COMMUNAUTARISME ET REUSSITE INTEGRALE ? DASSOUNDO-ASSOGBA C. F. Jonas NOVEMBRE 2021 SOMMAIRE P4 Dédicace P5 Remerciements P6 Résumé P7 Introduction P 12 Revue de littérature P 16 Clarification des concepts P 18 Méthodologie adoptée P 19 Cadre théorique P 21 Nos découvertes P 22 Chapitre I : La communauté Juive : un exemple unique dans l’histoire des civilisations P 45 Chapitre II: Communautarisme et avancées économiques en Chine P 50 Chapitre de la III-La culture communauté du rêve américaine: américain vers le développement P 58 Chapitre IV: La communauté Igbo : exemple de société bien organisée P 82 Chapitre V : La communauté yoruba : Un exemple de réussite P 95 Chapitre VI : L’histoire des Sonikés P 107 Chapitre VII: Les Dogons au Mali : Une civilisation unique P 121 Chapitre VIII Le réseautage : outil puissant de développement des communautés P 132 Conclusion P 131 Références bibliographiques 3 A - DÉDICACE Ma merveilleuse épouse LINO Monrênikè Mes précieux enfants Akomola, Eyitayo et Kamoura 4 REMERCIEMENTS Mes sincères remerciements vont à l’endroit de : Coach Patrick Armand POGNON, Professeur émérite en coaching intégral pour avoir supervisé cette thèse et pour les nombreux conseils qu’il m’a prodigué tout au long de la rédaction, Tous les membres du comité scientifique pour leurs contributions diverses à l’accomplissement de cette œuvre, Tous les membres du bureau local de FIAD Parakou pour leurs soutiens divers, Tous les ambassadeurs de développement et sympathisants qui liront cette œuvre. 5 RÉSUMÉ Pour accomplir de grandes choses, il faut s’unir. On dit souvent qu’ensemble, on est plus fort. Ce dicton est-il un mythe ou une réalité pour les personnes en quête de réussite ? Cette thèse avait pour objectif de montrer comment à l’aide d’une communauté qui partage des valeurs, la société peut s’épanouir aussi bien de façon individuelle que collective. L’hypothèse de recherche était que le communautarisme est un outil puissant de réussite intégral. Une revue de littérature complète a permis d’analyser le système de communautarisme de plusieurs peuples à travers le monde notamment les communautés juives, chinoises, américaines, ibo, Yoruba, Soninké, Dogon, Bamiléké et Adja. Cette recherche a été donc une recherche sans terrain. Les travaux de recherche sur la réussite de la communauté juive ont montré l’exemple unique dans l’histoire des civilisations. La réussite de cette communauté tire sa source de son histoire, relatée par la bible. Pour les juifs, il est souhaitable d’être riche car la richesse est un moyen de mieux servir Dieu et mourir riche est une bénédiction. Quant à la communauté chinoise, son modèle est basé sur des organisations religieuses et des lignées avec le respect de règles strictes propres. Leur force reste et demeure la centralisation et l’unification en s’appuyant sur les réalités locales. La population très élevée qui devait constituer un handicap à son développement est devenue un atout pour son développement. Cette thèse a aussi montré comment les américains ont utilisé leur culture du cinéma pour vendre leur rêve à tout le monde entier. Les États-Unis sont montré comme le pays des miracles, de plein emploi par l’utilisation des mythes où l’extraordinaire est possible. 6 Quant aux communautés africaines, le socle de la réussite de leur modèle est basé sur leur culture. Ces communautés très bien organisées avec un système de pouvoir hiérarchisé et un ensemble de principes et de règles à respecter par les peuples faisaient d’eux des modèles de réussite. La communauté des Grasfields possède un système de tontine très bien organisé qui a pour but l’enrichissement de ses membres. La communauté Adja, très bien organisée sur le plan du commerce et des affaires. La communauté ibo très bien organisée en termes d’utilisation de la parole pour construire les relations familiales et sociétales comme par exemple les noms donnés qui avaient un sens particulier et un impact sur celui qui le porte. La communauté Yoruba qui a mis un point d’honneur à la consolidation de la moralité et de la conduite sociale par l’initiation et l’application des règlements ou des constitutions non écrites qui s’imposent à tous. La communauté Soninké qui est un peuple migrant pratique des activités commerciales itinérantes à travers toute l’Afrique. Cette communauté avait une capacité d’organisation collective autour du travail et toute une tradition d’allers retours entre les villages d’origine et les différentes zones d’implantation à l’extérieur. Le peuple Dogon est un peuple doté de savoirs extraordinaires dans le domaine de l’astronomie. C’était donc de véritables savants. Leur nom faisait référence à leur apparence et leurs comportements. Enfin la communauté des ambassadeurs du développement qui prône des valeurs comme la foi en Dieu ; la fraternité humaine ; la capacité transformatrice des individus ; le respect de la loi ; l’importance de la personne humaine ; la noblesse de servir l’humanité ne représenterait –elle pas une alternative crédible face à la déconstruction sociale de nos cultures et de nos valeurs si nous voulons aller à la réussite intégrale? 7 De façon générale, toutes les communautés étudiées ont des traits de caractères communs qui font leur force notamment l’attachement à leur culture, à leur civilisation, la pratique au quotidien des valeurs mises en place par elles-mêmes, un système de cercle où l’argent circule aussi longtemps que possible entre les membres de la communauté. Cette thèse a aussi révélé que les peuples qui ont pu conserver leur culture et qui ont trouvé un mécanisme pour la vendre sous forme de rêve étaient les communautés les plus connues qui ont fait de leur réalité un rêve qu’ils vendent au monde entier. Même si ces communautés développent aussi des attitudes discriminatoires envers d’autres peuples, il n’en demeure pas moins que le modèle qu’elles présentent est un modèle vendable si il est contextualisé et adapté aux réalités de chaque peuple et a pour socle la culture de chaque communauté. Cette thèse amène à des réflexions quant au modèle le plus approprié pour une société épanouie, prospère et heureuse à tout point de vue. Est-ce un modèle de vie qui allie culture, valeurs, éthiques, respect des lois, patriotisme économique et développement personnel ? Mots clés : Communautarisme, Réussite intégrale, Coaching, Développement personnel. 8 INTRODUCTION Depuis la nuit des temps, les peuples qui ont émergé socialement et économiquement ont des traits en commun. En observant de près, on constate que ces peuples avaient des valeurs partagées et respectées. On s’est aperçu que ces peuples étaient solidaires à toute épreuve, que ces peuples avaient développé un sentiment d’appartenance très forte à leur communauté. Ces peuples avaient compris que la réussite sociale, l’épanouissement économique avaient des principes et des bases à respecter. Ils avaient compris que la réussite intégrale était fortement corrélée à la mise en place d’un système social, d’un réseau de personnes ayant pour vision le développement intégral collectif et individuel de la communauté. Pour ces peuples, la solidarité est un devoir et dans le même temps la plus précieuse des richesses. Ne dit-on pas que « C’est par la main de l’homme que Dieu porte secours à l’homme ?». Selon la charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée le 26 Juin 1981, l’homme n’est rien sans ses liens avec ses semblables et a le devoir de les nouer et de les préserver. Chaque individu a le devoir de respecter et de considérer ses semblables sans discrimination aucune. Aussi se doit-il d’entretenir avec eux des relations qui permettent de promouvoir, de sauvegarder et de renforcer le respect et la tolérance réciproques. Un adage africain dit que la main seule n’attache pas un paquet, il faut être plusieurs pour bâtir quelque chose. La sagesse africaine répète ces idées essentielles : l’homme ne s’élève qu’en s’appuyant sur un autre. Un bambou unique se casse, mais nul ne peut casser un fagot de bambous ; Unis toi à mille personnes, ta force sera celle de mille personnes ; A chacun, l’association donne la force de tous. 9 Ces sagesses populaires montrent donc que la richesse, l’épanouissement, la protection sociale s’acquièrent beaucoup plus facilement lorsqu’on prend conscience de l’importance du pouvoir de l’association et qu’on le met en pratique. Mais pourquoi les gens ne se mettent-ils pas ensemble pour créer ce réseau puissant et réussir leur vie ? Un des principes forts de la création d’un réseau, d’une association est le sentiment d’appartenance et le partage d’un certain nombre de valeurs de la société qui sont des éléments catalyseurs de la réussite en association. Depuis l’esclavage, en passant par la colonisation jusqu’à l’avènement de la mondialisation où le monde est devenu un village planétaire, nous avons progressivement observé une société déconstruite, dépourvue de ses valeurs intrinsèques, nous avons observé une société qui au fil des années n’a plus de véritable identité. Les vraies valeurs ont laissé place à une société où l’individualisme, le désir de réussir seul est devenu le maitre mot. Ainsi, l’écart se creuse tous les jours entre les riches et les pauvres et une grande majorité de la société court à sa perte. Pour désamorcer cette bombe, le coaching intégral est né et se positionne comme un outil puissant pour inverser la tendance. Le coaching intégral, intervient dans neuf domaines. Il s’agit du développement personnel, de la santé, de l’argent, du bonheur conjugal, de la relation parent-enfants, de l’emploi, de l’entreprenariat, du leadership, de la stratégie et des affaires (Pognon, 2020). Considérant que tous ces domaines représentent les domaines prioritaires pour l’épanouissement total de tout individu, on est en droit de se poser la question, comment le coaching intégral peut contribuer à créer un réseau social, économique pour la réussite intégrale de la société ? 10 Cette thèse est construite autour des hypothèses suivantes : Hypothèse nulle : le communautarisme n’est pas indispensable pour réussir Hypothèse de recherche : le communautarisme est un outil puissant de réussite intégrale. 11 REVUE DE LITTÉRATURE Cette revue de littérature a pour objectif de faire le point des connaissances sur le sujet. Plusieurs ouvrages et documents scientifiques ont été utilisés pour mieux comprendre le fonctionnement des différentes communautés et ce qui fait leur particularité. Shmuel Trigado est le président de l’observatoire du monde juif qui est un organisme indépendant et autonome, qui a pour vocation d’étudier et d’analyser la condition des communautés juives et les problèmes auxquels elles sont confrontées en France et dans le monde, tant sur le plan de leur existence spécifique que sur celui de leur environnement politique, social et culturel. Il se donne pour objectif de clarifier les enjeux des questions juives, d’en informer les responsables politiques et les professionnels de l’information, de communiquer les résultats de ces investigations aux milieux de la recherche, d’aider les communautés juives à se repérer dans l’évolution des choses. Pour trancher sur les stéréotypes et les déformations qui accablent le plus souvent ces sujets, l’Observatoire se recommande des méthodes universitaires de la recherche sociologique et politologique. Son ouvrage Communauté juive et communautarisme paru en mai 2004 est un document scientifique qui retrace l’organisation du communautarisme juif notamment en France et met en lumière certains mythes développés autour de cette communauté très bien organisée. Le deuxième auteur est Jacques Andrieu, chercheur au CNRS-Centre de Recherches et de Documentation sur la Chine contemporaine. Son ouvrage sur le communautarisme et avancée économique de la chine permet de comprendre comment sur le plan identitaire, 12 la société chinoise a réussi à organiser la communauté et à en faire un levier de développement économique. Grace à ce communautarisme maitrisé et rattaché aux valeurs culturelles chinoises, la chine a pu créer son modèle de développement économique allant même à l’encontre des théories économiques qui stipulent que la trop grande démographie de la chine constituerait un frein à son développement. Le troisième auteur Carine Perreur qui a étudié la société américaine à travers une thèse de doctorat de l’université de la Sorbonne nouvelle. Le titre de la thèse est Le rêve américain dans l’œuvre de Romain Gary. Sa thèse publiée en 2010 décrit parfaitement comment la société américaine a été façonnée, comment le rêve américain a été construit. Il montre que le rêve américain est une source d’espoir, offrant des modèles idéaux, leur insuffle une force nouvelle avec une Amérique, faite de clichés. Le quatrième auteur est Françoise Ugochukwu, une anthropologue nigériane qui a publié en 2011: « Avis à qui de droit » : l’adresse indirecte en pays igbo du Nigeria, qui est un article scientifique paru dans Cahiers de littérature orale dans son 70e numéro. Cette œuvre scientifique reconstitue l’histoire culturelle des igbo et révèle ses nombreuses richesses, son organisation très structurée en réseau, le bon fonctionnement de son système démocratique, la valorisation de ses noms qui sont très significatifs, les contes et les proverbes. Le cinquième auteur est Ekundayo Aduke qui a beaucoup travaillé sur la culture Yoruba et notamment son article scientifique « The Age Grade in Pre-Colonial Socio-Political Organization of Okun Yoruba of North Central Nigeria ». 13 Il tente dans cet article de lever les zones d’ombre de la culture Yoruba en examinant le rôle de la classe d’âge dans le développement sociopolitique du pays d’Okun. La méthode utilisée est narrative et analytique et l’étude conclut qu’à travers le système de classes d’âge, une bonne gouvernance a été établie partout dans la région. Ainsi, l’absence d’un gouvernement centralisé chez les Okun Yoruba dans la période précoloniale a été comblée par le système de classes d’âge. De même la sociologue béninoise Yvette Onibon Doubogan a mis en avant à travers son œuvre scientifique « Les femmes Yoruba hier et aujourd’hui : quelle dynamique sociale ? », le rôle des femmes dans la consolidation de la culture Yoruba et son importance concernant la conservation et la valorisation des richesses culturelles Yoruba. Le sixième auteur Jacques Barou a fait un travail exceptionnel depuis 1990 sur les Soninké du Mali qui est toujours d’actualité au regard de sa richesse « les Soninké d’hier à demain » raconte les mythes au pays des Soniké et décrit les traits culturels qui font d’eux des communautés migrants avec une très bonne organisation de l’économie. Le septième auteur Anne-Doquet a travaillé sur le peuple Dogon et a retracé le patrimoine immense que constitue ce peuple du Mali. A travers l’organisation et la détention de connaissances scientifiques exceptionnelles datant de milliers d’années, les Dogons plus qu’une culture sont un patrimoine mondial. Son ouvrage « Une nature dogon? L’occultation de l’environnement naturel dans la patrimonialisation du pays dogon » met en relief les mythes, la culture et la nature du pays Dogon. 14 Le huitième auteur Thierry Ménissier dans son ouvrage « Culture et identité » parue en 2007 met en exergue une critique philosophique de la notion d’appartenance culturelle et les théories développées ont servi de fil conducteur tout au long de cette thèse. Enfin, le Coach Patrick Armand Pognon, dans la thèse l’Homme accompli a mis à la disposition de l’humanité des découvertes sur différents domaines du coaching pour permettre à l’homme de véritablement s’accomplir et de mieux s’épanouir. Il aborde le développement personnel, la santé, la parole transformatrice, l’emploi, l’entreprenariat, le leadership et la stratégie, les relations de couple, les relations parents enfants, l’argent et les affaires. Ses travaux mettent en exergue la possibilité de bâtir une communauté prospère à tout point de vue. 15 CLARIFICATION DES CONCEPTS Deux concepts clés feront l’objet de clarification dans cette thèse. Il s’agit de : Communautarisme : Est communautariste, toute relation qui instaure un niveau intermédiaire obligatoire entre l’État et le citoyen individuel, que l’État concède à ce niveau une fonction de répartition, de gestion ou de représentation (dans la mesure où il l’instituerait comme représentant une catégorie de citoyens) ou qu’une instance, émergée de la société civile, manifeste l’ambition de représenter devant l’État une catégorie de citoyens (dont elle ne pourra (et ne devra) pas revendiquer le suffrage universel, auquel seuls les représentants de l’État ont droit) (Trigado, 2004). Selon le Larousse, Le communautarisme est la tendance à privilégier la place des communautés dans l’organisation sociale. Quant à Wikipédia, il définit le communautarisme comme une conception qui soutient que « l’individu n’existe pas indépendamment de ses appartenances, qu’elles soient culturelles, ethniques, religieuses ou sociales ». Cette conception implique donc que les individus appartiennent invariablement à des communautés distinctes (d’où le terme) endogènes et homogènes. Une telle conception présuppose ainsi qu’il y ait globalement peu d’échanges et des incompréhensions fondamentales entre chaque communauté qui les empêcheraient ainsi de se fondre dans une seule. Cette idée s’oppose ainsi à l’universalisme qui conçoit au contraire de telles différences comme négligeables devant l’unicité du genre humain. Réussite : Selon le dictionnaire le Robert, c’est succès, résultat favorable: La réussite d’une entreprise. Réussite à un examen. Réussite sociale. 16 Dans la société moderne, la réussite en tant qu’accomplissement individuel constitue la clé du bonheur. Toutefois, de quel succès parlet-on ici ? Ce terme renvoie en effet à une multitude de définitions subjectives. La notion de réussite se décline en deux catégories : la réussite professionnelle et la réussite personnelle. Le succès d’un point de vue professionnel passe par des démarches éducatives dans le cadre scolaire. Le succès personnel est basé sur l’amour, la famille, l’environnement et les valeurs sociales. Dans cette thèse, au-delà de la réussite matérielle, la réussite est un état d’esprit. Il s’agit d’un sentiment de satisfaction de soi. Un manque d’assurance, de confiance en soi peut engendrer une mauvaise impression, voire un échec, ce qui conduit à une mauvaise opinion de soi. Les personnes ne peuvent espérer atteindre le succès qu’avec une pensée positive. Dans cette optique, il est capital de prendre conscience des objectifs atteignables afin d’éviter les risques de désillusion et de déception. Nous parlons également de la réussite intégrale qui prend en compte au moins neuf domaines du coaching à savoir le développement personnel, la santé, l’emploi et l’entreprenariat, les affaires, la relation homme femme, la relation parents enfants, le leadership et la stratégie (Pognon, 2020). 17 MÉTHODOLOGIE ADOPTÉE Cette thèse, pour sa réalisation a nécessité l’utilisation d’une série de travaux sur le communautarisme et la culture de différents peuples. La recherche est donc exploratoire. La méthodologie de recherche adoptée se base ainsi sur l’étude documentaire, l’analyse de textes. C’est donc une étude sans terrain. Nos travaux se fondent sur une hypothèse de recherche. Cette hypothèse est formulée clairement et est vérifiable. C’est d’elle que découlera les résultats obtenus. Notre recherche est ainsi hypothético-déductive. Notre étude cumule à la fois des recherches informatives et illustratives. Elle est informative de par l’exposé des faits observés au travers de l’analyse documentaire. Nous avons, en dehors des ouvrages, présenté une argumentation étayée d’exemples afin d’appuyer notre point de vue sur le sujet, la recherche est donc illustrative. Nous n’avons pas non plus occulté l’analyse de certains faits marquants repérés sur une période continue plus ou moins longue, la recherche est de ce fait longitudinale. Nos analyses ont en majorité pour fondement l’appréciation qualitative sans souci systématique de mesurer. Nos travaux ont enfin une particularité qui allie à la fois exploitation de sources documentaires existantes et collecte expérimentale dans le but de construire une situation artificielle sans terrain pour dégager des variables pertinentes, assurant une grande validité interne dans les résultats obtenus. 18 CADRE THÉORIQUE Cette thèse a eu pour fil conducteur la théorie basée sur l’impact de l’identité culturelle et le développement individuel et collectif des communautés. Cette théorie stipule que chez les humains, l’identité est intériorisée: elle désigne à la fois le fait d’être soi et de se savoir soi. La notion d’identité renvoie donc à celle de subjectivité (dans le premier cas) et de réflexivité (dans le second) (Ménissier, 2007). On pourrait dire également, en première approximation, qu’elle consiste en la capacité de s’identifier et par là de se reconnaître, aussi bien qu’en le fait d’être identifié et reconnu par autrui. L’identification humaine, qu’il s’agisse de l’auto identification ou de l’identification par autrui, implique de surcroît un acte de langage : par exemple, et pour dire les choses de manière minimale, dans les deux cas l’attribution d’un nom propre entre dans le processus d’identification. Pour se constituer réflexivement et pour être reconnue par un tiers, la subjectivité a comme condition fondamentale de possibilité, l’efficience du langage. A ces considérations, il convient d’ajouter une dimension supplémentaire: l’identité peut être singulière ou collective. La primauté de la condition langagière engendre en effet une telle possibilité : dans l’existence humaine la plus banale, des communautés de taille et de nature différentes constituent des “ centres d’identification ” à la fois collectifs et particuliers, à partir du partage d’un langage commun – groupe familial ou clanique, rassemblement social, communauté nationale dont la base est ethnique et qui est susceptible de recevoir une forme politique étatisée. 19 Ce qui apparaît donc très nettement, surtout dans le cas de la communauté nationale ethnique, c’est la dimension initialement culturelle de l’identité. “ Culture ” désigne en effet l’ensemble des principes d’une civilisation ou ensemble homogène de sociétés humaines ; parmi ces principes, le langage occupe une des premières places, vu qu’il est le moyen de rassembler les hommes (il est donc une condition de la civilisation elle-même) et le vecteur des valeurs dont l’affirmation permet aux membres d’une même culture de s’identifier et de se distinguer. Le partage de ces valeurs identitaires constitue donc le soubassement théorique qui nous a guidé tout au long de cette thèse. La modélisation de principes communs aux différentes communautés et tenant compte des spécificités de chaque communauté pourrait conduire à des résultats similaires ; toutes choses étant égale par ailleurs. L’hypothèse de recherche retenu est «: le communautarisme est un outil puissant de réussite intégrale». 20 NOS DÉCOUVERTES CHAPITRE 1 LA COMMUNAUTÉ JUIVE : UN EXEMPLE UNIQUE DANS L’HISTOIRE DES CIVILISATIONS Les rapports du peuple juif avec l’argent ont déclenché beaucoup de polémiques, entraîné tant de massacres qu’il est devenu comme un tabou à n’évoquer sous aucun prétexte, de peur de réveiller quelque catastrophe immémoriale. Certains veulent laisser croire qu’il existe un peuple juif uni, riche et puissant, placé sous un commandement centralisé, en charge de mettre en œuvre une stratégie de pouvoir mondial par l’argent. On rejoindrait par là des fantasmes qui ont traversé tous les siècles, de Trajan à Constantin, de Matthieu à Luther, de Marlowe à Voltaire, des Protocoles des Sages de Sion à Mein Kampf, jusqu’à tout ce que charrie aujourd’hui anonymement l’Internet. Les Juifs ont-ils été les usuriers dont l’histoire a gardé la mémoire ? Ont-ils entretenu avec l’argent un lien particulier? Ont-ils inventé la banque, par intérêt, ou ont-ils été contraints à exercer cette profession ? Sont-ils des acteurs spécifiques du capitalisme ? Ont-ils profité des guerres et des crises pour faire fortune ? Ou, au contraire, n’ont-ils été banquiers, orfèvres, courtiers, que lorsqu’on leur interdisait l’accès aux autres métiers ? Il faut pour cela retourner aux textes qui définissent la doctrine juive à l’égard de l’économie et de l’argent. 1-1 Ce que dit la bible Selon le récit biblique, le premier homme, Ish ou Adam, vit d’abord au jardin d’Eden, lieu de non désir, d’innocence et d’intégrité qui lui garantit l’abondance et le préserve des nécessités du travail, sinon pour garder ce jardin seuls deux interdits le frappent qui, tous deux, concernent la nourriture : il ne doit pas manger des fruits de l’arbre de 22 la connaissance car il y découvrirait le savoir, la conscience de soi et donc le doute, ni de ceux de l’arbre de la vie car il y gagnerait l’éternité. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de privilèges de Dieu. Première inscription de l’humaine condition dans l’économie : pour ne pas désirer, l’homme ne doit pas connaître l’étendue de son ignorance, ni la finitude de sa condition. Sitôt qu’il viole l’un de ces deux interdits (en mangeant le fruit défendu), il découvre la conscience de soi et le désir ; il est alors relégué dans le monde de la rareté où rien n’est disponible sans travail. « Le désir produit la rareté », dit ainsi la Bible, et non pas l’inverse. Première leçon d’économie politique. Cette expulsion du jardin d’Éden, cet exil de la condition humaine fait de l’homme un être matériel. Ish, l’homme sans nom, l’homme générique, devient alors l’homme particulier, qui passe avec Dieu un contrat transformant la condition humaine en projet : réaliser le royaume de Dieu sur la Terre pour retrouver l’innocence morale, faire disparaître le manque. Pour la première fois, une cosmogonie ne se vit pas comme cyclique ; elle ne se donne pas pour but le retour. Elle fixe un sens au progrès ; elle fait de l’alliance avec Dieu la flèche du temps ; elle accorde à l’homme le choix de son destin: le libre arbitre. L’économie est le cadre matériel de l’exil et le moyen de réinvention du paradis perdu. L’humanité a désormais pour objectif de dépasser sa faute. Elle dispose d’un moyen pour l’atteindre : mettre en valeur le temps. Mais, raconte-la Genèse, génération après génération, tout dérape. Les hommes, au lieu de travailler à réinventer un nouveau jardin de délices, s’en éloignent par leurs conflits et leurs ambitions. Plus ils oublient Dieu, plus ils peinent pour survivre. La Genèse n’est plus alors que le récit d’Abel à Noé, de Noé à Abraham, d’Abraham à Joseph, de la confrontation de plus en plus désastreuse de l’homme avec toutes les contraintes de l’économie. 