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COMMUNAUTARISME ET REUSSITE INTEGRALE

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COMMUNAUTARISME ET
REUSSITE INTEGRALE ?
DASSOUNDO-ASSOGBA C. F. Jonas
NOVEMBRE 2021
SOMMAIRE
P4
Dédicace
P5
Remerciements
P6
Résumé
P7
Introduction
P 12
Revue de littérature
P 16
Clarification des concepts
P 18
Méthodologie adoptée
P 19
Cadre théorique
P 21
Nos découvertes
P 22
Chapitre I : La communauté Juive : un exemple
unique dans l’histoire des civilisations
P 45
Chapitre
II:
Communautarisme
et
avancées
économiques en Chine
P 50
Chapitre
de
la
III-La
culture
communauté
du
rêve
américaine:
américain
vers
le
développement
P 58
Chapitre IV: La communauté Igbo : exemple de
société bien organisée
P 82
Chapitre V : La communauté yoruba : Un exemple
de réussite
P 95
Chapitre VI : L’histoire des Sonikés
P 107
Chapitre VII: Les Dogons au Mali : Une civilisation
unique
P 121
Chapitre VIII Le réseautage : outil puissant de
développement des communautés
P 132
Conclusion
P 131
Références bibliographiques
3
A
-
DÉDICACE
Ma merveilleuse épouse LINO Monrênikè
Mes précieux enfants Akomola, Eyitayo et Kamoura
4
REMERCIEMENTS
Mes sincères remerciements vont à l’endroit de :
Coach Patrick Armand POGNON, Professeur émérite en coaching
intégral pour avoir supervisé cette thèse et pour les nombreux conseils
qu’il m’a prodigué tout au long de la rédaction,
Tous les membres du comité scientifique pour leurs contributions
diverses à l’accomplissement de cette œuvre,
Tous les membres du bureau local de FIAD Parakou pour leurs
soutiens divers,
Tous les ambassadeurs de développement et sympathisants qui
liront cette œuvre.
5
RÉSUMÉ
Pour accomplir de grandes choses, il faut s’unir. On dit souvent
qu’ensemble, on est plus fort. Ce dicton est-il un mythe ou une réalité
pour les personnes en quête de réussite ? Cette thèse avait pour objectif
de montrer comment à l’aide d’une communauté qui partage des
valeurs, la société peut s’épanouir aussi bien de façon individuelle que
collective. L’hypothèse de recherche était que le communautarisme est
un outil puissant de réussite intégral. Une revue de littérature complète a
permis d’analyser le système de communautarisme de plusieurs peuples
à travers le monde notamment les communautés juives, chinoises,
américaines, ibo, Yoruba, Soninké, Dogon, Bamiléké et Adja.
Cette recherche a été donc une recherche sans terrain. Les travaux de
recherche sur la réussite de la communauté juive ont montré l’exemple
unique dans l’histoire des civilisations. La réussite de cette communauté
tire sa source de son histoire, relatée par la bible. Pour les juifs, il est
souhaitable d’être riche car la richesse est un moyen de mieux servir
Dieu et mourir riche est une bénédiction. Quant à la communauté
chinoise, son modèle est basé sur des organisations religieuses et des
lignées avec le respect de règles strictes propres. Leur force reste et
demeure la centralisation et l’unification en s’appuyant sur les réalités
locales. La population très élevée qui devait constituer un handicap à
son développement est devenue un atout pour son développement.
Cette thèse a aussi montré comment les américains ont utilisé leur
culture du cinéma pour vendre leur rêve à tout le monde entier. Les
États-Unis sont montré comme le pays des miracles, de plein emploi
par l’utilisation des mythes où l’extraordinaire est possible.
6
Quant aux communautés africaines, le socle de la réussite de leur modèle
est basé sur leur culture. Ces communautés très bien organisées avec un
système de pouvoir hiérarchisé et un ensemble de principes et de règles
à respecter par les peuples faisaient d’eux des modèles de réussite.
La communauté des Grasfields possède un système de tontine très
bien organisé qui a pour but l’enrichissement de ses membres. La
communauté Adja, très bien organisée sur le plan du commerce et des
affaires. La communauté ibo très bien organisée en termes d’utilisation
de la parole pour construire les relations familiales et sociétales comme
par exemple les noms donnés qui avaient un sens particulier et un
impact sur celui qui le porte. La communauté Yoruba qui a mis un point
d’honneur à la consolidation de la moralité et de la conduite sociale
par l’initiation et l’application des règlements ou des constitutions
non écrites qui s’imposent à tous. La communauté Soninké qui est un
peuple migrant pratique des activités commerciales itinérantes à travers
toute l’Afrique. Cette communauté avait une capacité d’organisation
collective autour du travail et toute une tradition d’allers retours entre
les villages d’origine et les différentes zones d’implantation à l’extérieur.
Le peuple Dogon est un peuple doté de savoirs extraordinaires dans
le domaine de l’astronomie. C’était donc de véritables savants. Leur
nom faisait référence à leur apparence et leurs comportements. Enfin
la communauté des ambassadeurs du développement qui prône des
valeurs comme la foi en Dieu ; la fraternité humaine ; la capacité
transformatrice des individus ; le respect de la loi ; l’importance de la
personne humaine ; la noblesse de servir l’humanité ne représenterait
–elle pas une alternative crédible face à la déconstruction sociale de nos
cultures et de nos valeurs si nous voulons aller à la réussite intégrale?
7
De façon générale, toutes les communautés étudiées ont des traits de
caractères communs qui font leur force notamment l’attachement à leur
culture, à leur civilisation, la pratique au quotidien des valeurs mises
en place par elles-mêmes, un système de cercle où l’argent circule aussi
longtemps que possible entre les membres de la communauté.
Cette thèse a aussi révélé que les peuples qui ont pu conserver leur
culture et qui ont trouvé un mécanisme pour la vendre sous forme de
rêve étaient les communautés les plus connues qui ont fait de leur réalité
un rêve qu’ils vendent au monde entier. Même si ces communautés
développent aussi des attitudes discriminatoires envers d’autres
peuples, il n’en demeure pas moins que le modèle qu’elles présentent
est un modèle vendable si il est contextualisé et adapté aux réalités de
chaque peuple et a pour socle la culture de chaque communauté. Cette
thèse amène à des réflexions quant au modèle le plus approprié pour
une société épanouie, prospère et heureuse à tout point de vue. Est-ce
un modèle de vie qui allie culture, valeurs, éthiques, respect des lois,
patriotisme économique et développement personnel ?
Mots clés : Communautarisme, Réussite intégrale, Coaching,
Développement personnel.
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INTRODUCTION
Depuis la nuit des temps, les peuples qui ont émergé socialement
et économiquement ont des traits en commun. En observant de
près, on constate que ces peuples avaient des valeurs partagées
et respectées. On s’est aperçu que ces peuples étaient solidaires
à toute épreuve, que ces peuples avaient développé un sentiment
d’appartenance très forte à leur communauté. Ces peuples avaient
compris que la réussite sociale, l’épanouissement économique
avaient des principes et des bases à respecter. Ils avaient compris
que la réussite intégrale était fortement corrélée à la mise en place
d’un système social, d’un réseau de personnes ayant pour vision le
développement intégral collectif et individuel de la communauté.
Pour ces peuples, la solidarité est un devoir et dans le même temps
la plus précieuse des richesses. Ne dit-on pas que « C’est par la main
de l’homme que Dieu porte secours à l’homme ?».
Selon la charte africaine des droits de l’homme et des peuples
adoptée le 26 Juin 1981, l’homme n’est rien sans ses liens avec ses
semblables et a le devoir de les nouer et de les préserver. Chaque
individu a le devoir de respecter et de considérer ses semblables
sans discrimination aucune. Aussi se doit-il d’entretenir avec eux
des relations qui permettent de promouvoir, de sauvegarder et de
renforcer le respect et la tolérance réciproques. Un adage africain dit
que la main seule n’attache pas un paquet, il faut être plusieurs pour
bâtir quelque chose. La sagesse africaine répète ces idées essentielles
: l’homme ne s’élève qu’en s’appuyant sur un autre. Un bambou
unique se casse, mais nul ne peut casser un fagot de bambous ;
Unis toi à mille personnes, ta force sera celle de mille personnes ; A
chacun, l’association donne la force de tous.
9
Ces sagesses populaires montrent donc que la richesse,
l’épanouissement, la protection sociale s’acquièrent beaucoup plus
facilement lorsqu’on prend conscience de l’importance du pouvoir
de l’association et qu’on le met en pratique.
Mais pourquoi les gens ne se mettent-ils pas ensemble pour créer ce
réseau puissant et réussir leur vie ? Un des principes forts de la création
d’un réseau, d’une association est le sentiment d’appartenance et
le partage d’un certain nombre de valeurs de la société qui sont
des éléments catalyseurs de la réussite en association. Depuis
l’esclavage, en passant par la colonisation jusqu’à l’avènement de la
mondialisation où le monde est devenu un village planétaire, nous
avons progressivement observé une société déconstruite, dépourvue
de ses valeurs intrinsèques, nous avons observé une société qui au
fil des années n’a plus de véritable identité.
Les vraies valeurs ont laissé place à une société où l’individualisme,
le désir de réussir seul est devenu le maitre mot. Ainsi, l’écart se
creuse tous les jours entre les riches et les pauvres et une grande
majorité de la société court à sa perte. Pour désamorcer cette bombe,
le coaching intégral est né et se positionne comme un outil puissant
pour inverser la tendance. Le coaching intégral, intervient dans
neuf domaines. Il s’agit du développement personnel, de la santé,
de l’argent, du bonheur conjugal, de la relation parent-enfants,
de l’emploi, de l’entreprenariat, du leadership, de la stratégie et
des affaires (Pognon, 2020). Considérant que tous ces domaines
représentent les domaines prioritaires pour l’épanouissement total
de tout individu, on est en droit de se poser la question, comment
le coaching intégral peut contribuer à créer un réseau social,
économique pour la réussite intégrale de la société ?
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Cette thèse est construite autour des hypothèses suivantes :
Hypothèse nulle : le communautarisme n’est pas indispensable
pour réussir
Hypothèse de recherche : le communautarisme est un outil
puissant de réussite intégrale.
11
REVUE DE LITTÉRATURE
Cette revue de littérature a pour objectif de faire le point des
connaissances sur le sujet. Plusieurs ouvrages et documents
scientifiques ont été utilisés pour mieux comprendre le
fonctionnement des différentes communautés et ce qui fait leur
particularité.
Shmuel Trigado est le président de l’observatoire du monde juif
qui est un organisme indépendant et autonome, qui a pour vocation
d’étudier et d’analyser la condition des communautés juives et les
problèmes auxquels elles sont confrontées en France et dans le
monde, tant sur le plan de leur existence spécifique que sur celui de
leur environnement politique, social et culturel. Il se donne pour
objectif de clarifier les enjeux des questions juives, d’en informer
les responsables politiques et les professionnels de l’information,
de communiquer les résultats de ces investigations aux milieux
de la recherche, d’aider les communautés juives à se repérer dans
l’évolution des choses. Pour trancher sur les stéréotypes et les
déformations qui accablent le plus souvent ces sujets, l’Observatoire
se recommande des méthodes universitaires de la recherche
sociologique et politologique. Son ouvrage Communauté juive et
communautarisme paru en mai 2004 est un document scientifique
qui retrace l’organisation du communautarisme juif notamment
en France et met en lumière certains mythes développés autour de
cette communauté très bien organisée.
Le deuxième auteur est Jacques Andrieu, chercheur au CNRS-Centre
de Recherches et de Documentation sur la Chine contemporaine.
Son ouvrage sur le communautarisme et avancée économique de la
chine permet de comprendre comment sur le plan identitaire,
12
la société chinoise a réussi à organiser la communauté et à en faire un
levier de développement économique. Grace à ce communautarisme
maitrisé et rattaché aux valeurs culturelles chinoises, la chine a pu créer
son modèle de développement économique allant même à l’encontre
des théories économiques qui stipulent que la trop grande démographie
de la chine constituerait un frein à son développement.
Le troisième auteur Carine Perreur qui a étudié la société américaine à
travers une thèse de doctorat de l’université de la Sorbonne nouvelle.
Le titre de la thèse est Le rêve américain dans l’œuvre de Romain
Gary. Sa thèse publiée en 2010 décrit parfaitement comment la société
américaine a été façonnée, comment le rêve américain a été construit.
Il montre que le rêve américain est une source d’espoir, offrant des
modèles idéaux, leur insuffle une force nouvelle avec une Amérique,
faite de clichés.
Le quatrième auteur est Françoise Ugochukwu, une anthropologue
nigériane qui a publié en 2011: « Avis à qui de droit » : l’adresse
indirecte en pays igbo du Nigeria, qui est un article scientifique paru
dans Cahiers de littérature orale dans son 70e numéro. Cette œuvre
scientifique reconstitue l’histoire culturelle des igbo et révèle ses
nombreuses richesses, son organisation très structurée en réseau, le
bon fonctionnement de son système démocratique, la valorisation de
ses noms qui sont très significatifs, les contes et les proverbes.
Le cinquième auteur est Ekundayo Aduke qui a beaucoup travaillé
sur la culture Yoruba et notamment son article scientifique « The Age
Grade in Pre-Colonial Socio-Political Organization of Okun Yoruba of
North Central Nigeria ».
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Il tente dans cet article de lever les zones d’ombre de la culture Yoruba
en examinant le rôle de la classe d’âge dans le développement sociopolitique du pays d’Okun.
La méthode utilisée est narrative et analytique et l’étude conclut qu’à
travers le système de classes d’âge, une bonne gouvernance a été établie
partout dans la région. Ainsi, l’absence d’un gouvernement centralisé
chez les Okun Yoruba dans la période précoloniale a été comblée par
le système de classes d’âge. De même la sociologue béninoise Yvette
Onibon Doubogan a mis en avant à travers son œuvre scientifique «
Les femmes Yoruba hier et aujourd’hui : quelle dynamique sociale ? »,
le rôle des femmes dans la consolidation de la culture Yoruba et son
importance concernant la conservation et la valorisation des richesses
culturelles Yoruba.
Le sixième auteur Jacques Barou a fait un travail exceptionnel depuis
1990 sur les Soninké du Mali qui est toujours d’actualité au regard de
sa richesse « les Soninké d’hier à demain » raconte les mythes au pays
des Soniké et décrit les traits culturels qui font d’eux des communautés
migrants avec une très bonne organisation de l’économie.
Le septième auteur Anne-Doquet a travaillé sur le peuple Dogon et
a retracé le patrimoine immense que constitue ce peuple du Mali. A
travers l’organisation et la détention de connaissances scientifiques
exceptionnelles datant de milliers d’années, les Dogons plus qu’une
culture sont un patrimoine mondial. Son ouvrage « Une nature dogon?
L’occultation de l’environnement naturel dans la patrimonialisation
du pays dogon » met en relief les mythes, la culture et la nature du pays
Dogon.
14
Le huitième auteur Thierry Ménissier dans son ouvrage « Culture et
identité » parue en 2007 met en exergue une critique philosophique
de la notion d’appartenance culturelle et les théories développées ont
servi de fil conducteur tout au long de cette thèse.
Enfin, le Coach Patrick Armand Pognon, dans la thèse l’Homme
accompli a mis à la disposition de l’humanité des découvertes
sur différents domaines du coaching pour permettre à l’homme
de véritablement s’accomplir et de mieux s’épanouir. Il aborde le
développement personnel, la santé, la parole transformatrice, l’emploi,
l’entreprenariat, le leadership et la stratégie, les relations de couple, les
relations parents enfants, l’argent et les affaires. Ses travaux mettent en
exergue la possibilité de bâtir une communauté prospère à tout point
de vue.
15
CLARIFICATION DES CONCEPTS
Deux concepts clés feront l’objet de clarification dans cette thèse. Il
s’agit de :
Communautarisme : Est communautariste, toute relation qui
instaure un niveau intermédiaire obligatoire entre l’État et le citoyen
individuel, que l’État concède à ce niveau une fonction de répartition,
de gestion ou de représentation (dans la mesure où il l’instituerait
comme représentant une catégorie de citoyens) ou qu’une instance,
émergée de la société civile, manifeste l’ambition de représenter devant
l’État une catégorie de citoyens (dont elle ne pourra (et ne devra) pas
revendiquer le suffrage universel, auquel seuls les représentants de l’État
ont droit) (Trigado, 2004). Selon le Larousse, Le communautarisme est
la tendance à privilégier la place des communautés dans l’organisation
sociale. Quant à Wikipédia, il définit le communautarisme comme une
conception qui soutient que « l’individu n’existe pas indépendamment
de ses appartenances, qu’elles soient culturelles, ethniques, religieuses
ou sociales ». Cette conception implique donc que les individus
appartiennent invariablement à des communautés distinctes (d’où
le terme) endogènes et homogènes. Une telle conception présuppose
ainsi qu’il y ait globalement peu d’échanges et des incompréhensions
fondamentales entre chaque communauté qui les empêcheraient ainsi
de se fondre dans une seule. Cette idée s’oppose ainsi à l’universalisme
qui conçoit au contraire de telles différences comme négligeables devant
l’unicité du genre humain.
Réussite : Selon le dictionnaire le Robert, c’est succès, résultat
favorable: La réussite d’une entreprise. Réussite à un examen. Réussite
sociale.
16
Dans la société moderne, la réussite en tant qu’accomplissement
individuel constitue la clé du bonheur. Toutefois, de quel succès parlet-on ici ? Ce terme renvoie en effet à une multitude de définitions
subjectives. La notion de réussite se décline en deux catégories : la
réussite professionnelle et la réussite personnelle. Le succès d’un
point de vue professionnel passe par des démarches éducatives dans
le cadre scolaire. Le succès personnel est basé sur l’amour, la famille,
l’environnement et les valeurs sociales.
Dans cette thèse, au-delà de la réussite matérielle, la réussite est un
état d’esprit. Il s’agit d’un sentiment de satisfaction de soi. Un manque
d’assurance, de confiance en soi peut engendrer une mauvaise
impression, voire un échec, ce qui conduit à une mauvaise opinion de
soi. Les personnes ne peuvent espérer atteindre le succès qu’avec une
pensée positive. Dans cette optique, il est capital de prendre conscience
des objectifs atteignables afin d’éviter les risques de désillusion et de
déception. Nous parlons également de la réussite intégrale qui prend en
compte au moins neuf domaines du coaching à savoir le développement
personnel, la santé, l’emploi et l’entreprenariat, les affaires, la relation
homme femme, la relation parents enfants, le leadership et la stratégie
(Pognon, 2020).
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MÉTHODOLOGIE ADOPTÉE
Cette thèse, pour sa réalisation a nécessité l’utilisation d’une série de
travaux sur le communautarisme et la culture de différents peuples. La
recherche est donc exploratoire.
La méthodologie de recherche adoptée se base ainsi sur l’étude
documentaire, l’analyse de textes. C’est donc une étude sans terrain.
Nos travaux se fondent sur une hypothèse de recherche. Cette hypothèse
est formulée clairement et est vérifiable. C’est d’elle que découlera les
résultats obtenus. Notre recherche est ainsi hypothético-déductive.
Notre étude cumule à la fois des recherches informatives et illustratives.
Elle est informative de par l’exposé des faits observés au travers de
l’analyse documentaire. Nous avons, en dehors des ouvrages, présenté
une argumentation étayée d’exemples afin d’appuyer notre point de
vue sur le sujet, la recherche est donc illustrative.
Nous n’avons pas non plus occulté l’analyse de certains faits marquants
repérés sur une période continue plus ou moins longue, la recherche
est de ce fait longitudinale.
Nos analyses ont en majorité pour fondement l’appréciation qualitative
sans souci systématique de mesurer.
Nos travaux ont enfin une particularité qui allie à la fois exploitation
de sources documentaires existantes et collecte expérimentale dans le
but de construire une situation artificielle sans terrain pour dégager
des variables pertinentes, assurant une grande validité interne dans les
résultats obtenus.
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CADRE THÉORIQUE
Cette thèse a eu pour fil conducteur la théorie basée sur l’impact de
l’identité culturelle et le développement individuel et collectif des
communautés.
Cette théorie stipule que chez les humains, l’identité est intériorisée:
elle désigne à la fois le fait d’être soi et de se savoir soi. La notion
d’identité renvoie donc à celle de subjectivité (dans le premier cas)
et de réflexivité (dans le second) (Ménissier, 2007). On pourrait
dire également, en première approximation, qu’elle consiste en la
capacité de s’identifier et par là de se reconnaître, aussi bien qu’en le
fait d’être identifié et reconnu par autrui. L’identification humaine,
qu’il s’agisse de l’auto identification ou de l’identification par autrui,
implique de surcroît un acte de langage : par exemple, et pour dire
les choses de manière minimale, dans les deux cas l’attribution
d’un nom propre entre dans le processus d’identification. Pour
se constituer réflexivement et pour être reconnue par un tiers,
la subjectivité a comme condition fondamentale de possibilité,
l’efficience du langage.
A ces considérations, il convient d’ajouter une dimension
supplémentaire: l’identité peut être singulière ou collective.
La primauté de la condition langagière engendre en effet une
telle possibilité : dans l’existence humaine la plus banale, des
communautés de taille et de nature différentes constituent des “
centres d’identification ” à la fois collectifs et particuliers, à partir
du partage d’un langage commun – groupe familial ou clanique,
rassemblement social, communauté nationale dont la base est
ethnique et qui est susceptible de recevoir une forme politique
étatisée.
19
Ce qui apparaît donc très nettement, surtout dans le cas de la
communauté nationale ethnique, c’est la dimension initialement
culturelle de l’identité. “ Culture ” désigne en effet l’ensemble des
principes d’une civilisation ou ensemble homogène de sociétés
humaines ; parmi ces principes, le langage occupe une des premières
places, vu qu’il est le moyen de rassembler les hommes (il est donc une
condition de la civilisation elle-même) et le vecteur des valeurs dont
l’affirmation permet aux membres d’une même culture de s’identifier
et de se distinguer. Le partage de ces valeurs identitaires constitue donc
le soubassement théorique qui nous a guidé tout au long de cette thèse.
La modélisation de principes communs aux différentes communautés
et tenant compte des spécificités de chaque communauté pourrait
conduire à des résultats similaires ; toutes choses étant égale par ailleurs.
L’hypothèse de recherche retenu est «: le communautarisme est un
outil puissant de réussite intégrale».
20
NOS DÉCOUVERTES
CHAPITRE 1
LA COMMUNAUTÉ JUIVE : UN EXEMPLE UNIQUE
DANS L’HISTOIRE DES CIVILISATIONS
Les rapports du peuple juif avec l’argent ont déclenché beaucoup de
polémiques, entraîné tant de massacres qu’il est devenu comme un
tabou à n’évoquer sous aucun prétexte, de peur de réveiller quelque
catastrophe immémoriale. Certains veulent laisser croire qu’il existe
un peuple juif uni, riche et puissant, placé sous un commandement
centralisé, en charge de mettre en œuvre une stratégie de pouvoir
mondial par l’argent. On rejoindrait par là des fantasmes qui ont
traversé tous les siècles, de Trajan à Constantin, de Matthieu à Luther,
de Marlowe à Voltaire, des Protocoles des Sages de Sion à Mein Kampf,
jusqu’à tout ce que charrie aujourd’hui anonymement l’Internet.
Les Juifs ont-ils été les usuriers dont l’histoire a gardé la mémoire ?
Ont-ils entretenu avec l’argent un lien particulier? Ont-ils inventé la
banque, par intérêt, ou ont-ils été contraints à exercer cette profession
? Sont-ils des acteurs spécifiques du capitalisme ? Ont-ils profité des
guerres et des crises pour faire fortune ? Ou, au contraire, n’ont-ils été
banquiers, orfèvres, courtiers, que lorsqu’on leur interdisait l’accès aux
autres métiers ? Il faut pour cela retourner aux textes qui définissent la
doctrine juive à l’égard de l’économie et de l’argent.
1-1 Ce que dit la bible
Selon le récit biblique, le premier homme, Ish ou Adam, vit d’abord
au jardin d’Eden, lieu de non désir, d’innocence et d’intégrité qui lui
garantit l’abondance et le préserve des nécessités du travail, sinon
pour garder ce jardin seuls deux interdits le frappent qui, tous deux,
concernent la nourriture : il ne doit pas manger des fruits de l’arbre de
22
la connaissance car il y découvrirait le savoir, la conscience de soi et donc
le doute, ni de ceux de l’arbre de la vie car il y gagnerait l’éternité. Dans
l’un et l’autre cas, il s’agit de privilèges de Dieu. Première inscription
de l’humaine condition dans l’économie : pour ne pas désirer, l’homme
ne doit pas connaître l’étendue de son ignorance, ni la finitude de sa
condition. Sitôt qu’il viole l’un de ces deux interdits (en mangeant le
fruit défendu), il découvre la conscience de soi et le désir ; il est alors
relégué dans le monde de la rareté où rien n’est disponible sans travail.
« Le désir produit la rareté », dit ainsi la Bible, et non pas l’inverse.
Première leçon d’économie politique. Cette expulsion du jardin
d’Éden, cet exil de la condition humaine fait de l’homme un être
matériel. Ish, l’homme sans nom, l’homme générique, devient alors
l’homme particulier, qui passe avec Dieu un contrat transformant la
condition humaine en projet : réaliser le royaume de Dieu sur la Terre
pour retrouver l’innocence morale, faire disparaître le manque. Pour
la première fois, une cosmogonie ne se vit pas comme cyclique ; elle
ne se donne pas pour but le retour. Elle fixe un sens au progrès ; elle
fait de l’alliance avec Dieu la flèche du temps ; elle accorde à l’homme
le choix de son destin: le libre arbitre. L’économie est le cadre matériel
de l’exil et le moyen de réinvention du paradis perdu. L’humanité a
désormais pour objectif de dépasser sa faute. Elle dispose d’un moyen
pour l’atteindre : mettre en valeur le temps. Mais, raconte-la Genèse,
génération après génération, tout dérape. Les hommes, au lieu de
travailler à réinventer un nouveau jardin de délices, s’en éloignent par
leurs conflits et leurs ambitions. Plus ils oublient Dieu, plus ils peinent
pour survivre.
La Genèse n’est plus alors que le récit d’Abel à Noé, de Noé à Abraham,
d’Abraham à Joseph, de la confrontation de plus en plus désastreuse de
l’homme avec toutes les contraintes de l’économie.
23
Incapables de préférer les exigences de la morale à celles de la rareté,
les fils d’Adam s’entretuent. Caïn, dont le nom signifie « acquérir » ou «
jalouser », reçoit la terre en partage. Abel, dont le nom renvoie au néant,
au souffle, à la vanité, à la fumée, reçoit les troupeaux. Quand le paysan
refuse au berger le droit de passage, l’un des deux frères y laisse la vie.
Deuxième leçon d’économie : nul ne désire ce que l’autre désire ; il n’y
a donc de société possible que dans la différenciation des besoins. Le
meurtre du berger n’est pas un simple fratricide ; le vrai coupable est la
terre elle-même, cette terre maudite que Caïn n’avait reçue en partage
que pour y accueillir son frère. Si la Bible donne le beau rôle à la victime
nomade, elle laisse survivre le meurtrier.
