La Lere du Beta : Pourquoi s’intéresser à la réparon de
la charge de la dee ?
Samuel Ferey : La modélisaon en économie de la responsa-
bilité civile est connue et praquée depuis longtemps pour
comparer l’ecacité relave des diérentes règles de res-
ponsabilité. Le plus souvent cependant, l’économie modélise
des situaons où un seul acteur cause un dommage à une
seule vicme. L’intérêt de notre projet soutenu par l’ANR
depuis deux ans est d’étudier des situaons plus complexes
où le problème réside dans le fait que plusieurs auteurs ont
conjointement causé un dommage. Se pose alors pour les
juges un problème assez redoutable qui est de savoir com-
ment réparr la charge de la dee à réparaon entre les co-
auteurs. Dans ce cadre, il s’agit à la fois de faire le point sur
comment les juges s’y prennent et de proposer aussi des
règles de partage qui auraient certaines propriétés en termes
de raonalité. Par exemple, on pourrait penser qu’une
« bonne » règle de réparon consisterait à faire payer aux
auteurs les dommages et intérêts en rapport avec leur contri-
buon causale. Toute la diculté est alors d’évaluer cee
contribuon !
La Lere du Beta : Tout cela semble abstrait et un peu tête
d’épingle. Pourriez-vous nous citer quelques exemples ?
Samuel Ferey : Oui bien sûr. Contrairement à ce que l’on
pense, de nombreux liges touchant des domaines très dié-
rents du droit et de l’économie portent sur ces quesons.
Prenons une aaire récente, le cas du Dislbène (DES). Il
s’agit d’un médicament prescrit aux femmes enceintes dans
les années 1970 dont on s’est aperçu, d’abord aux Etats-Unis
puis en Europe, qu’il était responsable d’une maladie très
grave chez les lles nées de ces mères exposées. Or, en
France, ce n’est que récemment, que les vicmes commen-
cent à demander réparaon au fur et à mesure que les mala-
dies se déclarent, que le dommage apparaît et que les procé-
dures avancent. Or, à l’époque, seuls deux laboratoires phar-
maceuques produisaient du DES en France, mais les vic-
mes ne parviennent pas à savoir lequel des deux a vendu le
médicament car les ordonnances ont disparu. Se pose donc
la queson de savoir qui des deux laboratoires doit payer et/
ou comment partager. On peut également citer les vicmes
de l’amiante où plusieurs employeurs ont pu exposer les vic-
mes à des doses diérentes d’amiante ; les accidents suc-
cessifs où plusieurs auteurs causent successivement des ag-
gravaons à un dommage inial – comme un centre de trans-
fusion sanguine qui transmet une maladie comme l’hépate
ou le VIH, à un blessé transfusé à la suite d’un accident de
voiture causé par un premier auteur ; ou encore en droit de
la concurrence lorsque plusieurs entreprises causent un dom-
mage aux consommateurs par le biais d’une entente. Vous le
voyez, les cas sont nombreux et très diversiés !
La Lere du Beta : Dans ce cadre, qu’apporte votre ap-
proche ?
Samuel Ferey : Lorsqu’on lit la jurisprudence et la doctrine
juridique, on voit bien qu’elles sont très mal à l’aise vis-à-vis
de ces cas, car il est dicile de savoir qui a fait quoi. Notre
apport principal est de proposer une modélisaon générale
du problème centré sur la queson des principes de répar-
on par grandes classes de situaons. Plus précisément, une
pare du travail est de modéliser le problème sous forme
d’un jeu coopéraf où l’on associe à chaque coalion de co-
auteurs le dommage hypothéque qu’ils auraient fait subir à
la vicme. Ceci dénit alors une foncon caractérisque. Ce
raisonnement contrefactuel, très courant en droit, nous per-
met alors de rééchir aux règles de réparon possibles en
ulisant une approche axiomaque. Avec Pierre Dehez, nous
essayons de montrer que les juges américains ont une ap-
proche intuive assez proche de la règle de Shapley dans le
cas des dommages successifs. D’un point de vue normaf,
ceci permet également de raisonner directement sur les pro-
priétés axiomaques des règles que pourraient ou devraient
uliser les juges. En rendant le problème abstrait, on le sim-
plie : d’une part, car on isole une structure abstraite en
montrant tous les cas potenels couverts par une même
classe de jeux – et qui appellent donc des principes communs
de résoluon – et d’autre part, on rend le raisonnement sur
la soluon à adopter plus imparal et neutre que lorsque l’on
étudie une aaire parculière où notre jugement peut être
biaisé par les données de l’espèce.
La Lere du Beta : Quelles applicaons comptez-vous faire
de votre travail et est-ce que les juges et les tribunaux pour-
raient être intéressés par votre approche ?
Samuel Ferey : Nous l’espérons ! Un des objecfs du projet
est justement de permere aux praciens de s’approprier les
résultats de la recherche académique. Aux Etats-Unis, c’est
assez courant, car les juges ont l’habitude à la fois de citer les
travaux universitaires et de les uliser (notamment à travers
le mécanisme de l’Amicus Curiae où un expert indépendant
peut défendre une opinion auprès la cour). Dans l’univers du
droit français, les choses sont malheureusement plus sépa-
rées. Cela étant, notre arcle publié au Dalloz sur le Disl-
bène qui criquait un arrêt de Cour d’appel sur la base d’ar-
guments économiques assez simples a été suivi, quelques
mois plus tard, par une décision du Tribunal de Nanterre qui
a suivi notre posion… Quant à savoir si le juge de Nanterre a
lu notre papier, ça, je n’en sais rien ! Mais disons qu’on a là
une convergence de vue intéressante entre praciens et aca-
démiques.
Samuel Ferey est Professeur de Sciences économiques
à l’Université de Lorraine.
Le projet ANR implique à la fois des juristes (Florence G’Sell,
Hélène Hiriart, Charles Vautrot-Schwartz, Taana Sachs), des
économistes du Beta (Pierre Dehez, Marc Deschamps, Julien
Jacob, Bruno Lovat, Myriam Doriat,) et un philosophe (Sacha
Bourgeois Gironde).
Pour en savoir plus :
F. G’Sell et S. Ferey (2013), « Pour une prise en compte des
parts de marché dans la déterminaon de la contribuon à la
dee de réparaon », Recueil Dalloz, 41, pp. 2709-2712.
P. Dehez et S. Ferey (2013), « How to Share Joint Liability. A
Cooperave Game Approach », Mathemacal Social Scienc-
es, 66(1), pp. 44-50.
2 |
Première tribune/ Interview