23 Incapables de préférer les exigences de la morale à celles de la rareté, les fils d’Adam s’entretuent. Caïn, dont le nom signifie « acquérir » ou « jalouser », reçoit la terre en partage. Abel, dont le nom renvoie au néant, au souffle, à la vanité, à la fumée, reçoit les troupeaux. Quand le paysan refuse au berger le droit de passage, l’un des deux frères y laisse la vie. Deuxième leçon d’économie : nul ne désire ce que l’autre désire ; il n’y a donc de société possible que dans la différenciation des besoins. Le meurtre du berger n’est pas un simple fratricide ; le vrai coupable est la terre elle-même, cette terre maudite que Caïn n’avait reçue en partage que pour y accueillir son frère. Si la Bible donne le beau rôle à la victime nomade, elle laisse survivre le meurtrier. La langue dit alors beaucoup sur le rapport à l’argent. Le principal mot utilisé pour désigner l’argent, kessef, apparaît environ 350 fois dans la Bible. Il s’écrit avec les trois consonnes « KSF » qui, vocalisées kossèf, désignent l’envie, la nostalgie ; ce qui n’est évidemment pas sans rapport avec l’argent. Par ailleurs, ces trois mêmes consonnes, vocalisées kassaf ou autrement, forment un verbe qui apparaît à cinq reprises seulement dans toute la Bible, avec à chaque fois un sens voisin de « désirer ». Ces passages révèlent d’ailleurs les formes du désir que l’argent permet de satisfaire. L’argent permet de réclamer son dû, comme quand Job dit à Dieu : « Tu m’appellerais, et moi je te répondrais, et l’œuvre de tes mains tu la réclamerais ». L’argent permet de satisfaire une impatience, comme quand David dit à propos de ses ennemis : « Ces gens-là sont à l’image du lion, qui est impatient de déchirer ». L’argent permet de satisfaire le désir d’être aimé, comme quand le prophète Sophonie proclame : « Ressaisissez-vous, gens sans désir » ; ce qu’on traduit encore par « peuples indignes d’être aimés ». 24 L’argent permet de cesser de languir, comme quand le poète chante: « Mon âme languit jusqu’à se consumer ». Enfin, l’argent permet d’obtenir ce pour quoi on est prêt à tout, sauf au vol. Ainsi, Laban dit-il à Jacob, qui le quitte en emportant les idoles prises par Rachel : « Pourquoi astu donc volé mes dieux ? » Ainsi, l’argent renvoie à la réclamation, au désir, à la langueur, à l’amour, à la passion. Il permet de les satisfaire de façon non violente, civilisée, à condition de maîtriser ce désir car « qui aime l’argent n’est jamais rassasié d’argent », dit magnifiquement l’ecclésiaste. Leçon d’économie encore : l’amour du désir ne peut sécréter que du désir. Mais, puisque l’hébreu aime jouer avec les lettres, on obtient aussi, en modifiant l’ordre de celles de kessef, ou en changeant une lettre du mot, d’autres mots qui approchent encore autrement le sens de l’argent, tels que kachef (sorcellerie), hessef (découvrir, révéler), sahaf (ravager) ou encore sekef (affaiblir, décourager, tourmenter). Kessef peut également se décomposer en kes (couper, annuler) et sof (fin). Le mot signifie donc aussi la « fin de l’annulation » : l’argent marque ainsi la fin d’une rupture, d’une violence, la reprise d’une communication, le début d’un message. Très exactement ce qu’il est. L’argent-monnaie se dit maot ; ce qui, avec une autre vocalisation, peut se lire mèèt (ce qui dépend du temps). Autrement dit, l’argent est une façon de cristalliser le temps, celui du travail et celui de la négociation. L’argent au sens de « redevance due » se dira également, plus tard, DaMim, qui est aussi le pluriel de DaM (sang). L’argent substitut du sang : on asperge l’autel avec le sang (DaM) de l’animal sacrifié, acheté avec l’argent (DaMim) de celui qui offre le sacrifice. 25 Dangereuse et lumineuse proximité, déjà rencontrée en Égypte à plusieurs reprises et que détourneront les accusateurs chrétiens puis musulmans pour accuser les Juifs de boire le sang des enfants. DM donne aussi DaMa (ressembler, comparer, représenter), car l’argent représente les choses afin de les comparer. DM peut enfin se vocaliser DoM (silence) ; ce qui revient à dire que l’argent réduit au silence, qu’il évite la discussion, mais aussi, selon la très belle interprétation ultérieure du Talmud, qu’en dépit de l’argent versé à titre de dédommagement, l’agresseur n’est pas quitte tant qu’il n’a pas obtenu le pardon de sa victime. Un autre mot encore désigne l’argent, au sens de « fortune » : mamon ; alors que ma-moné est le raccourci de ma (ata) moné, qui veut dire : « Que comptes-tu faire ? ». Autrement dit, l’argent oblige à calculer ses actes. Comme les lettres ont une valeur numérique, on peut aussi trouver des équivalences et des relations intéressantes entre les mots dont la valeur totale des lettres est identique. Ainsi, un rabbin du début du XIVème siècle, Jacob Ben Acher, dit Ba’al ha-Tourim, fit remarquer que les trois mots mamon (fortune), soulam (échelle) et oni (pauvreté) ont la même valeur numérique : 136. Il découvre, dans ce lien entre trois mots a priori sans rapport, une interprétation du rêve de Jacob : l’échelle de Jacob, qui met en relation les hommes avec Dieu, nivelle les différences entre les riches et les pauvres. Le peuple juif fait ainsi de la monnaie l’instrument unique et universel d’échange, tout comme il fait de son Dieu l’instrument unique et universel de la transcendance. Le mot leshalem (payer) se vocalise aussi shlemout (intégrité) et shalom (paix). Autrement dit, le règlement des dettes est un moyen d’obtenir la paix. Là encore, l’échange monétaire apparaît comme une meilleure façon de régler les conflits plutôt que la dispute ou la guerre. 26 Le mot sha’ar, qui désigne la « valeur » permettant de calculer une équivalence, vient d’une racine qui signifie aussi « fixer », «préparer»; il désigne également la porte d’une ville, c’est-à-dire l’endroit où le tribunal rend la justice et fixe la valeur des choses et des actes. « Comme la valeur de son âme, ainsi il est »8. Autrement dit, tout se compte, tout est jugé. La valeur en argent de chaque chose est indissociable de sa valeur éthique. En hébreu moderne, le mot désigne le prix courant des choses, en particulier le cours des monnaies et des titres. Un peu plus tard, un texte de la Bible peu commun fixe le rapport du peuple juif avec l’argent. Dans sa prière inaugurale du Temple, Salomon prie et offre des sacrifices (des taureaux) pour le bonheur de chacune des 70 nations peuplant le monde. Et lui assigne d’ailleurs une vocation universelle : « Afin que tous les peuples de la Terre reconnaissent ton nom... »9. Texte essentiel pour l’avenir : le peuple hébreu ne peut être heureux si les autres ne le sont pas. Ses richesses n’ont de sens que si elles contribuent à la richesse de tous les autres. Rien n’est bon pour les Hébreux s’il n’est bon pour les autres, toute richesse doit être partagée avec le reste du monde : un coin du champ est ainsi réservé aux étrangers qui peuvent librement venir récolter le fruit du travail du paysan hébreu. Sous Salomon, se fixant les premières lois économiques, la propriété privée est protégée sans être pour autant sacrée. Tout transfert de propriété, toute transaction commerciale doivent être faits par-devant témoins. La propriété mobilière se transmet par réception de l’objet ; la propriété foncière se cède par une cérémonie au cours de laquelle le vendeur ôte son soulier. Les droits du locataire sont maintenus, si son contrat court alors que la propriété est vendue. La propriété d’autrui doit être protégée : « Si tu trouves égaré le bœuf ou l’âne de ton ennemi, tu le lui ramèneras ». 27 Mais nul ne va en prison pour dette ou même pour vol. S’il y a insolence devant un juge, la peine est beaucoup plus lourde. La tromperie est un « vol mental » et doit être sanctionnée davantage que le vol matériel. Il est écrit : « Maudit celui qui égare l’aveugle » et : « Tu ne dois pas mettre un obstacle sur le chemin d’un aveugle »; ce qui est interprété comme l’interdiction de dispenser sciemment un mauvais conseil, de vendre des objets frelatés (vin, nourriture avariée) ou nuisibles (armes, drogues), de tromper celui qui ne sait pas, de peser les produits avec des poids truqués. De plus, comme les Hébreux côtoient de plus en plus d’étrangers à Canaan et ailleurs, les tribunaux sont amenés à distinguer ce qui est interdit à tous les hommes de ce qui l’est aux seuls Hébreux, peuple-prêtre aux devoirs particuliers. Peuton vendre à des étrangers des armes, des idoles ? Peut-on leur prêter à intérêt ? L’intérêt (qui se dit nechekh ou « morsure ») est interdit au sein de la communauté parce que le prêt y est considéré comme une forme de solidarité entre frères et non comme un commerce. Même si l’emprunteur est aisé, on doit lui prêter sans intérêt, car on ne sait pas s’il le sera encore à l’échéance du prêt ; il doit donc être traité comme un pauvre potentiel. Celui qui sollicite un prêt à intérêt est aussi coupable que celui qui l’accorde. Certains déjà tournent cet interdit en investissant dans une affaire et en partageant les risques et les revenus avec l’entrepreneur. Dans le commerce, à condition qu’il existe une vraie concurrence, les prix sont libres, sauf pour les produits de première nécessité ; les bénéfices pour ceux-là sont limités au sixième du prix de revient, avec deux intermédiaires au maximum. 28 Autrement dit, le profit commercial sur les produits de base ne peut dépasser l’impôt au Temple, lui aussi d’un sixième. Le premier installé est parfois protégé de concurrents trop agressifs. Point essentiel : chacun doit à tout prix éviter d’accepter un travail contraint, dépendant, car se soumettre à quelqu’un équivaut à retourner en Égypte, à s’adonner à une drogue ou à succomber à l’idolâtrie. « Vends-toi toi-même pour un travail qui t’est étranger, mais ne sois pas dépendant ». Cette interdiction explique pourquoi, de siècle en siècle, les Juifs refuseront le plus souvent d’appartenir à de grandes organisations et préféreront travailler à leur compte. Comme la richesse, le travail manuel est glorifié s’il est mis au service de valeurs éthiques. Dans la mesure où il n’est pas contraint, il passe même avant le travail d’étude, puisqu’il permet de gagner les moyens de se consacrer à l’étude. « Que l’Éternel te bénisse dans toute l’œuvre de tes mains ». Réparer le monde est le premier devoir. L’employé a droit à une protection contre les caprices de son employeur : le salaire doit être payé à jour fixe; il est interdit de faire travailler quiconque dans des conditions nuisibles à la santé ; le travailleur trop jeune, malade ou âgé doit être protégé. Les salariés ont le droit de s’unir, mais les unions ne peuvent aboutir à exclure un tiers du travail. La grève doit permettre au salarié d’exiger le respect du jugement d’un tribunal, d’un contrat ou d’une coutume. Les activités interdites le jour de shabbat ne sont pas encore énumérées en détail, mais, le samedi, il est d’ores et déjà défendu de labourer, de faire travailler les esclaves et les animaux, d’allumer un feu. Plus tard, on pourra, le samedi, faire jouer la légitime défense. Le statut de l’esclave se précise. 29 Autrement dit, le profit commercial sur les produits de base ne peut dépasser l’impôt au Temple, lui aussi d’un sixième. Le premier installé est parfois protégé de concurrents trop agressifs. Point essentiel : chacun doit à tout prix éviter d’accepter un travail contraint, dépendant, car se soumettre à quelqu’un équivaut à retourner en Égypte, à s’adonner à une drogue ou à succomber à l’idolâtrie. « Vends-toi toi-même pour un travail qui t’est étranger, mais ne sois pas dépendant ». Cette interdiction explique pourquoi, de siècle en siècle, les Juifs refuseront le plus souvent d’appartenir à de grandes organisations et préféreront travailler à leur compte. Comme la richesse, le travail manuel est glorifié s’il est mis au service de valeurs éthiques. Dans la mesure où il n’est pas contraint, il passe même avant le travail d’étude, puisqu’il permet de gagner les moyens de se consacrer à l’étude. « Que l’Éternel te bénisse dans toute l’œuvre de tes mains ». Réparer le monde est le premier devoir. L’employé a droit à une protection contre les caprices de son employeur : le salaire doit être payé à jour fixe; il est interdit de faire travailler quiconque dans des conditions nuisibles à la santé ; le travailleur trop jeune, malade ou âgé doit être protégé. Les salariés ont le droit de s’unir, mais les unions ne peuvent aboutir à exclure un tiers du travail. La grève doit permettre au salarié d’exiger le respect du jugement d’un tribunal, d’un contrat ou d’une coutume. Les activités interdites le jour de shabbat ne sont pas encore énumérées en détail, mais, le samedi, il est d’ores et déjà défendu de labourer, de faire travailler les esclaves et les animaux, d’allumer un feu. Plus tard, on pourra, le samedi, faire jouer la légitime défense. Le statut de l’esclave se précise. 30 Un système de protection sociale sophistiqué se met progressivement en place à l’initiative des juges. Justice et charité se confondent en un concept particulier, tsedaka, mot qui renvoie à « charité » autant qu’à « solidarité », à « justice » autant qu’à « justesse ». La tsedaka s’applique à tous ceux qui risquent d’être exclus de la communauté par leur pauvreté ou par leur rébellion : « Si ton frère vient à désobéir, si tu vois chanceler sa fortune, soutiens-le ; fût-il étranger et nouveau venu, et qu’il vive avec toi ». Le pauvre doit recevoir de la communauté non seulement de quoi manger, mais aussi de quoi créer une nouvelle activité et vivre dignement de son travail. Une communauté est tenue d’assister tout pauvre qui réside en son sein en y consacrant au moins le dixième de ses revenus. C’est le Temple qui répartit les dons entre les pauvres. Un « bureau secret » permet de donner anonymement, et aux pauvres de recevoir sans se faire connaître. À l’inverse, la richesse ne doit pas être sans limites. Il ne faut pas être trop riche. Dans les Proverbes (30, 8-9), il est écrit : « Ne me donne ni indigence, ni opulence, laisse-moi gagner ma part de pain, de crainte qu’étant comblé je n’apostasie et ne dise qui est Dieu ? Ou encore, qu’étant indigent je ne profane le nom de Dieu ». Pour en freiner l’accumulation excessive, et conformément aux exigences de l’agriculture, il est impératif de laisser la terre reposer 1 an sur 7 (c’est l’année sabbatique) et d’abandonner cette année-là les produits de la terre aux plus pauvres. En outre, tous les 49 ans, chaque terre est rendue à son propriétaire initial, c’est-à-dire à celle des 12 tribus qui l’a reçue en partage (c’est le jubilé). Cette obligation s’étend aux prêts qui, eux aussi, doivent être annulés tous les 49 ans. Ce mécanisme revient à interdire la constitution de grandes propriétés, à rendre inutile la possession d’esclaves agricoles, à empêcher surtout de transmettre des richesses au-delà de deux générations et à réduire l’attachement à la terre. 31 Lorsque le royaume s’effondre et que le peuple juif est dispersé, la doctrine économique vise à fixer les meilleures conditions de survie du groupe en milieu étranger. Elle est fondée sur trois principes : travail, concurrence, solidarité. Chaque membre de la communauté doit travailler pour gagner sa vie, en conformité avec les principes éthiques posés par la loi, si possible dans un métier libre et solitaire. Chacun doit accepter la compétition ; ce qui lui permet d’avoir une chance de faire fortune, mais lui fait aussi courir le risque de l’échec, et rend nécessaire la solidarité. Chacun, enfin, doit prendre garde à ne pas nuire au groupe aux yeux des tiers et même, s’il le peut, se rendre utile aux hôtes qui les reçoivent. Le travail est une priorité absolue. Un oisif est dangereux pour la communauté, parce qu’il est une charge et parce qu’il peut en venir au brigandage, voire au meurtre, et nuire ainsi au groupe tout entier. Une communauté se considère d’ailleurs comme responsable de tous les crimes commis dans le voisinage. Le travail manuel est regardé comme particulièrement digne, même pour les lettrés : « Prends un travail, même si ce travail n’est pas conforme à ce que tu pourrais considérer comme ton honneur, afin de ne pas avoir besoin », énoncent les maîtres, qui ajoutent : « Celui qui vit du labeur de ses mains est supérieur à l’homme pieux qui croit en Dieu ». Même un rabbin doit travailler de ses mains pour gagner sa vie ; il ne doit pas attendre, comme certains le faisaient à Jérusalem, le produit de la dîme. Se renforce la méfiance à l’égard du salariat : travailler pour autrui peut constituer une aliénation; il vaut mieux travailler pour son compte. Les sages disent : « L’univers est obscur pour celui qui attend sa nourriture d’autrui ». Les tribunaux de l’époque se défient volontiers des employeurs. Par exemple, payer le salaire en retard peut être considéré comme un péché aussi grave qu’un meurtre : « Le jour même, tu lui remettras son salaire avant que 32 se couche, car il est pauvre et attend son salaire avec anxiété ». Le profit sur les produits de base reste limité à un sixième ; ce qui conduit d’ailleurs les fournisseurs juifs à vendre souvent moins cher que leurs concurrents non juifs. Les tribunaux peuvent même fixer les prix de ces biens de première nécessité, essentiels à la survie, et interdire de les vendre hors de la communauté s’ils deviennent rares. Chacun doit consacrer le dixième de son revenu à la solidarité. La communauté juive d’une ville doit évidemment accueillir tout Juif qui vient la rejoindre. Nul ne doit empêcher un nouveau venu d’ouvrir un commerce, même s’il met en difficulté des commerces déjà installés, à condition toutefois qu’il améliore la situation des consommateurs (par exemple, en offrant des produits nouveaux ou des prix plus bas), qu’il ne ruine pas tous les commerces existants, et qu’il n’augmente pas les nuisances telles que fumées ou odeurs. Tirant les leçons de la précarité des situations et de la nécessité de se tenir prêt à partir, les tribunaux fixent des principes de gestion du patrimoine : « Un homme doit toujours garder sa fortune sous trois formes : un tiers en terre, un tiers en bétail, un tiers en or ». Ils précisent aussi les conditions de l’aide dispensée aux pauvres, aux veuves, aux orphelins et aux étrangers, contre les créanciers et la maladie. Il reste interdit de prêter à intérêt à un Juif, tout emprunteur risquant de devenir pauvre et insolvable : l’intérêt demeure assimilé au mensonge et au détournement. « Si tu prêtes de l’argent à un compatriote, à l’indigent qui est chez toi, tu ne te comporteras pas envers lui comme un prêteur à gages, tu ne lui imposeras pas d’intérêts»17. Il est tout aussi interdit d’emprunter à intérêt, de rédiger l’acte de prêt, de le parapher à titre de témoin. 33 Sont également prohibés tous les actes par lesquels un créancier pourrait profiter indirectement de son prêt (avaq ribbit, littéralement « poussière de l’intérêt »). Malgré cette interdiction générale, l’interprétation subtile des textes permet aux tribunaux de tolérer certaines pratiques : ils limitent d’abord l’interdiction aux prêts à la consommation, les seuls qui concernent vraiment les pauvres. Les prêts à l’investissement sont autorisés selon des mécanismes très précis ; par exemple, des biens laissés en gage d’un prêt sans intérêt sont rachetés, au moment du remboursement par l’emprunteur, avec une marge équivalant à un intérêt. Les gages sont pourtant, en principe, sévèrement contrôlés : « Tout homme rentrera dans le bien qu’il possède et chacun retournera à sa famille ». Tout bien peut être laissé en gage sans limites de temps, sauf les logements qui ne peuvent être repris par l’emprunteur que dans le délai d’un an, afin de permettre au prêteur de s’y installer avec sa famille. Hors de la communauté, qui exige solidarité et charité, l’intérêt est autorisé car il n’a rien d’immoral. « À l’étranger, tu pourras prêter et emprunter à intérêt ». Nul n’est tenu de considérer l’étranger comme un pauvre en puissance. Les non Juifs ne risquent pas non plus d’être expulsés. Comme il n’y a pratiquement aucune sanction, hormis l’exclusion de la communauté, très délicate à prononcer, les tribunaux doivent sans cesse répéter la jurisprudence. Et les prêts directs à intérêt entre Juifs sont nombreux, ainsi que l’attestent, au Vème siècle avant Jésus-Christ, des papyrus établis en Égypte par la communauté juive d’Éléphantine, une île située face à Assouan. 34 Pour les Juifs, il est souhaitable d’être riche ; la richesse est un moyen de mieux servir Dieu ; l’argent peut être un instrument du bien ; chacun peut jouir de l’argent bien gagné ; mourir riche est une bénédiction dès lors que l’argent a été acquis moralement et qu’on a accompli tous ses devoirs à l’égard des pauvres de la communauté ; tirer un intérêt de l’argent n’est pas immoral ; et si l’on ne doit pas le faire entre Juifs, c’est par souci de solidarité, pas par interdit moral. L’argent est, comme le bétail, une richesse fertile, et le temps est un espace à valoriser. La critique chrétienne du judaïsme mêle d’emblée le théologique et l’économique en combinant les accusations de déicide avec celles d’accaparement. Les Évangiles opposent Judas (qui accepte de recevoir 30 deniers pour livrer Jésus, puis espère être lavé de sa faute en les rendant) à MarieMadeleine qui répand pour 300 deniers de parfum aux pieds du Christ, faisant de l’argent un moyen de rédemption et donnant l’exemple d’une offrande pour la rémission des péchés. Les Évangiles opposent aussi la prétendue « loi juive du talion », venue d’Hammourabi et dénoncée dans le Pentateuque, à l’apologie chrétienne de la non-violence. Matthieu reprend cette accusation à son compte. Il fait dire à Jésus : « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent. Et moi, je vous dis de ne point résister au mal que l’on veut vous faire, mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentezlui encore l’autre ». Or, le verset biblique cité dit en fait : « Tu donneras vie selon (et non pour) vie, œil selon œil, dent selon dent... ». Le mot ta’hat (selon) désigne non pas une vengeance, mais, au contraire, le versement d’une indemnité en compensation d’un dommage. 35 Le verset exige donc de se contenter d’argent quand on a perdu du sang. Cette interdiction des représailles se retrouve dans d’innombrables autres versets du Pentateuque, dont celui-ci que Jésus, excellent docteur de la loi, cite si souvent qu’on en oubliera par la suite la référence initiale : « Ne te venge pas et ne garde pas rancune. (...) Aime ton prochain comme toi-même ». Même si, dans cet esprit, certains théologiens du christianisme antique, comme Clément d’Alexandrie, prônent une éthique économique forte proche de la morale du Pentateuque, les premiers Chrétiens tirent argument de ces passages des Évangiles pour soutenir que, chez les Juifs, tout se mesure en argent, tout se monnaie: même le temps, même la chair humaine, même Dieu ! « Le Juif », disentils, « qui a échangé le Messie contre de l’argent, est prêt à tout acheter et à tout vendre. Le marché est sa seule Loi ». L’antijudaïsme chrétien est immédiatement inséparable de la dénonciation économique. 1-2- Le rôle des juifs dans la finance Au tournant du premier millénaire, les Juifs sont en situation d’être les prêteurs contraints. Ils commencent comme prêteurs des princes de l’islam, quand ils s’installent, plus fermiers que banquiers. Puis, quand s’éveille l’Europe, ils deviennent les prêteurs des princes et des paysans. Nul autre qu’eux n’a le droit de prêter et nul n’accepte de communauté juive sur leur sol sans les contraindre à prêter. Aucun Juif ne peut être médecin sans être prêteur, ni paysan, ni même rabbin, sans prêter. Et naturellement, pour ne pas rembourser la dette, on trouve tous les prétextes, de l’expulsion au massacre. 36 Tel est le fil conducteur qui relie au long des siècles ces marchands qui étudient les textes à la chandelle en même temps qu’ils transportent des balles de coton sur des navires faisant route d’Aden vers l’Inde, ces tailleurs qui ;cousent des fourrures dans les échoppes d’un village polonais, ces paysans qui cultivent la vigne dans une douce province française, ces orfèvres qui négocient des pièces rares à Francfort, ces financiers qui placent les emprunts des princes allemands et des compagnies de chemins de fer américaines, ces syndicalistes qui organisent des grèves en Lituanie, ces dirigeants communistes russes, ces ouvriers polonais, ces industriels allemands, ces explorateurs d’Amérique et de Chine, ces marranes qui meurent pour leur foi, ces pirates des Caraïbes, ces producteurs d’Hollywood, ces dockers d’Odessa, ces mendiants dans les marchés du Maroc, ces fripiers dans le bled algérien. Tous sont confrontés au même choix : s’installer, devenir sédentaires, s’assimiler et perdre leur identité, ou bien rester eux-mêmes, remplir des rôles dont les autres ne veulent pas, courir le risque d’être persécutés et renvoyés. Le peuple juif a joué ainsi le rôle du nomade créant des richesses pour le sédentaire. C’est ainsi qu’il remplit son rôle de « réparateur du monde ». Aussi, son identité s’est-elle construite dans ce nomadisme forcé ; son nom est voyage ; sa vie est mouvement ; sa nostalgie est sédentaire. Le neuf constitue son fonds de commerce. Nomade, il ne peut accumuler durablement, ni s’enraciner ; l’argent ne peut être pour lui qu’un véhicule. Le nomadisme n’est pas une supériorité, mais juste une spécificité partagée avec d’autres peuples et absolument nécessaire à la survie et au bien-être des sédentaires. 37 Plus précisément, les Juifs assurent depuis près de 3 000 ans les trois services essentiels rendus par les voyageurs : découvrir, relier et innover. Sans ces apports, aucune société ouverte n’aurait pu survivre. Toute découverte est nécessairement le résultat d’un vagabondage nomade ; elle n’est jamais une appropriation, mais la mise à disposition de tous d’une idée, d’un territoire ou d’un savoir. Dès qu’ils s’ébranlent pour leur premier voyage, et avant même d’assurer leur identité par leur livre, les Hébreux sont des découvreurs. Leur première découverte est celle de l’unicité de Dieu. Une telle percée ne pouvait être faite que par des nomades : en voyageant, ils transportent leurs dieux avec eux ; ceux-ci finissent nécessairement par se fondre en un seul, pour être transportable. Ce Dieu étant désormais partout avec eux, il n’est plus le Dieu d’un territoire, mais forcément aussi celui des lieux qu’ils traversent : leur Dieu ne peut qu’être celui de tous. Une autre découverte à laquelle ils participent au premier rang est celle de la monnaie et de ses instruments : le chèque, la lettre de change, le billet de banque. Abstraction, forme d’universel, bien nomade, l’argent remplit dans le domaine matériel des fonctions parallèles à celles de Dieu : comme Dieu remplace le polythéisme, l’argent se substitue au troc. Comme lui, il se substitue à la violence, au sacrifice, aux représailles. Comme l’idée de Dieu, l’argent est une abstraction nomade. Comme lui, mais sur un tout autre terrain, il se présente comme tout puissant, infaillible, jaloux, incompréhensible, organisateur de la vie collective. Comme Dieu, l’argent permet de voyager léger ; il est source de découverte. 38 Il est un moyen de servir Dieu, de faire le bien. Il n’est pas différent de ce qu’est le pinceau pour le peintre, dira au XXème siècle le banquier Siegmund Warburg, retrouvant ainsi l’obsession juive de ne considérer la fortune que comme un moyen de réaliser d’autres exigences. Mais, différence radicale avec Dieu qui est éternel, l’argent est précaire, volatil, réversible. Il est l’autre face de Dieu. Enfin, le nomade n’habite pas seulement l’espace, mais également le temps, à l’intérieur duquel il voyage pour prévoir le futur et en évaluer les risques. Aussi, la spéculation intellectuelle constitue-t-elle à ses yeux un voyage virtuel dans la durée. Ce sens du long terme est aiguisé par le métier de prêteur forcé, qui pousse les Juifs à évaluer les aléas, à prendre des gages, à s’assurer. C’est pourquoi ils sont présents dans tous les métiers liés à l’estimation du risque, autrement dit à l’exploration du temps : de banquier à assureur, de philosophe à futurologue... Et, là encore, ils découvrent, annoncent, quitte à être tenus pour responsables des événements qu’ils prédisent, des menaces qu’ils soulignent. Encore boucs émissaires. Ainsi, se mettent en place dès l’Antiquité des communautés- relais dans tous les ports et foires, et se créent des réseaux de communication culturels et commerciaux entre des lieux, des peuples, des groupes sociaux, des entreprises, des marchés sans lesquels l’économie du monde n’aurait pu croître. Le premier métier juif est donc tout naturellement celui de courtier, qui consiste à trouver un fournisseur pour ce que l’on veut acheter, ou un client pour ce que l’on veut vendre. Ils exercent aussi tous les autres métiers de « relieurs »: navigateurs, armateurs, diplomates, banquiers d’affaires, imprimeurs, journalistes, écrivains, cinéastes... 