La langue dit alors beaucoup sur le rapport à l’argent. Le principal mot
utilisé pour désigner l’argent, kessef, apparaît environ 350 fois dans la
Bible. Il s’écrit avec les trois consonnes « KSF » qui, vocalisées kossèf,
désignent l’envie, la nostalgie ; ce qui n’est évidemment pas sans rapport
avec l’argent. Par ailleurs, ces trois mêmes consonnes, vocalisées kassaf
ou autrement, forment un verbe qui apparaît à cinq reprises seulement
dans toute la Bible, avec à chaque fois un sens voisin de « désirer ». Ces
passages révèlent d’ailleurs les formes du désir que l’argent permet de
satisfaire.
L’argent permet de réclamer son dû, comme quand Job dit à Dieu : «
Tu m’appellerais, et moi je te répondrais, et l’œuvre de tes mains tu
la réclamerais ». L’argent permet de satisfaire une impatience, comme
quand David dit à propos de ses ennemis : « Ces gens-là sont à l’image
du lion, qui est impatient de déchirer ». L’argent permet de satisfaire le
désir d’être aimé, comme quand le prophète Sophonie proclame :
« Ressaisissez-vous, gens sans désir » ; ce qu’on traduit encore par «
peuples indignes d’être aimés ».
24
L’argent permet de cesser de languir, comme quand le poète chante: «
Mon âme languit jusqu’à se consumer ». Enfin, l’argent permet d’obtenir
ce pour quoi on est prêt à tout, sauf au vol. Ainsi, Laban dit-il à Jacob,
qui le quitte en emportant les idoles prises par Rachel : « Pourquoi astu donc volé mes dieux ? »
Ainsi, l’argent renvoie à la réclamation, au désir, à la langueur, à l’amour,
à la passion. Il permet de les satisfaire de façon non violente, civilisée,
à condition de maîtriser ce désir car « qui aime l’argent n’est jamais
rassasié d’argent », dit magnifiquement l’ecclésiaste.
Leçon d’économie encore : l’amour du désir ne peut sécréter que du
désir. Mais, puisque l’hébreu aime jouer avec les lettres, on obtient
aussi, en modifiant l’ordre de celles de kessef, ou en changeant une
lettre du mot, d’autres mots qui approchent encore autrement le sens de
l’argent, tels que kachef (sorcellerie), hessef (découvrir, révéler), sahaf
(ravager) ou encore sekef (affaiblir, décourager, tourmenter). Kessef
peut également se décomposer en kes (couper, annuler) et sof (fin). Le
mot signifie donc aussi la « fin de l’annulation » : l’argent marque ainsi
la fin d’une rupture, d’une violence, la reprise d’une communication, le
début d’un message. Très exactement ce qu’il est. L’argent-monnaie se
dit maot ; ce qui, avec une autre vocalisation, peut se lire mèèt (ce qui
dépend du temps).
Autrement dit, l’argent est une façon de cristalliser le temps, celui du
travail et celui de la négociation. L’argent au sens de « redevance due
» se dira également, plus tard, DaMim, qui est aussi le pluriel de DaM
(sang). L’argent substitut du sang : on asperge l’autel avec le sang (DaM)
de l’animal sacrifié, acheté avec l’argent (DaMim) de celui qui offre le
sacrifice.
25
Dangereuse et lumineuse proximité, déjà rencontrée en Égypte à
plusieurs reprises et que détourneront les accusateurs chrétiens puis
musulmans pour accuser les Juifs de boire le sang des enfants.
DM donne aussi DaMa (ressembler, comparer, représenter), car l’argent
représente les choses afin de les comparer. DM peut enfin se vocaliser
DoM (silence) ; ce qui revient à dire que l’argent réduit au silence, qu’il
évite la discussion, mais aussi, selon la très belle interprétation ultérieure
du Talmud, qu’en dépit de l’argent versé à titre de dédommagement,
l’agresseur n’est pas quitte tant qu’il n’a pas obtenu le pardon de sa
victime. Un autre mot encore désigne l’argent, au sens de « fortune »
: mamon ; alors que ma-moné est le raccourci de ma (ata) moné, qui
veut dire : « Que comptes-tu faire ? ». Autrement dit, l’argent oblige
à calculer ses actes. Comme les lettres ont une valeur numérique, on
peut aussi trouver des équivalences et des relations intéressantes entre
les mots dont la valeur totale des lettres est identique.
Ainsi, un rabbin du début du XIVème siècle, Jacob Ben Acher, dit
Ba’al ha-Tourim, fit remarquer que les trois mots mamon (fortune),
soulam (échelle) et oni (pauvreté) ont la même valeur numérique :
136. Il découvre, dans ce lien entre trois mots a priori sans rapport,
une interprétation du rêve de Jacob : l’échelle de Jacob, qui met en
relation les hommes avec Dieu, nivelle les différences entre les riches et
les pauvres. Le peuple juif fait ainsi de la monnaie l’instrument unique
et universel d’échange, tout comme il fait de son Dieu l’instrument
unique et universel de la transcendance. Le mot leshalem (payer) se
vocalise aussi shlemout (intégrité) et shalom (paix).
Autrement dit, le règlement des dettes est un moyen d’obtenir la paix.
Là encore, l’échange monétaire apparaît comme une meilleure façon
de régler les conflits plutôt que la dispute ou la guerre.
26
Le mot sha’ar, qui désigne la « valeur » permettant de calculer une
équivalence, vient d’une racine qui signifie aussi « fixer », «préparer»;
il désigne également la porte d’une ville, c’est-à-dire l’endroit où le
tribunal rend la justice et fixe la valeur des choses et des actes. « Comme
la valeur de son âme, ainsi il est »8. Autrement dit, tout se compte, tout
est jugé. La valeur en argent de chaque chose est indissociable de sa
valeur éthique. En hébreu moderne, le mot désigne le prix courant des
choses, en particulier le cours des monnaies et des titres.
Un peu plus tard, un texte de la Bible peu commun fixe le rapport du
peuple juif avec l’argent. Dans sa prière inaugurale du Temple, Salomon
prie et offre des sacrifices (des taureaux) pour le bonheur de chacune
des 70 nations peuplant le monde. Et lui assigne d’ailleurs une vocation
universelle : « Afin que tous les peuples de la Terre reconnaissent ton
nom... »9. Texte essentiel pour l’avenir : le peuple hébreu ne peut
être heureux si les autres ne le sont pas. Ses richesses n’ont de sens
que si elles contribuent à la richesse de tous les autres. Rien n’est bon
pour les Hébreux s’il n’est bon pour les autres, toute richesse doit être
partagée avec le reste du monde : un coin du champ est ainsi réservé
aux étrangers qui peuvent librement venir récolter le fruit du travail du
paysan hébreu.
Sous Salomon, se fixant les premières lois économiques, la propriété
privée est protégée sans être pour autant sacrée. Tout transfert de
propriété, toute transaction commerciale doivent être faits par-devant
témoins. La propriété mobilière se transmet par réception de l’objet ;
la propriété foncière se cède par une cérémonie au cours de laquelle le
vendeur ôte son soulier.
Les droits du locataire sont maintenus, si son contrat court alors que
la propriété est vendue. La propriété d’autrui doit être protégée : « Si
tu trouves égaré le bœuf ou l’âne de ton ennemi, tu le lui ramèneras ».
27
Mais nul ne va en prison pour dette ou même pour vol.
S’il y a insolence devant un juge, la peine est beaucoup plus lourde.
La tromperie est un « vol mental » et doit être sanctionnée davantage
que le vol matériel. Il est écrit : « Maudit celui qui égare l’aveugle »
et : « Tu ne dois pas mettre un obstacle sur le chemin d’un aveugle »;
ce qui est interprété comme l’interdiction de dispenser sciemment un
mauvais conseil, de vendre des objets frelatés (vin, nourriture avariée)
ou nuisibles (armes, drogues), de tromper celui qui ne sait pas, de
peser les produits avec des poids truqués. De plus, comme les Hébreux
côtoient de plus en plus d’étrangers à Canaan et ailleurs, les tribunaux
sont amenés à distinguer ce qui est interdit à tous les hommes de ce qui
l’est aux seuls Hébreux, peuple-prêtre aux devoirs particuliers. Peuton vendre à des étrangers des armes, des idoles ? Peut-on leur prêter à
intérêt ?
L’intérêt (qui se dit nechekh ou « morsure ») est interdit au sein de
la communauté parce que le prêt y est considéré comme une forme
de solidarité entre frères et non comme un commerce. Même si
l’emprunteur est aisé, on doit lui prêter sans intérêt, car on ne sait pas
s’il le sera encore à l’échéance du prêt ; il doit donc être traité comme
un pauvre potentiel.
Celui qui sollicite un prêt à intérêt est aussi coupable que celui qui
l’accorde.
Certains déjà tournent cet interdit en investissant dans une affaire et en
partageant les risques et les revenus avec l’entrepreneur.
Dans le commerce, à condition qu’il existe une vraie concurrence,
les prix sont libres, sauf pour les produits de première nécessité ; les
bénéfices pour ceux-là sont limités au sixième du prix de revient, avec
deux intermédiaires au maximum.
28
Autrement dit, le profit commercial sur les produits de base ne peut
dépasser l’impôt au Temple, lui aussi d’un sixième. Le premier installé
est parfois protégé de concurrents trop agressifs.
Point essentiel : chacun doit à tout prix éviter d’accepter un travail
contraint, dépendant, car se soumettre à quelqu’un équivaut à retourner
en Égypte, à s’adonner à une drogue ou à succomber à l’idolâtrie. «
Vends-toi toi-même pour un travail qui t’est étranger, mais ne sois pas
dépendant ». Cette interdiction explique pourquoi, de siècle en siècle, les
Juifs refuseront le plus souvent d’appartenir à de grandes organisations
et préféreront travailler à leur compte.
Comme la richesse, le travail manuel est glorifié s’il est mis au service
de valeurs éthiques. Dans la mesure où il n’est pas contraint, il passe
même avant le travail d’étude, puisqu’il permet de gagner les moyens
de se consacrer à l’étude. « Que l’Éternel te bénisse dans toute l’œuvre
de tes mains ». Réparer le monde est le premier devoir.
L’employé a droit à une protection contre les caprices de son employeur
: le salaire doit être payé à jour fixe; il est interdit de faire travailler
quiconque dans des conditions nuisibles à la santé ; le travailleur trop
jeune, malade ou âgé doit être protégé. Les salariés ont le droit de
s’unir, mais les unions ne peuvent aboutir à exclure un tiers du travail.
La grève doit permettre au salarié d’exiger le respect du jugement d’un
tribunal, d’un contrat ou d’une coutume. Les activités interdites le jour
de shabbat ne sont pas encore énumérées en détail, mais, le samedi, il
est d’ores et déjà défendu de labourer, de faire travailler les esclaves et
les animaux, d’allumer un feu. Plus tard, on pourra, le samedi, faire
jouer la légitime défense. Le statut de l’esclave se précise.
29
Autrement dit, le profit commercial sur les produits de base ne peut
dépasser l’impôt au Temple, lui aussi d’un sixième. Le premier installé
est parfois protégé de concurrents trop agressifs.
Point essentiel : chacun doit à tout prix éviter d’accepter un travail
contraint, dépendant, car se soumettre à quelqu’un équivaut à retourner
en Égypte, à s’adonner à une drogue ou à succomber à l’idolâtrie. «
Vends-toi toi-même pour un travail qui t’est étranger, mais ne sois pas
dépendant ». Cette interdiction explique pourquoi, de siècle en siècle, les
Juifs refuseront le plus souvent d’appartenir à de grandes organisations
et préféreront travailler à leur compte.
Comme la richesse, le travail manuel est glorifié s’il est mis au service
de valeurs éthiques. Dans la mesure où il n’est pas contraint, il passe
même avant le travail d’étude, puisqu’il permet de gagner les moyens
de se consacrer à l’étude. « Que l’Éternel te bénisse dans toute l’œuvre
de tes mains ». Réparer le monde est le premier devoir.
L’employé a droit à une protection contre les caprices de son employeur
: le salaire doit être payé à jour fixe; il est interdit de faire travailler
quiconque dans des conditions nuisibles à la santé ; le travailleur trop
jeune, malade ou âgé doit être protégé. Les salariés ont le droit de
s’unir, mais les unions ne peuvent aboutir à exclure un tiers du travail.
La grève doit permettre au salarié d’exiger le respect du jugement d’un
tribunal, d’un contrat ou d’une coutume. Les activités interdites le jour
de shabbat ne sont pas encore énumérées en détail, mais, le samedi, il
est d’ores et déjà défendu de labourer, de faire travailler les esclaves et
les animaux, d’allumer un feu. Plus tard, on pourra, le samedi, faire
jouer la légitime défense. Le statut de l’esclave se précise.
30
Un système de protection sociale sophistiqué se met progressivement
en place à l’initiative des juges. Justice et charité se confondent en un
concept particulier, tsedaka, mot qui renvoie à « charité » autant qu’à «
solidarité », à « justice » autant qu’à « justesse ». La tsedaka s’applique à
tous ceux qui risquent d’être exclus de la communauté par leur pauvreté
ou par leur rébellion : « Si ton frère vient à désobéir, si tu vois chanceler
sa fortune, soutiens-le ; fût-il étranger et nouveau venu, et qu’il vive
avec toi ». Le pauvre doit recevoir de la communauté non seulement
de quoi manger, mais aussi de quoi créer une nouvelle activité et vivre
dignement de son travail. Une communauté est tenue d’assister tout
pauvre qui réside en son sein en y consacrant au moins le dixième de
ses revenus. C’est le Temple qui répartit les dons entre les pauvres. Un
« bureau secret » permet de donner anonymement, et aux pauvres de
recevoir sans se faire connaître. À l’inverse, la richesse ne doit pas être
sans limites. Il ne faut pas être trop riche. Dans les Proverbes (30, 8-9),
il est écrit : « Ne me donne ni indigence, ni opulence, laisse-moi gagner
ma part de pain, de crainte qu’étant comblé je n’apostasie et ne dise
qui est Dieu ? Ou encore, qu’étant indigent je ne profane le nom de
Dieu ». Pour en freiner l’accumulation excessive, et conformément aux
exigences de l’agriculture, il est impératif de laisser la terre reposer 1
an sur 7 (c’est l’année sabbatique) et d’abandonner cette année-là les
produits de la terre aux plus pauvres. En outre, tous les 49 ans, chaque
terre est rendue à son propriétaire initial, c’est-à-dire à celle des 12
tribus qui l’a reçue en partage (c’est le jubilé).
Cette obligation s’étend aux prêts qui, eux aussi, doivent être annulés
tous les 49 ans. Ce mécanisme revient à interdire la constitution de
grandes propriétés, à rendre inutile la possession d’esclaves agricoles,
à empêcher surtout de transmettre des richesses au-delà de deux
générations et à réduire l’attachement à la terre.
31
Lorsque le royaume s’effondre et que le peuple juif est dispersé, la
doctrine économique vise à fixer les meilleures conditions de survie du
groupe en milieu étranger. Elle est fondée sur trois principes : travail,
concurrence, solidarité.
Chaque membre de la communauté doit travailler pour gagner sa vie,
en conformité avec les principes éthiques posés par la loi, si possible
dans un métier libre et solitaire. Chacun doit accepter la compétition ;
ce qui lui permet d’avoir une chance de faire fortune, mais lui fait aussi
courir le risque de l’échec, et rend nécessaire la solidarité. Chacun,
enfin, doit prendre garde à ne pas nuire au groupe aux yeux des tiers et
même, s’il le peut, se rendre utile aux hôtes qui les reçoivent.
Le travail est une priorité absolue. Un oisif est dangereux pour la
communauté, parce qu’il est une charge et parce qu’il peut en venir au
brigandage, voire au meurtre, et nuire ainsi au groupe tout entier. Une
communauté se considère d’ailleurs comme responsable de tous les
crimes commis dans le voisinage. Le travail manuel est regardé comme
particulièrement digne, même pour les lettrés : « Prends un travail,
même si ce travail n’est pas conforme à ce que tu pourrais considérer
comme ton honneur, afin de ne pas avoir besoin », énoncent les maîtres,
qui ajoutent : « Celui qui vit du labeur de ses mains est supérieur à
l’homme pieux qui croit en Dieu ». Même un rabbin doit travailler de
ses mains pour gagner sa vie ; il ne doit pas attendre, comme certains
le faisaient à Jérusalem, le produit de la dîme. Se renforce la méfiance à
l’égard du salariat : travailler pour autrui peut constituer une aliénation;
il vaut mieux travailler pour son compte. Les sages disent : « L’univers
est obscur pour celui qui attend sa nourriture d’autrui ». Les tribunaux
de l’époque se défient volontiers des employeurs. Par exemple, payer le
salaire en retard peut être considéré comme un péché aussi grave qu’un
meurtre : « Le jour même, tu lui remettras son salaire avant que
32
se couche, car il est pauvre et attend son salaire avec anxiété ».
Le profit sur les produits de base reste limité à un sixième ; ce qui conduit
d’ailleurs les fournisseurs juifs à vendre souvent moins cher que leurs
concurrents non juifs. Les tribunaux peuvent même fixer les prix de
ces biens de première nécessité, essentiels à la survie, et interdire de
les vendre hors de la communauté s’ils deviennent rares. Chacun doit
consacrer le dixième de son revenu à la solidarité. La communauté juive
d’une ville doit évidemment accueillir tout Juif qui vient la rejoindre.
Nul ne doit empêcher un nouveau venu d’ouvrir un commerce, même
s’il met en difficulté des commerces déjà installés, à condition toutefois
qu’il améliore la situation des consommateurs (par exemple, en offrant
des produits nouveaux ou des prix plus bas), qu’il ne ruine pas tous les
commerces existants, et qu’il n’augmente pas les nuisances telles que
fumées ou odeurs.
Tirant les leçons de la précarité des situations et de la nécessité de se
tenir prêt à partir, les tribunaux fixent des principes de gestion du
patrimoine : « Un homme doit toujours garder sa fortune sous trois
formes : un tiers en terre, un tiers en bétail, un tiers en or ».
Ils précisent aussi les conditions de l’aide dispensée aux pauvres,
aux veuves, aux orphelins et aux étrangers, contre les créanciers et la
maladie.
Il reste interdit de prêter à intérêt à un Juif, tout emprunteur risquant de
devenir pauvre et insolvable : l’intérêt demeure assimilé au mensonge et
au détournement. « Si tu prêtes de l’argent à un compatriote, à l’indigent
qui est chez toi, tu ne te comporteras pas envers lui comme un prêteur
à gages, tu ne lui imposeras pas d’intérêts»17. Il est tout aussi interdit
d’emprunter à intérêt, de rédiger l’acte de prêt, de le parapher à titre de
témoin.
33
Sont également prohibés tous les actes par lesquels un créancier
pourrait profiter indirectement de son prêt (avaq ribbit, littéralement «
poussière de l’intérêt »).
Malgré cette interdiction générale, l’interprétation subtile des textes
permet aux tribunaux de tolérer certaines pratiques : ils limitent d’abord
l’interdiction aux prêts à la consommation, les seuls qui concernent
vraiment les pauvres. Les prêts à l’investissement sont autorisés selon
des mécanismes très précis ; par exemple, des biens laissés en gage d’un
prêt sans intérêt sont rachetés, au moment du remboursement par
l’emprunteur, avec une marge équivalant à un intérêt. Les gages sont
pourtant, en principe, sévèrement contrôlés : « Tout homme rentrera
dans le bien qu’il possède et chacun retournera à sa famille ».
Tout bien peut être laissé en gage sans limites de temps, sauf les logements
qui ne peuvent être repris par l’emprunteur que dans le délai d’un an,
afin de permettre au prêteur de s’y installer avec sa famille.
Hors de la communauté, qui exige solidarité et charité, l’intérêt est
autorisé car il n’a rien d’immoral. « À l’étranger, tu pourras prêter et
emprunter à intérêt ». Nul n’est tenu de considérer l’étranger comme
un pauvre en puissance. Les non Juifs ne risquent pas non plus d’être
expulsés.
Comme il n’y a pratiquement aucune sanction, hormis l’exclusion de
la communauté, très délicate à prononcer, les tribunaux doivent sans
cesse répéter la jurisprudence. Et les prêts directs à intérêt entre Juifs
sont nombreux, ainsi que l’attestent, au Vème siècle avant
Jésus-Christ, des papyrus établis en Égypte par la communauté juive
d’Éléphantine, une île située face à Assouan.
34
Pour les Juifs, il est souhaitable d’être riche ; la richesse est un moyen de
mieux servir Dieu ; l’argent peut être un instrument du bien ; chacun
peut jouir de l’argent bien gagné ; mourir riche est une bénédiction dès
lors que l’argent a été acquis moralement et qu’on a accompli tous ses
devoirs à l’égard des pauvres de la communauté ; tirer un intérêt de
l’argent n’est pas immoral ; et si l’on ne doit pas le faire entre Juifs, c’est
par souci de solidarité, pas par interdit moral. L’argent est, comme le
bétail, une richesse fertile, et le temps est un espace à valoriser.
La critique chrétienne du judaïsme mêle d’emblée le théologique
et l’économique en combinant les accusations de déicide avec celles
d’accaparement.
Les Évangiles opposent Judas (qui accepte de recevoir 30 deniers pour
livrer Jésus, puis espère être lavé de sa faute en les rendant) à MarieMadeleine qui répand pour 300 deniers de parfum aux pieds du Christ,
faisant de l’argent un moyen de rédemption et donnant l’exemple d’une
offrande pour la rémission des péchés.
Les Évangiles opposent aussi la prétendue « loi juive du talion », venue
d’Hammourabi et dénoncée dans le Pentateuque, à l’apologie chrétienne
de la non-violence. Matthieu reprend cette accusation à son compte. Il
fait dire à Jésus : « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, dent
pour dent. Et moi, je vous dis de ne point résister au mal que l’on veut
vous faire, mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentezlui encore l’autre ». Or, le verset biblique cité dit en fait : « Tu donneras
vie selon (et non pour) vie, œil selon œil, dent selon dent... ». Le mot
ta’hat (selon) désigne non pas une vengeance, mais, au contraire, le
versement d’une indemnité en compensation d’un dommage.
35
Le verset exige donc de se contenter d’argent quand on a perdu du sang.
Cette interdiction des représailles se retrouve dans d’innombrables
autres versets du Pentateuque, dont celui-ci que Jésus, excellent docteur
de la loi, cite si souvent qu’on en oubliera par la suite la référence initiale
: « Ne te venge pas et ne garde pas rancune. (...) Aime ton prochain
comme toi-même ». Même si, dans cet esprit, certains théologiens du
christianisme antique, comme Clément d’Alexandrie, prônent une
éthique économique forte proche de la morale du Pentateuque, les
premiers Chrétiens tirent argument de ces passages des Évangiles pour
soutenir que, chez les Juifs, tout se mesure en argent, tout se monnaie:
même le temps, même la chair humaine, même Dieu ! « Le Juif », disentils, « qui a échangé le Messie contre de l’argent, est prêt à tout acheter
et à tout vendre.
Le marché est sa seule Loi ». L’antijudaïsme chrétien est immédiatement
inséparable de la dénonciation économique.
1-2- Le rôle des juifs dans la finance
Au tournant du premier millénaire, les Juifs sont en situation d’être les
prêteurs contraints. Ils commencent comme prêteurs des princes de
l’islam, quand ils s’installent, plus fermiers que banquiers. Puis, quand
s’éveille l’Europe, ils deviennent les prêteurs des princes et des paysans.
Nul autre qu’eux n’a le droit de prêter et nul n’accepte de communauté
juive sur leur sol sans les contraindre à prêter. Aucun Juif ne peut être
médecin sans être prêteur, ni paysan, ni même rabbin, sans prêter.
Et naturellement, pour ne pas rembourser la dette, on trouve tous les
prétextes, de l’expulsion au massacre.
36
Tel est le fil conducteur qui relie au long des siècles ces marchands qui
étudient les textes à la chandelle en même temps qu’ils transportent
des balles de coton sur des navires faisant route d’Aden vers l’Inde,
ces tailleurs qui ;cousent des fourrures dans les échoppes d’un village
polonais, ces paysans qui cultivent la vigne dans une douce province
française, ces orfèvres qui négocient des pièces rares à Francfort,
ces financiers qui placent les emprunts des princes allemands et des
compagnies de chemins de fer américaines, ces syndicalistes qui
organisent des grèves en Lituanie, ces dirigeants communistes russes,
ces ouvriers polonais, ces industriels allemands, ces explorateurs
d’Amérique et de Chine, ces marranes qui meurent pour leur foi,
ces pirates des Caraïbes, ces producteurs d’Hollywood, ces dockers
d’Odessa, ces mendiants dans les marchés du Maroc, ces fripiers dans
le bled algérien. Tous sont confrontés au même choix : s’installer,
devenir sédentaires, s’assimiler et perdre leur identité, ou bien rester
eux-mêmes, remplir des rôles dont les autres ne veulent pas, courir
le risque d’être persécutés et renvoyés.
Le peuple juif a joué ainsi le rôle du nomade créant des richesses
pour le sédentaire. C’est ainsi qu’il remplit son rôle de « réparateur
du monde ». Aussi, son identité s’est-elle construite dans ce
nomadisme forcé ; son nom est voyage ; sa vie est mouvement ; sa
nostalgie est sédentaire. Le neuf constitue son fonds de commerce.
Nomade, il ne peut accumuler durablement, ni s’enraciner ; l’argent
ne peut être pour lui qu’un véhicule. Le nomadisme n’est pas une
supériorité, mais juste une spécificité partagée avec d’autres peuples
et absolument nécessaire à la survie et au bien-être des sédentaires.
37
Plus précisément, les Juifs assurent depuis près de 3 000 ans les trois
services essentiels rendus par les voyageurs : découvrir, relier et innover.
Sans ces apports, aucune société ouverte n’aurait pu survivre. Toute
découverte est nécessairement le résultat d’un vagabondage nomade ;
elle n’est jamais une appropriation, mais la mise à disposition de tous
d’une idée, d’un territoire ou d’un savoir. Dès qu’ils s’ébranlent pour
leur premier voyage, et avant même d’assurer leur identité par leur
livre, les Hébreux sont des découvreurs.
Leur première découverte est celle de l’unicité de Dieu. Une telle percée
ne pouvait être faite que par des nomades : en voyageant, ils transportent
leurs dieux avec eux ; ceux-ci finissent nécessairement par se fondre en
un seul, pour être transportable.
Ce Dieu étant désormais partout avec eux, il n’est plus le Dieu d’un
territoire, mais forcément aussi celui des lieux qu’ils traversent : leur
Dieu ne peut qu’être celui de tous.
Une autre découverte à laquelle ils participent au premier rang est celle
de la monnaie et de ses instruments : le chèque, la lettre de change, le
billet de banque. Abstraction, forme d’universel, bien nomade, l’argent
remplit dans le domaine matériel des fonctions parallèles à celles de
Dieu : comme Dieu remplace le polythéisme, l’argent se substitue au
troc. Comme lui, il se substitue à la violence, au sacrifice, aux représailles.
Comme l’idée de Dieu, l’argent est une abstraction nomade.
Comme lui, mais sur un tout autre terrain, il se présente comme tout
puissant, infaillible, jaloux, incompréhensible, organisateur de la vie
collective. Comme Dieu, l’argent permet de voyager léger ; il est source
de découverte.
