « Par exemple un acheteur peut être contraint (straitened) par le (28) Cf. Principes, t. II, p. 65 et 365; ainsi que : Memorials of Alfred Marshall, Macmillan, New York, 1925, p. 435. Le marché du blé 91 manque de monnaie disponible (ready money) et devoir ainsi laisser passer des offres qui ne sont pas inférieures à celles qu'il accepterait volontiers : ses propres fonds étant épuisés, il ne pourrait peut-être pas emprunter sauf à un taux qui lui retirerait tout le profit que le marchandage lui aurait offert à première vue. » Une phrase ajoutée lors de la 5e édition : « Mais si le marchandage est réellement bon (But if the bargain is really a good one) quelqu'un d'autre qui n'est pas aussi gêné (constrained) est presque sûr d'emporter l'affaire à sa place. » C'est donc dans cette note que Marshall tente de rendre compte de ce qui se passe quand les acheteurs sont contraints par leur manque de monnaie. Il s'agit du cas, apparemment inverse, du marché du travail où ce sont les vendeurs qui se trouvent contraints par le manque de monnaie. Ce qui est remarquable est ici la prise en compte comme argument dans la fonction de demande, du taux d'intérêt. La phrase ajoutée lors de la 5e édition en atténue naturellement la portée. Il est curieux de constater que c'est cette idée néanmoins qui se trouve à l'œuvre dans le premier texte économique de Marshall qui nous soit conservé. Dans cet essai, intitulé La Valeur (29), il prend parti contre John Stuart Mill en refusant d'utiliser les diagrammes d'offre et de demande dans le cadre d'un échange de troc bilatéral. Il insiste au contraire sur le fait que « la vraie signification de l'offre et de la demande » doit être analysée à l'aide de fonctions associant prix monétaires aux quantités offertes ou demandées. Il en arrive enfin à la question suivante : « Comment devons-nous estimer la valeur d'usage (the value in use) du vendeur, c'est-à-dire la quantité de pouvoir d'achat sur les marchandises (amount of command over commodities) qui doit lui être offerte pour l'inciter à céder la marchandise particulière qu'il met en vente? » (30). C'est la réponse qui nous semble intéressante : « II lui sera toujours avantageux d'accepter une offre plutôt que d'attendre longtemps et de recevoir seulement un montant légèrement accru. L'étendue de son refus d'attendre dépendra de l'importance que revêt pour lui la possession de la monnaie disponible (ready money), c'est-à-dire du taux d'intérêt auquel il peut emprunter s'il désire emprunter, ou auquel il peut prêter s'il veut prêter. » On retrouve donc dans ce texte ancien la même idée que celle (29) Cf. The Early Economie Writings of Alfred Marshall, édité par J. K. Whitaker, MacMillan, 1975, 1. 1, p. 125-163. Ce texte tout à fait remarquable semble avoir été écrit un peu avant 1870. On y trouve un grand nombre d'éléments préfigurant l'analyse développée dans le livre V des Principes. En particulier l'analyse en termes de période, les premiers diagrammes en termes d'offre et de demande, ainsi que les premières analyses portant sur les conditions d'existence, d'unicité et de stabilité de l'équilibre. (30) Ibid., p. 133. 92 Daniel Diatkine développée dans la note de la page 335 des Principes. Et on retrouve aussi la même difficulté. En effet, cette analyse est autocontradictoire, en ce qu'elle tend à faire intervenir dans la fonction de demande un élément qui ne pourrait être déterminé qu'en longue période, à savoir le taux d'intérêt. En effet, une échappatoire à cette situation serait alors de coupler le marché du blé et celui de la monnaie, et d'entrer alors dans le cadre d'analyse de l'équilibre général, avec cette difficulté majeure, explorée près d'un siècle plus tard par Patinkin, d'avoir à introduire explicitement le marché de la monnaie. Une autre échappatoire possible est fermée par hypothèse. En effet, Marshall ne peut pas faire entrer comme argument dans sa fonction de demande les taux de préférence pour le temps des agents, différents pour chaque agent, et pour chaque bien, car cette voie qui est celle de l'équilibre temporaire (au sens moderne du terme) est fermée par l'hypothèse de transactions monétaires effectives. On devine alors pourquoi Marshall préférera supposer que chaque agent ne dépense qu'une faible partie de ses ressources sur le marché du blé, et préférera introduire l'hypothèse de Gumm. Celle-ci est bien, comme l'indiquait Hicks, « une simplification géniale », en ce qu'elle est une hypothèse permettant d'éliminer le grand problème qui obséda sans doute Marshall, celui de la relation entre la théorie de la valeur (traitée dans les Principes, qui, rappelons-le, ont longtemps été présentés comme le volume précédant le volume consacré à la Théorie de la Monnaie) et celle de la monnaie. Le malheur est que cette « simplification » semble nettement trop draconienne, puisqu'elle « simplifie » du même coup un peu trop la problématique de l'échange. Janvier 1981. Université de Paris I.