39 Des radhanites du XIème siècle aux marranes du XVIIème, de Gracia Mendes à André Meyer. L’écrit est l’instrument premier de cette relation. Un nomade ne peut relier, s’il ne lit pas. Aussi, le mode d’expression écrit, dont les Juifs sont parmi les plus anciens détenteurs, est-il pour eux si essentiel. Et avec lui, l’imprimerie, le téléphone, la radio, le cinéma et toutes les autres formes de la communication.De Menasseh Ben Israël aux frères Warner. De Julius Reuter à Isaac Berliner. Des frères Soncino à David Sarnoff. Comme ils exportent, comme ils relient, ils importent. Une fois admis par des sédentaires et ayant relié entre elles des nations sédentaires, ils apportent dans l’une ce qu’ils ont découvert en d’autres : des marchandises, des capitaux, des idées. Le premier métier des étrangers est d’ailleurs de fournir ceux qui les accueillent en produits de l’extérieur. Ils fournissent donc du poivre à Lisbonne, des diamants à Anvers, du café à l’Italie, du tabac à Lisbonne, des uniformes à l’Amérique, des soieries précieuses aux princes allemands. Ils apportent aussi du neuf jusque dans les métiers les plus sédentaires, bouleversant, par exemple, l’agriculture en Babylonie, en Espagne, en Mésopotamie, en Palestine, en Égypte, en Pologne, au Brésil, au Surinam, aux États-Unis. Ils bouleversent aussi bien les relations sociales: premiers syndicalistes, voire premiers révolutionnaires, important en Amérique ces idées mûries en Europe Occidentale et mises en pratique en Europe de l’Est. 40 Importateurs d’argent et de métaux précieux, ils sont enfin apporteurs de capitaux destinés aux paysans, aux croisés, aux villes, aux églises, aux cours, aux armées, de Babylone jusqu’en Espagne, de Pologne jusqu’en Allemagne, de Londres jusqu’en Amérique. L’argent devient avec eux le véhicule du neuf, et eux-mêmes deviennent une bourgeoisie joker, une bourgeoisie de substitution, s’employant à trouver les ressources dont ont besoin les trésors publics : banquiers des croisades, des rois d’Angleterre, des villes allemandes, de la jeune Amérique, toujours haïs pour les services qu’ils rendent. Encore une fois, boucs émissaires. Parmi ces grands courtiers du neuf : le duc de Naxos à la conquête de Tibériade, Nathan Rothschild à la recherche du financement de la Sainte Alliance, Joseph Seligman en quête d’argent pour Abraham Lincoln, les frères Pereire échafaudant des projets de financement des chemins de fer ; mais aussi Samuel Gompers, fondant des syndicats américains à partir de concepts et de méthodes importés d’Europe, et nombre d’anonymes exerçant tous les commerces de choses et d’idées. Ces trois rôles (découvrir, relier, innover) sont essentiels au fonctionnement de l’économie sédentaire. Ils sont la clé du développement du monde. Pas de développement sédentaire sans ces nomades. Mais également, pas de remise en cause de l’ordre établi sans eux. Aussi, sont-ils longtemps mal vus : on exècre ceux qui contribuent à bouleverser les situations acquises. Ils sont pris entre deux feux : menacés de disparaître par la violence, ils le sont tout autant par la paix qui les assimile.Pour durer, il leur faut mêler permanence et changement, court et long terme. 41 L’histoire amène alors les Juifs à se conformer à 7 lois, jamais explicitées et pourtant toujours appliquées. 1 - Vivre en groupe pour se protéger des persécutions. D’où l’organisation rigoureuse de la vie communautaire, l’interdiction de prier seul, l’exigence des mariages internes et surtout l’obligation lancinante de la solidarité, magnifiquement exprimée par ce commandement de la Genèse : « Laisse ta maison grande ouverte et traite les pauvres gens comme des membres de ta famille » ; et par cet autre commandement du Lévitique : « Si ton frère vient à désobéir, si tu vois chanceler sa fortune, soutiens-le, fût-il étranger et nouveau venu ; et qu’il vive avec; et, enfin, par ce commentaire qui demande aux membres d’une même communauté de « se rendre réciproquement tous les services compatibles avec leur propre intérêt ». 2 - Rester sans cesse aux aguets, évaluer les menaces, se tenir prêt à chaque instant à partir en cas de danger. Souvent, des communautés chargent l’un des leurs des relations avec les pouvoirs extérieurs et de veiller aux menaces. Le nassi, l’exilarque, le naguib, le stadlan négocient ainsi, chacun dans son pays, avec les autorités sédentaires. 3 - Transmettre l’héritage culturel aux générations suivantes. L’éducation, juive comme laïque, est le premier devoir : obligation sans cesse répétée et qui confère au livre, à la lecture, à l’écriture une place unique dans l’histoire. 4 - S’imposer une morale très austère, ne tolérer ni arrogance, ni immoralité, pour ne créer ni jalousie, ni prétexte à persécution. Le Talmud précise en grand détail : 42 - comment ne pas se laisser prendre par les exigences de l’argent et maintenir des priorités morales ; - comment ne pas faire de fêtes tapageuses, ni de dépenses somptuaires ; - pourquoi ne pas accumuler de biens sédentaires ; pas de terres, pas de châteaux. Ne pas s’encombrer, ni exhiber de richesses ; ne posséder que des biens nomades, des idées, des livres, un violon, des diamants. « Il n’est pas donné à toute personne qui fait beaucoup d’affaires de devenir un sage», conclut le Talmud. 5 - Accepter la loi de l’hôte sans violer la sienne, vivre des loyautés simultanées et non successives, accepter la dualité sans jamais mentir sur sa foi, hormis pour sauver sa vie. Il en est ainsi du marrane qui ne se dit jamais juif sans jamais oublier de l’être, du citoyen qui doit être absolument fidèle à toute république qui l’accueille. 6 - Accepter les apports étrangers, les idées, les cultures, la langue des autres, et, en particulier, accueillir les nouveaux venus convertis au judaïsme. C’est sans doute la loi la moins facile à faire appliquer. 7 - Créer des richesses nouvelles ou des services nouveaux, porteurs de progrès pour ceux qui environnent la communauté et ne jamais construire une force ou une richesse en accaparant des biens qui existent déjà. Pour que rien ne leur profite qui ne profite aux autres. Pour que les autres aient intérêt à leur bien-être. Dans un verset qui résume tout, le Deutéronome dit : « Tu dois aimer Dieu de toutes tes forces » ; « c’està-dire », commente Rachi, « avec toutes tes richesses ». Alors que, pour le judaïsme, la pauvreté est un scandale, la richesse est une bénédiction, si elle est mise au service de Dieu, c’est-à-dire de l’humanité. Le bonheur personnel passe par celui des autres, et le bonheur des autres passe par son propre accomplissement. 43 L’argent est l’instrument de cet accomplissement ; il est l’outil de ce partage, sous forme de charité ou sous forme de prêt, qui sont l’un et l’autre des façons d’aider l’autre à être heureux. Le prêt d’argent s’inscrit ainsi avec les autres apports du peuple juif à l’humanité, dans ce qui fait le caractère dangereux de sa situation : jalousé pour avoir apporté aux hommes l’idée du monothéisme et pour être mis dans l’obligation de leur apporter de l’argent pour se développer. Et, tout naturellement, comme on préfère haïr ceux envers qui on a des dettes, morales et matérielles, il est détesté pour avoir joué, contraint, le rôle de prêteur de Dieu et d’argent, d’apporteur du monothéisme et du marché, de la science et de la liberté de pensée. Aujourd’hui, au moment où l’argent est devenu plus anonyme, où la circulation des capitaux et le système financier n’ont plus besoin de s’identifier à des personnes, le rôle particulier qu’ils jouèrent en ces deux moments essentiels n’est plus utile : il n’y a plus, depuis longtemps, de banques juives, et les élites juives, comme d’autres secondes et troisièmes générations d’élites, se sont tournées vers la littérature, la politique et l’art. Ainsi, en organisant, pour son malheur, les prémisses de l’État et du système bancaire moderne, le peuple juif aura été l’un des accoucheurs de la modernité. Le prix qu’il aura payé pour cela est à la mesure de ce que porte cette modernité : l’industrialisation du Mal. 44 CHAPITRE 2 COMMUNAUTARISME ET AVANCÉES ÉCONOMIQUES EN CHINE En 1820, l’Empire chinois n’avait pas encore pris de plein fouet les tirs des canonnières occidentales, qui allaient le forcer à de dramatiques remises en question et précipiter son déclin, puis son écroulement. Au siècle précédent, l’économie s’y était haussée à un niveau de prospérité inégalé dans l’histoire de l’humanité et, bien que talonnée par une croissance démographique elle aussi sans précédent, elle poursuivait, bon an mal an, l’essor, de type pré industriel, qui avait tant frappé nos Lumières. En outre, cet immense empire, qui comptait alors plus de 300 millions d’âmes, était à la fois centralisé et unifié. Pour le développement de sa nation, la chine a mis en place tout un système en s’appuyant sur les réalités locales. C’est ce que je vais m’efforcer de montrer en dressant un tableau rapide des communautés auxquelles le pouvoir impérial déléguait l’exercice effectif de l’autorité sur les personnes privées. Leur fondement commun était de nature religieuse. 2-1-Des groupes reposants sur la parenté Au premier rang de ces communautés, il y avait des groupes reposant sur la parenté, les clans ou, plus exactement, les lignages. Ce qui définissait un groupement de ce type, c’est qu’il se reconnaissait un ancêtre commun, parfois fictif, et que ses membres lui rendaient un culte dans un temple spécialement aménagé à cet effet. En premier lieu, un lignage, c’était - et cela continue d’être - une unité territoriale, généralement le village. 45 A la tête du lignage, il y avait un conseil des Anciens, qui tenait le rôle d’une sorte de Conseil municipal, en ce sens qu’il gérait les biens de la communauté, qu’il prenait les décisions d’intérêt commun, qu’il levait des impôts locaux, qu’il distribuait ce que l’on appellerait aujourd’hui les aides sociales, qu’il disposait d’une milice locale, grâce à laquelle il assurait des tâches de maintien de l’ordre et de protection contre le banditisme, et qu’il était responsable de l’éducation, car il était très courant que le Temple des ancêtres abritât une école. Mais c’était aussi davantage qu’un conseil municipal. En effet, le conseil des Anciens du lignage était en charge de la collecte des impôts dus au gouvernement central. Surtout, comme le Sanhédrin, il exerçait un droit de justice, au civil, dans les cas de conflit entre membres du lignage, mais également au pénal, même et y compris pour des infractions à des lois et décrets impériaux. 2-2- les guides professionnelles et les communautés liturgiques Un second type de communautés, c’étaient les guides professionnelles. Elles étaient comme la copie conforme des guildes de notre Moyen-Age, la seule différence notable, si cela en est une, étant que celles-ci avaient pour patron un saint qui était puisé à une tradition monothéiste, alors qu’en Chine, ce saint patron était un dieu à part entière. Le troisième et dernier grand type de communautés que j’évoquerai brièvement, ce sont les communautés liturgiques, les seules dont le principe d’association était a priori volontaire. Elles regroupaient les fidèles d’une même divinité, qui appartenait, en règle générale, au panthéon populaire. Ces communautés gravitaient, elles aussi, autour d’un temple, plus précisément autour d’un brûle-parfum. Celui-ci est à la source d’un mode d’essaimage qui, pour ce qui est du principe, est identique à notre homéopathie: un groupe de fidèles désireux de fonder son propre temple pouvait le faire à la condition d’allumer son brûle-parfum avec de 46 Celui-ci est à la source d’un mode d’essaimage qui, pour ce qui est du principe, est identique à notre homéopathie: un groupe de fidèles désireux de fonder son propre temple pouvait le faire à la condition d’allumer son brûle-parfum avec de la cendre prise dans celui du temple-père, la même opération pouvant être répétée jusqu’à l’infini. Enfin, pour être reconnu légalement par la bureaucratie impériale et pouvoir avoir ainsi pignon sur rue, une seule condition était requise, celle de l’enregistrement de tout nouveau culte au Livre des Sacrifices. Cette formalité avait pour but de s’assurer que le temple ne nourrissait pas des intentions séditieuses. Mais, une fois qu’elle était accomplie, elle était libre de faire du prosélytisme et avait le droit d’exercer, sur ses membres, les mêmes prérogatives que les communautés lignagères. 2-3-Comment est organisé la communauté chinoise ? Cette prépondérance des liens de parenté dans la structure des entreprises chinoises est en fait le symptôme d’un phénomène beaucoup plus général. Il s’agit de la place que les relations interpersonnelles et les relations de proximité continuent alors d’occuper dans la frange modernisée de la société chinoise, dont Shanghai est le plus beau fleuron. Cette place apparaît très clairement dans le rôle que sont amenées à jouer les amicales régionales. A l’origine, ces amicales sont des associations qui regroupent les expatriés natifs d’une même région ou d’une même localité. En parfaite conformité avec l’esprit du communautarisme chinois, elles assurent, traditionnellement, des services qui sont de l’ordre de l’entraide, de la philanthropie et du service social et, revers de la même médaille, elles prennent en charge des tâches de maintien de l’ordre et de police, comme, par exemple, arbitrer des litiges entre leurs membres ou garantir la régularité des opérations auxquelles ils se livrent. Et quand la modernité fait irruption dans l’univers chinois, c’est tout naturellement que ces amicales infléchissent leur action 47 dans un sens qui en fait des chambres de commerce. Mais ce sont des chambres de commerce d’un genre un peu particulier, tout de même, dans la mesure où leurs adhérents sont unis par des liens de solidarité forts, qui transcendent la simple convergence d’intérêts corporatistes. Ainsi, ces liens expliquent-ils que, sans bouleversement majeur, les caisses de solidarité qu’elles tenaient se transforment alors en banques, au sens moderne du terme. Cette prégnance des affinités de proximité dans le Shanghai des années 1920 se marque à bien d’autres plans. Un de ceux-ci est celui de l’embauche. Suivant un système quasi-universel à l’époque, ce ne sont pas des ouvriers qu’un patron emploie à titre individuel, mais un contre maître, qui est lui-même le véritable employeur des ouvriers qu’il a sous ses ordres et qui sont liés à lui, le plus souvent, par une même origine géographique. Pour une bonne part, c’est à l’extraordinaire vitalité de son communautarisme qu’il faut imputer la croissance exceptionnelle que la Chine connaît depuis le début de la décennie. Ainsi, y dénombre-ton 400 millions d’actifs ruraux, dont 100 millions seraient employés dans des entreprises de bourg, de type PME, qui, pour la plupart d’entre elles, sont des entreprises en nom collectif. Le collectif dont il s’agit, c’est, bien entendu, le lignage ou tout autre type d’association communautaire rurale. A cet égard, il faut essayer de se figurer la puissance économique d’entreprises qui sont l’émanation directe de collectivités locales cimentées par des liens qui sont ceux du sang et qui reposent sur un substrat religieux. Prenez un lignage du Guangdong. Dans sa localité d’origine, il pourra compter, mettons, 4 à 5000 personnes. 48 Mais les Cantonais sont des gens qui ont massivement immigré et il aura jusqu’à 2 à 3000 autres membres qui vivront à l’étranger et seront répartis sur les cinq continents. Le lignage aura un chef qui, conformément à son centre de gravité, sera installé, disons, à NewYork. Au bout du compte, ce que vous obtenez, c’est un réseau multinational de quelque sorte, qui pourra, si les circonstances s’y prêtent, planifier ses investissements à l’échelle planétaire. En l’occurrence, à la faveur de l’ouverture économique de la Chine, les membres du clan dans la diaspora apporteront les capitaux et les technologies, ceux du villagesouche fourniront une main d’œuvre peu qualifiée, mais dont le coût défie toute concurrence et le résultat, ce sera une entreprise rurale tournée vers l’exportation et en mesure de s’adapter sans problème à la demande internationale. Les avancées économiques de la Chine, aujourd’hui, offrent l’exemple, hautement original, d’un capitalisme qui se coule dans le moule des clans et des affiliations régionales et où l’indigence du code des affaires et du droit en général est suppléée par la coutume et des valeurs traditionnelles comme la loyauté et la confiance mutuelle. 49 CHAPITRE 3 LA COMMUNAUTÉ AMÉRICAINE : DE LA CULTURE DU RÊVE AMÉRICAIN VERS LE DÉVELOPPEMENT La culture des États-Unis d’Amérique tire ses origines et est principalement fondée sur la culture occidentale (européenne), mais est aussi influencée par de nombreuses autres cultures et peuples comme les Afro-Américains, les Amérindiens, les Asio-Américains, les Polynésiens et les Latino-américains. Elle possède toutefois ses propres caractéristiques sociales et culturelles, notamment sa langue (l’anglais américain), sa musique, son cinéma, ses arts, ses codes sociaux, sa cuisine et son folklore. Les États-Unis d’Amérique sont un pays divers ethniquement en conséquence d’immigrations massives en provenance de nombreux pays tout au long de leur histoire. Beaucoup d’éléments de la culture américaine, et particulièrement la culture populaire, se sont répandus à travers le monde par le biais des médias de masse modernes ; son extension rapide est d’ailleurs souvent associée à la mondialisation (voire américanisation). Selon ses détracteurs (y compris des Américains), la culture américaine est soit une sousculture, soit une culture trop jeune, soit une culture impérialiste, ou encore un mélange des trois. Selon ses défenseurs, elle promeut les valeurs de liberté et de responsabilité personnelle. Presque personne ne conteste le fait que la culture américaine a exercé et exerce encore une grande influence sur le monde contemporain. 3-1-Le cinéma américain et ses figures héroïques vecteurs de propagation de la culture américaine Les histoires de l’Amérique forment les légendes du monde moderne, où les Américains apparaissent comme les nouveaux héros. 50 L’imaginaire américain qui accompagne les personnages dans leur sortie de l’enfance et leur offre des modèles rassurants trouve une illustration importante dans l’un des vecteurs principaux du rêve américain, le cinéma. 3-1-1-Hollywood et le « réarmement moral » L’arrivée du cinéma américain en Europe, particulièrement dans Le Grand Vestiaire, correspond à la fin de l’Occupation et, pour les héros de ce roman, les films hollywoodiens sont d’autant plus importants qu’ils apparaissent après une longue période de privation. Le cinéma américain accompagne la Libération, et les acteurs sur grand écran entrent dans la vie des jeunes personnages en même temps que les grands inventeurs qui ont aidé à libérer la France. La venue de ces films qui ont déjà passionné l’Amérique, est présentée comme un fait d’importance ; le cinéma signifie la paix et la liberté retrouvées. Dans l’univers cinématographique, le temps peut se remonter, un mort peut retrouver la vie, une même scène peut être répétée cent fois sans dommage pour rejoindre la même origine, intacte et inchangée : « les morts revenaient à la vie et reprenaient à reculons leur place dans la société » et, lorsqu’un homme est tué, le cinéma permet, en ce sens, de lutter contre les injustes « lois de la nature. La Marne va jusqu’à revendiquer, avec l’ironie qui le caractérise, l’importance vitale de l’industrie cinématographique américaine, qui constitue une sorte de « réarmement moral » tout à fait essentiel. La morale de Hollywood est celle de la recherche d’une portion, même infime, d’espoir et de bonheur : « ce qui compte, ce n’est pas la part du vrai et la part du faux mais la part du moindre malheur ». Les acteurs de Hollywood ne sont, dans cette perspective, pas loin de devenir des héros. L’univers des stars américaines est particulièrement attirant pour les adolescents du monde parce qu’il est opposé à la vie qu’ils connaissent. 51 Les acteurs qu’ils admirent ont l’avantage d’être américains et d’évoluer dans le fabuleux monde du cinéma. Ils en deviennent donc doublement mythiques. Ces images qui ornent les murs de la pièce dessinent les contours d’un univers complet. Pour les spectateurs assidus des cinémas, les photographies d’acteurs hollywoodiens permettent de rendre présents leurs modèles admirés, leur conférant une réalité presque physique. Les stars américaines accompagnent d’autant mieux les jeunes personnages que ceux-ci ont l’impression de les connaître. Leurs admirateurs s’entourent donc de représentations de leurs vedettes favorites. Ces attributs ne sont pas l’apanage du cinéma américain mais celui-ci a bénéficié d’un vedettariat particulièrement étendu et érigé en système ainsi que d’une importante reconnaissance internationale. L’image permet une appropriation du monde du cinéma hors des salles où il est normalement cantonné. L’Amérique que ces films évoquent est celle, triomphante, de l’immédiat après-guerre, qui est contemporaine de l’action du Grand Vestiaire. Que les personnages gardent sur eux des photographies de taille réduite ou qu’ils s’intéressent à des affiches de films, le même sentiment de solitude, le même besoin de repères semble les guider vers ces modèles d’un monde parfait, vers ces figures tranquilles pour qui rien n’est impossible ou trop compliqué. 3-1-2-Le cinéma comme guide Hollywood et ses acteurs, représentant un rêve d’illusoire perfection, constituent le modèle idéal pour les spectateurs passionnés par le septième art. Espérant le voir se réaliser dans leur propre quotidien, les personnages envisagent le cinéma comme une norme pour une vie meilleure. 52 Chaque moment important de leur existence peut trouver sa référence et son explication dans un film américain et la vie leur semble s’inspirer du cinéma plutôt que l’inverse. Mythe fondamental et universellement partagé, le cinéma offre aux personnages un système de référence dans un monde en perte de repères ; les personnages, souvent isolés, sans modèles formateurs à leurs côtés, font reposer leur interprétation du monde sur des images et situations issues des films américains. Le cinéma joue pour eux un rôle référentiel essentiel ; les images des productions hollywoodiennes donnent des clefs pour appréhender les moments importants de la vie. Les films américains lui permettent également d’analyser sa propre vie. Ces films permettent une plus grande explication de l’économie. Elle constitue une forme de langage parallèle, qui vient compléter le recours fréquent au dictionnaire pour décrypter le vocabulaire courant. Le modèle cinématographique réapparaît dans tous les moments importants. Omniprésent pour ces personnages, le modèle offert par les films hollywoodiens propose une grille de lecture réconfortante pour décrypter les éléments incompréhensibles d’une vie bien éloignée de la logique et de la facilité des scènes de cinéma. Les personnages, admirant le caractère et la manière d’agir des acteurs dans leurs films favoris, les utilisent comme références pour trouver la force qui leur manque. Les rôles interprétés sur grand écran par les vedettes de Hollywood dessinent des portraits idéaux de figures héroïques et rassurantes qui, remplaçant les héros de l’histoire et les saints, deviennent des idéaux que les spectateurs conquis tentent d’atteindre. 3-2-Le pays de l’incroyable et des miracles L’Amérique a peut-être « déjà été découverte », brisant les espoirs des 53 l’évoquent, ils l’auréolent du même mystère, des mêmes espoirs que les explorateurs qui voyaient en l’Amérique un « nouveau monde » : L’Amérique, parce qu’elle apparaît comme un lieu différent, permet au rêve de se parer de toutes les caractéristiques les plus fabuleuses, donnant l’impression que chaque problème peut y trouver une solution. 3-2-1-La différence américaine Ce qui ne se conçoit pas ailleurs, ce qui manque ou devrait, selon les personnages, exister, semble avoir toutes les chances de prendre consistance sur le territoire américain. Pays immense aux identités multiples, les États-Unis deviennent le pays de la démesure, de l’extraordinaire et de tous les possibles. L’Amérique est présentée comme la patrie de tous les records. «L’Amérique n’a jamais établi de records sans réussir à le battre à plus ou moins brève échéance ». Ces éléments extraordinaires sont fondamentaux pour la création du rêve américain des personnages. Ces derniers se tournent en effet vers l’Amérique parce que sa différence apparente laisse la porte ouverte à toutes les réalisations, donne à espérer que, quel que soit le problème qui se pose, la solution pourra s’y trouver. Si l’Amérique peut offrir des réponses qui sortent du commun à ceux qui cherchent un appui extérieur, elle pourra peut-être tendre vers des extrémités encore moins ordinaires et s’approcher d’une toute puissance proprement miraculeuse où se trouveraient à la fois la réponse à toutes les questions et le dernier recours pour les personnages les plus désespérés. 3-2-2-La réussite à l’américaine L’image de la réussite individuelle est sans doute l’une de celles qui est la plus intimement liée au rêve américain. Pour les personnages qui rêvent de trouver en Amérique une différence salvatrice, le thème de 54 la réussite est une représentation imagée de leurs espoirs démesurés. Parce qu’elle se matérialise dans des exemples précis, dans des objets concrets, elle représente, pour bien des personnages, une porte d’entrée vers le monde américain. La vision de l’Amérique comme une terre de toutes les possibilités accompagne l’émigration de nombreux étrangers, qui rejoignent le pays dans l’espoir d’y trouver un avenir meilleur. Le principe démocratique, qui est au fondement même des États-Unis et constitue l’une des bases de la société américaine, laisse espérer une parfaite égalité des chances. Plusieurs personnages d’étrangers viennent ainsi chercher, aux ÉtatsUnis, la possibilité de transformer leur destin. L’Amérique offre à ses nouveaux habitants l’espoir d’atteindre ce succès tant espéré, et certains, effectivement, parviennent à le saisir. À côté de la pessimiste « éducation européenne » pourrait figurer une éducation américaine en tous points différente, se rattachant au mythe bien implanté dans la société américaine d’une réussite accessible à tous. L’Amérique semble promettre à chacun une ascension sociale fulgurante conforme au rêve américain. 3-2-3-Incarnations du mythe Les personnages incarnant cette réussite deviennent les nouveaux héros d’une société qui cherche à suivre leur exemple. Le Rêve américain, qui se confond très souvent avec le mythe du succès, s’est de tout temps incarné dans certains personnages plus grands que nature dont le parcours hors du commun a acquis une valeur emblématique et fait vivre le rêve par procuration à l’ensemble de l’Amérique. 