38
Il est un moyen de servir Dieu, de faire le bien. Il n’est pas différent de
ce qu’est le pinceau pour le peintre, dira au XXème siècle le banquier
Siegmund Warburg, retrouvant ainsi l’obsession juive de ne considérer
la fortune que comme un moyen de réaliser d’autres exigences. Mais,
différence radicale avec Dieu qui est éternel, l’argent est précaire, volatil,
réversible. Il est l’autre face de Dieu.
Enfin, le nomade n’habite pas seulement l’espace, mais également le
temps, à l’intérieur duquel il voyage pour prévoir le futur et en évaluer
les risques. Aussi, la spéculation intellectuelle constitue-t-elle à ses yeux
un voyage virtuel dans la durée. Ce sens du long terme est aiguisé par le
métier de prêteur forcé, qui pousse les Juifs à évaluer les aléas, à prendre
des gages, à s’assurer. C’est pourquoi ils sont présents dans tous les
métiers liés à l’estimation du risque, autrement dit à l’exploration du
temps : de banquier à assureur, de philosophe à futurologue... Et, là
encore, ils découvrent, annoncent, quitte à être tenus pour responsables
des événements qu’ils prédisent, des menaces qu’ils soulignent.
Encore boucs émissaires. Ainsi, se mettent en place dès l’Antiquité
des communautés- relais dans tous les ports et foires, et se créent des
réseaux de communication culturels et commerciaux entre des lieux,
des peuples, des groupes sociaux, des entreprises, des marchés sans
lesquels l’économie du monde n’aurait pu croître.
Le premier métier juif est donc tout naturellement celui de courtier,
qui consiste à trouver un fournisseur pour ce que l’on veut acheter, ou
un client pour ce que l’on veut vendre. Ils exercent aussi tous les autres
métiers de « relieurs »: navigateurs, armateurs, diplomates, banquiers
d’affaires, imprimeurs, journalistes, écrivains, cinéastes...
39
Des radhanites du XIème siècle aux marranes du XVIIème, de Gracia
Mendes à André Meyer.
L’écrit est l’instrument premier de cette relation. Un nomade ne peut
relier, s’il ne lit pas. Aussi, le mode d’expression écrit, dont les Juifs
sont parmi les plus anciens détenteurs, est-il pour eux si essentiel. Et
avec lui, l’imprimerie, le téléphone, la radio, le cinéma et toutes les
autres formes de la communication.De Menasseh Ben Israël aux frères
Warner. De Julius Reuter à Isaac Berliner. Des frères Soncino à David
Sarnoff.
Comme ils exportent, comme ils relient, ils importent. Une fois admis
par des sédentaires et ayant relié entre elles des nations sédentaires,
ils apportent dans l’une ce qu’ils ont découvert en d’autres : des
marchandises, des capitaux, des idées.
Le premier métier des étrangers est d’ailleurs de fournir ceux qui les
accueillent en produits de l’extérieur.
Ils fournissent donc du poivre à Lisbonne, des diamants à Anvers, du
café à l’Italie, du tabac à Lisbonne, des uniformes à l’Amérique, des
soieries précieuses aux princes allemands.
Ils apportent aussi du neuf jusque dans les métiers les plus sédentaires,
bouleversant, par exemple, l’agriculture en Babylonie, en Espagne,
en Mésopotamie, en Palestine, en Égypte, en Pologne, au Brésil, au
Surinam, aux États-Unis.
Ils bouleversent aussi bien les relations sociales: premiers syndicalistes,
voire premiers révolutionnaires, important en Amérique ces idées
mûries en Europe Occidentale et mises en pratique en Europe de l’Est.
40
Importateurs d’argent et de métaux précieux, ils sont enfin apporteurs
de capitaux destinés aux paysans, aux croisés, aux villes, aux églises, aux
cours, aux armées, de Babylone jusqu’en Espagne, de Pologne jusqu’en
Allemagne, de Londres jusqu’en Amérique.
L’argent devient avec eux le véhicule du neuf, et eux-mêmes deviennent
une bourgeoisie joker, une bourgeoisie de substitution, s’employant à
trouver les ressources dont ont besoin les trésors publics : banquiers
des croisades, des rois d’Angleterre, des villes allemandes, de la jeune
Amérique, toujours haïs pour les services qu’ils rendent. Encore une
fois, boucs émissaires.
Parmi ces grands courtiers du neuf : le duc de Naxos à la conquête
de Tibériade, Nathan Rothschild à la recherche du financement de
la Sainte Alliance, Joseph Seligman en quête d’argent pour Abraham
Lincoln, les frères Pereire échafaudant des projets de financement des
chemins de fer ; mais aussi Samuel Gompers, fondant des syndicats
américains à partir de concepts et de méthodes importés d’Europe, et
nombre d’anonymes exerçant tous les commerces de choses et d’idées.
Ces trois rôles (découvrir, relier, innover) sont essentiels au
fonctionnement de l’économie sédentaire. Ils sont la clé du
développement du monde.
Pas de développement sédentaire sans ces nomades. Mais également, pas
de remise en cause de l’ordre établi sans eux. Aussi, sont-ils longtemps
mal vus : on exècre ceux qui contribuent à bouleverser les situations
acquises.
Ils sont pris entre deux feux : menacés de disparaître par la violence,
ils le sont tout autant par la paix qui les assimile.Pour durer, il leur faut
mêler permanence et changement, court et long terme.
41
L’histoire amène alors les Juifs à se conformer à 7 lois, jamais explicitées
et pourtant toujours appliquées.
1 - Vivre en groupe pour se protéger des persécutions. D’où l’organisation
rigoureuse de la vie communautaire, l’interdiction de prier seul,
l’exigence des mariages internes et surtout l’obligation lancinante de
la solidarité, magnifiquement exprimée par ce commandement de la
Genèse : « Laisse ta maison grande ouverte et traite les pauvres gens
comme des membres de ta famille » ; et par cet autre commandement
du Lévitique : « Si ton frère vient à désobéir, si tu vois chanceler sa
fortune, soutiens-le, fût-il étranger et nouveau venu ; et qu’il vive
avec; et, enfin, par ce commentaire qui demande aux membres d’une
même communauté de « se rendre réciproquement tous les services
compatibles avec leur propre intérêt ».
2 - Rester sans cesse aux aguets, évaluer les menaces, se tenir prêt à
chaque instant à partir en cas de danger.
Souvent, des communautés chargent l’un des leurs des relations avec
les pouvoirs extérieurs et de veiller aux menaces. Le nassi, l’exilarque,
le naguib, le stadlan négocient ainsi, chacun dans son pays, avec les
autorités sédentaires.
3 - Transmettre l’héritage culturel aux générations suivantes.
L’éducation, juive comme laïque, est le premier devoir : obligation sans
cesse répétée et qui confère au livre, à la lecture, à l’écriture une place
unique dans l’histoire.
4 - S’imposer une morale très austère, ne tolérer ni arrogance, ni
immoralité, pour ne créer ni jalousie, ni prétexte à persécution. Le
Talmud précise en grand détail :
42
- comment ne pas se laisser prendre par les exigences de l’argent et
maintenir des priorités morales ; - comment ne pas faire de fêtes
tapageuses, ni de dépenses somptuaires ; - pourquoi ne pas accumuler
de biens sédentaires ; pas de terres, pas de châteaux.
Ne pas s’encombrer, ni exhiber de richesses ; ne posséder que des biens
nomades, des idées, des livres, un violon, des diamants. « Il n’est pas
donné à toute personne qui fait beaucoup d’affaires de devenir un sage»,
conclut le Talmud.
5 - Accepter la loi de l’hôte sans violer la sienne, vivre des loyautés
simultanées et non successives, accepter la dualité sans jamais mentir
sur sa foi, hormis pour sauver sa vie. Il en est ainsi du marrane qui ne
se dit jamais juif sans jamais oublier de l’être, du citoyen qui doit être
absolument fidèle à toute république qui l’accueille.
6 - Accepter les apports étrangers, les idées, les cultures, la langue des
autres, et, en particulier, accueillir les nouveaux venus convertis au
judaïsme. C’est sans doute la loi la moins facile à faire appliquer.
7 - Créer des richesses nouvelles ou des services nouveaux, porteurs
de progrès pour ceux qui environnent la communauté et ne jamais
construire une force ou une richesse en accaparant des biens qui
existent déjà.
Pour que rien ne leur profite qui ne profite aux autres. Pour que les
autres aient intérêt à leur bien-être. Dans un verset qui résume tout, le
Deutéronome dit : « Tu dois aimer Dieu de toutes tes forces » ; « c’està-dire », commente Rachi, « avec toutes tes richesses ».
Alors que, pour le judaïsme, la pauvreté est un scandale, la richesse
est une bénédiction, si elle est mise au service de Dieu, c’est-à-dire
de l’humanité. Le bonheur personnel passe par celui des autres, et le
bonheur des autres passe par son propre accomplissement.
43
L’argent est l’instrument de cet accomplissement ; il est l’outil de ce
partage, sous forme de charité ou sous forme de prêt, qui sont l’un et
l’autre des façons d’aider l’autre à être heureux. Le prêt d’argent s’inscrit
ainsi avec les autres apports du peuple juif à l’humanité, dans ce qui fait
le caractère dangereux de sa situation : jalousé pour avoir apporté aux
hommes l’idée du monothéisme et pour être mis dans l’obligation de
leur apporter de l’argent pour se développer. Et, tout naturellement,
comme on préfère haïr ceux envers qui on a des dettes, morales et
matérielles, il est détesté pour avoir joué, contraint, le rôle de prêteur
de Dieu et d’argent, d’apporteur du monothéisme et du marché, de la
science et de la liberté de pensée.
Aujourd’hui, au moment où l’argent est devenu plus anonyme, où la
circulation des capitaux et le système financier n’ont plus besoin de
s’identifier à des personnes, le rôle particulier qu’ils jouèrent en ces
deux moments essentiels n’est plus utile : il n’y a plus, depuis longtemps,
de banques juives, et les élites juives, comme d’autres secondes et
troisièmes générations d’élites, se sont tournées vers la littérature, la
politique et l’art.
Ainsi, en organisant, pour son malheur, les prémisses de l’État et du
système bancaire moderne, le peuple juif aura été l’un des accoucheurs
de la modernité. Le prix qu’il aura payé pour cela est à la mesure de ce
que porte cette modernité : l’industrialisation du Mal.
44
CHAPITRE 2
COMMUNAUTARISME ET AVANCÉES ÉCONOMIQUES
EN CHINE
En 1820, l’Empire chinois n’avait pas encore pris de plein fouet les tirs
des canonnières occidentales, qui allaient le forcer à de dramatiques
remises en question et précipiter son déclin, puis son écroulement. Au
siècle précédent, l’économie s’y était haussée à un niveau de prospérité
inégalé dans l’histoire de l’humanité et, bien que talonnée par une
croissance démographique elle aussi sans précédent, elle poursuivait,
bon an mal an, l’essor, de type pré industriel, qui avait tant frappé nos
Lumières. En outre, cet immense empire, qui comptait alors plus de 300
millions d’âmes, était à la fois centralisé et unifié. Pour le développement
de sa nation, la chine a mis en place tout un système en s’appuyant sur
les réalités locales.
C’est ce que je vais m’efforcer de montrer en dressant un tableau rapide
des communautés auxquelles le pouvoir impérial déléguait l’exercice
effectif de l’autorité sur les personnes privées. Leur fondement commun
était de nature religieuse.
2-1-Des groupes reposants sur la parenté
Au premier rang de ces communautés, il y avait des groupes reposant sur
la parenté, les clans ou, plus exactement, les lignages. Ce qui définissait un
groupement de ce type, c’est qu’il se reconnaissait un ancêtre commun,
parfois fictif, et que ses membres lui rendaient un culte dans un temple
spécialement aménagé à cet effet. En premier lieu, un lignage, c’était - et
cela continue d’être - une unité territoriale, généralement le village.
45
A la tête du lignage, il y avait un conseil des Anciens, qui tenait le rôle
d’une sorte de Conseil municipal, en ce sens qu’il gérait les biens de la
communauté, qu’il prenait les décisions d’intérêt commun, qu’il levait
des impôts locaux, qu’il distribuait ce que l’on appellerait aujourd’hui les
aides sociales, qu’il disposait d’une milice locale, grâce à laquelle il assurait
des tâches de maintien de l’ordre et de protection contre le banditisme,
et qu’il était responsable de l’éducation, car il était très courant que le
Temple des ancêtres abritât une école. Mais c’était aussi davantage qu’un
conseil municipal. En effet, le conseil des Anciens du lignage était en
charge de la collecte des impôts dus au gouvernement central. Surtout,
comme le Sanhédrin, il exerçait un droit de justice, au civil, dans les cas
de conflit entre membres du lignage, mais également au pénal, même et
y compris pour des infractions à des lois et décrets impériaux.
2-2- les guides professionnelles et les communautés
liturgiques
Un second type de communautés, c’étaient les guides professionnelles.
Elles étaient comme la copie conforme des guildes de notre Moyen-Age,
la seule différence notable, si cela en est une, étant que celles-ci avaient
pour patron un saint qui était puisé à une tradition monothéiste, alors
qu’en Chine, ce saint patron était un dieu à part entière. Le troisième et
dernier grand type de communautés que j’évoquerai brièvement, ce sont
les communautés liturgiques, les seules dont le principe d’association était
a priori volontaire. Elles regroupaient les fidèles d’une même divinité, qui
appartenait, en règle générale, au panthéon populaire. Ces communautés
gravitaient, elles aussi, autour d’un temple, plus précisément autour d’un
brûle-parfum. Celui-ci est à la source d’un mode d’essaimage qui, pour
ce qui est du principe, est identique à notre homéopathie: un groupe de
fidèles désireux de fonder son propre temple pouvait le faire à la condition
d’allumer son brûle-parfum avec de
46
Celui-ci est à la source d’un mode d’essaimage qui, pour ce qui est
du principe, est identique à notre homéopathie: un groupe de fidèles
désireux de fonder son propre temple pouvait le faire à la condition
d’allumer son brûle-parfum avec de la cendre prise dans celui du
temple-père, la même opération pouvant être répétée jusqu’à l’infini.
Enfin, pour être reconnu légalement par la bureaucratie impériale et
pouvoir avoir ainsi pignon sur rue, une seule condition était requise,
celle de l’enregistrement de tout nouveau culte au Livre des Sacrifices.
Cette formalité avait pour but de s’assurer que le temple ne nourrissait
pas des intentions séditieuses. Mais, une fois qu’elle était accomplie,
elle était libre de faire du prosélytisme et avait le droit d’exercer, sur ses
membres, les mêmes prérogatives que les communautés lignagères.
2-3-Comment est organisé la communauté chinoise ?
Cette prépondérance des liens de parenté dans la structure des
entreprises chinoises est en fait le symptôme d’un phénomène beaucoup
plus général. Il s’agit de la place que les relations interpersonnelles et
les relations de proximité continuent alors d’occuper dans la frange
modernisée de la société chinoise, dont Shanghai est le plus beau fleuron.
Cette place apparaît très clairement dans le rôle que sont amenées à jouer
les amicales régionales. A l’origine, ces amicales sont des associations
qui regroupent les expatriés natifs d’une même région ou d’une même
localité. En parfaite conformité avec l’esprit du communautarisme
chinois, elles assurent, traditionnellement, des services qui sont de
l’ordre de l’entraide, de la philanthropie et du service social et, revers
de la même médaille, elles prennent en charge des tâches de maintien
de l’ordre et de police, comme, par exemple, arbitrer des litiges entre
leurs membres ou garantir la régularité des opérations auxquelles ils
se livrent. Et quand la modernité fait irruption dans l’univers chinois,
c’est tout naturellement que ces amicales infléchissent leur action
47
dans un sens qui en fait des chambres de commerce. Mais ce sont des
chambres de commerce d’un genre un peu particulier, tout de même,
dans la mesure où leurs adhérents sont unis par des liens de solidarité
forts, qui transcendent la simple convergence d’intérêts corporatistes.
Ainsi, ces liens expliquent-ils que, sans bouleversement majeur, les
caisses de solidarité qu’elles tenaient se transforment alors en banques,
au sens moderne du terme.
Cette prégnance des affinités de proximité dans le Shanghai des années
1920 se marque à bien d’autres plans. Un de ceux-ci est celui de
l’embauche.
Suivant un système quasi-universel à l’époque, ce ne sont pas des ouvriers
qu’un patron emploie à titre individuel, mais un contre maître, qui est
lui-même le véritable employeur des ouvriers qu’il a sous ses ordres et
qui sont liés à lui, le plus souvent, par une même origine géographique.
Pour une bonne part, c’est à l’extraordinaire vitalité de son
communautarisme qu’il faut imputer la croissance exceptionnelle que
la Chine connaît depuis le début de la décennie. Ainsi, y dénombre-ton 400 millions d’actifs ruraux, dont 100 millions seraient employés
dans des entreprises de bourg, de type PME, qui, pour la plupart d’entre
elles, sont des entreprises en nom collectif.
Le collectif dont il s’agit, c’est, bien entendu, le lignage ou tout autre
type d’association communautaire rurale. A cet égard, il faut essayer de
se figurer la puissance économique d’entreprises qui sont l’émanation
directe de collectivités locales cimentées par des liens qui sont ceux du
sang et qui reposent sur un substrat religieux.
Prenez un lignage du Guangdong. Dans sa localité d’origine, il pourra
compter, mettons, 4 à 5000 personnes.
48
Mais les Cantonais sont des gens qui ont massivement immigré et
il aura jusqu’à 2 à 3000 autres membres qui vivront à l’étranger et
seront répartis sur les cinq continents. Le lignage aura un chef qui,
conformément à son centre de gravité, sera installé, disons, à NewYork.
Au bout du compte, ce que vous obtenez, c’est un réseau multinational
de quelque sorte, qui pourra, si les circonstances s’y prêtent, planifier
ses investissements à l’échelle planétaire. En l’occurrence, à la faveur
de l’ouverture économique de la Chine, les membres du clan dans la
diaspora apporteront les capitaux et les technologies, ceux du villagesouche fourniront une main d’œuvre peu qualifiée, mais dont le coût
défie toute concurrence et le résultat, ce sera une entreprise rurale
tournée vers l’exportation et en mesure de s’adapter sans problème
à la demande internationale. Les avancées économiques de la Chine,
aujourd’hui, offrent l’exemple, hautement original, d’un capitalisme
qui se coule dans le moule des clans et des affiliations régionales et
où l’indigence du code des affaires et du droit en général est suppléée
par la coutume et des valeurs traditionnelles comme la loyauté et la
confiance mutuelle.
49
CHAPITRE 3
LA COMMUNAUTÉ AMÉRICAINE : DE LA CULTURE
DU RÊVE AMÉRICAIN VERS LE DÉVELOPPEMENT
La culture des États-Unis d’Amérique tire ses origines et est
principalement fondée sur la culture occidentale (européenne), mais
est aussi influencée par de nombreuses autres cultures et peuples
comme les Afro-Américains, les Amérindiens, les Asio-Américains,
les Polynésiens et les Latino-américains. Elle possède toutefois ses
propres caractéristiques sociales et culturelles, notamment sa langue
(l’anglais américain), sa musique, son cinéma, ses arts, ses codes
sociaux, sa cuisine et son folklore. Les États-Unis d’Amérique sont un
pays divers ethniquement en conséquence d’immigrations massives en
provenance de nombreux pays tout au long de leur histoire. Beaucoup
d’éléments de la culture américaine, et particulièrement la culture
populaire, se sont répandus à travers le monde par le biais des médias de
masse modernes ; son extension rapide est d’ailleurs souvent associée
à la mondialisation (voire américanisation). Selon ses détracteurs
(y compris des Américains), la culture américaine est soit une sousculture, soit une culture trop jeune, soit une culture impérialiste, ou
encore un mélange des trois. Selon ses défenseurs, elle promeut les
valeurs de liberté et de responsabilité personnelle. Presque personne
ne conteste le fait que la culture américaine a exercé et exerce encore
une grande influence sur le monde contemporain.
3-1-Le cinéma américain et ses figures héroïques vecteurs
de propagation de la culture américaine
Les histoires de l’Amérique forment les légendes du monde moderne,
où les Américains apparaissent comme les nouveaux héros.
50
L’imaginaire américain qui accompagne les personnages dans leur
sortie de l’enfance et leur offre des modèles rassurants trouve une
illustration importante dans l’un des vecteurs principaux du rêve
américain, le cinéma.
3-1-1-Hollywood et le « réarmement moral »
L’arrivée du cinéma américain en Europe, particulièrement dans Le
Grand Vestiaire, correspond à la fin de l’Occupation et, pour les héros
de ce roman, les films hollywoodiens sont d’autant plus importants
qu’ils apparaissent après une longue période de privation. Le cinéma
américain accompagne la Libération, et les acteurs sur grand écran
entrent dans la vie des jeunes personnages en même temps que les
grands inventeurs qui ont aidé à libérer la France. La venue de ces
films qui ont déjà passionné l’Amérique, est présentée comme un fait
d’importance ; le cinéma signifie la paix et la liberté retrouvées. Dans
l’univers cinématographique, le temps peut se remonter, un mort
peut retrouver la vie, une même scène peut être répétée cent fois sans
dommage pour rejoindre la même origine, intacte et inchangée : « les
morts revenaient à la vie et reprenaient à reculons leur place dans la
société » et, lorsqu’un homme est tué, le cinéma permet, en ce sens,
de lutter contre les injustes « lois de la nature. La Marne va jusqu’à
revendiquer, avec l’ironie qui le caractérise, l’importance vitale de
l’industrie cinématographique américaine, qui constitue une sorte de
« réarmement moral » tout à fait essentiel. La morale de Hollywood
est celle de la recherche d’une portion, même infime, d’espoir et de
bonheur : « ce qui compte, ce n’est pas la part du vrai et la part du
faux mais la part du moindre malheur ». Les acteurs de Hollywood ne
sont, dans cette perspective, pas loin de devenir des héros. L’univers
des stars américaines est particulièrement attirant pour les adolescents
du monde parce qu’il est opposé à la vie qu’ils connaissent.
51
Les acteurs qu’ils admirent ont l’avantage d’être américains et d’évoluer
dans le fabuleux monde du cinéma. Ils en deviennent donc doublement
mythiques. Ces images qui ornent les murs de la pièce dessinent les
contours d’un univers complet.
Pour les spectateurs assidus des cinémas, les photographies d’acteurs
hollywoodiens permettent de rendre présents leurs modèles admirés,
leur conférant une réalité presque physique. Les stars américaines
accompagnent d’autant mieux les jeunes personnages que ceux-ci ont
l’impression de les connaître. Leurs admirateurs s’entourent donc de
représentations de leurs vedettes favorites. Ces attributs ne sont pas
l’apanage du cinéma américain mais celui-ci a bénéficié d’un vedettariat
particulièrement étendu et érigé en système ainsi que d’une importante
reconnaissance internationale. L’image permet une appropriation du
monde du cinéma hors des salles où il est normalement cantonné.
L’Amérique que ces films évoquent est celle, triomphante, de l’immédiat
après-guerre, qui est contemporaine de l’action du Grand Vestiaire. Que
les personnages gardent sur eux des photographies de taille réduite ou
qu’ils s’intéressent à des affiches de films, le même sentiment de solitude,
le même besoin de repères semble les guider vers ces modèles d’un
monde parfait, vers ces figures tranquilles pour qui rien n’est impossible
ou trop compliqué.
3-1-2-Le cinéma comme guide
Hollywood et ses acteurs, représentant un rêve d’illusoire perfection,
constituent le modèle idéal pour les spectateurs passionnés par le
septième art. Espérant le voir se réaliser dans leur propre quotidien,
les personnages envisagent le cinéma comme une norme pour une vie
meilleure.
52
Chaque moment important de leur existence peut trouver sa référence
et son explication dans un film américain et la vie leur semble s’inspirer
du cinéma plutôt que l’inverse. Mythe fondamental et universellement
partagé, le cinéma offre aux personnages un système de référence dans
un monde en perte de repères ; les personnages, souvent isolés, sans
modèles formateurs à leurs côtés, font reposer leur interprétation du
monde sur des images et situations issues des films américains.
Le cinéma joue pour eux un rôle référentiel essentiel ; les images des
productions hollywoodiennes donnent des clefs pour appréhender
les moments importants de la vie. Les films américains lui permettent
également d’analyser sa propre vie. Ces films permettent une plus
grande explication de l’économie. Elle constitue une forme de langage
parallèle, qui vient compléter le recours fréquent au dictionnaire
pour décrypter le vocabulaire courant. Le modèle cinématographique
réapparaît dans tous les moments importants.
Omniprésent pour ces personnages, le modèle offert par les films
hollywoodiens propose une grille de lecture réconfortante pour
décrypter les éléments incompréhensibles d’une vie bien éloignée de la
logique et de la facilité des scènes de cinéma. Les personnages, admirant
le caractère et la manière d’agir des acteurs dans leurs films favoris,
les utilisent comme références pour trouver la force qui leur manque.
Les rôles interprétés sur grand écran par les vedettes de Hollywood
dessinent des portraits idéaux de figures héroïques et rassurantes qui,
remplaçant les héros de l’histoire et les saints, deviennent des idéaux
que les spectateurs conquis tentent d’atteindre.
3-2-Le pays de l’incroyable et des miracles
L’Amérique a peut-être « déjà été découverte », brisant les espoirs des
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l’évoquent, ils l’auréolent du même mystère, des mêmes espoirs que
les explorateurs qui voyaient en l’Amérique un « nouveau monde » :
L’Amérique, parce qu’elle apparaît comme un lieu différent, permet
au rêve de se parer de toutes les caractéristiques les plus fabuleuses,
donnant l’impression que chaque problème peut y trouver une solution.
3-2-1-La différence américaine
Ce qui ne se conçoit pas ailleurs, ce qui manque ou devrait, selon
les personnages, exister, semble avoir toutes les chances de prendre
consistance sur le territoire américain. Pays immense aux identités
multiples, les États-Unis deviennent le pays de la démesure, de
l’extraordinaire et de tous les possibles. L’Amérique est présentée
comme la patrie de tous les records. «L’Amérique n’a jamais établi
de records sans réussir à le battre à plus ou moins brève échéance ».
Ces éléments extraordinaires sont fondamentaux pour la création du
rêve américain des personnages. Ces derniers se tournent en effet vers
l’Amérique parce que sa différence apparente laisse la porte ouverte à
toutes les réalisations, donne à espérer que, quel que soit le problème
qui se pose, la solution pourra s’y trouver. Si l’Amérique peut offrir
des réponses qui sortent du commun à ceux qui cherchent un appui
extérieur, elle pourra peut-être tendre vers des extrémités encore
moins ordinaires et s’approcher d’une toute puissance proprement
miraculeuse où se trouveraient à la fois la réponse à toutes les questions
et le dernier recours pour les personnages les plus désespérés.
3-2-2-La réussite à l’américaine
L’image de la réussite individuelle est sans doute l’une de celles qui est
la plus intimement liée au rêve américain. Pour les personnages qui
rêvent de trouver en Amérique une différence salvatrice, le thème de
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la réussite est une représentation imagée de leurs espoirs démesurés.
Parce qu’elle se matérialise dans des exemples précis, dans des objets
concrets, elle représente, pour bien des personnages, une porte d’entrée
vers le monde américain.
La vision de l’Amérique comme une terre de toutes les possibilités
accompagne l’émigration de nombreux étrangers, qui rejoignent le pays
dans l’espoir d’y trouver un avenir meilleur. Le principe démocratique,
qui est au fondement même des États-Unis et constitue l’une des bases
de la société américaine, laisse espérer une parfaite égalité des chances.
Plusieurs personnages d’étrangers viennent ainsi chercher, aux ÉtatsUnis, la possibilité de transformer leur destin. L’Amérique offre à ses
nouveaux habitants l’espoir d’atteindre ce succès tant espéré, et certains,
effectivement, parviennent à le saisir.
À côté de la pessimiste « éducation européenne » pourrait figurer une
éducation américaine en tous points différente, se rattachant au mythe
bien implanté dans la société américaine d’une réussite accessible à
tous. L’Amérique semble promettre à chacun une ascension sociale
fulgurante conforme au rêve américain.
3-2-3-Incarnations du mythe
Les personnages incarnant cette réussite deviennent les nouveaux héros
d’une société qui cherche à suivre leur exemple. Le Rêve américain, qui
se confond très souvent avec le mythe du succès, s’est de tout temps
incarné dans certains personnages plus grands que nature dont le
parcours hors du commun a acquis une valeur emblématique et fait
vivre le rêve par procuration à l’ensemble de l’Amérique.
55
Ces personnages, qui deviennent les « supports de l’idéologie »,
réussissant là où tout autre échouerait, laissent supposer que le succès
peut être d’un accès facile, et viennent combler un manque, une attente.
Comme le dit Roger Caillois, le héros, qui représente une « image
idéale de compensation », est comme une projection de l’individu qui
trouve, face à ses incertitudes, « une solution, une issue heureuse ou
malheureuse»5. Certaines personnalités qui ont pour toute particularité
l’ampleur de leur fortune personnelle ou familiale concrétisent le mythe
du succès américain en montrant, par leur simple existence, qu’il est
accessible.
Enrichi à la fin du XIXe siècle grâce au pétrole, un symbole de
modernité, John D. Rockefeller a mis à profit une partie de sa fortune
pour créer une fondation aux visées philanthropiques et artistiques,
soutenant des projets dans des domaines variés, et dont l’œuvre sera
poursuivie par sa famille. Le nom même de Rockefeller, comme celui
d’une autre célèbre famille de philanthropes, les Rothschild, est devenu
synonyme de réussite. La philanthropie trouve bien sa place dans le
rêve américain : elle est une promesse de réussite personnelle puisque le
philanthrope est fortuné, mais elle appelle aussi à une démocratisation
de cette réussite, qui profitera, en même temps, à l’Américaine, dont la
naïveté est sans cesse soulignée par une narration qui l’envisage avec
une distance ironique, se contente de réponses peu conformes à ses
demandes, qui font d’elle une simple admiratrice de la réussite de ces
grandes figures américaines. L’aide financière qu’elle pouvait espérer
est réduite aux éléments qu’une star pourrait envoyer à ses admirateurs,
une lettre et une photo dédicacée.
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3-2-4-La provenance américaine, un signe recherché
L’origine américaine de ces produits est comme amplifiée lorsque ceuxci sont désignés par un nom spécifiquement américain, qui joue un
rôle important dans leur identification ; comme le dit Georges Perec
à propos des objets de mode, « ce qui compte, c’est le nom, la griffe, la
signature. On peut même dire que si l’objet n’était pas nommé et signé,
il n’existerait pas. Il n’est rien d’autre que son signe ». Le nom de l’objet
est pratiquement aussi important que l’objet lui-même, il fonctionne
comme une garantie de son origine et, étant appréhendé comme un
signe, il peut même prendre la place de l’objet.
Les préservatifs revendus après une rapide transformation en sont
un autre exemple. L’intérêt du produit, sa plus-value, réside dans
son origine. Il ne peut pourtant pas être revendu directement sous
sa véritable marque, qui traduirait trop explicitement sa provenance
illégale. Pour les néophytes, l’activité consistant à transférer les objets
d’une enveloppe à une autre semble incompréhensible. Parmi les signes
de réussite les plus identifiables se trouvent évidemment le dollar,
la monnaie américaine, qui est investie d’un fort pouvoir mythique.
Les objets dont la valeur s’exprime en dollars bénéficient en effet de
l’aura fabuleuse qui se dégage de tout ce qui est américain, et la devise
américaine devient le vecteur d’un intérêt accru envers l’objet concerné.
57
CHAPITRE 4
LA COMMUNAUTÉ IGBO : EXEMPLE DE SOCIÉTÉ
BIEN ORGANISÉE
4-1-Origine et histoire des igbos
Les Igbo sont une ethnie habitant le sud-est du Nigeria. Ils constituent
18 % de la population du pays et donc représentent ainsi le troisième
groupe ethnique le plus important du pays. Ils parlent l’igbo, une langue
de type nigéro-congolais. Ce sont des agriculteurs majoritairement
chrétiens, dont la société est basée sur un système de classes d’âges. Les
sociétés Igbo sont également basées sur des classes d’âges (appelées ogbo,
uke ou encore ebiri dans certains dialectes) : des sortes d’associations
entre adultes du même âge qui participent à la vie de la communauté.
Les proverbes occupent une place importante dans la culture Igbo : il
est dit que le proverbe est l’huile de palme avec laquelle les mots sont
mangés. Ils sont utilisés quotidiennement par les Igbo.
Les Juifs igbos pratiquent la religion juive et prétendent provenir de
l’émigration hébraïque et ultérieurement juive d’Afrique du Nord et
d’Égypte en Afrique de l’Ouest. Des légendes orales parmi les Igbos
racontent que cette migration s’est déroulée il y a environ 1500 ans. Il
y a actuellement 26 synagogues dans le pays, et la communauté juive
est estimée à environ 40 000 personnes, sur un total de 140 000 000
de nigérians. Les communautés d’Abuja avec la synagogue Gihon et
celle de Port Harcourt sont parmi les plus importantes. On compte une
trentaine de synagogues au Nigeria. Ils se nomment les Hebrewits. Les
Juifs igbos ne sont pas les seuls Nigérians se réclamant de l’héritage juif.
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4-2-La communauté igbo : une société en réseau
Tâches journalières et rôles sociaux sont attribués à chacun selon
l’âge, le sexe ou le groupe social, et le plus souvent associés à un espace
particulier; la division traditionnelle du travail agricole se fait ainsi selon
le sexe, l’homme se chargeant de la culture de l’igname, tubercule sacré,
et de la récolte du vin de palme, tandis que la femme, qui n’a pas le droit
de grimper aux arbres, cultive les légumes et le manioc.
De même, ce sont les hommes qui se chargent d’apporter, de partager et
de vendre la viande, et règnent sur l’abattoir et sur l’étal de la boucherie
; les femmes, quant à elles, vendent le poisson. Renforcés par le poids
des tabous, une tradition encore vivace et le regard des autres, ces rôles
se manifestent, en public comme en privé, dans des espaces parallèles et
plus ou moins étanches, les plus jeunes cédant partout la place à leurs
aînés. À l’intérieur de ces espaces, l’individu est pris dans un réseau de
parenté, entre la maisonnée, déjà mentionnée, le lignage paternel, et le
lignage maternel; les femmes mariées dans la famille forment un groupe
distinct de celui des femmes mariées de la famille, groupe désigné
indifféremment comme umuada ou umuokpu.
D’autres groupements existent, selon le village et le clan, et aujourd’hui
selon la profession, l’appartenance religieuse et les associations de
loisirs. Ces groupes se manifestent en particulier lors des réunions de la
« grande famille », cérémonies et veillées funèbres, généralement tenues
dans la cour de la maison, où ils ont chacun leur emplacement, leur temps
de garde et leur fonction. Pour mieux comprendre ce comportement,
central à la culture igbo, il n’est que d’observer le couple : l’homme et
la femme, liés par le mariage traditionnel scellé par la dot, n’en gardent
pas moins leur indépendance et continuent de représenter chacun leur
grande famille initiale, dont ils restent partie prenante et active.
59
S’ils fonctionnent en tant que couple, notamment lors des multiples
cérémonies qui occupent le calendrier, ils jouent également et surtout
un rôle individuel, séparément, en tant que membres et porte-paroles
de groupes variés. La femme mariée, par exemple, appartient à deux
groupes distincts : celui des épouses de la famille du mari et, dans sa
famille d’origine, celui des filles du clan mariées ailleurs; elle appartient
par ailleurs à diverses associations strictement féminines, au sein de
son église notamment.
Cette société hautement démocratique s’est toujours gouvernée par le
biais de groupes étroitement imbriqués et dotés chacun d’un pouvoir
de décision, tout adulte ayant droit à la parole au sein de son assemblée.
Il ne peut cependant y avoir de parole strictement individuelle, puisque
l’individu est toujours considéré comme partie d’un tout et que sa parole
engage par conséquent ceux dont il est le représentant. Il est lui-même
conscient de toujours parler au nom des autres, même quand il exprime
son opinion personnelle. S’adresser à l’individu, c’est donc s’adresser
non seulement à lui mais, derrière lui et au-delà, au groupe familial,
professionnel ou autre – dont il est le membre ; louer quelqu’un, c’est
louer en même temps ses parents et sa famille ; le menacer, c’est menacer
sa famille et ses alliés. Il y a, chez ceux qui écoutent, identification tacite
de la personne qui parle au groupe tout entier, l’individu étant partout
et en tout temps considéré comme le porte-parole et le représentant
officiel ou officieux du groupe. C’est ce qui explique le poids reconnu à
la parole, et le respect dont elle est entourée. Publique ou privée, cette
parole est codifiée, limitée par des interdits : on ne dit pas n’importe
quoi à n’importe qui, et pour garder son poids et son impact, la parole
doit respecter les règles établies, en particulier celles qui régissent les
préséances : « un Nigérian n’interviendra jamais quand parle quelqu’un
qui le domine ; il ne s’exprimera qu’après en avoir reçu la permission ».
60
La façon dont on s’adresse à la personne n’est pas non plus laissée au
hasard. Comme le montrent les diverses salutations pratiquées selon
le sexe, l’âge, le rang, voire l’occupation de la personne rencontrée, ou
encore le questionnement de l’oracle par le devin, les échanges doivent
à la fois respecter la hiérarchie de l’âge et de l’autorité. Ils doivent
en outre assurer la communication tout en minimisant ses risques
potentiels, en évitant à tout prix la confrontation, dans le respect des
uns et des autres.
4-3-Les pratiques des intermédiaires
Pour le bon fonctionnement de la démocratie igbo, les multiples
groupes qui la constituent ont un besoin constant de communiquer
mais répugnent, on l’a vu, à le faire de manière directe : ils ont donc
choisi toute une série d’intermédiaires susceptibles de faciliter cette
communication. Les négociations qui précèdent le mariage, avec leurs
visites successives du prétendant et de son entourage à la famille de la
jeune fille, sont une excellente illustration de la navette traditionnelle
entre groupes familiaux et du rôle capital des intermédiaires dans ce
ballet à la chorégraphie subtile. Les multiples réunions de clan et de
quartier qui occupent les villageois une bonne partie de la semaine sont
une autre occasion de pratiquer cet art et d’envoyer « en course » porteparole, messagers, délégués et médiateurs.
Les associations qui regroupent les individus et familles établis hors
du village illustrent elles aussi ce même comportement : lors d’une
réunion typique, les femmes se réunissent à part, à l’intérieur de la
maison, les hommes restant à l’extérieur ou dans la véranda, et les uns
et les autres utilisant, pour se parler, des membres du groupe choisis
comme intermédiaires et « envoyés en message » d’une pièce à l’autre.
61
Une autre pratique courante d’adresse indirecte est celle des apartés
qui permet à un sous-groupe d’aller « se concerter en aparté » dans
un coin de la pièce ou dehors avant qu’un porte-parole ne revienne
annoncer au groupe entier le résultat de ces délibérations. Cette
habitude de l’adresse indirecte n’est pas limitée aux événements
publics mais est solidement ancrée dans la vie courante : au sein
même de la maisonnée, les enfants, qui passent habituellement par
leur mère lorsqu’ils veulent dire quelque chose d’important au père,
servent le plus souvent de messagers entre le mari et la femme si ces
derniers se trouvent occupés dans des pièces différentes.
L’époque coloniale a fait elle aussi grand usage des intermédiaires:
les interprètes, « taprita » en ‘broken English’, immortalisés par un
feuilleton télévisé nigérian des années 1980, Zebrudaya, étaient alors
les intermédiaires obligés entre officiers coloniaux et populations, et
jouissaient d’un statut unique et du respect des deux bords. À l’époque,
les chefs à brevet, nommés par les Britanniques, servaient eux aussi, de
par leur fonction même, d’intermédiaires entre coloniaux et villageois,
comme l’illustre Omenuko, le personnage central du premier roman
igbo du même nom. Les genres oraux igbo illustrent cette préférence
pour l’adresse indirecte : le conte, le nom personnel, le proverbe et la
musique elle-même servent les circonvolutions de la communication
au sein de la communauté.
On retrouve dans leur usage un reflet des divisions sociales mentionnées
plus haut, la circulation de la parole découpant la société en trois
camps : celui des hommes, spécialistes du discours et des proverbes,
celui des femmes conteuses et bavardes, et celui des enfants curieux
de tout, praticiens de la comptine, de la devinette gwam-gwam « dismoi, dis-moi » et apprentis conteurs.
62
Ces distinctions ne valent cependant que dans le rapport des sexes,
les femmes pratiquant librement le discours, les proverbes et même
les chansons grivoises entre elles pendant les visites de maternité par
exemple et les enfants s’essayant aux différents genres oraux à la suite
de leurs aînés, selon leur âge ou leur sexe, sans encourir de blâme.
4-4- L’importance du conte dans la société Igbo
Les contes igbo, essentiellement didactiques et dont l’enseignement
cherche à faciliter les relations sociales, mettent en avant l’importance
des intermédiaires, choisis pour leur place au sein de la hiérarchie.
C’est ce qu’illustre le cas de la femme victime de la vengeance de sa
coépouse : après avoir volé jour après jour une partie des ignames de
l’autre dans sa cuisine, celle-ci a finalement été prise la main dans le sac
et encombrée d’une marmite magique qui lui colle au ventre ; acculée
à la réparation, elle aurait théoriquement pu procéder elle-même au
partage de ses biens pour se débarrasser de la marmite. Mais, consciente
du fait que les femmes n’héritent pas et qu’elle n’a donc pas le droit de
disposer de ses biens à son gré, elle s’adresse à son jeune fils, héritier et
de statut supérieur au sien, qui servira d’intermédiaire et dédommagera
la coépouse en toute légalité .
Un autre conte met en scène une jeune femme sur le chemin du retour
au village ancestral après avoir perdu son mari et sa raison dans un
lointain pays. Son aspect, sa chevelure emmêlée, font fuir ceux qu’elle
rencontre en brousse mais les chasseurs la prennent finalement sous leur
protection : ce sont eux, puis une voisine, qui serviront d’intermédiaires
et négocieront son accueil au village et chez ses parents. On retrouve
cette même posture dans le conte où Tortue se pose en intermédiaire
obligé entre les groupes, à son propre avantage : il travaille ainsi avec le
cochon une fois chez l’un, une fois chez l’autre, et quand il est fatigué,
63
va se reposer, mais quand c’est au tour du cochon de se reposer, si
le maître de maison arrive, Tortue, s’arrogeant le rôle d’intermédiaire
parlant à la place du cochon, explique : « C’est moi seul, Tortue, qui
travaille ! Il y a longtemps que le cochon se repose, il ne fait rien !
» Et l’employeur, habitué à parler à des contremaîtres, le croit sans
peine. L’usage du nom et du proverbe participe de la même attitude
de non-confrontation, et place ces genres oraux au cœur de l’adresse
indirecte, directement liée à l’extrême décentralisation du pouvoir et à
son corollaire : le droit de chacun à la parole au sein de groupes sociaux
fonctionnant côte à côte de façon autonome tout en comptant les uns
sur les autres et en constante communication.
4-5-Que signifie le nom donné à l’enfant chez les igbos
Le nom personnel, qu’il s’agisse de celui donné à l’enfant ou de celui pris
par l’adulte, est lui aussi un outil de communication indirecte. C’est qu’il
ne désigne pas seulement la personne : il est surtout une programmation,
une parole transformatrice, destinée, par-delà la personne, à ceux qui
l’entourent et auxquels il s’adresse de façon détournée par le biais de
ces phrases positives ou négatives qui se cachent derrière les deux ou
trois syllabes de noms comme Onyi (pour Onye) « qui ? » Ou Nkem « le
mien/la mienne ». Partie émergée de l’iceberg de la communication du
fait de sa forme courte qui sous-entend une phrase entière, le nom joue
de multiples rôles au sein de la communauté, dont les trois fonctions
que lui reconnaît Ubahakwe: établir et maintenir la paix sociale ; servir
d’avertissement, résister au mal et ainsi éviter les conflits ; décourager
les fauteurs de trouble, assumant alors un rôle préventif. C’est le fait
de noms comme : Ekwutosi ne médisez pas ! Onukwuoma [onu kwu
oma] que la bouche dise de bonnes paroles Onyebuchi [onye bu chi]
qui [parmi les humains] est Dieu ?
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Emenanjo [emena njo] ne faites pas le mal ! Iroanusi que mes ennemis
ne triomphent pas ! L’appel quotidien et public du nom, s’il établit une
relation, s’adresse donc avant tout indirectement à ceux qui sont autour
de la personne nommée, leur donnant des leçons en leur rappelant
les traits de la personnalité de l’appelé ou son histoire personnelle
et familiale. En même temps qu’elle scelle le destin en incrustant les
mots dans la mémoire et en donnant vie à une situation, la nomination
guide indirectement le comportement de l’entourage à l’égard de la
personne – c’est le cas en particulier pour les fillettes dont la naissance
a longtemps été, dans les familles, moins bien accueillie que celle des
garçons, comme le montrent les prénoms suivants:
Amuchechukwu [ama uche chukwu] « Qui connaît la pensée de Dieu?»
[Se comprend comme : veillez à bien traiter cette personne, car vous
ne connaissez pas les plans de Dieu sur elle]. Nkem, pour Nke m ji ka
« Ce que j’ai vaut mieux [que ce que je voudrais mais que je n’ai pas] ».
[Se comprend comme un regret exprimé indirectement : il faut savoir
se contenter de ce qu’on a. Équivalent français : un tiens vaut mieux
que deux tu l’auras]. Nwaanyibunwa [nwaanyi bu nwa] « La fille est un
enfant ». [Sens : c’est aussi un enfant]. Ces deux prénoms exclusivement
féminins, l’un très courant, l’autre aujourd’hui tombé en désuétude sont
l’un et l’autre une façon indirecte d’éviter les commentaires apitoyés ou
malveillants en affirmant la satisfaction de la famille après la naissance
de la fillette et en soulignant la valeur de l’enfant quel que soit son sexe.
Ils dénotent le plus souvent chez les parents, et surtout chez le père, le
regret de ne pas avoir plutôt eu un garçon, les filles ne pouvant hériter.
Le nom/prénom peut aussi être une façon de partager discrètement un
pan de l’histoire familiale, comme dans les deux cas suivants : Ndidi
« patience » (prénom féminin assez courant) pour Ndidi amaka : la
patience est bonne
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Oge « moment » (prénom le plus souvent féminin) pour Oge Chukwu
ka mma : le moment de Dieu (celui que Dieu choisit) est le meilleur. Le
prénom est dans ces deux derniers cas une façon voilée d’exprimer le
soulagement qu’a été la naissance ; il peut s’agir d’un enfant longtemps
désiré. À cela s’ajoute dans certains cas le souvenir des sarcasmes qui ne
manquent pas de pleuvoir sur celle qui n’enfante pas rapidement après
le mariage, une femme stérile étant considérée comme une femme «
manquée », inaccomplie, inutile, dans une société où « l’enfant vaut
mieux que l’argent », Nwakaego (autre prénom féminin). Le nom est
ici preuve que le temps a donné raison au couple dont le mari a tenu
bon, résistant aux pressions exercées par les familles pour l’encourager
à chercher une seconde épouse susceptible de leur donner l’héritier
tant attendu. C’est un rappel constant destiné à tous ceux qui tentaient
de semer la zizanie au sein du couple.
4-6-Les proverbes : outils pour passer des messages
efficacement
Le nom entendu et appelé n’est que la partie émergée d’un énoncé
ou d’un proverbe, et ce procédé de non-dit partiel est un autre aspect
de l’habitude d’adresse indirecte. Basden notait que « les Igbo ont
un riche trésor de proverbes dont ils se servent constamment et de
façon telle qu’il est souvent impossible de vraiment saisir le sens d’une
conversation si on ne connaît pas au moins les plus communs. Il est
fréquent qu’une question soit posée sans qu’aucune réponse directe ne
soit donnée ; au lieu de quoi on cite un proverbe ». Le proverbe, si bien
décrit, il est là comme la sauce qui « fait passer la boule » –, est habituel
des réunions familiales et villageoises, sans oublier le domaine légal et
coutumier (négociations de dot, palabres concernant la terre). Il vise,
comme le nom personnel et de la même manière indirecte, à éclairer
ou tenter de modifier une situation par la critique, le conseil ou
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onye « celui qui » : Mmadu gho [quand] l’homme ruse o bo mbe il
accuse la tortue. Le proverbe à usage correcteur « est fait pour permettre
à la personne concernée de comprendre ou de réagir sans impliquer
le locuteur dans le processus de communication ». Il peut se moquer
gentiment de tel ou tel comportement jugé contraire aux attentes,
comme celui de ces jeunes coquettes auxquelles leur beau foulard a
tourné la tête, et exprimer le regret que E were ichafu fuchie isi [quand]
on [une femme] porte un foulard sur la tête A naghi anukwa olu
Anyalewechi on n’entend plus la voix de [son amie] « espère en Dieu ».
Certains proverbes sont plus violents, plus virulents que ceux qui se
contentent de conseiller, mais utilisent, davantage que l’autre type de
proverbe, l’analogie, l’ironie, la satire, et surtout l’euphémisme qui
facilite leur acceptation par les dirigeants locaux : a gwa eze kpachara
anya [quand] on dit au chef de faire attention o mara na ikpe mara ya il
sait qu’il a été jugé coupable. Ce sont ces proverbes, souvent utilisés dans
les palabres, qui mettent le mieux en évidence les avantages de l’adresse
indirecte. En effet, la personne visée par un proverbe particulièrement
sarcastique se gardera bien d’y répondre.
Ce serait reconnaître sa faute et perdre la face. C’est ce second type
de proverbe qui a attiré l’attention de Penfield dans son ouvrage
intitulé Communicating with quotes - the Igbo case « considérant
l’usage des proverbes comme la manifestation d’un type particulier de
comportement verbal ». Cette anthropologue s’est plus spécifiquement
penchée sur la gestion des conflits par le proverbe en pays igbo, notant
que l’utilisation des proverbes dans le domaine du droit africain avait
été peu étudiée jusqu’ici. Le proverbe offre également parfois une excuse
toute prête, permettant d’éviter de se mettre en avant. C’est le cas du
visiteur qui veut se retirer avant les autres, et dit que onye ara si ebe ya
je di anya le fou dit qu’il a une longue route à faire tiiri uri ya
67
ga-agba n’uzo et une danse à danser en chemin. Comme on connaît,
au Nigeria, l’habitude des malades mentaux de danser au son d’une
musique qu’eux seuls perçoivent, l’hôte va comprendre que son visiteur
a des courses à faire avant de rentrer chez lui et qu’il est donc pressé
de partir. Le choix de charger de sa demande le fou proverbial, qui
seul (avec l’ivrogne) a le droit de s’exprimer librement sans respecter le
code de l’expression indirecte, permet au visiteur d’exprimer son désir
de partir avant l’heure sans que son hôte puisse s’en offenser du moins
en public.
Pour que le message du nom ou du proverbe soit efficace, il faut
évidemment que ceux-ci soient compris et correctement interprétés,
ce qui n’a jamais été ni facile, ni toujours souhaitable, comme le
souligne un autre proverbe : i turu onye nzuzu ilu dire un proverbe
à un imbécile bu ighu ezi ahu c’est laver un cochon. Il convient ici
de préciser que, selon Green, les meilleurs utilisateurs de proverbes ne
s’en servent jamais hors contexte et qu’un même proverbe peut, dans
des contextes différents, donner lieu à des interprétations différentes,
voire fort éloignées l’une de l’autre, ce qui renforce encore l’efficacité
de son message en sauvegardant le caractère éminemment indirect.
L’auteur du roman cité plus haut commente lui-même le proverbe qui
sert de fil directeur au texte, révélant du même coup la façon dont le
chef Omenuko fait passer son message : Omenuko désirait connaître
la pensée de ceux de la maisonnée du défunt. Il acheta donc du vin, des
noix de cola, et une chèvre qu’il tua pour cuisiner. Puis il appela tous
les gens de l’endroit et leur servit à manger, en disant que c’était pour
eux. Ceux-ci le remercièrent bien, et se mirent à manger et à boire.
Quand ils eurent fini, il leur dit : Frères, je me suis dit qu’il fallait vous
rappeler la nécessité de nous mettre, comme on dit, à la recherche du
chevreau noir pendant la journée ; la nuit et l’obscurité venues, en effet,
nous ne pourrons plus le retrouver.
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En bref, ce que je veux vous dire par là, c’est vous rappeler les dernières
paroles de votre maître : « l’enfant que j’ai eu est encore jeune, et voilà
que ma mort approche. Puisqu’il en est ainsi, si je meurs, qu’Omenuko
garde mon brevet pour mon fils jusqu’à ce qu’Obiefula soit capable
de diriger ma ville comme il se doit. » Omenuko ajouta que c’était la
raison pour laquelle il leur avait cité le proverbe de la chèvre noire,
du jour et de la nuit. Ce qu’il voulait dire, c’est que le moment était
venu d’aller voir les gens du gouvernement pour leur parler du brevet.
L’introduction habituellement placée en tête du proverbe pour donner
des précisions sur le locuteur : Ndi be anyi si na… les gens de chez nous
disent que… onye ara si na… le fou dit que… okwa si na… la perdrix dit
que… nsiko si na… le crabe dit que… oturukpokpo si na… le pic-vert
dit que déplace en même temps l’attention, du locuteur vers un tiers
humain ou animal, renforçant encore le caractère oblique et détourné
de la remarque. Liés aux règles tacites de politesse d’une société dans
laquelle l’individu n’exprime que très rarement le fond de sa pensée,
l’image et le proverbe où cette pensée se trouve enchâssée jouent ainsi
le rôle d’intermédiaires, permettant d’éviter des confrontations qui
répugnent aux individus et de préserver, du moins en surface, la bonne
entente essentielle à la vie communautaire.
La prédilection de tout un peuple pour la périphrase, l’allusion et le
sous-entendu se satisfait de l’usage des proverbes dans tous les cas
nécessitant prudence, habileté, diplomatie – maîtres-mots résumant ce
qu’au village d’aucuns appellent l’intelligence.
4-7- Chant, musique instrumentale pour exprimer ses
sentiments de colère, de joie ou de frustration
La tradition veut, on l’a dit plus haut, que les femmes ne pratiquent pas
le proverbe en public.