55 Ces personnages, qui deviennent les « supports de l’idéologie », réussissant là où tout autre échouerait, laissent supposer que le succès peut être d’un accès facile, et viennent combler un manque, une attente. Comme le dit Roger Caillois, le héros, qui représente une « image idéale de compensation », est comme une projection de l’individu qui trouve, face à ses incertitudes, « une solution, une issue heureuse ou malheureuse»5. Certaines personnalités qui ont pour toute particularité l’ampleur de leur fortune personnelle ou familiale concrétisent le mythe du succès américain en montrant, par leur simple existence, qu’il est accessible. Enrichi à la fin du XIXe siècle grâce au pétrole, un symbole de modernité, John D. Rockefeller a mis à profit une partie de sa fortune pour créer une fondation aux visées philanthropiques et artistiques, soutenant des projets dans des domaines variés, et dont l’œuvre sera poursuivie par sa famille. Le nom même de Rockefeller, comme celui d’une autre célèbre famille de philanthropes, les Rothschild, est devenu synonyme de réussite. La philanthropie trouve bien sa place dans le rêve américain : elle est une promesse de réussite personnelle puisque le philanthrope est fortuné, mais elle appelle aussi à une démocratisation de cette réussite, qui profitera, en même temps, à l’Américaine, dont la naïveté est sans cesse soulignée par une narration qui l’envisage avec une distance ironique, se contente de réponses peu conformes à ses demandes, qui font d’elle une simple admiratrice de la réussite de ces grandes figures américaines. L’aide financière qu’elle pouvait espérer est réduite aux éléments qu’une star pourrait envoyer à ses admirateurs, une lettre et une photo dédicacée. 56 3-2-4-La provenance américaine, un signe recherché L’origine américaine de ces produits est comme amplifiée lorsque ceuxci sont désignés par un nom spécifiquement américain, qui joue un rôle important dans leur identification ; comme le dit Georges Perec à propos des objets de mode, « ce qui compte, c’est le nom, la griffe, la signature. On peut même dire que si l’objet n’était pas nommé et signé, il n’existerait pas. Il n’est rien d’autre que son signe ». Le nom de l’objet est pratiquement aussi important que l’objet lui-même, il fonctionne comme une garantie de son origine et, étant appréhendé comme un signe, il peut même prendre la place de l’objet. Les préservatifs revendus après une rapide transformation en sont un autre exemple. L’intérêt du produit, sa plus-value, réside dans son origine. Il ne peut pourtant pas être revendu directement sous sa véritable marque, qui traduirait trop explicitement sa provenance illégale. Pour les néophytes, l’activité consistant à transférer les objets d’une enveloppe à une autre semble incompréhensible. Parmi les signes de réussite les plus identifiables se trouvent évidemment le dollar, la monnaie américaine, qui est investie d’un fort pouvoir mythique. Les objets dont la valeur s’exprime en dollars bénéficient en effet de l’aura fabuleuse qui se dégage de tout ce qui est américain, et la devise américaine devient le vecteur d’un intérêt accru envers l’objet concerné. 57 CHAPITRE 4 LA COMMUNAUTÉ IGBO : EXEMPLE DE SOCIÉTÉ BIEN ORGANISÉE 4-1-Origine et histoire des igbos Les Igbo sont une ethnie habitant le sud-est du Nigeria. Ils constituent 18 % de la population du pays et donc représentent ainsi le troisième groupe ethnique le plus important du pays. Ils parlent l’igbo, une langue de type nigéro-congolais. Ce sont des agriculteurs majoritairement chrétiens, dont la société est basée sur un système de classes d’âges. Les sociétés Igbo sont également basées sur des classes d’âges (appelées ogbo, uke ou encore ebiri dans certains dialectes) : des sortes d’associations entre adultes du même âge qui participent à la vie de la communauté. Les proverbes occupent une place importante dans la culture Igbo : il est dit que le proverbe est l’huile de palme avec laquelle les mots sont mangés. Ils sont utilisés quotidiennement par les Igbo. Les Juifs igbos pratiquent la religion juive et prétendent provenir de l’émigration hébraïque et ultérieurement juive d’Afrique du Nord et d’Égypte en Afrique de l’Ouest. Des légendes orales parmi les Igbos racontent que cette migration s’est déroulée il y a environ 1500 ans. Il y a actuellement 26 synagogues dans le pays, et la communauté juive est estimée à environ 40 000 personnes, sur un total de 140 000 000 de nigérians. Les communautés d’Abuja avec la synagogue Gihon et celle de Port Harcourt sont parmi les plus importantes. On compte une trentaine de synagogues au Nigeria. Ils se nomment les Hebrewits. Les Juifs igbos ne sont pas les seuls Nigérians se réclamant de l’héritage juif. 58 4-2-La communauté igbo : une société en réseau Tâches journalières et rôles sociaux sont attribués à chacun selon l’âge, le sexe ou le groupe social, et le plus souvent associés à un espace particulier; la division traditionnelle du travail agricole se fait ainsi selon le sexe, l’homme se chargeant de la culture de l’igname, tubercule sacré, et de la récolte du vin de palme, tandis que la femme, qui n’a pas le droit de grimper aux arbres, cultive les légumes et le manioc. De même, ce sont les hommes qui se chargent d’apporter, de partager et de vendre la viande, et règnent sur l’abattoir et sur l’étal de la boucherie ; les femmes, quant à elles, vendent le poisson. Renforcés par le poids des tabous, une tradition encore vivace et le regard des autres, ces rôles se manifestent, en public comme en privé, dans des espaces parallèles et plus ou moins étanches, les plus jeunes cédant partout la place à leurs aînés. À l’intérieur de ces espaces, l’individu est pris dans un réseau de parenté, entre la maisonnée, déjà mentionnée, le lignage paternel, et le lignage maternel; les femmes mariées dans la famille forment un groupe distinct de celui des femmes mariées de la famille, groupe désigné indifféremment comme umuada ou umuokpu. D’autres groupements existent, selon le village et le clan, et aujourd’hui selon la profession, l’appartenance religieuse et les associations de loisirs. Ces groupes se manifestent en particulier lors des réunions de la « grande famille », cérémonies et veillées funèbres, généralement tenues dans la cour de la maison, où ils ont chacun leur emplacement, leur temps de garde et leur fonction. Pour mieux comprendre ce comportement, central à la culture igbo, il n’est que d’observer le couple : l’homme et la femme, liés par le mariage traditionnel scellé par la dot, n’en gardent pas moins leur indépendance et continuent de représenter chacun leur grande famille initiale, dont ils restent partie prenante et active. 59 S’ils fonctionnent en tant que couple, notamment lors des multiples cérémonies qui occupent le calendrier, ils jouent également et surtout un rôle individuel, séparément, en tant que membres et porte-paroles de groupes variés. La femme mariée, par exemple, appartient à deux groupes distincts : celui des épouses de la famille du mari et, dans sa famille d’origine, celui des filles du clan mariées ailleurs; elle appartient par ailleurs à diverses associations strictement féminines, au sein de son église notamment. Cette société hautement démocratique s’est toujours gouvernée par le biais de groupes étroitement imbriqués et dotés chacun d’un pouvoir de décision, tout adulte ayant droit à la parole au sein de son assemblée. Il ne peut cependant y avoir de parole strictement individuelle, puisque l’individu est toujours considéré comme partie d’un tout et que sa parole engage par conséquent ceux dont il est le représentant. Il est lui-même conscient de toujours parler au nom des autres, même quand il exprime son opinion personnelle. S’adresser à l’individu, c’est donc s’adresser non seulement à lui mais, derrière lui et au-delà, au groupe familial, professionnel ou autre – dont il est le membre ; louer quelqu’un, c’est louer en même temps ses parents et sa famille ; le menacer, c’est menacer sa famille et ses alliés. Il y a, chez ceux qui écoutent, identification tacite de la personne qui parle au groupe tout entier, l’individu étant partout et en tout temps considéré comme le porte-parole et le représentant officiel ou officieux du groupe. C’est ce qui explique le poids reconnu à la parole, et le respect dont elle est entourée. Publique ou privée, cette parole est codifiée, limitée par des interdits : on ne dit pas n’importe quoi à n’importe qui, et pour garder son poids et son impact, la parole doit respecter les règles établies, en particulier celles qui régissent les préséances : « un Nigérian n’interviendra jamais quand parle quelqu’un qui le domine ; il ne s’exprimera qu’après en avoir reçu la permission ». 60 La façon dont on s’adresse à la personne n’est pas non plus laissée au hasard. Comme le montrent les diverses salutations pratiquées selon le sexe, l’âge, le rang, voire l’occupation de la personne rencontrée, ou encore le questionnement de l’oracle par le devin, les échanges doivent à la fois respecter la hiérarchie de l’âge et de l’autorité. Ils doivent en outre assurer la communication tout en minimisant ses risques potentiels, en évitant à tout prix la confrontation, dans le respect des uns et des autres. 4-3-Les pratiques des intermédiaires Pour le bon fonctionnement de la démocratie igbo, les multiples groupes qui la constituent ont un besoin constant de communiquer mais répugnent, on l’a vu, à le faire de manière directe : ils ont donc choisi toute une série d’intermédiaires susceptibles de faciliter cette communication. Les négociations qui précèdent le mariage, avec leurs visites successives du prétendant et de son entourage à la famille de la jeune fille, sont une excellente illustration de la navette traditionnelle entre groupes familiaux et du rôle capital des intermédiaires dans ce ballet à la chorégraphie subtile. Les multiples réunions de clan et de quartier qui occupent les villageois une bonne partie de la semaine sont une autre occasion de pratiquer cet art et d’envoyer « en course » porteparole, messagers, délégués et médiateurs. Les associations qui regroupent les individus et familles établis hors du village illustrent elles aussi ce même comportement : lors d’une réunion typique, les femmes se réunissent à part, à l’intérieur de la maison, les hommes restant à l’extérieur ou dans la véranda, et les uns et les autres utilisant, pour se parler, des membres du groupe choisis comme intermédiaires et « envoyés en message » d’une pièce à l’autre. 61 Une autre pratique courante d’adresse indirecte est celle des apartés qui permet à un sous-groupe d’aller « se concerter en aparté » dans un coin de la pièce ou dehors avant qu’un porte-parole ne revienne annoncer au groupe entier le résultat de ces délibérations. Cette habitude de l’adresse indirecte n’est pas limitée aux événements publics mais est solidement ancrée dans la vie courante : au sein même de la maisonnée, les enfants, qui passent habituellement par leur mère lorsqu’ils veulent dire quelque chose d’important au père, servent le plus souvent de messagers entre le mari et la femme si ces derniers se trouvent occupés dans des pièces différentes. L’époque coloniale a fait elle aussi grand usage des intermédiaires: les interprètes, « taprita » en ‘broken English’, immortalisés par un feuilleton télévisé nigérian des années 1980, Zebrudaya, étaient alors les intermédiaires obligés entre officiers coloniaux et populations, et jouissaient d’un statut unique et du respect des deux bords. À l’époque, les chefs à brevet, nommés par les Britanniques, servaient eux aussi, de par leur fonction même, d’intermédiaires entre coloniaux et villageois, comme l’illustre Omenuko, le personnage central du premier roman igbo du même nom. Les genres oraux igbo illustrent cette préférence pour l’adresse indirecte : le conte, le nom personnel, le proverbe et la musique elle-même servent les circonvolutions de la communication au sein de la communauté. On retrouve dans leur usage un reflet des divisions sociales mentionnées plus haut, la circulation de la parole découpant la société en trois camps : celui des hommes, spécialistes du discours et des proverbes, celui des femmes conteuses et bavardes, et celui des enfants curieux de tout, praticiens de la comptine, de la devinette gwam-gwam « dismoi, dis-moi » et apprentis conteurs. 62 Ces distinctions ne valent cependant que dans le rapport des sexes, les femmes pratiquant librement le discours, les proverbes et même les chansons grivoises entre elles pendant les visites de maternité par exemple et les enfants s’essayant aux différents genres oraux à la suite de leurs aînés, selon leur âge ou leur sexe, sans encourir de blâme. 4-4- L’importance du conte dans la société Igbo Les contes igbo, essentiellement didactiques et dont l’enseignement cherche à faciliter les relations sociales, mettent en avant l’importance des intermédiaires, choisis pour leur place au sein de la hiérarchie. C’est ce qu’illustre le cas de la femme victime de la vengeance de sa coépouse : après avoir volé jour après jour une partie des ignames de l’autre dans sa cuisine, celle-ci a finalement été prise la main dans le sac et encombrée d’une marmite magique qui lui colle au ventre ; acculée à la réparation, elle aurait théoriquement pu procéder elle-même au partage de ses biens pour se débarrasser de la marmite. Mais, consciente du fait que les femmes n’héritent pas et qu’elle n’a donc pas le droit de disposer de ses biens à son gré, elle s’adresse à son jeune fils, héritier et de statut supérieur au sien, qui servira d’intermédiaire et dédommagera la coépouse en toute légalité . Un autre conte met en scène une jeune femme sur le chemin du retour au village ancestral après avoir perdu son mari et sa raison dans un lointain pays. Son aspect, sa chevelure emmêlée, font fuir ceux qu’elle rencontre en brousse mais les chasseurs la prennent finalement sous leur protection : ce sont eux, puis une voisine, qui serviront d’intermédiaires et négocieront son accueil au village et chez ses parents. On retrouve cette même posture dans le conte où Tortue se pose en intermédiaire obligé entre les groupes, à son propre avantage : il travaille ainsi avec le cochon une fois chez l’un, une fois chez l’autre, et quand il est fatigué, 63 va se reposer, mais quand c’est au tour du cochon de se reposer, si le maître de maison arrive, Tortue, s’arrogeant le rôle d’intermédiaire parlant à la place du cochon, explique : « C’est moi seul, Tortue, qui travaille ! Il y a longtemps que le cochon se repose, il ne fait rien ! » Et l’employeur, habitué à parler à des contremaîtres, le croit sans peine. L’usage du nom et du proverbe participe de la même attitude de non-confrontation, et place ces genres oraux au cœur de l’adresse indirecte, directement liée à l’extrême décentralisation du pouvoir et à son corollaire : le droit de chacun à la parole au sein de groupes sociaux fonctionnant côte à côte de façon autonome tout en comptant les uns sur les autres et en constante communication. 4-5-Que signifie le nom donné à l’enfant chez les igbos Le nom personnel, qu’il s’agisse de celui donné à l’enfant ou de celui pris par l’adulte, est lui aussi un outil de communication indirecte. C’est qu’il ne désigne pas seulement la personne : il est surtout une programmation, une parole transformatrice, destinée, par-delà la personne, à ceux qui l’entourent et auxquels il s’adresse de façon détournée par le biais de ces phrases positives ou négatives qui se cachent derrière les deux ou trois syllabes de noms comme Onyi (pour Onye) « qui ? » Ou Nkem « le mien/la mienne ». Partie émergée de l’iceberg de la communication du fait de sa forme courte qui sous-entend une phrase entière, le nom joue de multiples rôles au sein de la communauté, dont les trois fonctions que lui reconnaît Ubahakwe: établir et maintenir la paix sociale ; servir d’avertissement, résister au mal et ainsi éviter les conflits ; décourager les fauteurs de trouble, assumant alors un rôle préventif. C’est le fait de noms comme : Ekwutosi ne médisez pas ! Onukwuoma [onu kwu oma] que la bouche dise de bonnes paroles Onyebuchi [onye bu chi] qui [parmi les humains] est Dieu ? 64 Emenanjo [emena njo] ne faites pas le mal ! Iroanusi que mes ennemis ne triomphent pas ! L’appel quotidien et public du nom, s’il établit une relation, s’adresse donc avant tout indirectement à ceux qui sont autour de la personne nommée, leur donnant des leçons en leur rappelant les traits de la personnalité de l’appelé ou son histoire personnelle et familiale. En même temps qu’elle scelle le destin en incrustant les mots dans la mémoire et en donnant vie à une situation, la nomination guide indirectement le comportement de l’entourage à l’égard de la personne – c’est le cas en particulier pour les fillettes dont la naissance a longtemps été, dans les familles, moins bien accueillie que celle des garçons, comme le montrent les prénoms suivants: Amuchechukwu [ama uche chukwu] « Qui connaît la pensée de Dieu?» [Se comprend comme : veillez à bien traiter cette personne, car vous ne connaissez pas les plans de Dieu sur elle]. Nkem, pour Nke m ji ka « Ce que j’ai vaut mieux [que ce que je voudrais mais que je n’ai pas] ». [Se comprend comme un regret exprimé indirectement : il faut savoir se contenter de ce qu’on a. Équivalent français : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras]. Nwaanyibunwa [nwaanyi bu nwa] « La fille est un enfant ». [Sens : c’est aussi un enfant]. Ces deux prénoms exclusivement féminins, l’un très courant, l’autre aujourd’hui tombé en désuétude sont l’un et l’autre une façon indirecte d’éviter les commentaires apitoyés ou malveillants en affirmant la satisfaction de la famille après la naissance de la fillette et en soulignant la valeur de l’enfant quel que soit son sexe. Ils dénotent le plus souvent chez les parents, et surtout chez le père, le regret de ne pas avoir plutôt eu un garçon, les filles ne pouvant hériter. Le nom/prénom peut aussi être une façon de partager discrètement un pan de l’histoire familiale, comme dans les deux cas suivants : Ndidi « patience » (prénom féminin assez courant) pour Ndidi amaka : la patience est bonne 65 Oge « moment » (prénom le plus souvent féminin) pour Oge Chukwu ka mma : le moment de Dieu (celui que Dieu choisit) est le meilleur. Le prénom est dans ces deux derniers cas une façon voilée d’exprimer le soulagement qu’a été la naissance ; il peut s’agir d’un enfant longtemps désiré. À cela s’ajoute dans certains cas le souvenir des sarcasmes qui ne manquent pas de pleuvoir sur celle qui n’enfante pas rapidement après le mariage, une femme stérile étant considérée comme une femme « manquée », inaccomplie, inutile, dans une société où « l’enfant vaut mieux que l’argent », Nwakaego (autre prénom féminin). Le nom est ici preuve que le temps a donné raison au couple dont le mari a tenu bon, résistant aux pressions exercées par les familles pour l’encourager à chercher une seconde épouse susceptible de leur donner l’héritier tant attendu. C’est un rappel constant destiné à tous ceux qui tentaient de semer la zizanie au sein du couple. 4-6-Les proverbes : outils pour passer des messages efficacement Le nom entendu et appelé n’est que la partie émergée d’un énoncé ou d’un proverbe, et ce procédé de non-dit partiel est un autre aspect de l’habitude d’adresse indirecte. Basden notait que « les Igbo ont un riche trésor de proverbes dont ils se servent constamment et de façon telle qu’il est souvent impossible de vraiment saisir le sens d’une conversation si on ne connaît pas au moins les plus communs. Il est fréquent qu’une question soit posée sans qu’aucune réponse directe ne soit donnée ; au lieu de quoi on cite un proverbe ». Le proverbe, si bien décrit, il est là comme la sauce qui « fait passer la boule » –, est habituel des réunions familiales et villageoises, sans oublier le domaine légal et coutumier (négociations de dot, palabres concernant la terre). Il vise, comme le nom personnel et de la même manière indirecte, à éclairer ou tenter de modifier une situation par la critique, le conseil ou 66 onye « celui qui » : Mmadu gho [quand] l’homme ruse o bo mbe il accuse la tortue. Le proverbe à usage correcteur « est fait pour permettre à la personne concernée de comprendre ou de réagir sans impliquer le locuteur dans le processus de communication ». Il peut se moquer gentiment de tel ou tel comportement jugé contraire aux attentes, comme celui de ces jeunes coquettes auxquelles leur beau foulard a tourné la tête, et exprimer le regret que E were ichafu fuchie isi [quand] on [une femme] porte un foulard sur la tête A naghi anukwa olu Anyalewechi on n’entend plus la voix de [son amie] « espère en Dieu ». Certains proverbes sont plus violents, plus virulents que ceux qui se contentent de conseiller, mais utilisent, davantage que l’autre type de proverbe, l’analogie, l’ironie, la satire, et surtout l’euphémisme qui facilite leur acceptation par les dirigeants locaux : a gwa eze kpachara anya [quand] on dit au chef de faire attention o mara na ikpe mara ya il sait qu’il a été jugé coupable. Ce sont ces proverbes, souvent utilisés dans les palabres, qui mettent le mieux en évidence les avantages de l’adresse indirecte. En effet, la personne visée par un proverbe particulièrement sarcastique se gardera bien d’y répondre. Ce serait reconnaître sa faute et perdre la face. C’est ce second type de proverbe qui a attiré l’attention de Penfield dans son ouvrage intitulé Communicating with quotes - the Igbo case « considérant l’usage des proverbes comme la manifestation d’un type particulier de comportement verbal ». Cette anthropologue s’est plus spécifiquement penchée sur la gestion des conflits par le proverbe en pays igbo, notant que l’utilisation des proverbes dans le domaine du droit africain avait été peu étudiée jusqu’ici. Le proverbe offre également parfois une excuse toute prête, permettant d’éviter de se mettre en avant. C’est le cas du visiteur qui veut se retirer avant les autres, et dit que onye ara si ebe ya je di anya le fou dit qu’il a une longue route à faire tiiri uri ya 67 ga-agba n’uzo et une danse à danser en chemin. Comme on connaît, au Nigeria, l’habitude des malades mentaux de danser au son d’une musique qu’eux seuls perçoivent, l’hôte va comprendre que son visiteur a des courses à faire avant de rentrer chez lui et qu’il est donc pressé de partir. Le choix de charger de sa demande le fou proverbial, qui seul (avec l’ivrogne) a le droit de s’exprimer librement sans respecter le code de l’expression indirecte, permet au visiteur d’exprimer son désir de partir avant l’heure sans que son hôte puisse s’en offenser du moins en public. Pour que le message du nom ou du proverbe soit efficace, il faut évidemment que ceux-ci soient compris et correctement interprétés, ce qui n’a jamais été ni facile, ni toujours souhaitable, comme le souligne un autre proverbe : i turu onye nzuzu ilu dire un proverbe à un imbécile bu ighu ezi ahu c’est laver un cochon. Il convient ici de préciser que, selon Green, les meilleurs utilisateurs de proverbes ne s’en servent jamais hors contexte et qu’un même proverbe peut, dans des contextes différents, donner lieu à des interprétations différentes, voire fort éloignées l’une de l’autre, ce qui renforce encore l’efficacité de son message en sauvegardant le caractère éminemment indirect. L’auteur du roman cité plus haut commente lui-même le proverbe qui sert de fil directeur au texte, révélant du même coup la façon dont le chef Omenuko fait passer son message : Omenuko désirait connaître la pensée de ceux de la maisonnée du défunt. Il acheta donc du vin, des noix de cola, et une chèvre qu’il tua pour cuisiner. Puis il appela tous les gens de l’endroit et leur servit à manger, en disant que c’était pour eux. Ceux-ci le remercièrent bien, et se mirent à manger et à boire. Quand ils eurent fini, il leur dit : Frères, je me suis dit qu’il fallait vous rappeler la nécessité de nous mettre, comme on dit, à la recherche du chevreau noir pendant la journée ; la nuit et l’obscurité venues, en effet, nous ne pourrons plus le retrouver. 68 En bref, ce que je veux vous dire par là, c’est vous rappeler les dernières paroles de votre maître : « l’enfant que j’ai eu est encore jeune, et voilà que ma mort approche. Puisqu’il en est ainsi, si je meurs, qu’Omenuko garde mon brevet pour mon fils jusqu’à ce qu’Obiefula soit capable de diriger ma ville comme il se doit. » Omenuko ajouta que c’était la raison pour laquelle il leur avait cité le proverbe de la chèvre noire, du jour et de la nuit. Ce qu’il voulait dire, c’est que le moment était venu d’aller voir les gens du gouvernement pour leur parler du brevet. L’introduction habituellement placée en tête du proverbe pour donner des précisions sur le locuteur : Ndi be anyi si na… les gens de chez nous disent que… onye ara si na… le fou dit que… okwa si na… la perdrix dit que… nsiko si na… le crabe dit que… oturukpokpo si na… le pic-vert dit que déplace en même temps l’attention, du locuteur vers un tiers humain ou animal, renforçant encore le caractère oblique et détourné de la remarque. Liés aux règles tacites de politesse d’une société dans laquelle l’individu n’exprime que très rarement le fond de sa pensée, l’image et le proverbe où cette pensée se trouve enchâssée jouent ainsi le rôle d’intermédiaires, permettant d’éviter des confrontations qui répugnent aux individus et de préserver, du moins en surface, la bonne entente essentielle à la vie communautaire. La prédilection de tout un peuple pour la périphrase, l’allusion et le sous-entendu se satisfait de l’usage des proverbes dans tous les cas nécessitant prudence, habileté, diplomatie – maîtres-mots résumant ce qu’au village d’aucuns appellent l’intelligence. 4-7- Chant, musique instrumentale pour exprimer ses sentiments de colère, de joie ou de frustration La tradition veut, on l’a dit plus haut, que les femmes ne pratiquent pas le proverbe en public. 69 Dans tous les cas de maltraitance par exemple, la petite bonne et l’orpheline sont condamnées au silence – elles ne peuvent se plaindre à personne. Que leur reste-t-il alors pour faire passer leurs messages ? L’étude des contes comme l’observation de la vie quotidienne révèlent le rôle de la musique comme du chant dans l’adresse indirecte. Individuel ou collectif, le chant a toujours été le véhicule d’expression des sentiments les plus forts et l’une de ses fonctions, dans les contes, est d’être à la fois le refuge de l’indicible, de l’inacceptable et le moyen de dire tout cela autrement. Les plaintes qui étouffent la fillette sont donc évacuées par le biais de la chanson, levant ainsi le voile sur le traitement de l’enfant dans la maisonnée dans le respect des codes traditionnels : Demandez à Adèle Adèle Numere […] Quand j’étais dans la maison de sa mère […] Est-ce que je mangeais ? […] Est-ce que je buvais du vin ? […] Est-ce que je mangeais aussi de la viande ? […] Est-ce que je couchais dans un lit ? Ces chants sont le plus souvent chantés dans un lieu semi-privé : arrière-cour, champs cultivés, mais toujours à l’extérieur et même parfois loin de la cour familiale, de façon à être entendus par les passants tout en exprimant le désir du chanteur de rester dans l’ombre pour éviter les répercussions de la révélation. Ils se limitent parfois à un marmonnement chantonné, façon habile et détournée d’exprimer son mécontentement. La musique instrumentale elle-même peut être considérée comme un langage à part entière puisque les instruments traditionnels, la flûte oja en particulier, « parlent » cette langue à tons, comme le confirme Nzewi selon lequel « l’oja peut servir à la communication langagière ». L’instrument participe pleinement de l’adresse indirecte et joue en particulier un rôle central dans la révélation des secrets : 1. Un roi sans héritier va chercher la parole chez le devin 2. Il reçoit une parole positive renforcée et scellée par un objet : la grappe de drupes de palme à distribuer à ses épouses 70 3. À sa naissance, l’enfant, incarnation de la parole du devin promettant au roi un héritier mâle, est jeté à l’eau par le serviteur, mais on ne noie pas la parole 4 Le chien du roi est témoin du crime 5 Ses visites à l’enfant recueilli provoquent le chant qui révèle le crime 6 Le malafoutier entend tout mais ne peut parler puisque son métier lui interdit de révéler ce qu’il voit du haut du palmier ; il invente donc un stratagème pour que le roi apprenne la nouvelle 7 Le joueur de flûte assure par son air de flûte la bonne fin du conte. Jamais la femme répudiée, mère de l’enfant jeté à l’eau, ne s’est plainte à qui que ce soit, et surtout pas à son mari ; la révélation aura donc lieu dans le respect des interdits et des coutumes. C’est finalement la flûte qui révèle à l’héritier le fourré où vit sa mère recluse. De même, la petite bonne maltraitée est réduite à exprimer sa révolte et sa frustration en jouant du pipeau ; et l’os sur lequel on marche se met à chanter, révélant à la fois l’identité du mort et le crime. 4-8-Des intermédiaires jusque dans le monde des esprits Des intermédiaires jusque dans le monde des Esprits, on retrouve le même protocole d’adresse indirecte dans la communication entre vivants et Esprits. La religion traditionnelle considère que l’homme n’est que le locataire de la terre, qu’il partage avec les Esprits, l’ayant reçue de ses ancêtres qui l’ont eux-mêmes reçue de la Terre-mère, Ala. Et les genres discursifs apportent leur éclairage sur la façon dont l’adresse indirecte codifie la relation entre humains et esprits. Considérés dans le temps, le monde des humains, ala mmadu, et celui des Esprits, ala mmuo, semblent n’en faire qu’un, qu’hommes et esprits se sont, nous disent les récits, partagés à l’amiable. La littérature orale révèle que l’homme est maître du sol le matin seulement et que, dès midi, les esprits prennent sa succession ; 71 ce qui explique qu’humains, ancêtres et esprits entretiennent d’étroites relations et vivent dans un dialogue permanent. Le clan des Aro s’est d’ailleurs vanté pendant des générations d’être l’agent de la manifestation suprême du grand dieu Chukwu dont l’oracle, Ibiniukpabi, attirait à Arochukwu, capitale du clan, dans l’État d’Abia, des suppliants venus de tout le pays igbo. Des professions comme celle des forgerons ont aussi été, dans le passé, considérées comme établissant des liens plus étroits que les autres entre l’un et l’autre monde. Nwala rapporte en outre que certaines personnes, familières des enterrements et des bosquets sacrés, ont la réputation de faire de fréquents allers-retours d’un monde à l’autre et de communiquer avec les Esprits, et sont appelés « ceux qui sont allés chez les Esprits », ndi gara mmuo. Le commun des mortels pénètre très rarement dans ce monde-là, mais des intermédiaires apparaissent dans les contes, les plus fréquents étant les enfants, les chasseurs, les malafoutiers et les devins : les premiers du fait de leur statut encore partiellement indéterminé, les autres du fait de leur profession, strictement réglementée et qui fait d’eux des initiés exerçant à la frontière entre les mondes. Si, dans les contes, les enfants partent souvent seuls à la rencontre des Esprits, ils ont parfois besoin, eux aussi, d’intermédiaires. C’est le cas de l’orpheline du conte qui traite un autre aspect de la communication par personne interposée, démontrant l’importance de la relation aux morts dans le dialogue entre vivants, la relation aux uns assurant le succès de la relation aux autres. Maltraitée par sa belle-mère, elle est tout d’abord exclue de la relation familiale exprimée par le langage et par les fruits partagés, « des pommes. À son retour, elle les a partagées entre ses enfants, mais n’en a pas donné à l’orpheline » Celle-ci va alors chercher à contacter sa mère défunte : ne pouvant s’adresser directement à elle, elle se rend derrière la maison de sa mère, enterre les pépins de pommes et se met à chanter, leur demandant de pousser. 72 Le pommier poussera en vingt-quatre heures et donnera des fruits qu’elle pourra ensuite partager avec les enfants de sa belle-mère, étant devenue la seule à posséder un pommier. Dans ce cas, l’orpheline vit séparée du reste de la maisonnée jusqu’à ce qu’elle renoue le dialogue avec sa mère par l’intermédiaire du pommier. Les chasseurs, qui passent le plus clair de leur temps au fin fond de la brousse et qui ont été initiés aux secrets du monde des Esprits, comprennent dit-on – le langage des animaux et des oiseaux, et savent également quel ogwu utiliser pour venir à bout des difficultés : leur fusil est pour eux une aide autant qu’un gris-gris. Le malafoutier, qui passe lui aussi ses journées en brousse à recueillir le vin de palme et de raphia, est, quant à lui, un intermédiaire passif, qui se contente d’établir ou de rétablir le lien entre les deux mondes puisque la coutume veut que les malafoutiers ne révèlent jamais ce qu’ils ont vu du haut de l’arbre. Il va donc voir les personnes concernées par le secret qu’il vient de découvrir, leur demande de le suivre au bord de l’eau ou dans l’arbre, et les met en communication avec le monde des Esprits : Il est allé voir le père de la fillette et lui a dit : demain, après le repas de midi, vers le soir, accompagne-moi jusqu’à l’endroit où je récolte le vin de palme, que tu entendes ce que j’ai entendu et que tu voies ce que j’ai vu ! Tu sais que les malafoutiers ne disent jamais ce qu’ils ont vu du haut de l’arbre... Le père a été d’accord. Le lendemain, quand le soir venait, il est allé chez le malafoutier. Le malafoutier lui a donné une ceinture pour monter au palmier, a pris la sienne et lui a dit de le suivre. – quand on arrive, monte tout en haut d’un palmier, et quand tu entendras ce que j’ai entendu, ouvre bien les yeux ! Les Esprits euxmêmes ont parmi eux des porte-parole qui facilitent le dialogue avec les héros lutteurs, danseuses ou enfants intrépides passés dans leur domaine. Ainsi, le lutteur Ejeadammuo, aussitôt arrivé dans le monde des Esprits pour s’y mesurer avec eux, s’est posté au centre de l’aire 73 de lutte et son attitude dit déjà son intention. Le porte-parole des Esprits, un Esprit à une seule tête, s’avance, et les événements s’enchaînent : 1. Question des Esprits 2. Déclaration d’intention du héros 3. Permission accordée 4. Action (lutte) 5. Commentaires de l’assistance 6. Action, etc. 7. Réaction : vengeance des Esprits. À aucun moment le héros ne parle directement aux Esprits rassemblés : bien qu’il ait réussi à pénétrer leur monde, il n’en reste pas moins séparé de ceux-ci par une invisible cloison. La question posée par les uns est portée à l’autre par l’intermédiaire, qui reçoit la réponse destinée au groupe et la rapporte fidèlement. À aucun moment il n’y a de dialogue direct entre les deux, seule l’action les rassemble. De chaque côté par contre se déroule un dialogue interne, qui permet à la lutte de se poursuivre : le pigeon communique avec le héros par la chanson, ne cessant de l’encourager ; les Esprits, eux, tiennent des conciliabules et finissent même par aller demander l’aide de leur chef : « ils étaient allés l’appeler chez lui en lui disant que ce qui arrivait les dépassait, et qu’il fallait qu’il vienne ». 4-9-Quand la différence s’affiche chez les Igbos ? Quand la différence s’affiche, l’individu qu’il s’agisse du nouveau-né ou de l’étranger passe d’abord par un temps d’attente et d’observation. La cérémonie d’imposition du nom vient ensuite officialiser sa reconnaissance comme membre du corps social, et il n’aura de cesse de consolider cette identité humaine, conscient de la propension de sa culture à la catégorisation. Comme l’Igbo, en déplacement, apprend à lire la faune et la végétation pour discerner la zone frontière entre le monde des humains et celui des esprits, et distingue entre l’esprit monstrueux et celui dont la difformité prête à rire, il reconnaît toute une gamme de différences entre les humains, depuis la personne perçue comme normale jusqu’à celle aux limites de l’humain. 74 Il va donc passer sa vie à tisser d’innombrables liens avec les groupes qui composent sa société famille et belle-famille, clan, lignage, ville, mais aussi, de nos jours, associations cultuelles et professionnelles. La participation attendue à de nombreuses manifestations culturelles étroitement codifiées, réunions, échanges divers et festivités sera l’occasion de renforcer encore ces liens. Ce réseau sera finalement exposé à l’approbation et à l’admiration de tous au moment des funérailles, ultime célébration des liens entre le disparu et tous ceux qui l’ont connu. L’envers de ce tissu chatoyant révèle un effort constant pour se distinguer de l’autre à l’intérieur même des classifications opérées, de façon à accéder au plus haut degré de l’humanité telle que la définit la culture, se bâtissant ainsi une réputation dont la gloire rejaillira sur la famille. Cet effort se manifeste par une compétition caractéristique de la société igbo, et qui vise, non plus tant à prouver visuellement l’humanité de la personne, que son degré d’excellence, mesurée à l’aune de sa différence. Cette recherche active de la différence positive s’exprime dans la littérature orale comme dans tous les aspects de la vie quotidienne en particulier dans les tenues vestimentaires et l’acquisition de biens matériels. C’est le vêtement le pagne en particulier, porté aussi bien par les femmes que par les hommes qui, tout comme les parures, représente souvent une mise en scène visant à se distinguer de l’autre en donnant de soi une image améliorée. Les jeunes mariées ne manquent donc pas, en partant chez leur époux, l’une de « faire un paquet de ses vêtements et de tout ce qui lui appartenait », l’autre d’emmener avec elle « vêtements, couverts, marmites », les vêtements étant placés dans les deux cas au premier rang des possessions. Comme l’explique Nwando Achebe « le costume traditionnel igbo est hautement politisé. En résumé, il y a différentes qualités d’étoffe dans un ordre décroissant, l’imprimé hollandais, l’imprimé anglais, suivis des imprimés 75 nigérians et africains». Le coût de ces étoffes et la coutume font que leur port est censé afficher le statut financier de la personne : le vêtement permet donc à l’occasion de cacher la vraie personne en rehaussant son statut. Le père Tortue d’un conte pour rehausser son prestige personnel, a acheté à sa femme « un pagne magnifique, celui qu’on appelle ‘le derrière n’entend rien’ », ce qui provoque une scène de ménage chez le cochon dont la femme exige le même cadeau. C’est que vêtements et parures ne sont pas qu’un indicateur financier : ils sont aussi, aux yeux de tout un chacun, et comme les autres biens matériels, la preuve de la bénédiction de Dieu, le signe extérieur de la réussite et la récompense du bon caractère. Comme le dit le chant traditionnel de célébration des accouchées, O bughi ma nwa Si ce n’est pas à cause de l’enfant, Onye ga-enye m Qui va me donner ? O bughi ma nwa Si ce n’est pas à cause de l’enfant, Onye gaenye m Qui va me donner Ichafu isi o Un foulard de tête, n’est-ce pas ? Onye ga-enye m Qui va me donner un beau pagne, n’est-ce pas ? Onye ga-enye m Qui va me donner. Le foulard de tête, substitut de la coiffure, complète le costume de la femme mariée quand elle sort. La façon de le nouer et de lui donner forme est unique à chaque femme et c’est l’une des façons dont elle marque encore sa différence. Le tissu choisi pour le foulard toile de coton ou brocard empesé affiche, comme le pagne auquel il est le plus souvent assorti, le statut financier de la personne et crie la différence entre riches et pauvres. Le proverbe remarque que « lorsqu’une femme porte un foulard sur la tête, elle n’entend plus la voix de son amie Anyawelechi ‘Espère en Dieu’ » le foulard donne ici à la femme un aplomb et une autorité qu’elle manifeste par son port et sa gestuelle. De même que la beauté n’est pas, en pays igbo, considérée comme réservée aux femmes, vêtements chics et parures ne sont pas réservés aux femmes. 76 Basden décrivait déjà la mode masculine des bracelets avant de conclure que « l’objectif principal de ces hommes était d’attirer l’attention sur soi » pour, là encore, se distinguer des autres. Dieu lui-même cache son identité réelle sous des vêtements d’emprunt pour attirer l’attention du garçonnet récalcitrant : après lui être apparu sous les traits d’un vieillard ordinaire ou d’un vieillard en haillons, il se montre à nouveau, « bien habillé, comme Dieu doit l’être. Aussitôt qu’il l’a vu, [le garçonnet] a pensé que ce devait être Dieu et l’a salué ». C’est que « les grands se démarquent surtout par l’abondance et la qualité de leur garde-robe ». Comme la couleur de la peau, la couleur des vêtements portés ou donnés et celle des accessoires ‘parlent’ elles aussi, mettant personnes et objets à part en proclamant leur association au surnaturel omniprésent. La couleur blanche est ainsi associée aux esprits des eaux et inséparable de l’idée de la mort. La quête de l’enfant à la recherche de son père disparu l’amène à la rivière en compagnie de sa mère; « l’arc-en-ciel leur a dit d’aller chercher un canari blanc, une pièce de tissu blanc et d’autres choses blanches, sept, de tout apporter au bord de la rivière et d’amener l’enfant là-bas ». La mère obéit et, une fois sur la rive, entame une lamentation au terme de laquelle l’enfant tombe à l’eau et se noie. Les coutumes et rites traditionnels associent les vêtements blancs au deuil et prescrivent aux visiteurs d’apporter à la maison du deuil des pièces de tissu blanc : la mention du blanc dans les contes est donc prémonitoire. Ce qui compte, ici encore, n’est pas tant la couleur que la façon dont elle est lue. De même que le vêtement, la nudité, subie ou affichée, place la personne à l’écart du groupe. Elle est habituellement lue comme le symptôme d’une situation hors normes - extrême pauvreté, voire maltraitance, comme dans le cas de l’orpheline dont le père s’est remarié : « on la maltraitait : on ne lui achetait ni vêtements ni boucles d’oreilles, ni bijoux, , ni bracelets d’ivoire, ni bracelets de cuivre, ni colliers. 77 Et elle allait toute nue ». Partie nue pour le marché des oranges, l’orpheline est d’abord lavée et maquillée à l’indigo par une fée marine, puis vêtue « de la plus belle façon » par une autre, rencontrée près du marché, en récompense de son bon comportement, recevant en outre « collier, foulard, bijoux et bracelets » qui la font briller « comme le soleil de l’aurore » . C’est que la culture récompense l’initiative et le travail : étant travailleuse, elle ne pouvait donc pas rester à l’écart. Par contre, la nudité choisie signale la rébellion, comme l’explique une historienne à propos des révoltes de femmes à l’époque coloniale : « l’acte de se dénuder et de s’afficher nue en public représentait la cessation symbolique des relations sociales entre hommes et femmes, et le refus des femmes de reconnaitre l’autorité masculine existante. Se mettre nu, se montrer nu, c’est afficher une différence qui aurait dû rester cachée, se rebeller contre les canons de décence de sa communauté et se mettre au ban de la société. Dans le conte, c’est, tout autant que la nudité, l’aspect de la chevelure qui marque la différence. Une jeune femme partie se marier à l’étranger contre le gré de ses parents revient veuve, et les cheveux emmêlés parce qu’elle n’a trouvé « personne qui puisse lui couper les cheveux ». L’aspect de la chevelure prend ici une signification particulière, du fait des coutumes de deuil qui veulent que le veuf et la veuve se rasent la tête à la fin des cérémonies de funérailles. Le fait que la vue de la jeune veuve fasse fuir tous ceux qui la rencontrent implique cependant qu’il y a là plus qu’un manque à la coutume funéraire : sa chevelure emmêlée, laissée sans soins, la marque comme à part, différente – une différence qui l’assimile ici aux malades mentaux confirmée par l’incohérence du refrain qu’elle répète à chaque rencontre : « ne tirez pas sur moi avec votre arc ! La colline bouge, le kolatier m’est monté sur la tête ». Son père finit par l’accueillir, lui coupe les cheveux et lui achète des vêtements. 78 Ce faisant, il élimine ce qui marquait sa différence, la reconnaît publiquement comme sa fille et la réintègre dans la communauté. 4-10- La communication du peuple Igbo Reconnaître le statut, humain, non-humain ou intermédiaire, de l’autre, c’est le tirer de l’anonymat, l’apprivoiser et le mettre hors d’état de nuire en l’intégrant à l’une des catégories du système culturel, prévenant ainsi le mal que la rencontre aurait pu causer. C’est se donner les moyens de décider de la relation à engager avec lui : l’accepter comme il est et le réintégrer dans la communauté (handicapé, prodigue, malade mental), l’éviter ou se le concilier (étranger, esprit, divinité). La dissimulation observée dans les contes, où l’on voit les mauvais esprits changer de couleur ou de corps pour prendre une apparence humaine, peut être comprise comme l’évitement de la catégorisation qui les aurait empêchés de communiquer avec les humains. Les masques sont une autre forme de camouflage qui vient corroborer l’évidence des contes, avec leurs porteurs au visage barbouillé de suie ou caché sous le masque et au corps recouvert de haillons, censés donner forme humaine aux esprits ancestraux, le changement de couleur et de forme facilitant l’interaction avec le surnaturel en brouillant les catégories. Plusieurs contes rapportent en outre le comportement peu orthodoxe, voire téméraire, de certains membres de la communauté, et le récit révélera s’il ne s’agissait là que d’une bizarrerie temporaire résultant d’un chantage ou d’un ordre venu d’en haut, ou si ce comportement hors normes trahit une interférence, voire une présence, surnaturelle. Tortue force ainsi tous les serviteurs du roi à danser toute une journée sur le chemin des champs au lieu de se rendre à leur travail. 79 Ailleurs, sous la menace, les courtisans grimpent aux arbres, la reine sert le repas nue, ses vêtements suspendus à son cou – ce ne sont là que des exemples des ruses de Tortue et de leurs conséquences. La vieille rencontrée et « qui marchait sur la tête et portait un fardeau sur le derrière » était, elle, bel et bien un esprit. Dans l’oralité igbo, si les esprits sont clairement perçus comme différents, les rencontres avec eux sont quotidiennes et révèlent le caractère très humain de ces êtres ambivalents, aux réactions imprévisibles, doués de sentiments et capables du meilleur comme du pire. Ce qui les différencie, en dernier ressort, c’est plus leur statut d’esprit, difficile à détecter, que leur caractère ou leur aspect physique et ce n’est donc pas tant l’apparence qui importe, que son interprétation, basée sur les croyances. Les contes enseignent qu’il ne faut pas se fier à l’apparence, et en même temps se méfier de ce qui est ou apparaît différent. Quelle que soit la différence révélée, le message est le même: les humains ‘acceptables’ nous ressemblent; ils ont nos traits et notre comportement, et si nous les intégrons à notre communauté, c’est que leur apparence correspond à notre canon de beauté et leur comportement à nos coutumes. La différence des ‘étrangers’, par contre, saute aux yeux, les assimilant aux animaux et aux monstres, et la lecture de leurs traits justifie leur séparation et facilite leur rejet. Le proverbe affirme qu’ « une tête ne vaut pas mieux qu’une autre » et il est souvent aussi difficile de distinguer, sous les vêtements, les parures et les déguisements, la véritable identité d’autrui que de déchiffrer ses intentions. Contes et proverbes mettent donc en avant autant le comportement que l’aspect physique ; considéré comme manifestation du caractère, le comportement infirme ou confirme les premières impressions nées de l’observation du physique, et rassure sur l’identité de l’autre. 80 On sait que l’ogbanje par exemple le plus souvent une fille - est généralement très belle et très intelligente mais capricieuse et le plus souvent maladive, que les fées marines, en dépit de leur caractère ambivalent, se montrent le plus souvent bienveillantes et généreuses, et que Dieu est généralement compréhensif et prêt au pardon. La communication s’engagera donc sur la base de cette lecture du comportement et des connaissances sur lesquelles elle s’appuie. Un conte illustre cette lecture de l’autre. Il s’agit d’une femme enceinte qui vit à la lisière de la forêt. Elle a tout ce dont elle a besoin, mais elle a des envies de chenilles. Elle finit par découvrir un arbre où celles-ci pullulent et y retourne chaque jour dans l’espoir de ramasser celles tombées à terre, mais n’y arrive pas, son ventre l’empêchant de se baisser. Après avoir en vain supplié tous les animaux de l’aider, elle rencontre le rat rayé qui, non seulement l’aide dans sa collecte et remplit son panier, mais continue à lui apporter des chenilles jusqu’au terme de sa grossesse. Elle accouche d’une fille, qu’elle décide alors en son for intérieur, et contrairement à la coutume, de donner au seul rat. Sa fille parvenue à l’âge du mariage, elle annonce que seul un prétendant « rayé » sera le bienvenu, et éconduit les animaux l’un après l’autre, pour finalement prendre pour gendre le rat rayé. Dans ce récit, en dépit des apparences et de l’insistance sur la couleur du pelage, c’est le comportement du prétendant qui compte. La compassion du rat conduit à la valorisation de son apparence, et sa couleur de peau reçoit la récompense de sa bonne action telle est la leçon des contes. 81 CHAPITRE 5 LA COMMUNAUTÉ YORUBA : UN EXEMPLE DE RÉUSSITE 5-1-Structure organisationnelle de la communauté Yoruba selon l’âge Sur le modèle, les procédures et la gradation des mécanismes, il existe des conditions et des caractéristiques physiques et sociales qui distinguent une société d’une autre, de sorte qu’il n’y a pas deux sociétés identiques. Ainsi, la structure organisationnelle et l’âge auquel les garçons étaient organisés variaient d’une communauté à l’autre bien que les fonctions soient similaires. Dans certaines communautés Yagba, cela a commencé de manière informelle à l’âge de six ans, mais les garçons sont restés dans ce groupe jusqu’à l’âge de 13-16 ans environ, lorsque l’organisation formelle a eu lieu. Parmi les garçons Owe, ils ont longtemps été désorganisés jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de 15 ou 18 ans. Des variations existaient également en termes d’intervalle entre un groupe d’âge et un autre, mais dans la plupart des cas, un intervalle de trois ou quatre ans semblait être plus fréquent dans la région. Cela semble concorder avec Dike (2012) dont l’étude sur Ogbaland a découvert que les hommes d’une tranche d’âge donnée, généralement 5 ans, étaient regroupés sous un âge particulier. Les critères d’adhésion étaient strictement fondés sur l’âge, tandis que la procédure d’admission reposait sur des séries de cérémonies d’initiation qui variaient d’une communauté à l’autre. 82 Ce processus d’initiation est ce que Dike (2012) a appelé l’initiation à la virilité ou à l’âge adulte. Par exemple, à Owe land, des frais d’initiation qui se comparent favorablement aux frais d’admission dans une association moderne étaient exigés à partir de la troisième année (Gemo), car il s’agissait d’une catégorie de statut. Beaucoup ne pouvaient pas aller au-delà de ce grade de statut au cours de leur vie en raison des dispositions prohibitives impliquées dans la préparation à l’obtention du grade de statut supérieur suivant. Des titres étaient associés à ce grade en terre d’Owe et une personne aspirant au troisième grade à Owe doit avoir entre 10 à 12 et 15 à Yagba ainsi que des tubercules d’igname et du vin de palme requis. Parmi le groupe d’âge du pays d’Okun, la qualification de leadership pour chaque groupe était à nouveau strictement basée sur l’âge, l’âge étant considéré et accepté comme un attribut d’expérience et d’intégrité. Il est important de noter également que dans le cadre traditionnel, la richesse ou les possessions matérielles n’étaient pas les seuls facteurs déterminants pour l’accès ou la promotion aux grades. Plutôt la capacité, honnêtement, l’âge ainsi que la connaissance des normes sociétales étaient des qualifications tout aussi importantes pour les classes supérieures. Comme mentionné précédemment, l’âge auquel les garçons étaient organisés en les notes variaient. Malgré cela, il y avait cinq grades en tout, le cinquième étant particulier au groupe Owe et Ijumu. i. Olusele/ Omode ii. Ome’ko/Jagun/Gbarufu iii. Gémo/Ogun/Eronla iv. Orota/Igbemo 83 v. Ololu. Le premier groupe d’âge (12-16/18 ans) de la région était composé de jeunes garçons en âge de prépuberté. Les membres de ce groupe étaient connus sous le nom d’Olusele à Owe et Bunu ; Omo à Ijumu ; Omode à East Yagba et Ijukekuro à West Yagba. La constitution précoce des garçons en groupes d’âge vise à s’assurer qu’ils sont regroupés grâce à une formation et une orientation appropriées pour devenir des citoyens utiles à mesure qu’ils grandissent en âge. De plus, aucune cérémonie n’était attachée à l’entrée et aucun frais n’a été payé. À cet âge, chacun recevait une petite houe appelée Kegun, l’enfant n’aidait son père qu’à la ferme et dépendait des parents pour les besoins fondamentaux de la vie. Peu d’attention a été accordée à cette classe d’âge car leur rôle politique n’était pas encore prononcé. Ce grade n’a jamais été enrôlé dans l’armée à des fins de défense, sauf lorsque la guerre était à un stade très critique nécessitant un renforcement. En terre Owe. Cependant, leur niveau d’implication socio-économique était un peu au-delà de l’agriculture. Ils ont agi comme un censeur correctif pour projeter la moralité publique. Cela a souvent eu lieu lors d’un festival appelé Opelu au cours duquel des femmes au caractère douteux et des sorcières ont été publiquement inculpées par des chansons abusives, agissant ainsi comme un mécanisme efficace pour mater les vices sociaux. Le suivant dans la hiérarchie du système de classes d’âge (l’âge variait entre 21 et 45 ans) était Ome’ko à Owe et Bunu ; Gbarufu (Barufu) à Ijumu; Ijagun à East Yagba et Arore à West Yagba. Habituellement, les membres de ce grade avaient atteint l’âge de la puberté et avaient donc une certaine liberté, y compris la liberté de posséder leurs propres fermes, ayant reçu une houe beaucoup plus grande. Ils assumaient l’entière responsabilité d’eux-mêmes et n’attendaient plus de nourriture ni de soutien de son père. 84 Le leader de ce groupe, Aroko Ome’ko ou Oga Ome’ko était assisté d’Ojukeji Aroko ou Ojukeji Oga Ome’ko (Akpata Z.A, 1985). Le chef dirigeait les affaires du groupe et veillait au maintien d’une discipline stricte par les membres. Prendre soin de la moralité et de la conduite sociale de leurs membres était primordiaux, ils possèdent une grande influence sur leurs membres car ils ont initié et appliqué des règlements ou des constitutions non écrites qui s’imposent à leurs membres. Ce grade constituait la main-d’œuvre active avec des performances variées mais fonction orientée vers le développement. Pour le développement de la communauté, il formait la classe guerrière, car ses membres devaient se lever pour défendre leurs villages au cas où il y aurait des menaces de la part des voisins. Ceci est d’accord avec Anyaela (1994) qui a déclaré que la classe d’âge défendait leurs communautés contre les agressions internes et externes, en réalisant des travaux civils et communaux. Une fois qu’un devoir a été réparti par une désignation officielle, le chef a pris la responsabilité et a organisé les détails de l’exécution entre les membres. Cela nécessitait cordialité et harmonie dans les relations entre le conseil traditionnel et cette tranche d’âge. Ce groupe a dégagé les sentiers, s’est assuré qu’ils étaient toujours en bonnes conditions et dragué l’étang d’eau en saison sèche. Ils remplissaient des fonctions politiques dans le maintien de l’ordre public et était également utilisé à des fins éducatives ainsi que la formation à la citoyenneté. Ils offraient une assistance coopérative, une entraide et une protection mutuelle servant ainsi d’instrument de développement socio-économique. De manière significative, ils remplissaient des fonctions, à travers lesquelles une assistance pour les travaux agricoles et la construction de bâtiments était fournie. Même dans le cadre des cérémonies de mariage, un homme bénéficiait de la coopération des membres dans tous les services que la coutume exigeait d’être rendue aux beaux-parents. 