69
Dans tous les cas de maltraitance par exemple, la petite bonne et
l’orpheline sont condamnées au silence – elles ne peuvent se plaindre
à personne. Que leur reste-t-il alors pour faire passer leurs messages
? L’étude des contes comme l’observation de la vie quotidienne
révèlent le rôle de la musique comme du chant dans l’adresse indirecte.
Individuel ou collectif, le chant a toujours été le véhicule d’expression
des sentiments les plus forts et l’une de ses fonctions, dans les contes,
est d’être à la fois le refuge de l’indicible, de l’inacceptable et le moyen
de dire tout cela autrement. Les plaintes qui étouffent la fillette sont
donc évacuées par le biais de la chanson, levant ainsi le voile sur le
traitement de l’enfant dans la maisonnée dans le respect des codes
traditionnels : Demandez à Adèle Adèle Numere […] Quand j’étais
dans la maison de sa mère […] Est-ce que je mangeais ? […] Est-ce
que je buvais du vin ? […] Est-ce que je mangeais aussi de la viande ?
[…] Est-ce que je couchais dans un lit ? Ces chants sont le plus souvent
chantés dans un lieu semi-privé : arrière-cour, champs cultivés, mais
toujours à l’extérieur et même parfois loin de la cour familiale, de façon
à être entendus par les passants tout en exprimant le désir du chanteur
de rester dans l’ombre pour éviter les répercussions de la révélation.
Ils se limitent parfois à un marmonnement chantonné, façon habile et
détournée d’exprimer son mécontentement. La musique instrumentale
elle-même peut être considérée comme un langage à part entière puisque
les instruments traditionnels, la flûte oja en particulier, « parlent » cette
langue à tons, comme le confirme Nzewi selon lequel « l’oja peut servir
à la communication langagière ». L’instrument participe pleinement
de l’adresse indirecte et joue en particulier un rôle central dans la
révélation des secrets : 1. Un roi sans héritier va chercher la parole chez
le devin 2. Il reçoit une parole positive renforcée et scellée par un objet
: la grappe de drupes de palme à distribuer à ses épouses
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3. À sa naissance, l’enfant, incarnation de la parole du devin promettant
au roi un héritier mâle, est jeté à l’eau par le serviteur, mais on ne noie
pas la parole 4 Le chien du roi est témoin du crime 5 Ses visites à l’enfant
recueilli provoquent le chant qui révèle le crime 6 Le malafoutier entend
tout mais ne peut parler puisque son métier lui interdit de révéler ce
qu’il voit du haut du palmier ; il invente donc un stratagème pour que
le roi apprenne la nouvelle 7 Le joueur de flûte assure par son air de
flûte la bonne fin du conte. Jamais la femme répudiée, mère de l’enfant
jeté à l’eau, ne s’est plainte à qui que ce soit, et surtout pas à son mari ; la
révélation aura donc lieu dans le respect des interdits et des coutumes.
C’est finalement la flûte qui révèle à l’héritier le fourré où vit sa mère
recluse. De même, la petite bonne maltraitée est réduite à exprimer
sa révolte et sa frustration en jouant du pipeau ; et l’os sur lequel on
marche se met à chanter, révélant à la fois l’identité du mort et le crime.
4-8-Des intermédiaires jusque dans le monde des esprits
Des intermédiaires jusque dans le monde des Esprits, on retrouve le
même protocole d’adresse indirecte dans la communication entre
vivants et Esprits. La religion traditionnelle considère que l’homme
n’est que le locataire de la terre, qu’il partage avec les Esprits, l’ayant
reçue de ses ancêtres qui l’ont eux-mêmes reçue de la Terre-mère,
Ala. Et les genres discursifs apportent leur éclairage sur la façon dont
l’adresse indirecte codifie la relation entre humains et esprits.
Considérés dans le temps, le monde des humains, ala mmadu, et celui
des Esprits, ala mmuo, semblent n’en faire qu’un, qu’hommes et esprits
se sont, nous disent les récits, partagés à l’amiable. La littérature orale
révèle que l’homme est maître du sol le matin seulement et que, dès
midi, les esprits prennent sa succession ;
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ce qui explique qu’humains, ancêtres et esprits entretiennent d’étroites
relations et vivent dans un dialogue permanent. Le clan des Aro s’est
d’ailleurs vanté pendant des générations d’être l’agent de la manifestation
suprême du grand dieu Chukwu dont l’oracle, Ibiniukpabi, attirait à
Arochukwu, capitale du clan, dans l’État d’Abia, des suppliants venus de
tout le pays igbo. Des professions comme celle des forgerons ont aussi
été, dans le passé, considérées comme établissant des liens plus étroits
que les autres entre l’un et l’autre monde. Nwala rapporte en outre
que certaines personnes, familières des enterrements et des bosquets
sacrés, ont la réputation de faire de fréquents allers-retours d’un monde
à l’autre et de communiquer avec les Esprits, et sont appelés « ceux qui
sont allés chez les Esprits », ndi gara mmuo.
Le commun des mortels pénètre très rarement dans ce monde-là, mais
des intermédiaires apparaissent dans les contes, les plus fréquents étant
les enfants, les chasseurs, les malafoutiers et les devins : les premiers du
fait de leur statut encore partiellement indéterminé, les autres du fait
de leur profession, strictement réglementée et qui fait d’eux des initiés
exerçant à la frontière entre les mondes. Si, dans les contes, les enfants
partent souvent seuls à la rencontre des Esprits, ils ont parfois besoin,
eux aussi, d’intermédiaires. C’est le cas de l’orpheline du conte qui
traite un autre aspect de la communication par personne interposée,
démontrant l’importance de la relation aux morts dans le dialogue
entre vivants, la relation aux uns assurant le succès de la relation aux
autres. Maltraitée par sa belle-mère, elle est tout d’abord exclue de la
relation familiale exprimée par le langage et par les fruits partagés, «
des pommes. À son retour, elle les a partagées entre ses enfants, mais
n’en a pas donné à l’orpheline » Celle-ci va alors chercher à contacter
sa mère défunte : ne pouvant s’adresser directement à elle, elle se rend
derrière la maison de sa mère, enterre les pépins de pommes et se met
à chanter, leur demandant de pousser.
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Le pommier poussera en vingt-quatre heures et donnera des fruits
qu’elle pourra ensuite partager avec les enfants de sa belle-mère, étant
devenue la seule à posséder un pommier. Dans ce cas, l’orpheline vit
séparée du reste de la maisonnée jusqu’à ce qu’elle renoue le dialogue
avec sa mère par l’intermédiaire du pommier. Les chasseurs, qui passent
le plus clair de leur temps au fin fond de la brousse et qui ont été initiés
aux secrets du monde des Esprits, comprennent dit-on – le langage des
animaux et des oiseaux, et savent également quel ogwu utiliser pour
venir à bout des difficultés : leur fusil est pour eux une aide autant qu’un
gris-gris.
Le malafoutier, qui passe lui aussi ses journées en brousse à recueillir le
vin de palme et de raphia, est, quant à lui, un intermédiaire passif, qui se
contente d’établir ou de rétablir le lien entre les deux mondes puisque
la coutume veut que les malafoutiers ne révèlent jamais ce qu’ils ont vu
du haut de l’arbre. Il va donc voir les personnes concernées par le secret
qu’il vient de découvrir, leur demande de le suivre au bord de l’eau ou
dans l’arbre, et les met en communication avec le monde des Esprits
: Il est allé voir le père de la fillette et lui a dit : demain, après le repas
de midi, vers le soir, accompagne-moi jusqu’à l’endroit où je récolte
le vin de palme, que tu entendes ce que j’ai entendu et que tu voies ce
que j’ai vu ! Tu sais que les malafoutiers ne disent jamais ce qu’ils ont
vu du haut de l’arbre... Le père a été d’accord. Le lendemain, quand le
soir venait, il est allé chez le malafoutier. Le malafoutier lui a donné
une ceinture pour monter au palmier, a pris la sienne et lui a dit de le
suivre. – quand on arrive, monte tout en haut d’un palmier, et quand
tu entendras ce que j’ai entendu, ouvre bien les yeux ! Les Esprits euxmêmes ont parmi eux des porte-parole qui facilitent le dialogue avec
les héros lutteurs, danseuses ou enfants intrépides passés dans leur
domaine. Ainsi, le lutteur Ejeadammuo, aussitôt arrivé dans le monde
des Esprits pour s’y mesurer avec eux, s’est posté au centre de l’aire
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de lutte et son attitude dit déjà son intention. Le porte-parole des Esprits,
un Esprit à une seule tête, s’avance, et les événements s’enchaînent : 1.
Question des Esprits 2. Déclaration d’intention du héros 3. Permission
accordée 4. Action (lutte) 5. Commentaires de l’assistance 6. Action,
etc. 7. Réaction : vengeance des Esprits. À aucun moment le héros
ne parle directement aux Esprits rassemblés : bien qu’il ait réussi à
pénétrer leur monde, il n’en reste pas moins séparé de ceux-ci par une
invisible cloison. La question posée par les uns est portée à l’autre par
l’intermédiaire, qui reçoit la réponse destinée au groupe et la rapporte
fidèlement. À aucun moment il n’y a de dialogue direct entre les deux,
seule l’action les rassemble. De chaque côté par contre se déroule un
dialogue interne, qui permet à la lutte de se poursuivre : le pigeon
communique avec le héros par la chanson, ne cessant de l’encourager
; les Esprits, eux, tiennent des conciliabules et finissent même par aller
demander l’aide de leur chef : « ils étaient allés l’appeler chez lui en lui
disant que ce qui arrivait les dépassait, et qu’il fallait qu’il vienne ».
4-9-Quand la différence s’affiche chez les Igbos ?
Quand la différence s’affiche, l’individu qu’il s’agisse du nouveau-né
ou de l’étranger passe d’abord par un temps d’attente et d’observation.
La cérémonie d’imposition du nom vient ensuite officialiser sa
reconnaissance comme membre du corps social, et il n’aura de cesse
de consolider cette identité humaine, conscient de la propension de sa
culture à la catégorisation. Comme l’Igbo, en déplacement, apprend
à lire la faune et la végétation pour discerner la zone frontière entre
le monde des humains et celui des esprits, et distingue entre l’esprit
monstrueux et celui dont la difformité prête à rire, il reconnaît toute
une gamme de différences entre les humains, depuis la personne perçue
comme normale jusqu’à celle aux limites de l’humain.
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Il va donc passer sa vie à tisser d’innombrables liens avec les groupes
qui composent sa société famille et belle-famille, clan, lignage, ville,
mais aussi, de nos jours, associations cultuelles et professionnelles.
La participation attendue à de nombreuses manifestations culturelles
étroitement codifiées, réunions, échanges divers et festivités sera
l’occasion de renforcer encore ces liens. Ce réseau sera finalement exposé
à l’approbation et à l’admiration de tous au moment des funérailles,
ultime célébration des liens entre le disparu et tous ceux qui l’ont
connu. L’envers de ce tissu chatoyant révèle un effort constant pour se
distinguer de l’autre à l’intérieur même des classifications opérées, de
façon à accéder au plus haut degré de l’humanité telle que la définit la
culture, se bâtissant ainsi une réputation dont la gloire rejaillira sur la
famille.
Cet effort se manifeste par une compétition caractéristique de la société
igbo, et qui vise, non plus tant à prouver visuellement l’humanité de la
personne, que son degré d’excellence, mesurée à l’aune de sa différence.
Cette recherche active de la différence positive s’exprime dans la
littérature orale comme dans tous les aspects de la vie quotidienne
en particulier dans les tenues vestimentaires et l’acquisition de biens
matériels. C’est le vêtement le pagne en particulier, porté aussi bien
par les femmes que par les hommes qui, tout comme les parures,
représente souvent une mise en scène visant à se distinguer de l’autre en
donnant de soi une image améliorée. Les jeunes mariées ne manquent
donc pas, en partant chez leur époux, l’une de « faire un paquet de
ses vêtements et de tout ce qui lui appartenait », l’autre d’emmener
avec elle « vêtements, couverts, marmites », les vêtements étant placés
dans les deux cas au premier rang des possessions. Comme l’explique
Nwando Achebe « le costume traditionnel igbo est hautement politisé.
En résumé, il y a différentes qualités d’étoffe dans un ordre décroissant,
l’imprimé hollandais, l’imprimé anglais, suivis des imprimés
75
nigérians et africains». Le coût de ces étoffes et la coutume font que leur
port est censé afficher le statut financier de la personne : le vêtement
permet donc à l’occasion de cacher la vraie personne en rehaussant son
statut. Le père Tortue d’un conte pour rehausser son prestige personnel,
a acheté à sa femme « un pagne magnifique, celui qu’on appelle ‘le
derrière n’entend rien’ », ce qui provoque une scène de ménage chez le
cochon dont la femme exige le même cadeau. C’est que vêtements et
parures ne sont pas qu’un indicateur financier : ils sont aussi, aux yeux
de tout un chacun, et comme les autres biens matériels, la preuve de la
bénédiction de Dieu, le signe extérieur de la réussite et la récompense
du bon caractère.
Comme le dit le chant traditionnel de célébration des accouchées, O
bughi ma nwa Si ce n’est pas à cause de l’enfant, Onye ga-enye m Qui va
me donner ? O bughi ma nwa Si ce n’est pas à cause de l’enfant, Onye gaenye m Qui va me donner Ichafu isi o Un foulard de tête, n’est-ce pas ?
Onye ga-enye m Qui va me donner un beau pagne, n’est-ce pas ? Onye
ga-enye m Qui va me donner. Le foulard de tête, substitut de la coiffure,
complète le costume de la femme mariée quand elle sort. La façon de le
nouer et de lui donner forme est unique à chaque femme et c’est l’une
des façons dont elle marque encore sa différence. Le tissu choisi pour
le foulard toile de coton ou brocard empesé affiche, comme le pagne
auquel il est le plus souvent assorti, le statut financier de la personne
et crie la différence entre riches et pauvres. Le proverbe remarque que
« lorsqu’une femme porte un foulard sur la tête, elle n’entend plus la
voix de son amie Anyawelechi ‘Espère en Dieu’ » le foulard donne ici
à la femme un aplomb et une autorité qu’elle manifeste par son port et
sa gestuelle. De même que la beauté n’est pas, en pays igbo, considérée
comme réservée aux femmes, vêtements chics et parures ne sont pas
réservés aux femmes.
76
Basden décrivait déjà la mode masculine des bracelets avant de conclure
que « l’objectif principal de ces hommes était d’attirer l’attention sur
soi » pour, là encore, se distinguer des autres. Dieu lui-même cache son
identité réelle sous des vêtements d’emprunt pour attirer l’attention du
garçonnet récalcitrant : après lui être apparu sous les traits d’un vieillard
ordinaire ou d’un vieillard en haillons, il se montre à nouveau, « bien
habillé, comme Dieu doit l’être. Aussitôt qu’il l’a vu, [le garçonnet] a
pensé que ce devait être Dieu et l’a salué ». C’est que « les grands se
démarquent surtout par l’abondance et la qualité de leur garde-robe ».
Comme la couleur de la peau, la couleur des vêtements portés ou donnés
et celle des accessoires ‘parlent’ elles aussi, mettant personnes et objets
à part en proclamant leur association au surnaturel omniprésent. La
couleur blanche est ainsi associée aux esprits des eaux et inséparable
de l’idée de la mort. La quête de l’enfant à la recherche de son père
disparu l’amène à la rivière en compagnie de sa mère; « l’arc-en-ciel
leur a dit d’aller chercher un canari blanc, une pièce de tissu blanc et
d’autres choses blanches, sept, de tout apporter au bord de la rivière et
d’amener l’enfant là-bas ». La mère obéit et, une fois sur la rive, entame
une lamentation au terme de laquelle l’enfant tombe à l’eau et se noie.
Les coutumes et rites traditionnels associent les vêtements blancs au
deuil et prescrivent aux visiteurs d’apporter à la maison du deuil des
pièces de tissu blanc : la mention du blanc dans les contes est donc
prémonitoire. Ce qui compte, ici encore, n’est pas tant la couleur que
la façon dont elle est lue. De même que le vêtement, la nudité, subie ou
affichée, place la personne à l’écart du groupe. Elle est habituellement lue
comme le symptôme d’une situation hors normes - extrême pauvreté,
voire maltraitance, comme dans le cas de l’orpheline dont le père s’est
remarié : « on la maltraitait : on ne lui achetait ni vêtements ni boucles
d’oreilles, ni bijoux, , ni bracelets d’ivoire, ni bracelets de cuivre, ni
colliers.
77
Et elle allait toute nue ». Partie nue pour le marché des oranges,
l’orpheline est d’abord lavée et maquillée à l’indigo par une fée marine,
puis vêtue « de la plus belle façon » par une autre, rencontrée près du
marché, en récompense de son bon comportement, recevant en outre «
collier, foulard, bijoux et bracelets » qui la font briller « comme le soleil
de l’aurore » . C’est que la culture récompense l’initiative et le travail :
étant travailleuse, elle ne pouvait donc pas rester à l’écart. Par contre, la
nudité choisie signale la rébellion, comme l’explique une historienne à
propos des révoltes de femmes à l’époque coloniale : « l’acte de se dénuder
et de s’afficher nue en public représentait la cessation symbolique des
relations sociales entre hommes et femmes, et le refus des femmes de
reconnaitre l’autorité masculine existante. Se mettre nu, se montrer
nu, c’est afficher une différence qui aurait dû rester cachée, se rebeller
contre les canons de décence de sa communauté et se mettre au ban de
la société. Dans le conte, c’est, tout autant que la nudité, l’aspect de la
chevelure qui marque la différence.
Une jeune femme partie se marier à l’étranger contre le gré de ses
parents revient veuve, et les cheveux emmêlés parce qu’elle n’a trouvé
« personne qui puisse lui couper les cheveux ». L’aspect de la chevelure
prend ici une signification particulière, du fait des coutumes de deuil
qui veulent que le veuf et la veuve se rasent la tête à la fin des cérémonies
de funérailles. Le fait que la vue de la jeune veuve fasse fuir tous ceux
qui la rencontrent implique cependant qu’il y a là plus qu’un manque
à la coutume funéraire : sa chevelure emmêlée, laissée sans soins, la
marque comme à part, différente – une différence qui l’assimile ici aux
malades mentaux confirmée par l’incohérence du refrain qu’elle répète
à chaque rencontre : « ne tirez pas sur moi avec votre arc ! La colline
bouge, le kolatier m’est monté sur la tête ». Son père finit par l’accueillir,
lui coupe les cheveux et lui achète des vêtements.
78
Ce faisant, il élimine ce qui marquait sa différence, la reconnaît
publiquement comme sa fille et la réintègre dans la communauté.
4-10- La communication du peuple Igbo
Reconnaître le statut, humain, non-humain ou intermédiaire, de l’autre,
c’est le tirer de l’anonymat, l’apprivoiser et le mettre hors d’état de nuire
en l’intégrant à l’une des catégories du système culturel, prévenant ainsi
le mal que la rencontre aurait pu causer. C’est se donner les moyens de
décider de la relation à engager avec lui : l’accepter comme il est et le
réintégrer dans la communauté (handicapé, prodigue, malade mental),
l’éviter ou se le concilier (étranger, esprit, divinité). La dissimulation
observée dans les contes, où l’on voit les mauvais esprits changer
de couleur ou de corps pour prendre une apparence humaine, peut
être comprise comme l’évitement de la catégorisation qui les aurait
empêchés de communiquer avec les humains.
Les masques sont une autre forme de camouflage qui vient corroborer
l’évidence des contes, avec leurs porteurs au visage barbouillé de suie ou
caché sous le masque et au corps recouvert de haillons, censés donner
forme humaine aux esprits ancestraux, le changement de couleur et
de forme facilitant l’interaction avec le surnaturel en brouillant les
catégories. Plusieurs contes rapportent en outre le comportement peu
orthodoxe, voire téméraire, de certains membres de la communauté, et le
récit révélera s’il ne s’agissait là que d’une bizarrerie temporaire résultant
d’un chantage ou d’un ordre venu d’en haut, ou si ce comportement
hors normes trahit une interférence, voire une présence, surnaturelle.
Tortue force ainsi tous les serviteurs du roi à danser toute une journée
sur le chemin des champs au lieu de se rendre à leur travail.
79
Ailleurs, sous la menace, les courtisans grimpent aux arbres, la reine
sert le repas nue, ses vêtements suspendus à son cou – ce ne sont là
que des exemples des ruses de Tortue et de leurs conséquences. La
vieille rencontrée et « qui marchait sur la tête et portait un fardeau
sur le derrière » était, elle, bel et bien un esprit. Dans l’oralité igbo,
si les esprits sont clairement perçus comme différents, les rencontres
avec eux sont quotidiennes et révèlent le caractère très humain de ces
êtres ambivalents, aux réactions imprévisibles, doués de sentiments et
capables du meilleur comme du pire. Ce qui les différencie, en dernier
ressort, c’est plus leur statut d’esprit, difficile à détecter, que leur
caractère ou leur aspect physique et ce n’est donc pas tant l’apparence
qui importe, que son interprétation, basée sur les croyances. Les contes
enseignent qu’il ne faut pas se fier à l’apparence, et en même temps se
méfier de ce qui est ou apparaît différent.
Quelle que soit la différence révélée, le message est le même: les humains
‘acceptables’ nous ressemblent; ils ont nos traits et notre comportement,
et si nous les intégrons à notre communauté, c’est que leur apparence
correspond à notre canon de beauté et leur comportement à nos
coutumes. La différence des ‘étrangers’, par contre, saute aux yeux, les
assimilant aux animaux et aux monstres, et la lecture de leurs traits
justifie leur séparation et facilite leur rejet. Le proverbe affirme qu’ «
une tête ne vaut pas mieux qu’une autre » et il est souvent aussi difficile
de distinguer, sous les vêtements, les parures et les déguisements, la
véritable identité d’autrui que de déchiffrer ses intentions. Contes
et proverbes mettent donc en avant autant le comportement que
l’aspect physique ; considéré comme manifestation du caractère, le
comportement infirme ou confirme les premières impressions nées de
l’observation du physique, et rassure sur l’identité de l’autre.
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On sait que l’ogbanje par exemple le plus souvent une fille - est
généralement très belle et très intelligente mais capricieuse et le plus
souvent maladive, que les fées marines, en dépit de leur caractère
ambivalent, se montrent le plus souvent bienveillantes et généreuses,
et que Dieu est généralement compréhensif et prêt au pardon. La
communication s’engagera donc sur la base de cette lecture du
comportement et des connaissances sur lesquelles elle s’appuie. Un
conte illustre cette lecture de l’autre.
Il s’agit d’une femme enceinte qui vit à la lisière de la forêt. Elle a tout
ce dont elle a besoin, mais elle a des envies de chenilles. Elle finit par
découvrir un arbre où celles-ci pullulent et y retourne chaque jour dans
l’espoir de ramasser celles tombées à terre, mais n’y arrive pas, son ventre
l’empêchant de se baisser. Après avoir en vain supplié tous les animaux
de l’aider, elle rencontre le rat rayé qui, non seulement l’aide dans sa
collecte et remplit son panier, mais continue à lui apporter des chenilles
jusqu’au terme de sa grossesse. Elle accouche d’une fille, qu’elle décide
alors en son for intérieur, et contrairement à la coutume, de donner au
seul rat. Sa fille parvenue à l’âge du mariage, elle annonce que seul un
prétendant « rayé » sera le bienvenu, et éconduit les animaux l’un après
l’autre, pour finalement prendre pour gendre le rat rayé.
Dans ce récit, en dépit des apparences et de l’insistance sur la couleur du
pelage, c’est le comportement du prétendant qui compte. La compassion
du rat conduit à la valorisation de son apparence, et sa couleur de peau
reçoit la récompense de sa bonne action telle est la leçon des contes.
81
CHAPITRE 5
LA COMMUNAUTÉ YORUBA : UN EXEMPLE DE
RÉUSSITE
5-1-Structure organisationnelle de la communauté
Yoruba selon l’âge
Sur le modèle, les procédures et la gradation des mécanismes, il
existe des conditions et des caractéristiques physiques et sociales
qui distinguent une société d’une autre, de sorte qu’il n’y a pas deux
sociétés identiques. Ainsi, la structure organisationnelle et l’âge auquel
les garçons étaient organisés variaient d’une communauté à l’autre
bien que les fonctions soient similaires. Dans certaines communautés
Yagba, cela a commencé de manière informelle à l’âge de six ans, mais
les garçons sont restés dans ce groupe jusqu’à l’âge de 13-16 ans environ,
lorsque l’organisation formelle a eu lieu. Parmi les garçons Owe, ils ont
longtemps été désorganisés jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de 15 ou
18 ans.
Des variations existaient également en termes d’intervalle entre un
groupe d’âge et un autre, mais dans la plupart des cas, un intervalle
de trois ou quatre ans semblait être plus fréquent dans la région.
Cela semble concorder avec Dike (2012) dont l’étude sur Ogbaland a
découvert que les hommes d’une tranche d’âge donnée, généralement
5 ans, étaient regroupés sous un âge particulier.
Les critères d’adhésion étaient strictement fondés sur l’âge, tandis
que la procédure d’admission reposait sur des séries de cérémonies
d’initiation qui variaient d’une communauté à l’autre.
82
Ce processus d’initiation est ce que Dike (2012) a appelé l’initiation à la
virilité ou à l’âge adulte. Par exemple, à Owe land, des frais d’initiation
qui se comparent favorablement aux frais d’admission dans une
association moderne étaient exigés à partir de la troisième année
(Gemo), car il s’agissait d’une catégorie de statut.
Beaucoup ne pouvaient pas aller au-delà de ce grade de statut au cours
de leur vie en raison des dispositions prohibitives impliquées dans la
préparation à l’obtention du grade de statut supérieur suivant. Des titres
étaient associés à ce grade en terre d’Owe et une personne aspirant au
troisième grade à Owe doit avoir entre 10 à 12 et 15 à Yagba ainsi que
des tubercules d’igname et du vin de palme requis.
Parmi le groupe d’âge du pays d’Okun, la qualification de leadership
pour chaque groupe était à nouveau strictement basée sur l’âge, l’âge
étant considéré et accepté comme un attribut d’expérience et d’intégrité.
Il est important de noter également que dans le cadre traditionnel, la
richesse ou les possessions matérielles n’étaient pas les seuls facteurs
déterminants pour l’accès ou la promotion aux grades. Plutôt la
capacité, honnêtement, l’âge ainsi que la connaissance des normes
sociétales étaient des qualifications tout aussi importantes pour les
classes supérieures.
Comme mentionné précédemment, l’âge auquel les garçons étaient
organisés en les notes variaient. Malgré cela, il y avait cinq grades en
tout, le cinquième étant particulier au groupe
Owe et Ijumu.
i. Olusele/ Omode
ii. Ome’ko/Jagun/Gbarufu
iii. Gémo/Ogun/Eronla
iv. Orota/Igbemo
83
v. Ololu.