85 Les membres ont contribué de l’argent pour aider à payer la dot et lui ont également offert des cadeaux lors de la cérémonie de mariage. De même, des formes d’assistance ont été proposées aux membres lors des cérémonies funéraires. La troisième année était Gemo à Owe land, Eronla à Bunu et Ogun à East Yagba et Ijumu. Pour être admis dans ce grade, un homme doit avoir eu une carrière distinguée pour cette raison dans le groupe de villages Egbe (West Yagba) et Kiri, les membres du grade Ome’ko n’ont pas obtenu directement le grade Gemo. A Egbe, ils passaient par un grade intermédiaire appelé Aridare et par les grades Abegun et Arosho à Kiri. L’entrée dans ce grade était très chère. Après les performances et les cérémonies rituelles élaborées et la prière pour le candidat par les anciens, on lui a présenté les insignes de fonction. Il s’agissait de Opa Oye/personnel de bureau, Uru (Iru, contraction du mot yoruba Irukere, vache ou queue de cheval chez les Yagba) et Atu Odi Kekere (courte casquette rouge-fez). À Bunu, il était également accompagné d’Owo (fouette-mouche en balai) comme insigne distinctif du bureau, tandis que dans certaines communautés de l’Est de Yagba, les Iru avaient une cloche attachée.Une fois institué dans ce grade, un homme s’est arrêté pour participer aux travaux publics qui étaient obligatoires pour les membres du deuxième grade. La prise de titre était associée au grade Gemo à Owe, ainsi ce qui en fait la première note de titre. Les titres doivent porter le préfixe Oba (chefs) tels que Obanure (chef de l’amusement), Obanla (un grand chef) et Obahunwa (chef de la beauté). Les membres de ce grade ont ainsi cessé d’être des objets ordinaires, ils ont reçu un haut degré de respect, il était donc eewo (tabou) pour les hommes, les femmes et les étrangers sans titre de les toucher. 86 Sur le plan administratif, on peut dire que c’était la classe politique, ils siégeaient au conseil traditionnel et veillaient à ce que les décisions du conseil soient correctement et rapidement exécutées. A Egbe, ce grade était le plus élevé (Ibid), tandis qu’à Owe, ils formaient les piliers politiques de l’Obaro dans la tâche de gouvernance et ils étaient le moyen par lequel l’Obaro exerçait son autorité (Oluyori M.O, 1990). Dans l’ensemble, leur rôle devenait de plus en plus hautement politique dans le développement de leurs communautés. Le grade suivant était Orota à Owe, Igbemo à East Yagba, Orotita à Ijumu, Orota à Ife-Olokotun et Opajegbo parmi le groupe Kiri de Bunu. Ce grade représentait le premier grade titré dans les communautés East Yagba mais le second à Owe, Kiri et Ijumu. On les appelait généralement les « Ijoyes ». Le grade Orota a représenté une étape importante dans la mobilité ascendante dans le système de classes d’âge en terre d’Okun. Contrairement à Gemo, l’entrée était limitée à quelques-uns. Dans la terre d’Owe par exemple, le nombre de titres Orota les détenteurs étaient limités à sept dont certains étaient Obajana, Oballoh, Obahun et six dans la région de Kiri. De plus, parmi les Owe, il s’agissait d’une chefferie à deux titres où c’était une condition préalable pour quiconque aspirant à devenir Obaro, la qualification inférieure étant le Gemo (Ibid). La richesse était également une condition préalable à la promotion dans le grade supérieur tel que rapporté par un fonctionnaire colonial. Les titres Orota, étaient fixés par tradition et la vacance n’était créée que par le décès d’un titulaire du titre, elle n’était pas héréditaire. Il est bon de noter que dans le cadre traditionnel, la richesse n’était pas le critère d’avancement, mais plutôt la capacité, l’honnêteté, l’âge et la connaissance des normes sociétales étaient les qualifications. Les insignes de fonction pour le grade titré étaient Opa Oye (personnel de office), atu odi lila (un gros bonnet rouge,-fez) iru et akunleke (perles de corail). 87 On croyait maintenant que ces hommes connaissaient bien les normes sociales ainsi que les affaires gouvernementales, occupant des postes clés au Conseil suprême de l’État. Il représentait le grade spirituel de la société. Ainsi, l’admission à ce grade était ipso facto l’admission dans les cultes secrets intérieurs de la société. Dans la société Owe par exemple, à partir du grade Orota, les chefs en titre étaient qualifiés pour posséder des aruta (femmes possédées par l’esprit). Ils occupaient des postes clés au Nko, Alase Igbimo (le conseil suprême). Il était obligatoire en terre Owe pour les Obaro d’avoir atteint le statut Orota. En terre de Bunu et à Yagba oriental, les membres de ce grade étaient les principaux décideurs politiques. Le dernier dans la hiérarchie des classes d’âge en terre Okun mais qui était une caractéristique particulière des Owe et des Ijumu était les Ololu. Il représentait le niveau le plus élevé du système de classes d’âge. Chez les Owe, les titres Ololu étaient au nombre de trois : Obaro, Obadofini et Obajemu. AG Harris (1926), a classé l’Obajemu, l’Obadofin et l’Obaro respectivement comme cinquième, sixième et septième année, dans la structure d’âge Owe. , où l’Obaro n’était qu’un primus-inter-pares. Dans ce rôle, ils se comparent favorablement aux Uzama du Bénin, aux Igalamala d’Igala, aux Oyomesi de l’Ancien Empire Oyo et aux Osamewa d’Ondo. Nos sources ont révélé qu’en raison de la nature sensible de ce grade, la sélection à son rang se faisait par Ifa (dieu de la sagesse), et par tradition, ils n’étaient pas choisis dans un seul clan. Ils bénéficiaient des privilèges et droits revenant aux Obaro, s’asseyaient sur des tabourets traditionnels et étaient appelés Kabiyesi (une salutation royale) en tant qu’Obaro. L’administration de la justice est vitale pour l’établissement du droit et l’ordre, la paix et la tranquillité, sans lesquels le développement pourrait être retardé. Ici encore, la classe d’âge a joué un rôle vital dans le maintien de la discipline et de la moralité publique au sein de la 88 communauté. Ils ont réglé un différend mineur entre eux. Au sein de chaque classe d’âge, il y avait un mécanisme établi pour traiter les membres fautifs. De cette façon, la discipline n’était pas seulement maintenue dans les classes, mais dans la société en général. Au sein de la communauté, les petits problèmes et les querelles familiales étaient réglés à l’Idile (l’unité socio-politique de base) par les Baale, tandis que les cas graves étaient portés à l’Olori Adugbo. Des sources de Owe ont révélé que des cas très graves de meurtre, l’enlèvement et le vol ont été portés à Nko (Igbimo Alase) comme le plus haut tribunal judiciaire et les membres de ce tribunal comprenaient les chefs à bonnet rouge des classes d’âge Gemo et Orota. Les procédures du tribunal ont été promptement et correctement exécutées par les chefs à bonnet rouge à un titre qui les surveillaient. Ainsi, à travers les délibérations coordonnées des décisions judiciaires et des actes d’exécution des associations indigènes (catégorie d’âge), le développement socio-politique s’est opéré en terre d’Okun précoloniale. Bien que la classe d’âge recoupe une partie de la communauté, en prenant le individu hors du cadre particulier du clan et de la famille, il n’offrait pas le même parapluie dans l’ensemble du pays Okun, il fonctionnait plutôt comme une force d’unité au niveau du village. 5-2-Les femmes dans la communauté Ekaaro Ejiiré précoloniale: rôles, responsabilités et leadership politique Dans l’aire culturelle Ekaaro Ejiiré, les femmes occupent des positions variées : la mère, l’épouse, la sœur, la prêtresse et parfois même la déesse. La perception que l’on a d’elle dépend de sa position dans la communauté. Ces perceptions sont traduites dans la culture par des vers, des chants, des proverbes, le langage et la religion. 89 L’histoire nous rappelle le rôle central des femmes dans la vie sociale et religieuse de la société yoruba, notamment dans la tradition des Orisha ou dans le mythe yoruba des origines du monde (Osun). Le rôle reproductif des femmes est reconnu et magnifié en raison de son importance dans la préservation de l’humanité. Un proverbe populaire présente le rôle précieux de la mère comme suit : « Iya ni wura, Baba ni digi La mère représente de l’or, le père le miroir ». La religion est un fondement de la formation du pouvoir économique, politique, social et culturel des femmes Yoruba. Comme le montrent beaucoup d’auteurs, les femmes occupent une position centrale dans la sphère religieuse. Elles sont des prêtresses et parfois même assimilées à des déesses. Les prêtresses ont la maîtrise des rituels et, à ce titre, jouent un rôle central dans les rites traditionnels. Elles sont les gardiennes du temple, dit-on. Elles sont parfois les médiatrices entre les esprits et les membres de la communauté. Elles disposent donc de pouvoirs surnaturels qui les rendent fortes. Le pouvoir rituel des femmes et leurs rôles dans les cultes et religions sont un aspect important de la société Ekaaro Ejiiré. Point n’est besoin de présenter le rôle de Iya l’Oro dans le culte Oro, ni celui des prêtresses dans les autres cultes mythiques de l’aire culturelle : Shango, Shankponin… De même, leur rôle d’éducatrices est magnifié dans le folklore Guèlèdè au sein duquel la Iyalachè joue un rôle de premier plan. De même, il est constaté que les femmes occupent une part active dans l’économie de la communauté d’une part, mais aussi et surtout dans celle des pays de la sous-région. Elles interviennent dans la production agricole, la transformation agroalimentaire et la commercialisation des produits. 90 Elles sont les principales animatrices des marchés primaires de collecte des produits agricoles, mais aussi des marchés secondaires et finaux de distribution. Elles se retrouvent donc en amont et en aval de la production, de la transformation et de la commercialisation. Elles sont également les principales animatrices des marchés périodiques de la sous-région, sillonnant le Nigéria et le Togo en passant par le Bénin. Certains de ces marchés dont la réputation a traversé les frontières de l’aire culturelle sont ceux de Ijana, Osogbo, Saki, Badagry, Ajasè, Kétou, Gbomina, Atakpamè…Ces lieux de commerce de la communauté Ekaaro Ejiiré devenus très importants au début du 18ème siècle ont créé des liens avec les acteurs du commerce transsaharien et côtier. Comme dans la plupart des royaumes africains précoloniaux, l’organisation politique de l’aire culturelle Ekaaro Ejiiré donne également une place de choix aux femmes, aux mères, aux épouses, prêtresses et parfois déesses. On ne peut comprendre les titres que portent certaines femmes dans les royaumes d’Oyo, Shabè et Kétou que si l’on admet que les sociétés humaines fonctionnent sur la base de consensus mutuel et de réalités qui leurs sont propres. Selon leurs places dans la hiérarchie, elles reçoivent des attributs et portent des titres afférents à leurs rangs. Nous voudrions citer à titre d’exemple : - Iya Oba ou reine mère : elle n’est pas la génitrice du souverain, mais celle identifiée pour le conseiller, pour régner avec lui ; - Ayaba, épouse du roi; - Iyakéré à Oyo, responsable de tous les Ilari (personnes au service du souverain) et gardienne de tous les trésors du souverain, elle est à la fois la gouvernante du palais et la trésorière du souverain ; Arè Oritè, femme la plus proche du souverain dans ses fonctions officielles, elle apparaît comme la conseillère de celui-ci. 91 5-3-Pouvoir et politique sont aussi liés dans cette aire culturelle. Outre Iya Naso qui préside aux cérémonies d’adoration de Shango, culte d’Etat, d’autres prêtresses interviennent autant dans la vie politique que religieuse. C’est le cas de Iyamodé, responsable du culte des ancêtres et de Abaguntè, autre titre féminin, qui fait l’intermédiation entre le souverain et la puissante société secrète Ogboni (Akpaki, 1994). Malgré la masculinisation du pouvoir royal, des régentes ont eu l’opportunité de diriger certains royaumes de la région avant la colonisation. C’est le cas à Oyo de Iyayun (15ème siècle), épouse de Alafin Aganju qui a reçu l’essentiel des attributs impériaux et aurait gouverné jusqu’à la majorité du prince héritier qu’elle portait encore en son sein à la mort de son mari (Johnson, 1973). Dans le royaume Shabè, l’histoire retient aussi le nom de Iya Omègo qui a assuré la régence du trône à l’issue de la controverse née de la succession de Oba Akinkanju en 1825. Elle prit la place de Ola Aïmon dont l’authenticité de la filiation avec Ola Obè était contestée par le peuple. Dans son pamphlet sur l’historique des Shabè Opara rédigé en 2005, Igué John situe cette régence entre 1825 et 1852, y compris la période du court règne de Ola Aïmon. Elle était considérée comme une femme riche et respectée. C’est sous sa régence que fut achevée la fortification de la ville. On a coutume de dire que derrière un grand homme, se cache une femme, mais on peut se questionner sur qui était derrière ces femmes ? S’agit-il de règnes acceptés par le peuple ou imposés par une oligarchie pour préserver des intérêts ? 92 5-4-Rôle économique : animation des marchés et des réseaux marchands régionaux Malgré les changements mentionnés précédemment, les femmes continuent de jouer un rôle important dans la sphère économique. Plusieurs générations de femmes d’affaires se succèdent, qui bâtissent leurs empires sur les structures précoloniales existantes. Ainsi, de la Nana Benz à la Golden Lady, les démarches varient peu, mais les outils de travail se sont modernisés. Les femmes d’affaires appartiennent à des réseaux qui se sont structurés autour de la famille, la religion, l’ethnie. A ces types de relations, s’ajoutent les relations d’intérêts et les relations professionnelles qui se nouent à diverses occasions. Ces relation jouent un rôle important dans l’épanouissement des échanges marchands à travers la circulation de l’information sur le fonctionnement du marché, les prix, l’accès au crédit, la régularité des flux de transaction, la réduction des risques et surtout la prévention et le contrôle des difficultés d’exécution des contrats. L’évolution des stratégies d’organisation traduit une adaptation à la mondialisation des échanges commerciaux. Les relations familiales, ethniques et religieuses servent certainement de substrat au développement des activités, mais elles sont devenues insuffisantes à couvrir le champ des activités qui s’est déplacé du cadre national vers d’autres pays à travers le monde. Ainsi, malgré le caractère informel de leurs activités, elles modernisent leurs activités en utilisant les outils de communication les plus sophistiqués et s’adaptent au monde des affaires à l’échelle internationale. 93 5-5-Que reste -t-il de leur leadership politique ? La déliquescence des structures traditionnelles a permis la création de structures sociopolitiques où le pouvoir se conjugue désormais au masculin. Le rôle des femmes dans les cultes et religions traditionnels même s’il persiste n’a plus la même valeur, face aux changements de valeurs : l’argent a pris le dessus sur l’éthique et les valeurs de la tradition. La période postindépendance a confirmé cette approche de la femme épouse, éducatrice et mère, investie de « l’honneur » des hommes et de la nation. Les diverses initiatives politiques féminines se sont vite vues canalisées dans un cadre contrôlé par l’autorité masculine selon une vision prédéterminée de la société à construire. De même, la création des Etats-nations issus de la colonisation et la délimitation des frontières n’ont fait que renforcer la masculinisation du pouvoir. Le rôle de régulation joué par la stratification de la société a quasiment disparu, en même temps que l’influence des Egbè au sein desquels les femmes s’exprimaient. Aujourd’hui, la problématique de la participation des femmes aux instances de décisions se pose de la même manière tant au Nigéria, au Togo, qu’au Bénin, bien que ces Etats aient inscrit dans leurs constitutions le principe de l’égalité entre tous les citoyens: faible représentation tant dans les postes électifs, nominatifs que techniques. Pourtant, il existe un potentiel sur lequel les Etats peuvent bâtir la refondation culturelle, économique et politique. 94 CHAPITRE 6 L’HISTOIRE DES SONIKÉS 6-1-Les mythes fondateurs Comme tous les peuples restés de culture essentiellement orale, les Soninké possèdent un grand nombre de mythes et de légendes expliquant leurs origines et les grands moments de leur histoire. Ces mythes révèlent déjà un destin de peuple dispersé, tenu de partir au loin en quête de sa survie. Le plus ancien de ces mythes fût recueilli à la fin du XIXe siècle par Charles Monteil, administrateur du cercle de Médine au Soudan français (actuel mali). Il raconte la montée en puissance puis la ruine du royaume de Wagadu. Dinga, le patriarche ancêtre des Soninké, à la suite de nombreuses pérégrinations se fixe à Kingi, près de Nioro du Sahel. Il y épouse les trois filles du génie qui régnait sur les lieux après avoir vaincu celui-ci grâce à l’aide de son compagnon Diadiané, l’ancêtre des Devins. De ses trois épouses, il eut au total quatorze fils, dont certains considérés comme les ancêtres des clans Soninké actuels. A sa mort, alors qu’il voulait léguer ses pouvoirs à Terekine, l’ancêtre du clan des Sokhona, une ruse permit à Makan Diabe, fils de sa seconde épouse et ancêtre du clan des Cissé, de se substituer à l’héritier choisi et de recevoir de son père mourant le secret de l’emplacement de la ville de Wagadu où le peuple Soninké devait connaitre la prospérité. Il y conduisit ses partisans et ils s’y installèrent après avoir passé une alliance avec le maitre des lieux, une divinité appelée Bida qui avait la forme d’un python noir. Celui-ci, qui détenait le pouvoir de faire tomber la pluie, accepta d’enrichir le royaume des Soninkés à condition que chaque année on lui offrit en sacrifice la plus belle jeune fille du pays. 95 Pendant sept siècles dut la légende, ce rite se perpétua, assurant la prospérité du royaume de Wagadu. Mais survint une année où la jeune fille promise en sacrifice au serpent se trouvait être la fiancée d’un jeune guerrier nommé Mamadou le taciturne. Lors de la cérémonie du sacrifice, alors que le serpent sortait de sa grotte pour s’emparer de la victime, Mamadou lança son cheval sur lui et lui trancha la tête d’un coup de sabre. On vit alors cette tête demeurer immobilisée dans l’espace et prononcer une série de prophéties qui annonçaient le malheur du peuple Soninké. Le mythe conclut que ce fut-là la fin du royaume de Wagadu et que la sécheresse s’étant abattue sur le pays, les Soninké durent se disperser. 6-2-Les tourments de l’histoire Il serait naïf de penser qu’un tel mythe reflète la réalité de l’histoire des Soninké. Comme tout récit de ce type, il est constitué de souvenirs collectifs, transmis et transformés au fil des générations et d’emprunts à des cultures étrangères. On y trouve en particulier des analogies avec certains épisodes bibliques qui n’ont pu y être introduits qu’assez tard. Cependant les thèmes qu’il aborde ne sont pas sans lien d’authentiques épisodes de l’histoire des Soninkés, tels qu’ils peuvent être connus grâce aux récits des voyageurs arabes, du VIII e au XIII e siècle et grâce aux descriptions des voyageurs français à partir du XVII siècle. La plupart des observateurs s’accordent pour admettre que le royaume de Wagadu correspond probablement à l’empire de Ghana, fondé au VII siècle par les Berbères Sanhadja et qui joua pendant longtemps un rôle essentiel dans les relations entre l’Afrique et le monde méditerranéen, grâce à sa position clé et dans le commerce transsaharien. 96 Les Soninkés semblent avoir exercé le pouvoir sur l’empire de Ghana depuis le VIII ou IX siècle jusqu’en 1076, date à laquelle ils furent soumis par les conquérants berbères almoravides. Le géographe arabe Al Bakri décrit la dynastie Soninké régnante comme de religion animiste, vivant dans une cité royale séparée de la ville marchande et encaissant un tribut sur les caravanes aux mains des commerçants musulmans. Le renversement de la dynastie au Ghana ne semble pas avoir été à l’origine de leur dispersion. Celle-ci est apparue à partir du XIII siècle avec l’appauvrissement du commerce transsaharien et le déclin du Ghana au profit de l’empire voisin du Mali. Aujourd’hui on trouve des populations d’origine Soninkés qui ont maintenu leur langue et leur coutume en vivant au milieu d’autres peuples, tels les Azer, disséminés parmi les Berbères de Mauritanie, les Marka répartis au milieu des bambaras et les Yarsé dispersés parmi les Mossi. Les Soninké regroupés dans la haute vallée du fleuve Sénégal fondèrent des royaumes autonomes appelés Guidimakha, Gajaga et plus à l’est, dans le Mali actuel, les royaumes de Dyahunu, Nema, Kingi et Giyume. 6-3-L’éparpignement contemporain A partir du XIX siècle et à la fin du commerce transatlantique des esclaves apparait une nouvelle période de déclin. Le pays Soninké, ayant toujours fonctionné comme un carrefour commercial, a peu développé ses ressources propres et l’agriculture y est demeurée d’un faible rendement. La fin des activités commerciales traditionnelles centrées sur l’or, les esclaves et la gomme arabique va ouvrir pour les habitants du pays soninké une longue période de migrations saisonnières puis temporaires qui les conduira de plus 97 en plus loin à travers l’Afrique et jusqu’en Europe. Le développement de la culture de l’arachide ouvre des possibilités importantes de travail agricole sur les plantations du Sine-saloum, au sud de Dakar. Ce sera le temps des «navetanes», ces migrants soninké qui se rendaient dans cette région pendant la saison d’Hivernage, appelée navet en ouolof. Les archives coloniales notent, dès 1912, que des liens économiques intenses se créent entre les régions de plantations arachidières et la vallée du fleuve Sénégal. Les jeunes migrants soninké auraient envoyé à leur famille près de 90000 franc en 1912, soit l’équivalent de près de deux millions de francs actuels. Puis les activités saisonnières s’élargissent à d’autres domaines : travaux sur les quais du port de Dakar ou sur le tracé de la voie ferrée vers Kayes et Bamako. En 1925, un administrateur français note que «beaucoup de Sarakollé sont chauffeurs à bord des paquebots français au long cours, et d’autres sont mécaniciens au chemin de fer du Maroc, du Sénégal, du Soudan français, de la guinée et de la Cote d’Ivoire». Navigation, chemin de fer, les Soninké se sont implantés très tôt dans les métiers qui font voyager. La guerre de 1914-1918 qui a engendré les premiers grands mouvements de migration des pays colonisés vers l’Europe, voit les Soninké entrer en grand nombre dans la marine de guerre. Dès les années trente, certains d’entre eux se sont installés dans quelques ports français. Parallèlement, les Soninké continuent de pratiquer des activités commerciales itinérantes à travers toutes l’Afrique de l’Ouest. Certains vont acheter du sel en Mauritanie pour aller le revendre en côte d’ivoire et reprennent la route avec des stocks de noix de cola qu’ils revendent au Sénégal, réalisant au passage de substantiels profits. 98 Certains n’acceptent le travail salarié que pour acquérir une épargne qu’ils investissent ensuite dans le lancement d’une activité indépendante. L’esprit d’initiative économique qui a toujours surpris les divers observateurs en contact avec les Soninkés conduira même certains d’entre eux jusqu’au Congo belge où ils parviendront à monopoliser tout un secteur du commerce de détail. Toute cette expérience de voyages acquise au cours de la période coloniale n’a pas peu fait pour développer au sein de cette communauté une capacité d’organisation collective autour du travail et toute une tradition d’allers-retours entre les villages d’origine et les différentes zones d’implantation à l’extérieur. L’idée de voyager est très présente dans la culture soninkés. Il existe toute une riche littérature orale consacrée aux récits de voyage. Son recueil et son analyse constitueraient une tâche très importante pour une meilleure connaissance de cette population et de la manière dont elle a intégré la migration à sa personnalité collective. Les proverbes soninkés traduisent eux aussi, en termes de sagesse populaire, le rapport étroit entre migration et vie quotidienne. L’omniprésence de l’idée du voyage explique aussi pourquoi la migration s’est relativement banalisée et qu’elle n’est pas vécue comme un danger d’éclatement de la communauté d’origine ou comme un risque de perte de racines. Les populations soninké implantées à Dakar ou d’autres villes d’Afrique depuis trois ou quatre générations n’ont pas perdu la conscience de leur identité d’origine. Même si les liens avec les villages de la vallée se font plus rares, les pratiques langagières et culturelles demeurent solides. Les Soninkés serait une des langues qui résisterait le mieux à l’attraction du ouolof qui tend à devenir dans cette ville la langue dominante dans les rapports quotidiens en dehors de l’école. La conscience de l’originalité que représente le fait pour cette ethnie d’avoir engendré une véritable diaspora dans tous les centres urbains d’Afrique de l’Ouest 99 et jusqu’en Europe, joue incontestablement un rôle de valorisation de la culture soninké, ce qui contribue en retour au renforcement du sentiment identitaire. 