Le premier groupe d’âge (12-16/18 ans) de la région était composé de
jeunes garçons en âge de prépuberté. Les membres de ce groupe étaient
connus sous le nom d’Olusele à Owe et Bunu ; Omo à Ijumu ; Omode
à East Yagba et Ijukekuro à West Yagba. La constitution précoce des
garçons en groupes d’âge vise à s’assurer qu’ils sont regroupés grâce à
une formation et une orientation appropriées pour devenir des citoyens
utiles à mesure qu’ils grandissent en âge. De plus, aucune cérémonie
n’était attachée à l’entrée et aucun frais n’a été payé. À cet âge, chacun
recevait une petite houe appelée Kegun, l’enfant n’aidait son père qu’à
la ferme et dépendait des parents pour les besoins fondamentaux de
la vie. Peu d’attention a été accordée à cette classe d’âge car leur rôle
politique n’était pas encore prononcé. Ce grade n’a jamais été enrôlé
dans l’armée à des fins de défense, sauf lorsque la guerre était à un stade
très critique nécessitant un renforcement. En terre Owe. Cependant,
leur niveau d’implication socio-économique était un peu au-delà de
l’agriculture. Ils ont agi comme un censeur correctif pour projeter la
moralité publique. Cela a souvent eu lieu lors d’un festival appelé Opelu
au cours duquel des femmes au caractère douteux et des sorcières ont
été publiquement inculpées par des chansons abusives, agissant ainsi
comme un mécanisme efficace pour mater les vices sociaux.
Le suivant dans la hiérarchie du système de classes d’âge (l’âge variait
entre 21 et 45 ans) était Ome’ko à Owe et Bunu ; Gbarufu (Barufu) à
Ijumu; Ijagun à East Yagba et Arore à West Yagba. Habituellement,
les membres de ce grade avaient atteint l’âge de la puberté et avaient
donc une certaine liberté, y compris la liberté de posséder leurs propres
fermes, ayant reçu une houe beaucoup plus grande. Ils assumaient
l’entière responsabilité d’eux-mêmes et n’attendaient plus de nourriture
ni de soutien de son père.
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Le leader de ce groupe, Aroko Ome’ko ou Oga Ome’ko était assisté
d’Ojukeji Aroko ou Ojukeji Oga Ome’ko (Akpata Z.A, 1985). Le chef
dirigeait les affaires du groupe et veillait au maintien d’une discipline
stricte par les membres. Prendre soin de la moralité et de la conduite
sociale de leurs membres était primordiaux, ils possèdent une grande
influence sur leurs membres car ils ont initié et appliqué des règlements
ou des constitutions non écrites qui s’imposent à leurs membres.
Ce grade constituait la main-d’œuvre active avec des performances
variées mais fonction orientée vers le développement. Pour le
développement de la communauté, il formait la classe guerrière, car
ses membres devaient se lever pour défendre leurs villages au cas
où il y aurait des menaces de la part des voisins. Ceci est d’accord
avec Anyaela (1994) qui a déclaré que la classe d’âge défendait leurs
communautés contre les agressions internes et externes, en réalisant
des travaux civils et communaux. Une fois qu’un devoir a été réparti
par une désignation officielle, le chef a pris la responsabilité et a
organisé les détails de l’exécution entre les membres. Cela nécessitait
cordialité et harmonie dans les relations entre le conseil traditionnel et
cette tranche d’âge. Ce groupe a dégagé les sentiers, s’est assuré qu’ils
étaient toujours en bonnes conditions et dragué l’étang d’eau en saison
sèche. Ils remplissaient des fonctions politiques dans le maintien de
l’ordre public et était également utilisé à des fins éducatives ainsi que
la formation à la citoyenneté. Ils offraient une assistance coopérative,
une entraide et une protection mutuelle servant ainsi d’instrument de
développement socio-économique.
De manière significative, ils remplissaient des fonctions, à travers
lesquelles une assistance pour les travaux agricoles et la construction de
bâtiments était fournie. Même dans le cadre des cérémonies de mariage,
un homme bénéficiait de la coopération des membres dans tous les
services que la coutume exigeait d’être rendue aux beaux-parents.
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Les membres ont contribué de l’argent pour aider à payer la dot et lui
ont également offert des cadeaux lors de la cérémonie de mariage. De
même, des formes d’assistance ont été proposées aux membres lors des
cérémonies funéraires.
La troisième année était Gemo à Owe land, Eronla à Bunu et Ogun à
East Yagba et Ijumu. Pour être admis dans ce grade, un homme doit
avoir eu une carrière distinguée pour cette raison dans le groupe de
villages Egbe (West Yagba) et Kiri, les membres du grade Ome’ko n’ont
pas obtenu directement le grade Gemo. A Egbe, ils passaient par un
grade intermédiaire appelé Aridare et par les grades Abegun et Arosho
à Kiri. L’entrée dans ce grade était très chère. Après les performances
et les cérémonies rituelles élaborées et la prière pour le candidat par les
anciens, on lui a présenté les insignes de fonction. Il s’agissait de Opa
Oye/personnel de bureau, Uru (Iru, contraction du mot yoruba Irukere,
vache ou queue de cheval chez les Yagba) et Atu Odi Kekere (courte
casquette rouge-fez). À Bunu, il était également accompagné d’Owo
(fouette-mouche en balai) comme insigne distinctif du bureau, tandis
que dans certaines communautés de l’Est de Yagba, les Iru avaient une
cloche attachée.Une fois institué dans ce grade, un homme s’est arrêté
pour participer aux travaux publics qui étaient obligatoires pour les
membres du deuxième grade.
La prise de titre était associée au grade Gemo à Owe, ainsi ce qui en fait
la première note de titre. Les titres doivent porter le préfixe Oba (chefs)
tels que Obanure (chef de l’amusement), Obanla (un grand chef) et
Obahunwa (chef de la beauté). Les membres de ce grade ont ainsi cessé
d’être des objets ordinaires, ils ont reçu un haut degré de respect, il
était donc eewo (tabou) pour les hommes, les femmes et les étrangers
sans titre de les toucher.
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Sur le plan administratif, on peut dire que c’était la classe politique,
ils siégeaient au conseil traditionnel et veillaient à ce que les décisions
du conseil soient correctement et rapidement exécutées. A Egbe, ce
grade était le plus élevé (Ibid), tandis qu’à Owe, ils formaient les piliers
politiques de l’Obaro dans la tâche de gouvernance et ils étaient le
moyen par lequel l’Obaro exerçait son autorité (Oluyori M.O, 1990).
Dans l’ensemble, leur rôle devenait de plus en plus hautement politique
dans le développement de leurs communautés.
Le grade suivant était Orota à Owe, Igbemo à East Yagba, Orotita à
Ijumu, Orota à Ife-Olokotun et Opajegbo parmi le groupe Kiri de Bunu.
Ce grade représentait le premier grade titré dans les communautés East
Yagba mais le second à Owe, Kiri et Ijumu. On les appelait généralement
les « Ijoyes ». Le grade Orota a représenté une étape importante dans la
mobilité ascendante dans le système de classes d’âge en terre d’Okun.
Contrairement à Gemo, l’entrée était limitée à quelques-uns. Dans
la terre d’Owe par exemple, le nombre de titres Orota les détenteurs
étaient limités à sept dont certains étaient Obajana, Oballoh, Obahun
et six dans la région de Kiri. De plus, parmi les Owe, il s’agissait
d’une chefferie à deux titres où c’était une condition préalable pour
quiconque aspirant à devenir Obaro, la qualification inférieure étant le
Gemo (Ibid). La richesse était également une condition préalable à la
promotion dans le grade supérieur tel que rapporté par un fonctionnaire
colonial. Les titres Orota, étaient fixés par tradition et la vacance n’était
créée que par le décès d’un titulaire du titre, elle n’était pas héréditaire.
Il est bon de noter que dans le cadre traditionnel, la richesse n’était
pas le critère d’avancement, mais plutôt la capacité, l’honnêteté, l’âge
et la connaissance des normes sociétales étaient les qualifications. Les
insignes de fonction pour le grade titré étaient Opa Oye (personnel de
office), atu odi lila (un gros bonnet rouge,-fez) iru et akunleke (perles
de corail).
87
On croyait maintenant que ces hommes connaissaient bien les normes
sociales ainsi que les affaires gouvernementales, occupant des postes
clés au Conseil suprême de l’État. Il représentait le grade spirituel de la
société. Ainsi, l’admission à ce grade était ipso facto l’admission dans les
cultes secrets intérieurs de la société. Dans la société Owe par exemple,
à partir du grade Orota, les chefs en titre étaient qualifiés pour posséder
des aruta (femmes possédées par l’esprit). Ils occupaient des postes clés
au Nko, Alase Igbimo (le conseil suprême). Il était obligatoire en terre
Owe pour les Obaro d’avoir atteint le statut Orota.
En terre de Bunu et à Yagba oriental, les membres de ce grade étaient
les principaux décideurs politiques. Le dernier dans la hiérarchie des
classes d’âge en terre Okun mais qui était une caractéristique particulière
des Owe et des Ijumu était les Ololu. Il représentait le niveau le plus
élevé du système de classes d’âge. Chez les Owe, les titres Ololu étaient
au nombre de trois : Obaro, Obadofini et Obajemu. AG Harris (1926),
a classé l’Obajemu, l’Obadofin et l’Obaro respectivement comme
cinquième, sixième et septième année, dans la structure d’âge Owe. , où
l’Obaro n’était qu’un primus-inter-pares. Dans ce rôle, ils se comparent
favorablement aux Uzama du Bénin, aux Igalamala d’Igala, aux Oyomesi
de l’Ancien Empire Oyo et aux Osamewa d’Ondo. Nos sources ont
révélé qu’en raison de la nature sensible de ce grade, la sélection à son
rang se faisait par Ifa (dieu de la sagesse), et par tradition, ils n’étaient
pas choisis dans un seul clan. Ils bénéficiaient des privilèges et droits
revenant aux Obaro, s’asseyaient sur des tabourets traditionnels et
étaient appelés Kabiyesi (une salutation royale) en tant qu’Obaro.
L’administration de la justice est vitale pour l’établissement du droit
et l’ordre, la paix et la tranquillité, sans lesquels le développement
pourrait être retardé. Ici encore, la classe d’âge a joué un rôle vital dans
le maintien de la discipline et de la moralité publique au sein de la
88
communauté. Ils ont réglé un différend mineur entre eux. Au sein
de chaque classe d’âge, il y avait un mécanisme établi pour traiter les
membres fautifs. De cette façon, la discipline n’était pas seulement
maintenue dans les classes, mais dans la société en général. Au sein de
la communauté, les petits problèmes et les querelles familiales étaient
réglés à l’Idile (l’unité socio-politique de base) par les Baale, tandis que
les cas graves étaient portés à l’Olori Adugbo.
Des sources de Owe ont révélé que des cas très graves de meurtre,
l’enlèvement et le vol ont été portés à Nko (Igbimo Alase) comme
le plus haut tribunal judiciaire et les membres de ce tribunal
comprenaient les chefs à bonnet rouge des classes d’âge Gemo et Orota.
Les procédures du tribunal ont été promptement et correctement
exécutées par les chefs à bonnet rouge à un titre qui les surveillaient.
Ainsi, à travers les délibérations coordonnées des décisions judiciaires
et des actes d’exécution des associations indigènes (catégorie d’âge), le
développement socio-politique s’est opéré en terre d’Okun précoloniale.
Bien que la classe d’âge recoupe une partie de la communauté, en
prenant le individu hors du cadre particulier du clan et de la famille,
il n’offrait pas le même parapluie dans l’ensemble du pays Okun, il
fonctionnait plutôt comme une force d’unité au niveau du village.
5-2-Les femmes dans la communauté Ekaaro Ejiiré
précoloniale: rôles, responsabilités et leadership politique
Dans l’aire culturelle Ekaaro Ejiiré, les femmes occupent des
positions variées : la mère, l’épouse, la sœur, la prêtresse et parfois
même la déesse. La perception que l’on a d’elle dépend de sa position
dans la communauté. Ces perceptions sont traduites dans la culture
par des vers, des chants, des proverbes, le langage et la religion.
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L’histoire nous rappelle le rôle central des femmes dans la vie sociale
et religieuse de la société yoruba, notamment dans la tradition des
Orisha ou dans le mythe yoruba des origines du monde (Osun). Le
rôle reproductif des femmes est reconnu et magnifié en raison de
son importance dans la préservation de l’humanité. Un proverbe
populaire présente le rôle précieux de la mère comme suit :
« Iya ni wura, Baba ni digi
La mère représente de l’or, le père le miroir ».
La religion est un fondement de la formation du pouvoir économique,
politique, social et culturel des femmes Yoruba. Comme le montrent
beaucoup d’auteurs, les femmes occupent une position centrale
dans la sphère religieuse. Elles sont des prêtresses et parfois même
assimilées à des déesses. Les prêtresses ont la maîtrise des rituels et, à
ce titre, jouent un rôle central dans les rites traditionnels. Elles sont les
gardiennes du temple, dit-on. Elles sont parfois les médiatrices entre
les esprits et les membres de la communauté. Elles disposent donc
de pouvoirs surnaturels qui les rendent fortes. Le pouvoir rituel
des femmes et leurs rôles dans les cultes et religions sont un aspect
important de la société Ekaaro Ejiiré.
Point n’est besoin de présenter le rôle de Iya l’Oro dans le culte Oro,
ni celui des prêtresses dans les autres cultes mythiques de l’aire
culturelle : Shango, Shankponin…
De même, leur rôle d’éducatrices est magnifié dans le folklore
Guèlèdè au sein duquel la Iyalachè joue un rôle de premier plan.
De même, il est constaté que les femmes occupent une part
active dans l’économie de la communauté d’une part, mais aussi
et surtout dans celle des pays de la sous-région. Elles interviennent
dans la production agricole, la transformation agroalimentaire et
la commercialisation des produits.
90
Elles sont les principales animatrices des marchés primaires de collecte
des produits agricoles, mais aussi des marchés secondaires et finaux
de distribution. Elles se retrouvent donc en amont et en aval de la
production, de la transformation et de la commercialisation. Elles
sont également les principales animatrices des marchés périodiques
de la sous-région, sillonnant le Nigéria et le Togo en passant par
le Bénin. Certains de ces marchés dont la réputation a traversé
les frontières de l’aire culturelle sont ceux de Ijana, Osogbo,
Saki, Badagry, Ajasè, Kétou, Gbomina, Atakpamè…Ces lieux de
commerce de la communauté Ekaaro Ejiiré devenus très importants au
début du 18ème siècle ont créé des liens avec les acteurs du commerce
transsaharien et côtier.
Comme dans la plupart des royaumes africains précoloniaux,
l’organisation politique de l’aire culturelle Ekaaro Ejiiré donne
également une place de choix aux femmes, aux mères, aux épouses,
prêtresses et parfois déesses. On ne peut comprendre les titres que
portent certaines femmes dans les royaumes d’Oyo, Shabè et Kétou
que si l’on admet que les sociétés humaines fonctionnent sur la
base de consensus mutuel et de réalités qui leurs sont propres.
Selon leurs places dans la hiérarchie, elles reçoivent des attributs
et portent des titres afférents à leurs rangs. Nous voudrions citer à
titre d’exemple :
- Iya Oba ou reine mère : elle n’est pas la génitrice du souverain,
mais celle identifiée pour le conseiller, pour régner avec lui ;
- Ayaba, épouse du roi;
- Iyakéré à Oyo, responsable de tous les Ilari (personnes au service du
souverain) et gardienne de tous les trésors du souverain, elle est à la
fois la gouvernante du palais et la trésorière du souverain ; Arè Oritè,
femme la plus proche du souverain dans ses fonctions officielles, elle
apparaît comme la conseillère de celui-ci.
91
5-3-Pouvoir et politique sont aussi liés dans cette aire
culturelle.
Outre Iya Naso qui préside aux cérémonies d’adoration de
Shango, culte d’Etat, d’autres prêtresses interviennent autant dans
la vie politique que religieuse. C’est le cas de Iyamodé, responsable
du culte des ancêtres et de Abaguntè, autre titre féminin, qui fait
l’intermédiation entre le souverain et la puissante société secrète
Ogboni (Akpaki, 1994).
Malgré la masculinisation du pouvoir royal, des régentes ont eu
l’opportunité de diriger certains royaumes de la région avant la
colonisation. C’est le cas à Oyo de Iyayun (15ème siècle), épouse
de Alafin Aganju qui a reçu l’essentiel des attributs impériaux et
aurait gouverné jusqu’à la majorité du prince héritier qu’elle portait
encore en son sein à la mort de son mari (Johnson, 1973). Dans
le royaume Shabè, l’histoire retient aussi le nom de Iya Omègo
qui a assuré la régence du trône à l’issue de la controverse née de la
succession de Oba Akinkanju en 1825. Elle prit la place de Ola Aïmon
dont l’authenticité de la filiation avec Ola Obè était contestée par le
peuple.
Dans son pamphlet sur l’historique des Shabè Opara rédigé en 2005,
Igué John situe cette régence entre 1825 et 1852, y compris la
période du court règne de Ola Aïmon.
Elle était considérée comme une femme riche et respectée. C’est sous
sa régence que fut achevée la fortification de la ville. On a coutume
de dire que derrière un grand homme, se cache une femme, mais
on peut se questionner sur qui était derrière ces femmes ? S’agit-il de
règnes acceptés par le peuple ou imposés par une oligarchie pour
préserver des intérêts ?
92
5-4-Rôle économique : animation des marchés et des
réseaux marchands régionaux
Malgré les changements mentionnés précédemment, les femmes
continuent de jouer un rôle important dans la sphère économique.
Plusieurs générations de femmes d’affaires se succèdent, qui bâtissent
leurs empires sur les structures précoloniales existantes. Ainsi, de
la Nana Benz à la Golden Lady, les démarches varient peu, mais les
outils de travail se sont modernisés.
Les femmes d’affaires appartiennent à des réseaux qui se sont
structurés autour de la famille, la religion, l’ethnie. A ces types
de relations, s’ajoutent les relations d’intérêts et les relations
professionnelles qui se nouent à diverses occasions. Ces relation
jouent un rôle important dans l’épanouissement des échanges
marchands à travers la circulation de l’information sur le
fonctionnement du marché, les prix, l’accès au crédit, la régularité des
flux de transaction, la réduction des risques et surtout la prévention et
le contrôle des difficultés d’exécution des contrats. L’évolution des
stratégies d’organisation traduit une adaptation à la mondialisation
des échanges commerciaux. Les relations familiales, ethniques et
religieuses servent certainement de substrat au développement des
activités, mais elles sont devenues insuffisantes à couvrir le champ des
activités qui s’est déplacé du cadre national vers d’autres pays à travers
le monde. Ainsi, malgré le caractère informel de leurs activités, elles
modernisent leurs activités en utilisant les outils de communication les
plus sophistiqués et s’adaptent au monde des affaires à l’échelle
internationale.
93
5-5-Que reste -t-il de leur leadership politique ?
La déliquescence des structures traditionnelles a permis la création de
structures sociopolitiques où le pouvoir se conjugue désormais au
masculin. Le rôle des femmes dans les cultes et religions traditionnels
même s’il persiste n’a plus la même valeur, face aux changements
de valeurs : l’argent a pris le dessus sur l’éthique et les valeurs de
la tradition.
La période postindépendance a confirmé cette approche de la
femme épouse, éducatrice et mère, investie de « l’honneur » des
hommes et de la nation. Les diverses initiatives politiques féminines
se sont vite vues canalisées dans un cadre contrôlé par l’autorité
masculine selon une vision prédéterminée de la société à construire.
De même, la création des Etats-nations issus de la colonisation et la
délimitation des frontières n’ont fait que renforcer la masculinisation
du pouvoir. Le rôle de régulation joué par la stratification de la
société a quasiment disparu, en même temps que l’influence des
Egbè au sein desquels les femmes s’exprimaient.
Aujourd’hui, la problématique de la participation des femmes aux
instances de décisions se pose de la même manière tant au Nigéria,
au Togo, qu’au Bénin, bien que ces Etats aient inscrit dans
leurs constitutions le principe de l’égalité entre tous les citoyens:
faible représentation tant dans les postes électifs, nominatifs que
techniques. Pourtant, il existe un potentiel sur lequel les Etats
peuvent bâtir la refondation culturelle, économique et politique.
94
CHAPITRE 6
L’HISTOIRE DES SONIKÉS
6-1-Les mythes fondateurs
Comme tous les peuples restés de culture essentiellement orale,
les Soninké possèdent un grand nombre de mythes et de légendes
expliquant leurs origines et les grands moments de leur histoire. Ces
mythes révèlent déjà un destin de peuple dispersé, tenu de partir au
loin en quête de sa survie. Le plus ancien de ces mythes fût recueilli
à la fin du XIXe siècle par Charles Monteil, administrateur du cercle
de Médine au Soudan français (actuel mali). Il raconte la montée en
puissance puis la ruine du royaume de Wagadu. Dinga, le patriarche
ancêtre des Soninké, à la suite de nombreuses pérégrinations se fixe à
Kingi, près de Nioro du Sahel. Il y épouse les trois filles du génie qui
régnait sur les lieux après avoir vaincu celui-ci grâce à l’aide de son
compagnon Diadiané, l’ancêtre des Devins. De ses trois épouses, il eut
au total quatorze fils, dont certains considérés comme les ancêtres des
clans Soninké actuels.
A sa mort, alors qu’il voulait léguer ses pouvoirs à Terekine, l’ancêtre
du clan des Sokhona, une ruse permit à Makan Diabe, fils de sa seconde
épouse et ancêtre du clan des Cissé, de se substituer à l’héritier choisi
et de recevoir de son père mourant le secret de l’emplacement de la
ville de Wagadu où le peuple Soninké devait connaitre la prospérité.
Il y conduisit ses partisans et ils s’y installèrent après avoir passé une
alliance avec le maitre des lieux, une divinité appelée Bida qui avait la
forme d’un python noir. Celui-ci, qui détenait le pouvoir de faire tomber
la pluie, accepta d’enrichir le royaume des Soninkés à condition que
chaque année on lui offrit en sacrifice la plus belle jeune fille du pays.
95
Pendant sept siècles dut la légende, ce rite se perpétua, assurant la
prospérité du royaume de Wagadu. Mais survint une année où la jeune
fille promise en sacrifice au serpent se trouvait être la fiancée d’un
jeune guerrier nommé Mamadou le taciturne. Lors de la cérémonie
du sacrifice, alors que le serpent sortait de sa grotte pour s’emparer
de la victime, Mamadou lança son cheval sur lui et lui trancha la tête
d’un coup de sabre. On vit alors cette tête demeurer immobilisée
dans l’espace et prononcer une série de prophéties qui annonçaient le
malheur du peuple Soninké. Le mythe conclut que ce fut-là la fin du
royaume de Wagadu et que la sécheresse s’étant abattue sur le pays, les
Soninké durent se disperser.
6-2-Les tourments de l’histoire
Il serait naïf de penser qu’un tel mythe reflète la réalité de l’histoire
des Soninké. Comme tout récit de ce type, il est constitué de souvenirs
collectifs, transmis et transformés au fil des générations et d’emprunts
à des cultures étrangères. On y trouve en particulier des analogies avec
certains épisodes bibliques qui n’ont pu y être introduits qu’assez tard.
Cependant les thèmes qu’il aborde ne sont pas sans lien d’authentiques
épisodes de l’histoire des Soninkés, tels qu’ils peuvent être connus grâce
aux récits des voyageurs arabes, du VIII e au XIII e siècle et grâce aux
descriptions des voyageurs français à partir du XVII siècle.
La plupart des observateurs s’accordent pour admettre que le royaume
de Wagadu correspond probablement à l’empire de Ghana, fondé au VII
siècle par les Berbères Sanhadja et qui joua pendant longtemps un rôle
essentiel dans les relations entre l’Afrique et le monde méditerranéen,
grâce à sa position clé et dans le commerce transsaharien.
96
Les Soninkés semblent avoir exercé le pouvoir sur l’empire de Ghana
depuis le VIII ou IX siècle jusqu’en 1076, date à laquelle ils furent soumis
par les conquérants berbères almoravides. Le géographe arabe Al Bakri
décrit la dynastie Soninké régnante comme de religion animiste, vivant
dans une cité royale séparée de la ville marchande et encaissant un
tribut sur les caravanes aux mains des commerçants musulmans.
Le renversement de la dynastie au Ghana ne semble pas avoir été à
l’origine de leur dispersion. Celle-ci est apparue à partir du XIII siècle
avec l’appauvrissement du commerce transsaharien et le déclin du
Ghana au profit de l’empire voisin du Mali.
Aujourd’hui on trouve des populations d’origine Soninkés qui ont
maintenu leur langue et leur coutume en vivant au milieu d’autres
peuples, tels les Azer, disséminés parmi les Berbères de Mauritanie, les
Marka répartis au milieu des bambaras et les Yarsé dispersés parmi les
Mossi.
Les Soninké regroupés dans la haute vallée du fleuve Sénégal fondèrent
des royaumes autonomes appelés Guidimakha, Gajaga et plus à l’est,
dans le Mali actuel, les royaumes de Dyahunu, Nema, Kingi et Giyume.
6-3-L’éparpignement contemporain
A partir du XIX siècle et à la fin du commerce transatlantique des
esclaves apparait une nouvelle période de déclin.
Le pays Soninké, ayant toujours fonctionné comme un carrefour
commercial, a peu développé ses ressources propres et l’agriculture y
est demeurée d’un faible rendement. La fin des activités commerciales
traditionnelles centrées sur l’or, les esclaves et la gomme arabique
va ouvrir pour les habitants du pays soninké une longue période de
migrations saisonnières puis temporaires qui les conduira de plus
97
en plus loin à travers l’Afrique et jusqu’en Europe. Le développement
de la culture de l’arachide ouvre des possibilités importantes de travail
agricole sur les plantations du Sine-saloum, au sud de Dakar. Ce sera
le temps des «navetanes», ces migrants soninké qui se rendaient dans
cette région pendant la saison d’Hivernage, appelée navet en ouolof.
Les archives coloniales notent, dès 1912, que des liens économiques
intenses se créent entre les régions de plantations arachidières et la
vallée du fleuve Sénégal.
Les jeunes migrants soninké auraient envoyé à leur famille près de
90000 franc en 1912, soit l’équivalent de près de deux millions de francs
actuels.
Puis les activités saisonnières s’élargissent à d’autres domaines : travaux
sur les quais du port de Dakar ou sur le tracé de la voie ferrée vers Kayes
et Bamako. En 1925, un administrateur français note que «beaucoup de
Sarakollé sont chauffeurs à bord des paquebots français au long cours,
et d’autres sont mécaniciens au chemin de fer du Maroc, du Sénégal,
du Soudan français, de la guinée et de la Cote d’Ivoire».
Navigation, chemin de fer, les Soninké se sont implantés très tôt dans
les métiers qui font voyager. La guerre de 1914-1918 qui a engendré
les premiers grands mouvements de migration des pays colonisés vers
l’Europe, voit les Soninké entrer en grand nombre dans la marine de
guerre. Dès les années trente, certains d’entre eux se sont installés dans
quelques ports français.
Parallèlement, les Soninké continuent de pratiquer des activités
commerciales itinérantes à travers toutes l’Afrique de l’Ouest. Certains
vont acheter du sel en Mauritanie pour aller le revendre en côte d’ivoire
et reprennent la route avec des stocks de noix de cola qu’ils revendent
au Sénégal, réalisant au passage de substantiels profits.
98
Certains n’acceptent le travail salarié que pour acquérir une épargne
qu’ils investissent ensuite dans le lancement d’une activité indépendante.
L’esprit d’initiative économique qui a toujours surpris les divers
observateurs en contact avec les Soninkés conduira même certains
d’entre eux jusqu’au Congo belge où ils parviendront à monopoliser
tout un secteur du commerce de détail. Toute cette expérience de
voyages acquise au cours de la période coloniale n’a pas peu fait pour
développer au sein de cette communauté une capacité d’organisation
collective autour du travail et toute une tradition d’allers-retours entre
les villages d’origine et les différentes zones d’implantation à l’extérieur.