6-4-Immigration et conscience minoritaire L’organisation de la vie des migrants soninké en France a fait l’objet de nombreuses descriptions. Tous les observateurs ont toujours été frappés par la force de la tendance à reconstituer des structures communautaires s’inspirant des modèles de la société d’origine et par la permanence du souci de maintenir des relations étroites avec les zones d’origine. Cependant certaines évolutions se sont produites à ces deux niveaux. D’une part l’immigration familiale qui s’est beaucoup développée au cours des dernières années a abouti à éloigner des foyers les hommes qui s’étaient installés depuis le plus longtemps et jouaient un rôle important dans le maintien d’une organisation sociale rigide. Par ailleurs les difficultés économiques croissantes rencontrées par les travailleurs vivant en communautés ont quelque peu altéré la tradition de la solidarité qui favorisait l’acceptation et la prise en charge des nouveaux venus par le groupe et en même temps les structures sociales sur lesquelles s’appuyait cette organisation solidaire ont perdu de leur solidité. Même si on ne peut pas parler de bouleversements, on note une certaine évolution dans la distribution des pouvoirs et des rôles sociaux. On passe progressivement d’une communauté informelle fondée sur la reconduction tacite de structures hiérarchiques anciennes à une organisation de type plutôt associatif à l’intérieur de laquelle les rôles et les pouvoirs se négocient plus qu’ils ne s’imposent par une légitimité pré-acquise. 100 De la même manière les relations aux villages d’origine se construisent maintenant sur une base élargie. Il existe de plus en plus de projets de réalisations inter-villageoises. Les communautés se désenclavent. En même temps, les choses bougent au pays d’origine même. Le système d’organisation familiale patrilignager qui est celui des Soninké avait longtemps confiné les femmes aux tâches traditionnelles de l’économie domestique. Avec l’absence de la plupart des hommes adultes elles sont passées à une activité productrice directe qui leur assure une certaine autonomie économique. Elles ont développé des activités de jardinage, de couture et de tissage qui leur permettent de disposer de produits commercialisables. La présence en France de femmes soninké de plus en plus nombreuses, même si pour l’instant cette présence ne se traduit pas par une entrée sur le marché du travail, ne pourra à terme qu’amplifier cette transformation des rôles sexuels qui s’est amorcée dans les zones d’origines. Toutes ces évolutions vont en pair avec une certaine prise de conscience identitaire à un niveau plus large. L’association pour la promotion des soninké fondée en 1979 dans le but initial de développer l’alphabétisation en langue soninké témoigne, à travers l’évolution de son activité, de l’accélération de cette prise de conscience identitaire à un niveau de plus en plus large. Cette association entretient des relations avec de nombreuses communautés dispersées dans toutes l’Afrique. Cette association a mis en place un journal qu’elle édite et qui reflète une volonté de promouvoir la culture soninké en dehors des cloisonnements villageois et communautaires. Les articles qu’il propose aux lecteurs concernent aussi bien les problèmes quotidiens des travailleurs immigrés et de leurs familles qu’une réflexion sur l’essence de la culture soninké, réflexion illustrée par la publication de récits mythiques, de contes et de proverbes. 101 Le ton de ces divers écrits témoigne d’une volonté de militantisme culturel qui s’efforce de trouver dans la culture autre chose qu’un folklore désuet et vise à en faire le fermant d’une prise de conscience d’une large identité collective, afin de mobiliser le plus grand nombre de gens autour de la construction d’un avenir commun. Ainsi, les liens entre l’immigration et le pays d’origine, jusque-là de nature essentiellement économique et sociale prennent une dimension culturelle. Sans doute, pour l’instant ces initiatives sont l’affaire d’une avant-garde d’intellectuels ou tout au moins de gens suffisamment scolarisés pour se trouver à l’aise dans la communication écrite. Sans doute, aussi, la quête des racines culturelles n’est pas d’une actualité particulièrement brûlante pour les paysans et de migrants soninké qui vivent dans une précarité permanente. Mais il faut des pionniers à tout et la volonté de renforcer les liens identitaires au niveau d’une population dispersée n’est pas une coquetterie d’universitaires nantis mais peut se révéler dans l’avenir d’une portée concrète considérable. L’histoire de l’immigration en France montre à travers l’exemple des juifs, des arméniens ou des chinois, le rôle que peuvent jouer la conscience historique et le maintien de l’identité culturelle dans la réussite économique, qui intervient aussi bien comme facteur d’intégration dans la société d’accueil que comme incitation à une solidarité plus active envers les communautés d’origine. On ne peut que souhaiter, pour les Soninké et les autres populations africaines présentes en France, un destin comparable. 102 CHAPITRE 7 LES DOGONS AU MALI : UNE CIVILISATION UNIQUE En fonction des lieux et des politiques patrimoniales, les liens qui unissent le patrimoine naturel et le territoire prennent des éclairages divers. Les processus de patrimonialisation que nous allons décrire s’inscrivent sur un territoire spécifique en ce sens qu’un regard extérieur et scientifique se l’est approprié: la recherche anthropologique. Enfants chéris de l’ethnologie, les Dogon du Mali constituent une référence essentielle de l’anthropologie africaniste française, l’école de Marcel Griaule ayant construit une théorie majeure à partir des études consacrées à ce peuple. C’est donc au sein d’un « territoire anthropologique» que sera ici appréhendée la mise en patrimoine d’une société africaine et plus particulièrement celle de son environnement naturel, afin de mesurer la prégnance d’un discours scientifique occidental dans la gestion locale d’un patrimoine africain. Pour comprendre les enjeux qui entourent cette question, il faudra rappeler les orientations scientifiques prises dans les recherches anthropologiques consacrées aux Dogon. Ces dernières ont en effet adopté une perspective originale qui a progressivement construit la mythification des hommes dogon, en même temps qu’elle a occulté leur relation concrète avec la nature pour la déplacer dans les réseaux symboliques de l’univers cosmogonique 1. L’évacuation de cette question dans la théorie a parallèlement permis l’édification d’une conception de la nature en termes de contraintes et d’hostilité, que nous tenterons de corriger en ramenant à une réalité vécue les comportements et les conceptions des villageois dogon vis-àvis de leur environnement. 103 La propension de leur environnement à être mis en patrimoine pourra y trouver un éclairage. Pour étudier la patrimonialisation, nous ne pourrons faire l’économie d’une étude de l’image anthropologique pesant sur l’émergence patrimoniale, qu’elle soit envisagée dans le domaine touristique ou dans les initiatives consécutives à l’inscription des falaises de Bandiagara sur la liste du patrimoine mondial. La forme particulière que revêt « l’écotourisme» en pays dogon illustrera les impacts de la construction anthropologique de la culture dogon et la continuité pratique in situ de l’occultation théorique de la nature. Celleci sera finalement nuancée à la lumière des reformulations politiques, culturelles et identitaires du monde dogon d’aujourd’hui, à la faveur desquelles la nature peut, dans une certaine mesure, enfin sortir de l’ombre. 7-1-La mythification du monde dogon· la nature occultée Il est sans doute peu utile de rappeler précisément combien les Dogon ont été l’objet d’études anthropologiques approfondies. Mise en valeur par Griaule, la culture dogon n’a depuis cessé de fasciner l’Occident et le nombre de publications anthropologiques qui lui sont consacrées n’a connu aucun équivalent en Afrique. La réputation des Dogon s’est établie en particulier autour de la constitution d’un système cosmogonique complexe d’une cohérence implacable. Sans reconstruire en détailla chronologie de cette édification, nous pouvons tout de même relater les grandes périodes de l’ethnologie des Dogon entre les années trente et soixante, où la pensée de Marcel Griaule présida à toutes les recherches. L’évolution des écrits éclaire en effet le processus de mythification du monde dogon, mais aussi, par contrecoup, celui de l’évacuation théorique du rapport de l’homme à l’environnement naturel. 104 La première phase de recherche débute en 1931, avec la mission Dakar-Djibouti, pour se poursuivre jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Traversant quinze pays entre 1931 et 1933, l’équipe scientifique avait choisi, pour y mener des enquêtes ethnographiques de forme intensive, trois lieux, dont le plus connu était le pays dogon. Le rapport du paysan dogon à son environnement naturel n’a jamais été prédominant dans ces premières recherches, mais il trouvait sa place dans une ethnographie qui se voulait la plus exhaustive, c’est-àdire étudiant chacun des aspects de la culture dogon pour former une énorme monographie à tiroirs caractéristique de la discipline à l’époque. Du fait que les Dogon étaient avant tout des agriculteurs, l’ethnographie minutieuse de cette première phase de recherches offrait des descriptions éclairant le rapport des villageois à la nature, ne serait-ce que dans des rituels comme la fête du bulo, correspondant à la nouvelle année, ou encore la fête des semailles. L’importance des puissances telluriques dans l’ordre religieux dogon était régulièrement soulignée, notamment celle du culte de l’ancêtreserpent, lebe, qui féconde la terre nourricière. Un des sujets de prédilection de cette ethnologie d’avant-guerre fut l’étude des rites funéraires, et particulièrement de la société des masques. Le lien entre les masques et les rites agraires apparaissait de façon manifeste dans les écrits, même si Michel Leiris (1948) insistait davantage que Griaule (1938) sur ce point. Trois ouvrages d’importance concrétisèrent cette première phase de recherche sur la société dogon. Organisation sociale des Dogons de Denise Paulme, La langue secrète des Dogons de Sanga de Michel Leiris et Masques dogons de Marcel Griaule accumulaient une somme considérable de données sur la société dogon, société d’agriculteurs dont la vie sociale et religieuse reposait en grande partie sur les cycles agraires. 105 Au lendemain de la guerre, après six années d’interruption, une deuxième période s’ouvrit avec les révélations faites à Griaule par le vieil Ogotemmêli. L’année 1946 où fut recueillie, dans les conditions exceptionnelles de l’initiation d’un homme blanc, la cosmogonie exemplaire dévoilée dans Dieu d’eau, marqua un tournant décisif dans les études entreprises sur les Dogon. Devenue par la suite le principe de base des ethnologues, l’assimilation entre univers mythique et réalité sociale rendit la connaissance du mythe suffisante pour connaître la société. La troisième phase de recherche est ainsi caractérisée par un enrichissement continu des données cosmogoniques dont l’ouvrage culminant, Le renard pâle, livre un mythe d’une complexité et d’une cohérence jamais encore observées. Le cheminement des recherches anthropologiques aboutit ainsi à un monde dogon mythifié à l’extrême, dans lequel il n’était plus besoin de décrire les rapports des hommes entre eux et au monde qui les entoure, leurs moindres gestes et propos trouvant leur justification dans le système cosmogonique. Sans détailler les raisons de l’orientation théorique prise par l’anthropologue et ses collaborateurs, nous pouvons néanmoins rappeler le contexte dans lequel s’inscrivaient leurs recherches, car il éclaire en partie l’occultation de l’environnement naturel dans leurs études. Par le biais de sa connaissance approfondie du peuple dogon, Griaule s’est fait l’avocat du monde noir face à une attitude occidentale rigide et ethnocentrique qui ne reconnaissait aucune démarche logique dans la pensée africaine. Le combat qu’il menait l’a sans doute conduit à exagérer la cohérence et la perfection du système cosmogonique. Cette lutte explique aussi certainement la tendance de Griaule à négliger tous les aspects de la société dogon susceptibles de rappeler leur simple condition d’agriculteurs. Cette orientation scientifique eut pour conséquence directe d’exclure de la recherche toute dimension 106 ethnographique qui aurait porté sur les faits sociaux et le quotidien des hommes. L’ethnologue a ainsi privilégié la dimension «intellectuelle » au détriment de tous les aspects inhérents à la condition paysanne des Dogon. Les premières pages de Dieu d’eau sont sur ce plan très éclairant. Les fiches que Griaule a rédigées sur le terrain en 1946 permettent, en suivant la progression chronologique de l’enquête et en la comparant avec le déroulement des entretiens relatés dans l’ouvrage publié, de discerner d’éventuelles manipulations textuelles. Ainsi, les fiches de la première journée, le vingt octobre, sont intitulées «Ommolo ». Après la narration de l’accident du vieillard, la conversation se poursuit par une description détaillée de l’Ommolo, protection du chasseur contre le nyàma dangereux des animaux qu’il abat. La journée suivante est occupée par la déclamation des Tige de ces animaux, c’est-à-dire de leur devise. Le troisième jour, Ogotemmêli décrit les différents liens qui unissent les animaux entre eux, explicite les protections nécessaires au chasseur (autel, sacrifice) et se réfère au mythe de la mort du premier d’entre eux. Or, le texte de Dieu d’eau ne mentionne jamais ces données pourtant inédites sur la relation des hommes au monde animal. Pourquoi Griaule les a-t-il rejetées? Cet exemple est révélateur d’un processus qui marqua non seulement le travail de Griaule mais celui de ses successeurs : le rapport des hommes à la nature s’efface devant leur dimension spirituelle. Progressivement, les Dogon ne sont plus des hommes de la terre, mais des hommes de la parole. Le peu de données recueillies consacrées à leur connaissance des plantes et à leur système de pharmacopée est ainsi parlant. Les guérisseurs ont pourtant un savoir précis sur les vertus des plantes dont ils connaissent des dizaines d’espèces, mais seule la recherche anthropologique italienne s’y est intéressé En France est occulté tout ce qui pourrait réduire l’homme 107 qui est la plupart du temps mis en avant. De même, les Binou, ancêtres totémiques liés au serpent lebe, passent presque inaperçus malgré leur rôle déterminant dans la vie socioreligieuse des Dogon. Jacky Bouju (1995) mentionnera le fait que chaque binou est lié aux vivres de base de l’alimentation dogon (mil, sorgho, oseille, sésame, haricot...) bien après tous les travaux de l’école griaulienne consacrés au mythe. Mais cet aspect était sans doute trop terre à terre pour une anthropologie élevant les Dogon au rang de savants dépositaires d’une cosmogonie exceptionnelle et les plaçant hors du flux de la vie. Les écrits parus sur les connaissances astronomiques des Dogon sont sur ce point éloquent. L’article de Griaule «Un système soudanais de Sirius» révélait en 1952 des informations inédites sur ce domaine inconnu et fit par la suite couler beaucoup d’encre, suscitant en dehors de la littérature anthropologique les hypothèses les plus extravagantes sur le savoir extraordinaire des Dogon concernant l’existence d’une étoile invisible à l’œil nu. Les étoiles n’ont pourtant jamais revêtu une importance particulière, ni dans leur vie quotidienne, ni dans leur vie religieuse, mais un savoir astronomique paysan fut bien vite érigé en une théorie érudite frôlant la science-fiction. Il aura fallu attendre les travaux de J. Bouju (Graine de l’homme, enfant du mil, 1984) puis ceux d’E. Jolly (Ln bière de mil dans la société dogon, 1995) pour qu’enfin émergent de nouveau des données ethnographiques (les plus importantes datant du travail de Denise Paulme en 1940) restituant les conditions d’existence des Dogon sans considérer ces derniers comme mus par un système métaphysique qui les dépasse. Rien d’étonnant par ailleurs au fait que le titre de ces deux études contiennent le mot «mil », céréale de base de l’alimentation et donc de la vie dogon. Jacky Bouju s’est attaché à décrypter les logiques socio-économiques du monde dogon, tandis qu’Éric Jolly, visant à saisir globalement les logiques socioculturelles à partir d’un élément omniprésent dans toutes les sphères de la vie 108 sociale, économique, religieuse et politique des Dogon, a consacré sa thèse à la bière de mil. Mais les écrits de ces auteurs, précurseurs d’une réorientation de l’anthropologie consacrée à cette société, n’ont pas pesé lourd par rapport à la masse d’articles et d’ouvrages se référant au substrat métaphysique animant la vie des Dogon. Sous la plume anthropologique, les villageois se sont ainsi vus métamorphosés en savants détenteurs d’une riche et profonde cosmogonie. Les mythes recueillis ne révélaient pas seulement une représentation du monde. En eux résidait l’explication de chaque comportement humain, qu’il s’agisse d’un rite grandiose aussi bien que d’un banal geste quotidien. En affichant cette parfaite cohérence et en assimilant la réalité sociale à l’univers mythique, les chercheurs ne se sont attachés qu’à l’essence de la société dogon, en quelque sorte naturalisée, envisagée hors du temps. Ainsi détachés du flux de la vie, les Dogon étaient reliés au monde qui les entoure par de complexes correspondances symboliques. Cette conception holiste d’un monde appréhendé comme un vaste réseau liant tous les êtres, toutes les choses et tous les phénomènes créait un lien d’ordre spirituel, voire mystique, entre les hommes et leur environnement naturel. En naturalisant la culture, les anthropologues ont paradoxalement évacué de leurs travaux les relations concrètes de l’homme à la nature. Pourtant, s’il fut éludé des recherches de Griaule pour des raisons stratégiques évoquées plus haut, le milieu naturel ne joua pas pour autant un rôle anodin dans l’édification de sa théorie. Selon les termes de sa propre fille, Griaule fut pris d’un véritable «coup de foudre» lorsque, en 1931, il mit les pieds sur le sol dogon. Certes, la sortie des masques à Sangha à l’occasion des funérailles d’un vieux chasseur a très certainement provoqué l’enthousiasme du chercheur. 109 Mais le paysage dogon n’était-il pour rien dans cette rencontre passionnelle qui est à l’origine non seulement de la brillante carrière de Griaule mais surtout à l’une des plus importantes écoles de l’africanisme français? Le site exceptionnel de cette falaise escarpée abritant dans ses éboulis de nombreux petits villages, n’a pas pu le laisser insensible et a même peut-être suscité l’idée d’une culture elle-même exceptionnelle. C’est un cadre géographique à l’allure très primitive que Griaule a choisi pour légitimer son combat contre l’idée de primitivité culturelle 3 : une immense paroi abrupte, un relief chaotique et heurté, bref un paysage dans lequel l’intervention humaine semblait vaine. Le caractère en apparence hostile et non aménagé du lieu de vie des Dogon ne pouvaitil pas conforter l’idée de leur élévation spirituelle? Autrement dit, inconsciemment confrontés dans l’esprit des lecteurs mais peut-être aussi dans celui de l’ethnologue, les caractères exceptionnels de la nature et de la culture dogon ont pu fonctionner de pair et participer à l’édification de la théorie anthropologique griaulienne. L’ascension des Dogon dans les hautes sphères de la métaphysique s’est ainsi conjuguée avec une dépréciation de leur environnement, un rapport nature contre-culture jouant alors de façon insidieuse dans l’édification de la cosmogonie. La crédibilité du monde mythologique des Dogon s’ancra ainsi sur la représentation d’une nature inhospitalière constituant le lieu de leur survie, leur vie prenant sens dans la cosmogonie. C’est peut-être cet inconscient parallélisme entre l’aspect «invivable» du monde naturel et l’aspect idéal du monde mythique qui, se surimpose au combat idéologique de Griaule, a conduit à occulter les relations de l’homme à son environnement dans les écrits anthropologiques. 110 L’oubli de la nature a donc caractérisé l’anthropologie des Dogon pendant un demi-siècle, et au-delà une importante partie des recherches africanistes françaises, et cette occultation masque la représentation, jamais explicitée, d’un environnement naturel dans lequel les hommes ne se seraient jamais investis affectivement. Nous allons donc tenter de cerner le contenu de cette représentation, qui n’est pas une affirmation effective dans les travaux anthropologiques mais une conséquence de leur orientation. Nous essaierons alors de rétablir quelques réalités de la relation qu’entretiennent les Dogon à l’espace naturel afin d’y détecter ou non d’éventuelles démarches patrimoniales. 7-2-Environnement naturel des Dogon: un patrimoine? Si l’on se penche sur l’imposante bibliographie consacrée à la société dogon, l’absence de titres relatifs à son environnement naturel est frappante. Les écrits de Jean Gallais, datant pourtant des années 1960, restent des références incontournables. Un récent article de Walter Van Beek 4 réactualise les données et les enrichit d’une perspective anthropologique. Même si l’on ne peut prétendre que rien ne fut écrit entre temps, la littérature sur le sujet reste étonnamment pauvre. D’une surface allant de 30000 à 40000 km suivant des frontières sur lesquelles personne ne s’accorde, le pays dogon présente d’importantes variations géomorphologiques. Couvrant un vaste territoire qui s’étend du sud-est de la boucle du Niger jusqu’au Burkina-Faso, il se subdivise naturellement en quatre parties géographiquement contrastées: un plateau de grès au relief chaotique, une longue plaine sableuse, une immense falaise de 260 kilomètres qui constitue la zone la plus caractéristique, et dans son prolongement des reliefs massifs aux altitudes élevées formant les monts du Gourma. Incliné en pente douce vers l’ouest, le plateau est traversé par des cours d’eau temporaires 111 (4 à 5 mois dans l’année) le long desquels est pratiquée une agriculture de décrue, favorisée par de nombreux barrages construits à l’époque coloniale. Ailleurs, c’est le mil, céréale de base de l’alimentation dogon, qui est cultivé au gré d’une pluviométrie annuelle variant entre 500 et 700 mm, et d’un relief heurté. Le plateau présente une végétation à tendance sahélienne différenciée constituée de brousse arbustive dans les fonds de vallée et de taillis dans les interfluves. En direction de l’est, il est prolongé par les monts du Gourma, aux altitudes élevées atteignant 1155 m au mont Hombori. Le plateau se termine brusquement par l’escarpement rectiligne nommé «falaise de Bandiagara », même si le terme de «falaise» est impropre. Cette muraille de grès haute de 200 à 400 mètres surplombe la plaine et ses éboulis, formés de blocs grossiers provenant de la paroi supérieure, abritant de nombreux petits villages caractéristiques de la culture dogon. La vallée du piémont de la falaise concentre le ruissellement de ses petites sources dans des mares. La plaine sableuse du Séno s’étend des éboulis de la falaise jusqu’au Burkina-Faso. Parsemée de massifs dunaires fossiles, elle offre de vastes terroirs permettant la culture du mil. Le caractère hostile de cet environnement forme un des lieux communs de sa représentation. Les Dogon furent en effet classés parmi les «montagnards paléonigritiques», «peuples d’allure archaïsante» caractérisés entre autres par« leur assujettissement au milieu physique, à des conditions écologiques sévères». Conjugué à la notion d’« aire-refuge », celle de peuple «paléonigritiques» induisait une nécessaire hostilité du milieu 5. Une caractéristique du pays dogon, mentionnée par Jean Gallais puis attestée par la suite par diverses sources démographiques, corroborait de plus cette idée: la coïncidence des regroupements humains les plus denses et des régions les plus accidentées. 112 De nombreux villages sont en effet nichés aux creux des éboulis dans les reliefs les plus heurtés qui rendent leur topographie anarchique entrevoit l’image d’un cadre de vie humain inconfortable. Des facteurs historiques expliquant les concentrations démographiques dans des milieux particulièrement accidentés viennent en même temps conjuguer l’idée d’inconfort à celle de contrainte. Les expéditions équestres des guerriers mossis, en quête de bétail et d’esclaves, au XVe siècle, puis les grandes opérations militaires de l’empire Sonraï, ont amené les Dogon à se réfugier dans les abris rocheux des falaises. Pour l’État bambara de Ségou, au XVIIIe et XIXe siècles, ces dernières constituaient, à cause de leur proximité, un réservoir privilégié d’esclaves. En 1818, une longue période de sécheresse contraignit une grande partie de la population agricole à migrer vers le sud, et l’État centralisé belliqueux que créa Sêku Hamadou lança le peuple peuhl dans la guerre sainte menée contre les chefs traditionnels du Macina et de Ségou. Les Dogon durent quitter la plaine et se replier de nouveau dans les escarpements protecteurs des falaises, ce qui n’empêcha pas les Peul s d’organiser des raids pour faire des captifs. La plupart du temps, les relations historiques des Dogon et de leurs voisins furent ainsi belliqueuses. Subissant tour à tour la domination d’ethnies plus puissantes qu’eux, ils ont vécu de longues périodes d’insécurité et de conflits. Ces réguliers reflux humains, mentionnés dans tous les écrits consacrés aux Dogon, font oublier une réalité inverse: les périodes d’accalmie ont vu les populations, et avec elles les espaces cultivés, s’étendre sur des aires plus larges. L’histoire tumultueuse est néanmoins constamment mise en avant pour justifier le repli contraint des hommes dans le milieu rude et inhospitalier de la falaise. Le caractère géographique inhospitalier du pays dogon frappe tous ses visiteurs, que laisse perplexes la possibilité d’investir et d’habiter un tel milieu géographique. 113 L’hostilité du milieu, décrétée évidente puisque jamais justifiée dans la littérature consacrée aux Dogon, n’est pourtant pas si forte qu’elle le paraît. En éclairant les liens entre habitat, espace et société, l’ouvrage de Jean-Christophe Huet (1994) est l’un des rares à remettre en question l’hostilité de la nature. La falaise offre en réalité certaines conditions agricoles favorables qu’un regard non averti ne détecte pas forcément. Le caractère protecteur de la paroi pour l’homme vaut aussi pour la végétation. Épargnées par les vents desséchants, différentes espèces soudaniennes jouissent de l’ombre mais surtout des suintements des sources. La rareté de l’eau dans les falaises est un leurre: dans les éboulis nichent de nombreuses sources claires et c’est dans les vallées du Piémont que se rassemblent les eaux de ruissellement pour former une dépression humide et verdoyante, largement exploitée pour l’horticulture. À ces conditions spécifiques à la falaise s’ajoute l’avantage pluviométrique (+ lO %) dont bénéficie le plateau par rapport à la vallée du fleuve Niger. Ainsi, le paysage résolument ingrat vu de l’extérieur n’est pas forcément vécu comme tel par la population. Ce qui au premier abord est considéré comme inexploitable pour nous n’est souvent qu’un espace potentiellement aménageable pour les villageois qui ne ménageront pas leurs efforts pour l’apprivoiser. Les investissements humains sur des terrains très hostiles en apparence sont en effet nombreux. Les versants au pied de la falaise sont retenus par la construction de petites murettes construites après l’épierrement des pentes naturelles. Les lits de rivières sont dégagés, assurant l’évacuation du ruissellement des eaux. Sur le plateau, l’érosion est évitée par le carroyage de petites levées de terre de 30 à 40 cm de hauteur. Quant aux cultures maraîchères et tout particulièrement celles de l’oignon, elles sont parfois entreprises sur des terrains inattendus. 