L’idée de voyager est très présente dans la culture soninkés. Il existe
toute une riche littérature orale consacrée aux récits de voyage. Son
recueil et son analyse constitueraient une tâche très importante pour
une meilleure connaissance de cette population et de la manière dont
elle a intégré la migration à sa personnalité collective. Les proverbes
soninkés traduisent eux aussi, en termes de sagesse populaire, le rapport
étroit entre migration et vie quotidienne.
L’omniprésence de l’idée du voyage explique aussi pourquoi la migration
s’est relativement banalisée et qu’elle n’est pas vécue comme un danger
d’éclatement de la communauté d’origine ou comme un risque de perte
de racines. Les populations soninké implantées à Dakar ou d’autres
villes d’Afrique depuis trois ou quatre générations n’ont pas perdu la
conscience de leur identité d’origine. Même si les liens avec les villages
de la vallée se font plus rares, les pratiques langagières et culturelles
demeurent solides. Les Soninkés serait une des langues qui résisterait
le mieux à l’attraction du ouolof qui tend à devenir dans cette ville la
langue dominante dans les rapports quotidiens en dehors de l’école.
La conscience de l’originalité que représente le fait pour cette ethnie
d’avoir engendré une véritable diaspora dans tous les centres urbains
d’Afrique de l’Ouest
99
et jusqu’en Europe, joue incontestablement un rôle de valorisation
de la culture soninké, ce qui contribue en retour au renforcement du
sentiment identitaire.
6-4-Immigration et conscience minoritaire
L’organisation de la vie des migrants soninké en France a fait l’objet
de nombreuses descriptions. Tous les observateurs ont toujours
été frappés par la force de la tendance à reconstituer des structures
communautaires s’inspirant des modèles de la société d’origine et par
la permanence du souci de maintenir des relations étroites avec les
zones d’origine. Cependant certaines évolutions se sont produites à ces
deux niveaux. D’une part l’immigration familiale qui s’est beaucoup
développée au cours des dernières années a abouti à éloigner des foyers
les hommes qui s’étaient installés depuis le plus longtemps et jouaient
un rôle important dans le maintien d’une organisation sociale rigide.
Par ailleurs les difficultés économiques croissantes rencontrées par les
travailleurs vivant en communautés ont quelque peu altéré la tradition
de la solidarité qui favorisait l’acceptation et la prise en charge des
nouveaux venus par le groupe et en même temps les structures sociales
sur lesquelles s’appuyait cette organisation solidaire ont perdu de leur
solidité. Même si on ne peut pas parler de bouleversements, on note
une certaine évolution dans la distribution des pouvoirs et des rôles
sociaux. On passe progressivement d’une communauté informelle
fondée sur la reconduction tacite de structures hiérarchiques anciennes
à une organisation de type plutôt associatif à l’intérieur de laquelle les
rôles et les pouvoirs se négocient plus qu’ils ne s’imposent par une
légitimité pré-acquise.
100
De la même manière les relations aux villages d’origine se construisent
maintenant sur une base élargie. Il existe de plus en plus de projets de
réalisations inter-villageoises. Les communautés se désenclavent. En
même temps, les choses bougent au pays d’origine même. Le système
d’organisation familiale patrilignager qui est celui des Soninké avait
longtemps confiné les femmes aux tâches traditionnelles de l’économie
domestique. Avec l’absence de la plupart des hommes adultes elles sont
passées à une activité productrice directe qui leur assure une certaine
autonomie économique. Elles ont développé des activités de jardinage,
de couture et de tissage qui leur permettent de disposer de produits
commercialisables. La présence en France de femmes soninké de
plus en plus nombreuses, même si pour l’instant cette présence ne se
traduit pas par une entrée sur le marché du travail, ne pourra à terme
qu’amplifier cette transformation des rôles sexuels qui s’est amorcée
dans les zones d’origines.
Toutes ces évolutions vont en pair avec une certaine prise de conscience
identitaire à un niveau plus large. L’association pour la promotion des
soninké fondée en 1979 dans le but initial de développer l’alphabétisation
en langue soninké témoigne, à travers l’évolution de son activité, de
l’accélération de cette prise de conscience identitaire à un niveau de
plus en plus large. Cette association entretient des relations avec de
nombreuses communautés dispersées dans toutes l’Afrique. Cette
association a mis en place un journal qu’elle édite et qui reflète une
volonté de promouvoir la culture soninké en dehors des cloisonnements
villageois et communautaires.
Les articles qu’il propose aux lecteurs concernent aussi bien les
problèmes quotidiens des travailleurs immigrés et de leurs familles
qu’une réflexion sur l’essence de la culture soninké, réflexion illustrée
par la publication de récits mythiques, de contes et de proverbes.
101
Le ton de ces divers écrits témoigne d’une volonté de militantisme
culturel qui s’efforce de trouver dans la culture autre chose qu’un folklore
désuet et vise à en faire le fermant d’une prise de conscience d’une
large identité collective, afin de mobiliser le plus grand nombre de gens
autour de la construction d’un avenir commun. Ainsi, les liens entre
l’immigration et le pays d’origine, jusque-là de nature essentiellement
économique et sociale prennent une dimension culturelle.
Sans doute, pour l’instant ces initiatives sont l’affaire d’une avant-garde
d’intellectuels ou tout au moins de gens suffisamment scolarisés pour
se trouver à l’aise dans la communication écrite. Sans doute, aussi, la
quête des racines culturelles n’est pas d’une actualité particulièrement
brûlante pour les paysans et de migrants soninké qui vivent dans une
précarité permanente.
Mais il faut des pionniers à tout et la volonté de renforcer les liens
identitaires au niveau d’une population dispersée n’est pas une
coquetterie d’universitaires nantis mais peut se révéler dans l’avenir
d’une portée concrète considérable. L’histoire de l’immigration en
France montre à travers l’exemple des juifs, des arméniens ou des
chinois, le rôle que peuvent jouer la conscience historique et le maintien
de l’identité culturelle dans la réussite économique, qui intervient aussi
bien comme facteur d’intégration dans la société d’accueil que comme
incitation à une solidarité plus active envers les communautés d’origine.
On ne peut que souhaiter, pour les Soninké et les autres populations
africaines présentes en France, un destin comparable.
102
CHAPITRE 7
LES DOGONS AU MALI : UNE CIVILISATION UNIQUE
En fonction des lieux et des politiques patrimoniales, les liens qui
unissent le patrimoine naturel et le territoire prennent des éclairages
divers. Les processus de patrimonialisation que nous allons décrire
s’inscrivent sur un territoire spécifique en ce sens qu’un regard extérieur
et scientifique se l’est approprié: la recherche anthropologique.
Enfants chéris de l’ethnologie, les Dogon du Mali constituent une
référence essentielle de l’anthropologie africaniste française, l’école
de Marcel Griaule ayant construit une théorie majeure à partir des
études consacrées à ce peuple. C’est donc au sein d’un « territoire
anthropologique» que sera ici appréhendée la mise en patrimoine d’une
société africaine et plus particulièrement celle de son environnement
naturel, afin de mesurer la prégnance d’un discours scientifique occidental
dans la gestion locale d’un patrimoine africain. Pour comprendre les
enjeux qui entourent cette question, il faudra rappeler les orientations
scientifiques prises dans les recherches anthropologiques consacrées
aux Dogon. Ces dernières ont en effet adopté une perspective originale
qui a progressivement construit la mythification des hommes dogon, en
même temps qu’elle a occulté leur relation concrète avec la nature pour
la déplacer dans les réseaux symboliques de l’univers cosmogonique 1.
L’évacuation de cette question dans la théorie a parallèlement permis
l’édification d’une conception de la nature en termes de contraintes et
d’hostilité, que nous tenterons de corriger en ramenant à une réalité
vécue les comportements et les conceptions des villageois dogon vis-àvis de leur environnement.
103
La propension de leur environnement à être mis en patrimoine pourra
y trouver un éclairage. Pour étudier la patrimonialisation, nous ne
pourrons faire l’économie d’une étude de l’image anthropologique
pesant sur l’émergence patrimoniale, qu’elle soit envisagée dans le
domaine touristique ou dans les initiatives consécutives à l’inscription
des falaises de Bandiagara sur la liste du patrimoine mondial. La forme
particulière que revêt « l’écotourisme» en pays dogon illustrera les
impacts de la construction anthropologique de la culture dogon et la
continuité pratique in situ de l’occultation théorique de la nature. Celleci sera finalement nuancée à la lumière des reformulations politiques,
culturelles et identitaires du monde dogon d’aujourd’hui, à la faveur
desquelles la nature peut, dans une certaine mesure, enfin sortir de
l’ombre.
7-1-La mythification du monde dogon· la nature occultée
Il est sans doute peu utile de rappeler précisément combien les Dogon
ont été l’objet d’études anthropologiques approfondies. Mise en valeur
par Griaule, la culture dogon n’a depuis cessé de fasciner l’Occident et
le nombre de publications anthropologiques qui lui sont consacrées n’a
connu aucun équivalent en Afrique. La réputation des Dogon s’est établie
en particulier autour de la constitution d’un système cosmogonique
complexe d’une cohérence implacable. Sans reconstruire en détailla
chronologie de cette édification, nous pouvons tout de même relater les
grandes périodes de l’ethnologie des Dogon entre les années trente et
soixante, où la pensée de Marcel Griaule présida à toutes les recherches.
L’évolution des écrits éclaire en effet le processus de mythification
du monde dogon, mais aussi, par contrecoup, celui de l’évacuation
théorique du rapport de l’homme à l’environnement naturel.
104
La première phase de recherche débute en 1931, avec la mission
Dakar-Djibouti, pour se poursuivre jusqu’à la veille de la Seconde
Guerre mondiale. Traversant quinze pays entre 1931 et 1933, l’équipe
scientifique avait choisi, pour y mener des enquêtes ethnographiques
de forme intensive, trois lieux, dont le plus connu était le pays dogon.
Le rapport du paysan dogon à son environnement naturel n’a jamais
été prédominant dans ces premières recherches, mais il trouvait sa
place dans une ethnographie qui se voulait la plus exhaustive, c’est-àdire étudiant chacun des aspects de la culture dogon pour former
une énorme monographie à tiroirs caractéristique de la discipline à
l’époque. Du fait que les Dogon étaient avant tout des agriculteurs,
l’ethnographie minutieuse de cette première phase de recherches
offrait des descriptions éclairant le rapport des villageois à la nature, ne
serait-ce que dans des rituels comme la fête du bulo, correspondant à
la nouvelle année, ou encore la fête des semailles.
L’importance des puissances telluriques dans l’ordre religieux dogon
était régulièrement soulignée, notamment celle du culte de l’ancêtreserpent, lebe, qui féconde la terre nourricière. Un des sujets de
prédilection de cette ethnologie d’avant-guerre fut l’étude des rites
funéraires, et particulièrement de la société des masques. Le lien entre
les masques et les rites agraires apparaissait de façon manifeste dans
les écrits, même si Michel Leiris (1948) insistait davantage que Griaule
(1938) sur ce point. Trois ouvrages d’importance concrétisèrent cette
première phase de recherche sur la société dogon. Organisation sociale
des Dogons de Denise Paulme, La langue secrète des Dogons de Sanga
de Michel Leiris et Masques dogons de Marcel Griaule accumulaient
une somme considérable de données sur la société dogon, société
d’agriculteurs dont la vie sociale et religieuse reposait en grande partie
sur les cycles agraires.
105
Au lendemain de la guerre, après six années d’interruption, une
deuxième période s’ouvrit avec les révélations faites à Griaule par le
vieil Ogotemmêli. L’année 1946 où fut recueillie, dans les conditions
exceptionnelles de l’initiation d’un homme blanc, la cosmogonie
exemplaire dévoilée dans Dieu d’eau, marqua un tournant décisif dans
les études entreprises sur les Dogon. Devenue par la suite le principe de
base des ethnologues, l’assimilation entre univers mythique et réalité
sociale rendit la connaissance du mythe suffisante pour connaître la
société. La troisième phase de recherche est ainsi caractérisée par un
enrichissement continu des données cosmogoniques dont l’ouvrage
culminant, Le renard pâle, livre un mythe d’une complexité et d’une
cohérence jamais encore observées. Le cheminement des recherches
anthropologiques aboutit ainsi à un monde dogon mythifié à l’extrême,
dans lequel il n’était plus besoin de décrire les rapports des hommes
entre eux et au monde qui les entoure, leurs moindres gestes et propos
trouvant leur justification dans le système cosmogonique.
Sans détailler les raisons de l’orientation théorique prise par
l’anthropologue et ses collaborateurs, nous pouvons néanmoins
rappeler le contexte dans lequel s’inscrivaient leurs recherches, car il
éclaire en partie l’occultation de l’environnement naturel dans leurs
études. Par le biais de sa connaissance approfondie du peuple dogon,
Griaule s’est fait l’avocat du monde noir face à une attitude occidentale
rigide et ethnocentrique qui ne reconnaissait aucune démarche logique
dans la pensée africaine. Le combat qu’il menait l’a sans doute conduit
à exagérer la cohérence et la perfection du système cosmogonique.
Cette lutte explique aussi certainement la tendance de Griaule à
négliger tous les aspects de la société dogon susceptibles de rappeler
leur simple condition d’agriculteurs. Cette orientation scientifique eut
pour conséquence directe d’exclure de la recherche toute dimension
106
ethnographique qui aurait porté sur les faits sociaux et le quotidien des
hommes. L’ethnologue a ainsi privilégié la dimension «intellectuelle
» au détriment de tous les aspects inhérents à la condition paysanne
des Dogon. Les premières pages de Dieu d’eau sont sur ce plan très
éclairant.
Les fiches que Griaule a rédigées sur le terrain en 1946 permettent, en
suivant la progression chronologique de l’enquête et en la comparant
avec le déroulement des entretiens relatés dans l’ouvrage publié, de
discerner d’éventuelles manipulations textuelles. Ainsi, les fiches de la
première journée, le vingt octobre, sont intitulées «Ommolo ». Après
la narration de l’accident du vieillard, la conversation se poursuit par
une description détaillée de l’Ommolo, protection du chasseur contre
le nyàma dangereux des animaux qu’il abat. La journée suivante est
occupée par la déclamation des Tige de ces animaux, c’est-à-dire de
leur devise. Le troisième jour, Ogotemmêli décrit les différents liens qui
unissent les animaux entre eux, explicite les protections nécessaires au
chasseur (autel, sacrifice) et se réfère au mythe de la mort du premier
d’entre eux. Or, le texte de Dieu d’eau ne mentionne jamais ces données
pourtant inédites sur la relation des hommes au monde animal.
Pourquoi Griaule les a-t-il rejetées? Cet exemple est révélateur d’un
processus qui marqua non seulement le travail de Griaule mais celui de
ses successeurs : le rapport des hommes à la nature s’efface devant leur
dimension spirituelle. Progressivement, les Dogon ne sont plus des
hommes de la terre, mais des hommes de la parole. Le peu de données
recueillies consacrées à leur connaissance des plantes et à leur système
de pharmacopée est ainsi parlant. Les guérisseurs ont pourtant un
savoir précis sur les vertus des plantes dont ils connaissent des dizaines
d’espèces, mais seule la recherche anthropologique italienne s’y est
intéressé En France est occulté tout ce qui pourrait réduire l’homme
107
qui est la plupart du temps mis en avant. De même, les Binou, ancêtres
totémiques liés au serpent lebe, passent presque inaperçus malgré leur
rôle déterminant dans la vie socioreligieuse des Dogon. Jacky Bouju
(1995) mentionnera le fait que chaque binou est lié aux vivres de base
de l’alimentation dogon (mil, sorgho, oseille, sésame, haricot...) bien
après tous les travaux de l’école griaulienne consacrés au mythe. Mais
cet aspect était sans doute trop terre à terre pour une anthropologie
élevant les Dogon au rang de savants dépositaires d’une cosmogonie
exceptionnelle et les plaçant hors du flux de la vie. Les écrits parus sur
les connaissances astronomiques des Dogon sont sur ce point éloquent.
L’article de Griaule «Un système soudanais de Sirius» révélait en
1952 des informations inédites sur ce domaine inconnu et fit par la
suite couler beaucoup d’encre, suscitant en dehors de la littérature
anthropologique les hypothèses les plus extravagantes sur le savoir
extraordinaire des Dogon concernant l’existence d’une étoile invisible
à l’œil nu. Les étoiles n’ont pourtant jamais revêtu une importance
particulière, ni dans leur vie quotidienne, ni dans leur vie religieuse,
mais un savoir astronomique paysan fut bien vite érigé en une théorie
érudite frôlant la science-fiction. Il aura fallu attendre les travaux de J.
Bouju (Graine de l’homme, enfant du mil, 1984) puis ceux d’E. Jolly
(Ln bière de mil dans la société dogon, 1995) pour qu’enfin émergent de
nouveau des données ethnographiques (les plus importantes datant du
travail de Denise Paulme en 1940) restituant les conditions d’existence
des Dogon sans considérer ces derniers comme mus par un système
métaphysique qui les dépasse. Rien d’étonnant par ailleurs au fait que
le titre de ces deux études contiennent le mot «mil », céréale de base
de l’alimentation et donc de la vie dogon. Jacky Bouju s’est attaché à
décrypter les logiques socio-économiques du monde dogon, tandis
qu’Éric Jolly, visant à saisir globalement les logiques socioculturelles à
partir d’un élément omniprésent dans toutes les sphères de la vie
108
sociale, économique, religieuse et politique des Dogon, a consacré sa
thèse à la bière de mil. Mais les écrits de ces auteurs, précurseurs d’une
réorientation de l’anthropologie consacrée à cette société, n’ont pas
pesé lourd par rapport à la masse d’articles et d’ouvrages se référant au
substrat métaphysique animant la vie des Dogon.
Sous la plume anthropologique, les villageois se sont ainsi vus
métamorphosés en savants détenteurs d’une riche et profonde
cosmogonie.
Les mythes recueillis ne révélaient pas seulement une représentation
du monde. En eux résidait l’explication de chaque comportement
humain, qu’il s’agisse d’un rite grandiose aussi bien que d’un banal
geste quotidien. En affichant cette parfaite cohérence et en assimilant
la réalité sociale à l’univers mythique, les chercheurs ne se sont attachés
qu’à l’essence de la société dogon, en quelque sorte naturalisée, envisagée
hors du temps. Ainsi détachés du flux de la vie, les Dogon étaient reliés au
monde qui les entoure par de complexes correspondances symboliques.
Cette conception holiste d’un monde appréhendé comme un vaste
réseau liant tous les êtres, toutes les choses et tous les phénomènes
créait un lien d’ordre spirituel, voire mystique, entre les hommes et leur
environnement naturel. En naturalisant la culture, les anthropologues
ont paradoxalement évacué de leurs travaux les relations concrètes de
l’homme à la nature. Pourtant, s’il fut éludé des recherches de Griaule
pour des raisons stratégiques évoquées plus haut, le milieu naturel ne
joua pas pour autant un rôle anodin dans l’édification de sa théorie.
Selon les termes de sa propre fille, Griaule fut pris d’un véritable «coup
de foudre» lorsque, en 1931, il mit les pieds sur le sol dogon. Certes,
la sortie des masques à Sangha à l’occasion des funérailles d’un vieux
chasseur a très certainement provoqué l’enthousiasme du chercheur.
109
Mais le paysage dogon n’était-il pour rien dans cette rencontre
passionnelle qui est à l’origine non seulement de la brillante carrière de
Griaule mais surtout à l’une des plus importantes écoles de l’africanisme
français?
Le site exceptionnel de cette falaise escarpée abritant dans ses éboulis
de nombreux petits villages, n’a pas pu le laisser insensible et a même
peut-être suscité l’idée d’une culture elle-même exceptionnelle.
C’est un cadre géographique à l’allure très primitive que Griaule a choisi
pour légitimer son combat contre l’idée de primitivité culturelle 3 : une
immense paroi abrupte, un relief chaotique et heurté, bref un paysage
dans lequel l’intervention humaine semblait vaine. Le caractère en
apparence hostile et non aménagé du lieu de vie des Dogon ne pouvaitil pas conforter l’idée de leur élévation spirituelle?
Autrement dit, inconsciemment confrontés dans l’esprit des lecteurs mais
peut-être aussi dans celui de l’ethnologue, les caractères exceptionnels de
la nature et de la culture dogon ont pu fonctionner de pair et participer
à l’édification de la théorie anthropologique griaulienne.
L’ascension des Dogon dans les hautes sphères de la métaphysique s’est
ainsi conjuguée avec une dépréciation de leur environnement, un rapport
nature contre-culture jouant alors de façon insidieuse dans l’édification
de la cosmogonie. La crédibilité du monde mythologique des Dogon
s’ancra ainsi sur la représentation d’une nature inhospitalière constituant
le lieu de leur survie, leur vie prenant sens dans la cosmogonie. C’est
peut-être cet inconscient parallélisme entre l’aspect «invivable» du
monde naturel et l’aspect idéal du monde mythique qui, se surimpose
au combat idéologique de Griaule, a conduit à occulter les relations de
l’homme à son environnement dans les écrits anthropologiques.
110
L’oubli de la nature a donc caractérisé l’anthropologie des Dogon
pendant un demi-siècle, et au-delà une importante partie des recherches
africanistes françaises, et cette occultation masque la représentation,
jamais explicitée, d’un environnement naturel dans lequel les hommes
ne se seraient jamais investis affectivement. Nous allons donc tenter de
cerner le contenu de cette représentation, qui n’est pas une affirmation
effective dans les travaux anthropologiques mais une conséquence de
leur orientation. Nous essaierons alors de rétablir quelques réalités de la
relation qu’entretiennent les Dogon à l’espace naturel afin d’y détecter
ou non d’éventuelles démarches patrimoniales.
7-2-Environnement naturel des Dogon: un patrimoine?
Si l’on se penche sur l’imposante bibliographie consacrée à la société
dogon, l’absence de titres relatifs à son environnement naturel est
frappante. Les écrits de Jean Gallais, datant pourtant des années 1960,
restent des références incontournables. Un récent article de Walter
Van Beek 4 réactualise les données et les enrichit d’une perspective
anthropologique. Même si l’on ne peut prétendre que rien ne fut écrit
entre temps, la littérature sur le sujet reste étonnamment pauvre.
D’une surface allant de 30000 à 40000 km suivant des frontières sur
lesquelles personne ne s’accorde, le pays dogon présente d’importantes
variations géomorphologiques. Couvrant un vaste territoire qui s’étend
du sud-est de la boucle du Niger jusqu’au Burkina-Faso, il se subdivise
naturellement en quatre parties géographiquement contrastées:
un plateau de grès au relief chaotique, une longue plaine sableuse,
une immense falaise de 260 kilomètres qui constitue la zone la plus
caractéristique, et dans son prolongement des reliefs massifs aux
altitudes élevées formant les monts du Gourma. Incliné en pente douce
vers l’ouest, le plateau est traversé par des cours d’eau temporaires
111
(4 à 5 mois dans l’année) le long desquels est pratiquée une agriculture
de décrue, favorisée par de nombreux barrages construits à l’époque
coloniale. Ailleurs, c’est le mil, céréale de base de l’alimentation dogon,
qui est cultivé au gré d’une pluviométrie annuelle variant entre 500
et 700 mm, et d’un relief heurté. Le plateau présente une végétation à
tendance sahélienne différenciée constituée de brousse arbustive dans
les fonds de vallée et de taillis dans les interfluves. En direction de l’est, il
est prolongé par les monts du Gourma, aux altitudes élevées atteignant
1155 m au mont Hombori. Le plateau se termine brusquement par
l’escarpement rectiligne nommé «falaise de Bandiagara », même si le
terme de «falaise» est impropre. Cette muraille de grès haute de 200 à
400 mètres surplombe la plaine et ses éboulis, formés de blocs grossiers
provenant de la paroi supérieure, abritant de nombreux petits villages
caractéristiques de la culture dogon. La vallée du piémont de la falaise
concentre le ruissellement de ses petites sources dans des mares.
La plaine sableuse du Séno s’étend des éboulis de la falaise jusqu’au
Burkina-Faso. Parsemée de massifs dunaires fossiles, elle offre de vastes
terroirs permettant la culture du mil.
Le caractère hostile de cet environnement forme un des lieux communs
de sa représentation. Les Dogon furent en effet classés parmi les
«montagnards paléonigritiques», «peuples d’allure archaïsante»
caractérisés entre autres par« leur assujettissement au milieu physique,
à des conditions écologiques sévères».
Conjugué à la notion d’« aire-refuge », celle de peuple «paléonigritiques»
induisait une nécessaire hostilité du milieu 5. Une caractéristique du
pays dogon, mentionnée par Jean Gallais puis attestée par la suite par
diverses sources démographiques, corroborait de plus cette idée: la
coïncidence des regroupements humains les plus denses et des régions
les plus accidentées.
112
De nombreux villages sont en effet nichés aux creux des éboulis dans
les reliefs les plus heurtés qui rendent leur topographie anarchique
entrevoit l’image d’un cadre de vie humain inconfortable. Des facteurs
historiques expliquant les concentrations démographiques dans des
milieux particulièrement accidentés viennent en même temps conjuguer
l’idée d’inconfort à celle de contrainte. Les expéditions équestres des
guerriers mossis, en quête de bétail et d’esclaves, au XVe siècle, puis les
grandes opérations militaires de l’empire Sonraï, ont amené les Dogon
à se réfugier dans les abris rocheux des falaises. Pour l’État bambara de
Ségou, au XVIIIe et XIXe siècles, ces dernières constituaient, à cause de
leur proximité, un réservoir privilégié d’esclaves.
En 1818, une longue période de sécheresse contraignit une grande
partie de la population agricole à migrer vers le sud, et l’État centralisé
belliqueux que créa Sêku Hamadou lança le peuple peuhl dans la
guerre sainte menée contre les chefs traditionnels du Macina et de
Ségou. Les Dogon durent quitter la plaine et se replier de nouveau
dans les escarpements protecteurs des falaises, ce qui n’empêcha pas
les Peul s d’organiser des raids pour faire des captifs. La plupart du
temps, les relations historiques des Dogon et de leurs voisins furent
ainsi belliqueuses. Subissant tour à tour la domination d’ethnies plus
puissantes qu’eux, ils ont vécu de longues périodes d’insécurité et de
conflits. Ces réguliers reflux humains, mentionnés dans tous les écrits
consacrés aux Dogon, font oublier une réalité inverse: les périodes
d’accalmie ont vu les populations, et avec elles les espaces cultivés,
s’étendre sur des aires plus larges. L’histoire tumultueuse est néanmoins
constamment mise en avant pour justifier le repli contraint des
hommes dans le milieu rude et inhospitalier de la falaise. Le caractère
géographique inhospitalier du pays dogon frappe tous ses visiteurs,
que laisse perplexes la possibilité d’investir et d’habiter un tel milieu
géographique.
113
L’hostilité du milieu, décrétée évidente puisque jamais justifiée dans la
littérature consacrée aux Dogon, n’est pourtant pas si forte qu’elle le
paraît. En éclairant les liens entre habitat, espace et société, l’ouvrage de
Jean-Christophe Huet (1994) est l’un des rares à remettre en question
l’hostilité de la nature.
La falaise offre en réalité certaines conditions agricoles favorables qu’un
regard non averti ne détecte pas forcément. Le caractère protecteur de
la paroi pour l’homme vaut aussi pour la végétation. Épargnées par
les vents desséchants, différentes espèces soudaniennes jouissent de
l’ombre mais surtout des suintements des sources. La rareté de l’eau
dans les falaises est un leurre: dans les éboulis nichent de nombreuses
sources claires et c’est dans les vallées du Piémont que se rassemblent
les eaux de ruissellement pour former une dépression humide et
verdoyante, largement exploitée pour l’horticulture.
À ces conditions spécifiques à la falaise s’ajoute l’avantage pluviométrique
(+ lO %) dont bénéficie le plateau par rapport à la vallée du fleuve
Niger. Ainsi, le paysage résolument ingrat vu de l’extérieur n’est pas
forcément vécu comme tel par la population. Ce qui au premier abord
est considéré comme inexploitable pour nous n’est souvent qu’un espace
potentiellement aménageable pour les villageois qui ne ménageront
pas leurs efforts pour l’apprivoiser. Les investissements humains sur
des terrains très hostiles en apparence sont en effet nombreux. Les
versants au pied de la falaise sont retenus par la construction de petites
murettes construites après l’épierrement des pentes naturelles. Les lits
de rivières sont dégagés, assurant l’évacuation du ruissellement des
eaux. Sur le plateau, l’érosion est évitée par le carroyage de petites levées
de terre de 30 à 40 cm de hauteur. Quant aux cultures maraîchères et
tout particulièrement celles de l’oignon, elles sont parfois entreprises
sur des terrains inattendus.
114
Aux abords des barrages construits sur le plateau, les glacis de grès ont
été manuellement recouverts d’une couche de sable et de fumier de
30 à 40 cm divisée par des murettes de pierre étanchéifiées à l’argile.
Ces travaux herculéens n’effraient pas les villageois, qui ne reculent
que rarement devant l’effort. Leur notion de terrain «aménageable»
ne connaît ainsi que peu de limites puisque seuls quelques sols sont
considérés comme «mauvais» même avec un important apport de
fumier. Les techniques de fumure ont été précisément décrites par Jean
Gallais.
La fumure animale, produite par le séjour sur les champs des troupeaux
peuls et dogon, est complétée par la création d’une fumière créée dans
la cour intérieure des habitats, où on entasse chaumes de mil, brisures
du pilage culinaire, cendres du foyer et écorces de fruits du baobab
avant de marcher dessus et d’y jeter les eaux usées.
L’hostilité du milieu naturel, accentuée dans l’imagerie occidentale
avec la complexification des données cosmogoniques, n’est donc pas
évidente aux yeux des Dogon qui connaissent les qualités de leur
environnement. Ceux que l’on voit confinés sous la contrainte dans un
milieu hostile conçoivent et vivent leur espace de façon très souple.
À la représentation d’un terrain quasiment partout aménageable grâce
à la fumure, s’ajoute en effet celle d’un espace illimité. Les arbres sont
considérés comme relativement abondants et on prête souvent un
caractère temporaire à la raréfaction d’une espèce qui n’est pas synonyme
de son extinction. La brousse reste un domaine dangereux car habité
par certains esprits maléfiques, mais elle est la plupart du temps vue
comme humanisable, c’est-à-dire aménageable par l’homme. Ainsi, les
villageois ne sont aucunement guidés par la conception d’un espace
étroit dans lequel ils seraient confinés malgré eux.
115
Ils savent profiter de l’assemblage de terroirs (nappe sableuse des
plateaux gréseux, creux des ravines, dépression du piémont, sables
dunaires de la plaine) qui les entourent pour varier les types de cultures
plantées (mil, riz, sorgho, maïs, fonio), sachant que les conditions
météorologiques favoriseront toujours certaines d’entre elles. La
dépréciation de la nature, conséquence de l’orientation mythifiante de
l’anthropologie, a amené le regard occidental à percevoir une relation
antagoniste entre l’homme et son milieu naturel. Les liens qui les
uniraient seraient d’ordre alimentaire et utilitaire, la survie quotidienne
dans un milieu hostile étant contrebalancée par la richesse extrême
du monde cosmogonique. En ce sens, toute démarche patrimoniale
vis-à-vis de l’environnement serait exclue, l’homme ne s’impliquant
affectivement que dans le monde des symboles et de la cosmogonie.
La valeur attribuée au mythe est exclusive. La nature ne peut dans ce
cadre être considérée comme un bien précieux qu’on a la charge de
préserver et de transmettre. En découle l’idée d’une relation passive
et forcée à l’environnement. Cette conception peut, entre autres,
être infirmée par la constitution et la préservation d’un parc arboré
entretenant la fertilité des champs.
Les parcs du pays dogon sont, d’après Gallais (1965: 4), plus denses
et plus anciens que ceux des populations voisines. Les champs sont
avant tout parsemés de albida, dont l’effet bénéfique sur le sol est, mais
aussi d’autres arbres utiles comme le palmier rânier, utilisé dans les
charpentes, le néré, le tamarinier et le karité pour leurs fruits, ou encore
divers ficus dont l’enracinement retient le sol dans les chaos rocheux.
Jean Gallais a décrit deux formes de défrichement originales (bougou),
techniques de préservation beaucoup plus soigneuses que le brûlis dont
on craint les conséquences désastreuses.
116
On peut lire une démarche patrimoniale dans cette sélection précise
d’arbres utiles, dont certains ont plusieurs siècles, conjuguée aux
précautions particulières prises pour les préserver. Une telle démarche
apparaît de façon plus manifeste encore dans l’existence d’une institution
traditionnelle aujourd’hui disparue, mais vivace il y a quelques années,
dans la région sud-ouest du pays dogon. Les Alamodjou, littéralement «
groupe de vilains », formaient une organisation chargée de la protection
des ressources renouvelables.
7-3-Leur nom faisait référence à leur apparence et leurs
comportements.
Vêtus de guenilles, couverts de cendres sur le visage et le corps, se
nourrissant de déchets et notamment d’excréments dilués dans de la
bière de mil, les Alamodjou se manifestaient par des attitudes inverses
aux normes sociales, usant d’un langage contraire au parler villageois.
Leur groupe, que les membres intégraient soit par voie héréditaire ou
congénitale, soit à la suite d’une transgression d’interdits, était composé
du chef (Seri), de son adjoint (Saga) puis d’un groupe d’hommes,
femmes et enfants formant les brigadiers de patrouille (Soroman).
Une partie importante de leur mission consistait à protéger les arbres
(gestion des ressources, luttes contre incendies) et à gérer les points d’eau
(aménagement, protection des sources, marigots, puits). Annonçant
publiquement, les jours de marché, les textes législatifs relatifs à la
préservation de l’environnement, ils invitaient les villageois à planter des
arbres (c’est eux qui décidaient de l’introduction de nouvelles variétés),
à ne pas cueillir les fruits non mûrs, à ne couper ni les arbres jeunes,
ni ceux utiles à la pharmacopée et menaçaient tout villageois insoumis
d’être puni par les fétiches. Une patrouille de répression agissait ensuite
sous les ordres du chef et sanctionnait sévèrement toute personne prise
en flagrant délit.
117
Les Alamodjou étaient de toute façon respectés et craints par les
villageois du fait de leurs comportements étranges et des pouvoirs
surnaturels qui leur étaient attribués (notamment celui de faire venir
la pluie). Cette organisation traditionnelle aujourd’hui disparue
pourrait être envisagée comme une institutionnalisation des questions
patrimoniales pouvant préfigurer leur prise en charge dans le monde
dogon contemporain.
Reste cependant la question de la connaissance de la nature, qui
doit présenter une relative homogénéité de représentations pour
que l’environnement naturel puisse être considéré comme «
patrimonialisable». La tendance à la diversification des cultures a des
implications sur les modes d’appréhension de la nature. Les Dogon
possèdent certes un savoir collectif sur les caractéristiques et les
exigences des sols et des espèces cultivées, mais la connaissance est
en même temps très personnelle, les caractéristiques particulières des
champs de chacun étant révélées par des expériences individuelles
répétées: la sélection des espèces cultivables et des meilleures techniques
de fertilisation relève de l’évaluation spécifique de chaque terrain. Cette
primauté de l’individuel sur le collectif relatif à l’agriculture confère au
système de connaissances relatives à la nature un caractère élastique et
peu normatif. Van Beek affirme qu’elles se fondent plus sur un corpus
de pratiques que sur un système formel de savoirs collectifs.
Cependant, y mesurant les parts respectives de l’individu et de
la collectivité, l’auteur compare ces procédures avec celles de la
connaissance dogon au sens général du terme.
Les évolutions de la vie ne s’inscrivent alors pas en contradiction avec
ce corpus dont la valeur symbolique prime le contenu.
118
Bien qu’ils affirment être les dépositaires d’une tradition héritée du
passé et fidèlement transmise, une conception mouvante des traditions
transparaît dans plusieurs expressions dogons.
L’un des trois termes traduisant la notion de culture, dogo ozu, signifie
littéralement la « voie des Dogon », associant la notion de changement, de
mouvement à celle de l’identité culturelle. De même, l’idée de coutume
que traduit le terme dogotembu (littéralement: ce qu’on a trouvé en
naissant), n’implique pas la réception directe d’un patrimoine figé et
laisse donc là aussi planer la possibilité de changement.
Enfin, les « héritiers» sont qualifiés en dogon de « ramasseurs de ce qui est
passé», ce qui encore une fois indique moins l’idée d’une transmission
sans faille que celle d’une déperdition et donc d’une transformation
possible. L’idée de patrimoine pourrait ainsi s’inscrire dans cette
représentation sociale de valeurs précieuses, préservées et transmises,
qui n’empêche pas le cheminement des hommes dans le flux de la vie.
Ne poussons cependant pas l’hypothèse de conceptions patrimoniales
intrinsèques aux Dogon. En éclairant quelques conceptions et attitudes
des Dogon envers leur environnement naturel, nous voulons seulement
souligner l’idée que leur nature est « patrimonialisable », alors que les
lieux communs évacuent cette possibilité. Néanmoins, n’envisager
la patrimonialisation du monde dogon que du point de vue interne
reviendrait à tomber dans le piège de l’image anthropologique qui a
induit l’idée d’une société isolée et refermée sur elle-même.
Si l’on se place dans la perspective constructiviste qui est la nôtre d’une
identité produite avant tout dans les rapports à l’altérité, la construction
d’un patrimoine dogon sera prégnante aux frontières géographiques
ou symboliques de leur monde, et dans le cadre de leurs interactions
avec l’étranger.
119
Les constructions identitaires des Dogon doivent ainsi être regardées
en lien avec les représentations auxquelles la société peut se référer
pour se représenter elle-même.
Une partie de la société dogon évolue depuis plusieurs décennies
dans une «situation ethnologique 6 », qui induit une orientation de la
culture en fonction de l’interaction de ses membres et de la recherche.
Les orientations scientifiques ont par ailleurs dépassé les frontières de
l’anthropologie pour gagner d’autres regards, notamment ceux des
amateurs d’art et des touristes, qui se posent en retour sur cette société.
Réceptrice des fantasmes d’une Europe nostalgique à la recherche d’un
temps perdu, la culture dogon a toujours été considérée comme le plus
haut lieu de la tradition africaine, prisonnière de son image de témoin
immuable du passé. Le glissement de la perspective anthropologique
vers d’autres domaines affecte entre autres tout ce qui a trait aux
processus de patrimonialisation du pays dogon.
120
CHAPITRE 8
LE RÉSEAUTAGE : OUTIL PUISSANT DE
DÉVELOPPEMENT DES COMMUNAUTÉS
8-1-Réseautage de la communauté des grasfileds du
Cameroun autour de la tontine.
Le Grassland est la vaste région de savane des hauts plateaux volcaniques
située dans l’ouest du Cameroun, étalé sur les régions du Nord-Ouest
et de l’Ouest. Elle est appelée, selon les circonstances, Grassland, hauts
plateaux de l’ouest1, « savane camerounaise » ou même parfois «
Grassfields ».
Cette zone est très peuplée : un tiers de la population camerounaise y
vit2, soit plus de 5 millions de personnes. Plusieurs chefferies de la région
ont produit des œuvres d’art remarquables et souvent imposantes.
Selon les vues actuelles, le Grassland est la terre d’origine des peuples
agricoles de langues bantoues qui au cours des 3 millénaires av. JC
coloniseront l’Afrique Australe lors de l’expansion bantoue, aux
dépens de populations pastorales ou de chasseurs-cueilleurs comme
les Khoisan.
L’organisation économique des peuples des grasfileds force l’admiration
et mérite d’être connu par le monde entier. Le peuple des grasfileds est
organisé de manière pyramidale. Il existe un chef qui est le chef suprême
de la communauté et jouit d’un respect absolu de la communauté et qui
est en haut de la pyramide. Lorsque le chef est intronisé, il est investi des
pouvoirs sacrés. Les membres de la communauté ont donc conscience
que le respect et l’obéissance au chef n’est pas discutable. Ce chef a
même beaucoup plus d’importance pour cette communauté
121
que le président de la république. Pour renforcer les pouvoirs du chef,
la communauté lui crée les conditions économiques qui lui permettent
de ne penser qu’à la réussite de la communauté. Ainsi les voitures, les
bons de carburants, les voyages, les maisons et un compte bancaire
bien garni sont offerts au chef pour renforcer sa notoriété auprès des
membres et accentuer le respect et l’obéissance à son endroit. Comment
ce peuple a-t-il fait pour être aussi puissant économiquement ?
Le peuple des grasfileds a utilisé le système des tontines pour se hisser
au rang des peuples les plus épanouis économiquement en Afrique. La
forte démographie de ce peuple a favorisé son extension dans plusieurs
localités du Cameroun et à l’étranger. Au niveau de chaque localité,
un système de tontine a été mise en place. Chaque groupe de tontine
est appelé Réunion. On pouvait voir par exemple la réunion des élites,
la réunion des fonctionnaires, la réunion des artisans, la réunion des
étudiants etc… Au niveau de chaque réunion, les membres se réunissent
périodiquement et sont dirigés par un représentant du chef. Ce qui
correspond au tour de ramassage d’un des membres de la réunion.
Pour éviter la circulation de l’espèce et instaurer la transparence dans la
gestion, la communauté a créé une banque sous forme de microfinance.
Avant chaque regroupement, chaque membre fait un versement de
la somme à payer à la banque de la communauté contre un reçu. Ce
reçu est présenté lors du regroupement au représentant de la banque
présente à la réunion. A la fin de la réunion, un chèque est délivré à
celui qui est de tour. Ce dernier se rend à la banque pour retirer son
argent. Lors de ces regroupements, les liens de solidarité, d’amitié, de
fraternité se créent entre les membres de la communauté. En effet, une
base de données est constituée au niveau de chaque réunion et contient
des informations sur les activités économiques réalisés par chaque
membre de la communauté.
122
L’argent ramassé par chaque membre est utilisé dans la communauté.
Par exemple, si un membre possède une quincaillerie, un autre
membre est tenu d’acheter chez lui, si un membre est fondateur d’une
école, les autres membres envoient leurs enfants dans cette école. Ce
système permet à l’argent de circuler dans la communauté, d’enrichir
individuellement et collectivement les membres de la communauté. La
banque créée au nom de la communauté fait donc des bénéfices et une
partie de ces bénéfices est utilisée pour construire des infrastructures
pour la communauté, donner des bourses d’études aux élèves et
étudiants de la communauté. Ce système de solidarité est exceptionnel
et permet à cette communauté de se développer sur le plan social et
économique en s’appuyant sur ses propres valeurs culturelles.
8-2-Réseautage de la communauté adja du Bénin autour
du commerce
Le peuple adja est un peuple vivant en majorité au Bénin et au Togo.
Ce peuple a mis sur pied au fil des années un réseau puissant pour
favoriser le développement et l’épanouissement de ses membres.
Depuis la nuit des temps, le peuple adja est un peuple qui avait pour
activité le commerce. Cette activité a développé chez les membres de
cette communauté une culture de l’entreprenariat qui s’est perpétuée
de génération en génération. Dans les années 2000, ils ont commencé
à s’implanter un peu partout sur l’ensemble du territoire du Bénin et à
l’étranger notamment en Côte d’ivoire, au Togo et au Nigéria. Comment
peut-on donc expliquer leur succès sur le plan du commerce ? Ayant le
sens des affaires, beaucoup allaient travailler au Nigéria et épargnaient
suffisamment. Dès leur retour au Bénin, ils choisissaient une localité
jugée favorable et encore moins développée sur le plan commercial. Ils
s’y installaient et développaient leur activité notamment le commerce
de divers, tous les produits manufacturés, les produits de récoltes et
123
le vin de palme produit localement. Les premiers installés comprirent
qu’ils tenaient une opportunité d’aider leur communauté en organisant
l’activité et l’élargissant à d’autres membres de la communauté. Le
principe est simple. Celui qui veut rentrer dans le système et qui est
de la communauté se rapproche de l’un des membres qui a déjà son
commerce.
Une signature de contrat de deux à trois ans est signée et marque le
début de l’apprentissage. C’est donc par le système d’apprentissage que
le cercle s’est élargi. A la fin de chaque mois, le patron s’engage à lui
verser une somme d’environ 10000 FCFA à 15000 FCFA non compris le
logement, l’alimentation, la santé et l’habillement. Pendant ces deux ou
trois années, l’apprenti épargne sous forme de tontine et dispose d’un
capital suffisant pour ouvrir sa propre boutique après une cérémonie de
libération. Le but de l’apprentissage est d’apprendre au nouveau les bases
du commerce, les rouages du commerce et le préparer suffisamment à
affronter les défis dans la corporation. L’apprenti à la fin maitrise très
bien l’économie locale, peut expliquer les différentes fluctuations de
prix. Il connait parfaitement le circuit d’approvisionnement en produit
et le circuit de distribution. Il dispose de suffisamment d’informations
pour lui permettre de tenir dans le commerce. En ce qui concerne la
détermination et l’harmonisation des prix des produits, un système de
collecte et de circulation de l’information a été mise en place. Lorsque
le prix d’un produit augmente ou diminue chez le fournisseur ou les
fournisseurs, toute la communauté à l’information et ceci permet à
chacun de revoir le prix de vente du produit à la hausse ou à la baisse.
Dans ce commerce, le produit phare est la vente du vin de palme qui est
très prisé par la population et qui est très rentable. Ce produit phare est
mis en avant pour attirer les clients qui découvrent d’autres produits
dont ils ont besoin. Une stratégie bien pensée mise en place par la
communauté est la diversification de leurs sources de revenus.
124
En effet, les affaires ne sont pas toujours florissantes à cause des crises
économiques, de la morosité économique. Ils ont donc associé au
commerce, l’agriculture. Lorsqu’ils sont dans une localité, ils font une
demande pour avoir des terres cultivables et ils produisent les matières
premières comme le maïs, le manioc, le niébé, le riz. Cette diversification
leur permet de régler la question de la consommation alimentaire
domestique et de vendre le surplus. Cette stratégie permet de rendre
durable le commerce et d’accroitre leur richesse. Cette pratique a donc
continué à se perpétuer et aujourd’hui cette communauté tient une part
non négligeable du commerce sur toute l’étendue du territoire béninois
et est même implantée dans d’autres pays de la sous-région.
Depuis quelques années, ceux qui ne respectent pas le principe de
l’apprentissage et qui vont directement ouvrir leur commerce tombent
dans un piège et s’en relèvent difficilement. En effet, lorsque vous passez
par le système, il a été mise en place un système de solidarité pour vous
soutenir en cas de faillite ou de mauvaise santé de votre commerce. Les
membres se cotisent pour vous soutenir sous forme de dons, de prêts
en espèce ou de prêt en nature pour vous permettre de vous relever.
Lorsqu’un des membres est fournisseur de produit, il vous permet
de prendre le produit, de le vendre avant de rembourser. Ce système
permet aux commerçants de la communauté de résister aux crises
économiques et rester longtemps dans l’activité. Cette expérience se
transmet donc de génération en génération. La valeur fondamentale
de cette organisation repose sur la solidarité, la confiance mutuelle. Au
sein de la communauté, des tontines sont organisées pour permettre
aux membres d’agrandir leur commerce.
125
8-3-La communauté des ambassadeurs du
développement : un outil de développement personnel,
de bienêtre et de réussite intégrale
Les ambassadeurs du développement regroupés dans un forum appelé
Forum International des Ambassadeurs du Développement (FIAD)
est une merveilleuse communauté composé d’hommes et de femmes
de plusieurs nationalités à travers le monde et partageant des valeurs
qui conduisent chacun individuellement et collectivement à la réussite
intégrale dans tous les domaines de la vie.
L’outil principal de cette association est le coaching intégral qui n’est
rien d’autre que le processus idéal pour aider chacun à retrouver son
identité originelle, découvrir le côté ensoleillé de sa vie et s’y investir
pour pouvoir vivre le meilleur dans tous les domaines.
Le regroupement des ambassadeurs du Développement a fait ses
preuves par l’impact positif, le changement radical constaté et les
nombreux témoignages. Si l’association FIAD arrive à impacter le
monde c’est surtout à cause la noblesse de sa vision qui se traduit en
ces termes « travailler à l’édification d’un monde pacifique en forgeant
chez ses membres, des traits de caractères solides et positifs, ainsi que le
sentiment d’appartenance à une citoyenneté, non seulement au niveau
de la communauté, de la ville et du pays, mais aussi à l’échelle mondiale
».
Les ambassadeurs basent leur œuvre et leur réussite intégrale sur la
foi en Dieu ; la fraternité humaine ; la capacité transformatrice des
individus ; le respect de la loi ; l’importance de la personne humaine
; la noblesse de servir l’humanité. Cette organisation est dévouée à la
personne humaine qu’il s’agisse de ses membres ou sympathisants.
Aujourd’hui elle a des membres qui pullulent chaque pays du monde.
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Elle est représentée sur presque tous les continents et les prouesses
qu’elle fait dans la vie des membres mais également des sympathisants
sont légions. Elle maintient un contact permanent et productif avec
ses membres et sympathisants à travers des outils comme les Tonus
matinaux, les rencontres hebdomadaires ou mensuelles en présentielles
ou en lignes selon le cas, la clinique de la santé, les ateliers de paroles
transformatrices. Tous ces éléments étant comme des canaux pour
distiller de bonnes vibrations, des connaissances de longues années
de recherches à caractère scientifique qui garantissent à quiconque
l’applique, la santé parfaite, la prospérité, le bonheur, tous les bons
de ce monde. Au plan mondial, ces ambassadeurs se retrouvent à une
rencontre unique au monde : Le sommet mondial des ambassadeurs
du développement. Ce rendez-vous annuel est un rendez-vous
divin et évocateur de la puissance identitaire de la communauté des
ambassadeurs du développement. Les ambassadeurs du développement
sont donc des élus de Dieu et vivent un bonheur à nul autre pareil en
application des outils mis à leur disposition.
Les valeurs partagées par les ambassadeurs du développement les
rendent si fort que rien ne peut perturber leur paix intérieure. Cette
communauté fait rêver n’est-ce pas ? Il y a-t-il un autre rêve plus grand
que celui-où chaque membre est privilégié et protégé par le destin, où
chaque membre a une santé parfaite, où chaque membre a une relation
harmonieuse en couple, où chaque membre a une relation épanouie
avec ses enfants, où chaque membre réussit dans les affaires, dans son
emploi et devient de plus en plus riche, où chaque membre est un
leader dans sa communauté, où chaque membre connait son identité
et l’utilise pour impacter positivement son environnement ?
Le dispositif mis en place est scientifique et quiconque est ambassadeur
de développement et applique aura les mêmes résultats.
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Le rêve américain et européen tant vanté est-il encore nécessaire pour
sortir de la précarité et vivre le bonheur parfait ? En faisant une analyse
approfondie de l’idéologie occidentale et en la comparant aux richesses
identitaires africaines, on se rend compte de la richesse culturelle
intarissable des peuples africains. Cette richesse est d’une diversité
hors du commun et peut changer complètement la donne mondiale si
chacun et tous en prenait conscience.
Le forum des ambassadeurs du développement est une alternative
crédible à une société déstructuré et en perte de valeurs, dans la misère
alors qu’elle est riche matériellement et immatériellement. Imaginons
alors un monde où des dizaines ou centaines de millions de personnes
décident de devenir ambassadeurs de développement, que se passerat-il ? On s’attendra à un bouleversement positif du monde, à une
propagation des valeurs comme la foi en Dieu ; la fraternité humaine ; la
capacité transformatrice des individus ; le respect de la loi ; l’importance
de la personne humaine ; la noblesse de servir l’humanité. On vivra
dans un monde avec plus de santé, plus de bonheur dans les couples,
une meilleure éducation des populations dans tous les domaines de
vie, une meilleure relation entre les parents et les enfants, des leaders
plus éclairés, une réussite et un bonheur parfait, des nations de plus en
plus riches où les citoyens respectent les lois de la république pas par
obéissance mais épris des valeurs de patriotisme.
Nous pouvons rêver de ce monde et le rêve ne sera pas trop grand tant
que nous nous accrochons à la valeur la plus fondamentale qui est la foi.
Le modèle de communauté des ambassadeurs du développement est
un modèle unique parce qu’elle est sans distinction de sexe, de religion,
d’ethnie, de nationalité, d’idéologie politique.
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Cette diversité d’origine combinée aux valeurs communes offre un atout
formidable et une communauté où le libre arbitre est le maitre mot et
où l’amour de soi est placé au cœur de toute chose. L’ouverture d’esprit
des ambassadeurs du développement, la meilleure connaissance et
appropriation de l’identité culturelle des différents peuples à travers le
monde constituent une force à l’édification d’une communauté unique.
Dans cette dernière, les liens qui unissent les différents peuples sont plus
fort que les divergences car le dénominateur commun est le bonheur
dans un monde de paix, de santé parfaite, de prospérité sans fin, bref de
réussite intégrale de vie.
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CONCLUSION
Cette thèse a montré comment la structuration des différentes
communautés à travers le monde a fait d’elles des communautés où
les membres partagent de vraies valeurs conduisant à une réussite.
Plusieurs types de communautés existent et leurs structurations
diffèrent en fonction des cultures. Le point commun entre ces
différentes communautés est la mise en place et le respect de valeurs qui
constituent le socle de leur réussite. Toutes ces communautés sont très
bien organisées avec une structuration hiérarchique avec des leaders
éclairés qui gardent la dragée haute et conduisent leur peuple vers le
bien être tant recherché. Certaines communautés sont plus avancées
que d’autres. Certaines communautés ont malheureusement été
déstructurées suite à l’esclavage, à la colonisation et à l’avènement de
la mondialisation. Ce qui a créé un retard important à rattraper. Mais
avec de nouvelles formes de communautés qui se créent ces dernières
décennies, une nouvelle ère s’ouvre. Cette thèse, loin de placer le
communautarisme comme la solution clé en main, essaie de ressortir
les avantages du communautarisme dans un monde en perte de valeurs
et d’identité. Le communautarisme à la forme des ambassadeurs du
développement constitue-t-il une ouverture à l’édification d’un monde
meilleur où chaque membre est heureux et épanoui ? Répondre à cette
problématique constituerait une avancée significative dans la quête du
bonheur.
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