114 Aux abords des barrages construits sur le plateau, les glacis de grès ont été manuellement recouverts d’une couche de sable et de fumier de 30 à 40 cm divisée par des murettes de pierre étanchéifiées à l’argile. Ces travaux herculéens n’effraient pas les villageois, qui ne reculent que rarement devant l’effort. Leur notion de terrain «aménageable» ne connaît ainsi que peu de limites puisque seuls quelques sols sont considérés comme «mauvais» même avec un important apport de fumier. Les techniques de fumure ont été précisément décrites par Jean Gallais. La fumure animale, produite par le séjour sur les champs des troupeaux peuls et dogon, est complétée par la création d’une fumière créée dans la cour intérieure des habitats, où on entasse chaumes de mil, brisures du pilage culinaire, cendres du foyer et écorces de fruits du baobab avant de marcher dessus et d’y jeter les eaux usées. L’hostilité du milieu naturel, accentuée dans l’imagerie occidentale avec la complexification des données cosmogoniques, n’est donc pas évidente aux yeux des Dogon qui connaissent les qualités de leur environnement. Ceux que l’on voit confinés sous la contrainte dans un milieu hostile conçoivent et vivent leur espace de façon très souple. À la représentation d’un terrain quasiment partout aménageable grâce à la fumure, s’ajoute en effet celle d’un espace illimité. Les arbres sont considérés comme relativement abondants et on prête souvent un caractère temporaire à la raréfaction d’une espèce qui n’est pas synonyme de son extinction. La brousse reste un domaine dangereux car habité par certains esprits maléfiques, mais elle est la plupart du temps vue comme humanisable, c’est-à-dire aménageable par l’homme. Ainsi, les villageois ne sont aucunement guidés par la conception d’un espace étroit dans lequel ils seraient confinés malgré eux. 115 Ils savent profiter de l’assemblage de terroirs (nappe sableuse des plateaux gréseux, creux des ravines, dépression du piémont, sables dunaires de la plaine) qui les entourent pour varier les types de cultures plantées (mil, riz, sorgho, maïs, fonio), sachant que les conditions météorologiques favoriseront toujours certaines d’entre elles. La dépréciation de la nature, conséquence de l’orientation mythifiante de l’anthropologie, a amené le regard occidental à percevoir une relation antagoniste entre l’homme et son milieu naturel. Les liens qui les uniraient seraient d’ordre alimentaire et utilitaire, la survie quotidienne dans un milieu hostile étant contrebalancée par la richesse extrême du monde cosmogonique. En ce sens, toute démarche patrimoniale vis-à-vis de l’environnement serait exclue, l’homme ne s’impliquant affectivement que dans le monde des symboles et de la cosmogonie. La valeur attribuée au mythe est exclusive. La nature ne peut dans ce cadre être considérée comme un bien précieux qu’on a la charge de préserver et de transmettre. En découle l’idée d’une relation passive et forcée à l’environnement. Cette conception peut, entre autres, être infirmée par la constitution et la préservation d’un parc arboré entretenant la fertilité des champs. Les parcs du pays dogon sont, d’après Gallais (1965: 4), plus denses et plus anciens que ceux des populations voisines. Les champs sont avant tout parsemés de albida, dont l’effet bénéfique sur le sol est, mais aussi d’autres arbres utiles comme le palmier rânier, utilisé dans les charpentes, le néré, le tamarinier et le karité pour leurs fruits, ou encore divers ficus dont l’enracinement retient le sol dans les chaos rocheux. Jean Gallais a décrit deux formes de défrichement originales (bougou), techniques de préservation beaucoup plus soigneuses que le brûlis dont on craint les conséquences désastreuses. 116 On peut lire une démarche patrimoniale dans cette sélection précise d’arbres utiles, dont certains ont plusieurs siècles, conjuguée aux précautions particulières prises pour les préserver. Une telle démarche apparaît de façon plus manifeste encore dans l’existence d’une institution traditionnelle aujourd’hui disparue, mais vivace il y a quelques années, dans la région sud-ouest du pays dogon. Les Alamodjou, littéralement « groupe de vilains », formaient une organisation chargée de la protection des ressources renouvelables. 7-3-Leur nom faisait référence à leur apparence et leurs comportements. Vêtus de guenilles, couverts de cendres sur le visage et le corps, se nourrissant de déchets et notamment d’excréments dilués dans de la bière de mil, les Alamodjou se manifestaient par des attitudes inverses aux normes sociales, usant d’un langage contraire au parler villageois. Leur groupe, que les membres intégraient soit par voie héréditaire ou congénitale, soit à la suite d’une transgression d’interdits, était composé du chef (Seri), de son adjoint (Saga) puis d’un groupe d’hommes, femmes et enfants formant les brigadiers de patrouille (Soroman). Une partie importante de leur mission consistait à protéger les arbres (gestion des ressources, luttes contre incendies) et à gérer les points d’eau (aménagement, protection des sources, marigots, puits). Annonçant publiquement, les jours de marché, les textes législatifs relatifs à la préservation de l’environnement, ils invitaient les villageois à planter des arbres (c’est eux qui décidaient de l’introduction de nouvelles variétés), à ne pas cueillir les fruits non mûrs, à ne couper ni les arbres jeunes, ni ceux utiles à la pharmacopée et menaçaient tout villageois insoumis d’être puni par les fétiches. Une patrouille de répression agissait ensuite sous les ordres du chef et sanctionnait sévèrement toute personne prise en flagrant délit. 117 Les Alamodjou étaient de toute façon respectés et craints par les villageois du fait de leurs comportements étranges et des pouvoirs surnaturels qui leur étaient attribués (notamment celui de faire venir la pluie). Cette organisation traditionnelle aujourd’hui disparue pourrait être envisagée comme une institutionnalisation des questions patrimoniales pouvant préfigurer leur prise en charge dans le monde dogon contemporain. Reste cependant la question de la connaissance de la nature, qui doit présenter une relative homogénéité de représentations pour que l’environnement naturel puisse être considéré comme « patrimonialisable». La tendance à la diversification des cultures a des implications sur les modes d’appréhension de la nature. Les Dogon possèdent certes un savoir collectif sur les caractéristiques et les exigences des sols et des espèces cultivées, mais la connaissance est en même temps très personnelle, les caractéristiques particulières des champs de chacun étant révélées par des expériences individuelles répétées: la sélection des espèces cultivables et des meilleures techniques de fertilisation relève de l’évaluation spécifique de chaque terrain. Cette primauté de l’individuel sur le collectif relatif à l’agriculture confère au système de connaissances relatives à la nature un caractère élastique et peu normatif. Van Beek affirme qu’elles se fondent plus sur un corpus de pratiques que sur un système formel de savoirs collectifs. Cependant, y mesurant les parts respectives de l’individu et de la collectivité, l’auteur compare ces procédures avec celles de la connaissance dogon au sens général du terme. Les évolutions de la vie ne s’inscrivent alors pas en contradiction avec ce corpus dont la valeur symbolique prime le contenu. 118 Bien qu’ils affirment être les dépositaires d’une tradition héritée du passé et fidèlement transmise, une conception mouvante des traditions transparaît dans plusieurs expressions dogons. L’un des trois termes traduisant la notion de culture, dogo ozu, signifie littéralement la « voie des Dogon », associant la notion de changement, de mouvement à celle de l’identité culturelle. De même, l’idée de coutume que traduit le terme dogotembu (littéralement: ce qu’on a trouvé en naissant), n’implique pas la réception directe d’un patrimoine figé et laisse donc là aussi planer la possibilité de changement. Enfin, les « héritiers» sont qualifiés en dogon de « ramasseurs de ce qui est passé», ce qui encore une fois indique moins l’idée d’une transmission sans faille que celle d’une déperdition et donc d’une transformation possible. L’idée de patrimoine pourrait ainsi s’inscrire dans cette représentation sociale de valeurs précieuses, préservées et transmises, qui n’empêche pas le cheminement des hommes dans le flux de la vie. Ne poussons cependant pas l’hypothèse de conceptions patrimoniales intrinsèques aux Dogon. En éclairant quelques conceptions et attitudes des Dogon envers leur environnement naturel, nous voulons seulement souligner l’idée que leur nature est « patrimonialisable », alors que les lieux communs évacuent cette possibilité. Néanmoins, n’envisager la patrimonialisation du monde dogon que du point de vue interne reviendrait à tomber dans le piège de l’image anthropologique qui a induit l’idée d’une société isolée et refermée sur elle-même. Si l’on se place dans la perspective constructiviste qui est la nôtre d’une identité produite avant tout dans les rapports à l’altérité, la construction d’un patrimoine dogon sera prégnante aux frontières géographiques ou symboliques de leur monde, et dans le cadre de leurs interactions avec l’étranger. 119 Les constructions identitaires des Dogon doivent ainsi être regardées en lien avec les représentations auxquelles la société peut se référer pour se représenter elle-même. Une partie de la société dogon évolue depuis plusieurs décennies dans une «situation ethnologique 6 », qui induit une orientation de la culture en fonction de l’interaction de ses membres et de la recherche. Les orientations scientifiques ont par ailleurs dépassé les frontières de l’anthropologie pour gagner d’autres regards, notamment ceux des amateurs d’art et des touristes, qui se posent en retour sur cette société. Réceptrice des fantasmes d’une Europe nostalgique à la recherche d’un temps perdu, la culture dogon a toujours été considérée comme le plus haut lieu de la tradition africaine, prisonnière de son image de témoin immuable du passé. Le glissement de la perspective anthropologique vers d’autres domaines affecte entre autres tout ce qui a trait aux processus de patrimonialisation du pays dogon. 120 CHAPITRE 8 LE RÉSEAUTAGE : OUTIL PUISSANT DE DÉVELOPPEMENT DES COMMUNAUTÉS 8-1-Réseautage de la communauté des grasfileds du Cameroun autour de la tontine. Le Grassland est la vaste région de savane des hauts plateaux volcaniques située dans l’ouest du Cameroun, étalé sur les régions du Nord-Ouest et de l’Ouest. Elle est appelée, selon les circonstances, Grassland, hauts plateaux de l’ouest1, « savane camerounaise » ou même parfois « Grassfields ». Cette zone est très peuplée : un tiers de la population camerounaise y vit2, soit plus de 5 millions de personnes. Plusieurs chefferies de la région ont produit des œuvres d’art remarquables et souvent imposantes. Selon les vues actuelles, le Grassland est la terre d’origine des peuples agricoles de langues bantoues qui au cours des 3 millénaires av. JC coloniseront l’Afrique Australe lors de l’expansion bantoue, aux dépens de populations pastorales ou de chasseurs-cueilleurs comme les Khoisan. L’organisation économique des peuples des grasfileds force l’admiration et mérite d’être connu par le monde entier. Le peuple des grasfileds est organisé de manière pyramidale. Il existe un chef qui est le chef suprême de la communauté et jouit d’un respect absolu de la communauté et qui est en haut de la pyramide. Lorsque le chef est intronisé, il est investi des pouvoirs sacrés. Les membres de la communauté ont donc conscience que le respect et l’obéissance au chef n’est pas discutable. Ce chef a même beaucoup plus d’importance pour cette communauté 121 que le président de la république. Pour renforcer les pouvoirs du chef, la communauté lui crée les conditions économiques qui lui permettent de ne penser qu’à la réussite de la communauté. Ainsi les voitures, les bons de carburants, les voyages, les maisons et un compte bancaire bien garni sont offerts au chef pour renforcer sa notoriété auprès des membres et accentuer le respect et l’obéissance à son endroit. Comment ce peuple a-t-il fait pour être aussi puissant économiquement ? Le peuple des grasfileds a utilisé le système des tontines pour se hisser au rang des peuples les plus épanouis économiquement en Afrique. La forte démographie de ce peuple a favorisé son extension dans plusieurs localités du Cameroun et à l’étranger. Au niveau de chaque localité, un système de tontine a été mise en place. Chaque groupe de tontine est appelé Réunion. On pouvait voir par exemple la réunion des élites, la réunion des fonctionnaires, la réunion des artisans, la réunion des étudiants etc… Au niveau de chaque réunion, les membres se réunissent périodiquement et sont dirigés par un représentant du chef. Ce qui correspond au tour de ramassage d’un des membres de la réunion. Pour éviter la circulation de l’espèce et instaurer la transparence dans la gestion, la communauté a créé une banque sous forme de microfinance. Avant chaque regroupement, chaque membre fait un versement de la somme à payer à la banque de la communauté contre un reçu. Ce reçu est présenté lors du regroupement au représentant de la banque présente à la réunion. A la fin de la réunion, un chèque est délivré à celui qui est de tour. Ce dernier se rend à la banque pour retirer son argent. Lors de ces regroupements, les liens de solidarité, d’amitié, de fraternité se créent entre les membres de la communauté. En effet, une base de données est constituée au niveau de chaque réunion et contient des informations sur les activités économiques réalisés par chaque membre de la communauté. 122 L’argent ramassé par chaque membre est utilisé dans la communauté. Par exemple, si un membre possède une quincaillerie, un autre membre est tenu d’acheter chez lui, si un membre est fondateur d’une école, les autres membres envoient leurs enfants dans cette école. Ce système permet à l’argent de circuler dans la communauté, d’enrichir individuellement et collectivement les membres de la communauté. La banque créée au nom de la communauté fait donc des bénéfices et une partie de ces bénéfices est utilisée pour construire des infrastructures pour la communauté, donner des bourses d’études aux élèves et étudiants de la communauté. Ce système de solidarité est exceptionnel et permet à cette communauté de se développer sur le plan social et économique en s’appuyant sur ses propres valeurs culturelles. 8-2-Réseautage de la communauté adja du Bénin autour du commerce Le peuple adja est un peuple vivant en majorité au Bénin et au Togo. Ce peuple a mis sur pied au fil des années un réseau puissant pour favoriser le développement et l’épanouissement de ses membres. Depuis la nuit des temps, le peuple adja est un peuple qui avait pour activité le commerce. Cette activité a développé chez les membres de cette communauté une culture de l’entreprenariat qui s’est perpétuée de génération en génération. Dans les années 2000, ils ont commencé à s’implanter un peu partout sur l’ensemble du territoire du Bénin et à l’étranger notamment en Côte d’ivoire, au Togo et au Nigéria. Comment peut-on donc expliquer leur succès sur le plan du commerce ? Ayant le sens des affaires, beaucoup allaient travailler au Nigéria et épargnaient suffisamment. Dès leur retour au Bénin, ils choisissaient une localité jugée favorable et encore moins développée sur le plan commercial. Ils s’y installaient et développaient leur activité notamment le commerce de divers, tous les produits manufacturés, les produits de récoltes et 123 le vin de palme produit localement. Les premiers installés comprirent qu’ils tenaient une opportunité d’aider leur communauté en organisant l’activité et l’élargissant à d’autres membres de la communauté. Le principe est simple. Celui qui veut rentrer dans le système et qui est de la communauté se rapproche de l’un des membres qui a déjà son commerce. Une signature de contrat de deux à trois ans est signée et marque le début de l’apprentissage. C’est donc par le système d’apprentissage que le cercle s’est élargi. A la fin de chaque mois, le patron s’engage à lui verser une somme d’environ 10000 FCFA à 15000 FCFA non compris le logement, l’alimentation, la santé et l’habillement. Pendant ces deux ou trois années, l’apprenti épargne sous forme de tontine et dispose d’un capital suffisant pour ouvrir sa propre boutique après une cérémonie de libération. Le but de l’apprentissage est d’apprendre au nouveau les bases du commerce, les rouages du commerce et le préparer suffisamment à affronter les défis dans la corporation. L’apprenti à la fin maitrise très bien l’économie locale, peut expliquer les différentes fluctuations de prix. Il connait parfaitement le circuit d’approvisionnement en produit et le circuit de distribution. Il dispose de suffisamment d’informations pour lui permettre de tenir dans le commerce. En ce qui concerne la détermination et l’harmonisation des prix des produits, un système de collecte et de circulation de l’information a été mise en place. Lorsque le prix d’un produit augmente ou diminue chez le fournisseur ou les fournisseurs, toute la communauté à l’information et ceci permet à chacun de revoir le prix de vente du produit à la hausse ou à la baisse. Dans ce commerce, le produit phare est la vente du vin de palme qui est très prisé par la population et qui est très rentable. Ce produit phare est mis en avant pour attirer les clients qui découvrent d’autres produits dont ils ont besoin. Une stratégie bien pensée mise en place par la communauté est la diversification de leurs sources de revenus. 124 En effet, les affaires ne sont pas toujours florissantes à cause des crises économiques, de la morosité économique. Ils ont donc associé au commerce, l’agriculture. Lorsqu’ils sont dans une localité, ils font une demande pour avoir des terres cultivables et ils produisent les matières premières comme le maïs, le manioc, le niébé, le riz. Cette diversification leur permet de régler la question de la consommation alimentaire domestique et de vendre le surplus. Cette stratégie permet de rendre durable le commerce et d’accroitre leur richesse. Cette pratique a donc continué à se perpétuer et aujourd’hui cette communauté tient une part non négligeable du commerce sur toute l’étendue du territoire béninois et est même implantée dans d’autres pays de la sous-région. Depuis quelques années, ceux qui ne respectent pas le principe de l’apprentissage et qui vont directement ouvrir leur commerce tombent dans un piège et s’en relèvent difficilement. En effet, lorsque vous passez par le système, il a été mise en place un système de solidarité pour vous soutenir en cas de faillite ou de mauvaise santé de votre commerce. Les membres se cotisent pour vous soutenir sous forme de dons, de prêts en espèce ou de prêt en nature pour vous permettre de vous relever. Lorsqu’un des membres est fournisseur de produit, il vous permet de prendre le produit, de le vendre avant de rembourser. Ce système permet aux commerçants de la communauté de résister aux crises économiques et rester longtemps dans l’activité. Cette expérience se transmet donc de génération en génération. La valeur fondamentale de cette organisation repose sur la solidarité, la confiance mutuelle. Au sein de la communauté, des tontines sont organisées pour permettre aux membres d’agrandir leur commerce. 125 8-3-La communauté des ambassadeurs du développement : un outil de développement personnel, de bienêtre et de réussite intégrale Les ambassadeurs du développement regroupés dans un forum appelé Forum International des Ambassadeurs du Développement (FIAD) est une merveilleuse communauté composé d’hommes et de femmes de plusieurs nationalités à travers le monde et partageant des valeurs qui conduisent chacun individuellement et collectivement à la réussite intégrale dans tous les domaines de la vie. L’outil principal de cette association est le coaching intégral qui n’est rien d’autre que le processus idéal pour aider chacun à retrouver son identité originelle, découvrir le côté ensoleillé de sa vie et s’y investir pour pouvoir vivre le meilleur dans tous les domaines. Le regroupement des ambassadeurs du Développement a fait ses preuves par l’impact positif, le changement radical constaté et les nombreux témoignages. Si l’association FIAD arrive à impacter le monde c’est surtout à cause la noblesse de sa vision qui se traduit en ces termes « travailler à l’édification d’un monde pacifique en forgeant chez ses membres, des traits de caractères solides et positifs, ainsi que le sentiment d’appartenance à une citoyenneté, non seulement au niveau de la communauté, de la ville et du pays, mais aussi à l’échelle mondiale ». Les ambassadeurs basent leur œuvre et leur réussite intégrale sur la foi en Dieu ; la fraternité humaine ; la capacité transformatrice des individus ; le respect de la loi ; l’importance de la personne humaine ; la noblesse de servir l’humanité. Cette organisation est dévouée à la personne humaine qu’il s’agisse de ses membres ou sympathisants. Aujourd’hui elle a des membres qui pullulent chaque pays du monde. 126 Elle est représentée sur presque tous les continents et les prouesses qu’elle fait dans la vie des membres mais également des sympathisants sont légions. Elle maintient un contact permanent et productif avec ses membres et sympathisants à travers des outils comme les Tonus matinaux, les rencontres hebdomadaires ou mensuelles en présentielles ou en lignes selon le cas, la clinique de la santé, les ateliers de paroles transformatrices. Tous ces éléments étant comme des canaux pour distiller de bonnes vibrations, des connaissances de longues années de recherches à caractère scientifique qui garantissent à quiconque l’applique, la santé parfaite, la prospérité, le bonheur, tous les bons de ce monde. Au plan mondial, ces ambassadeurs se retrouvent à une rencontre unique au monde : Le sommet mondial des ambassadeurs du développement. Ce rendez-vous annuel est un rendez-vous divin et évocateur de la puissance identitaire de la communauté des ambassadeurs du développement. Les ambassadeurs du développement sont donc des élus de Dieu et vivent un bonheur à nul autre pareil en application des outils mis à leur disposition. Les valeurs partagées par les ambassadeurs du développement les rendent si fort que rien ne peut perturber leur paix intérieure. Cette communauté fait rêver n’est-ce pas ? Il y a-t-il un autre rêve plus grand que celui-où chaque membre est privilégié et protégé par le destin, où chaque membre a une santé parfaite, où chaque membre a une relation harmonieuse en couple, où chaque membre a une relation épanouie avec ses enfants, où chaque membre réussit dans les affaires, dans son emploi et devient de plus en plus riche, où chaque membre est un leader dans sa communauté, où chaque membre connait son identité et l’utilise pour impacter positivement son environnement ? Le dispositif mis en place est scientifique et quiconque est ambassadeur de développement et applique aura les mêmes résultats. 127 Le rêve américain et européen tant vanté est-il encore nécessaire pour sortir de la précarité et vivre le bonheur parfait ? En faisant une analyse approfondie de l’idéologie occidentale et en la comparant aux richesses identitaires africaines, on se rend compte de la richesse culturelle intarissable des peuples africains. Cette richesse est d’une diversité hors du commun et peut changer complètement la donne mondiale si chacun et tous en prenait conscience. Le forum des ambassadeurs du développement est une alternative crédible à une société déstructuré et en perte de valeurs, dans la misère alors qu’elle est riche matériellement et immatériellement. Imaginons alors un monde où des dizaines ou centaines de millions de personnes décident de devenir ambassadeurs de développement, que se passerat-il ? On s’attendra à un bouleversement positif du monde, à une propagation des valeurs comme la foi en Dieu ; la fraternité humaine ; la capacité transformatrice des individus ; le respect de la loi ; l’importance de la personne humaine ; la noblesse de servir l’humanité. On vivra dans un monde avec plus de santé, plus de bonheur dans les couples, une meilleure éducation des populations dans tous les domaines de vie, une meilleure relation entre les parents et les enfants, des leaders plus éclairés, une réussite et un bonheur parfait, des nations de plus en plus riches où les citoyens respectent les lois de la république pas par obéissance mais épris des valeurs de patriotisme. Nous pouvons rêver de ce monde et le rêve ne sera pas trop grand tant que nous nous accrochons à la valeur la plus fondamentale qui est la foi. Le modèle de communauté des ambassadeurs du développement est un modèle unique parce qu’elle est sans distinction de sexe, de religion, d’ethnie, de nationalité, d’idéologie politique. 128 Cette diversité d’origine combinée aux valeurs communes offre un atout formidable et une communauté où le libre arbitre est le maitre mot et où l’amour de soi est placé au cœur de toute chose. L’ouverture d’esprit des ambassadeurs du développement, la meilleure connaissance et appropriation de l’identité culturelle des différents peuples à travers le monde constituent une force à l’édification d’une communauté unique. Dans cette dernière, les liens qui unissent les différents peuples sont plus fort que les divergences car le dénominateur commun est le bonheur dans un monde de paix, de santé parfaite, de prospérité sans fin, bref de réussite intégrale de vie. 129 CONCLUSION Cette thèse a montré comment la structuration des différentes communautés à travers le monde a fait d’elles des communautés où les membres partagent de vraies valeurs conduisant à une réussite. Plusieurs types de communautés existent et leurs structurations diffèrent en fonction des cultures. Le point commun entre ces différentes communautés est la mise en place et le respect de valeurs qui constituent le socle de leur réussite. Toutes ces communautés sont très bien organisées avec une structuration hiérarchique avec des leaders éclairés qui gardent la dragée haute et conduisent leur peuple vers le bien être tant recherché. Certaines communautés sont plus avancées que d’autres. Certaines communautés ont malheureusement été déstructurées suite à l’esclavage, à la colonisation et à l’avènement de la mondialisation. Ce qui a créé un retard important à rattraper. Mais avec de nouvelles formes de communautés qui se créent ces dernières décennies, une nouvelle ère s’ouvre. Cette thèse, loin de placer le communautarisme comme la solution clé en main, essaie de ressortir les avantages du communautarisme dans un monde en perte de valeurs et d’identité. Le communautarisme à la forme des ambassadeurs du développement constitue-t-il une ouverture à l’édification d’un monde meilleur où chaque membre est heureux et épanoui ? Répondre à cette problématique constituerait une avancée significative dans la quête du bonheur. 130 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES -Andrieu, J., 1994. Communautarisme et avancées économiques en chine, CNRS-Centre de Recherches et de Documentation sur la Chine contemporaine EHESS, 8 p -Barou, J., 1990. Les Soninké d’hier à demain. 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