NOUVEAUX REGARDS SUR LA CULTURE L’EVOLUTION D’UNE NOTION EN ANTHROPOLOGIE Denys CUCHE1 Revue “Sciences Humaines”, n°77, novembre 1997. Jusque récemment, les ethnologues attribuaient à la culture le rôle de gardien des traditions immémoriales et de creuset des différences entre les peuples. Mais cette conception patrimoniale est aujourd’hui battue en brèche : bien souvent, c’est au contact des autres que se font les cultures. Qui n’a pas entendu parler de la culture riche et originale des Dogon, peuple qui vit dans les montagnes de Bandiagara au Mali. Leur mythologie, leurs rites, leur architecture, leurs arts et leur vision propre du monde rendus célèbres par Marcel Griaule sont aujourd’hui l‘objet d’un tourisme culturel organisé. Et pourtant, il y a moins d’un siècle, l’appellation “Dogon” était encore inconnue dans la littérature ethnographique, et aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, les habitants de ces montagnes étaient appelés Habbe Tombo ou Kibse. De nos jours, lorsqu’un Dogon descend dans la plaine pour y vivre, il abandonne là-haut ses ancêtres, ses autels et ses rites. Or en 1997, la majorité des Dogon vit dans la plaine et ne pratique plus guère la “culture Dogon”, sauf lorsque des visiteurs se présentent. Aussi JeanChristophe Huet, auteur d’une étude récente sur les villages de Bandiagara, est-il en droit de se demander s’il a jamais existé une ethnie Dogon propriétaire d’une culture Dogon. Selon lui, l’”ethnie Dogon” serait formée de vagues successives de populations fuyant l’oppression des Mossi, puis celle des Peuls esclavagistes. Le mode de vie Dogon, dont il montre d’ailleurs les variations locales importantes, serait une adaptation au “mode de vie montagnard”, plutôt qu’une tradition précieusement conservée. La formation de la “culture Dogon” serait en somme tributaire des regards successifs portés par les voisins, puis par les ethnologues, sur ces réfugiés montagnards. Cette histoire, dont l’issue reste ouverte, traduit bien quelquesunes des interrogations qui pèsent sur l’usage, le sens et la nature de la notion de “culture”. Pendant longtemps, on y a vu surtout le moyen commode de désigner le patrimoine et l’héritage d’objets, de modes de pensée et de comportements qui donnent son identité à un groupe humain et à ses membres : la culture serait ce qui me fait Anglais, Papou ou Kabyle. Aujourd’hui, cet enchaînement n’est plus recevable, les traditions qui n’en sont pas, les différences qui s’effondrent ou se construisent, les mélanges qui apparaissent au grand jour font que l’idée de “culture” prend un nouveau sens. La culture, au lieu d’être la 1 Laboratoire d'ethnologie de la Sorbone, Université Paris-V et CERIEM-G.D.R. CNRS, "Migrations internationales et relations interethniques". Il a publié récemment La Notion de culture dans les sciences sociales, éditions La Découverte, coll "Repères", 1996. 1 cause de l’identité collective, devient sa conséquence et son produit, elle n’est pas un système clos ni une tradition à conserver, mais une construction sociale en constant renouvellement et dont une des fonctions est de garder constamment les frontières d’une collectivité particulière. L’influence du culturalisme Défini il y a à peine plus d’un siècle par Edward Tylor (1871), le concept scientifique (c’est-à-dire descriptif et non normatif) de culture n’a jamais cessé d’être réexaminé et repensé. Surtout utilisé dans le champ de l’ethnologie, il a épousé les aléas de l’histoire de cette discipline. Il a été en particulier tributaire de la façon dont l’ethnologie envisageait les sociétés dites “primitives”. Pendant longtemps, on a surtout pensé qu’elles ne devaient leur survie qu’à un sens aigu de la conservation de traditions éminemment locales. Héritier de la philosophie romantique allemande et de sa conception particulariste, le courant culturaliste américain a influencé durablement l’usage du mot culture. Dans un article publié en 1917, l’ethnologue Alfred Kroeber définit la culture comme une sorte de “super-organisme” indépendant des personnes et des rapports sociaux qui les unissent ou les opposent, sorte de réalité supérieure qui détermine la conduite des individus. Cette façon de voir, largement partagée dans les années 30, présente la culture comme une sorte de patrimoine transmis héréditairement de génération en génération, ne souffrant que de modifications mineures. Parfois, cette hérédité culturelle est pensée sur le mode de l’hérédité génétique. On parlera de la culture comme étant une “deuxième nature”. L’idée commune à ces conceptions est que l’individu ne peut pas plus échapper aux déterminations de sa “nature culturelle” qu’à celles de sa nature biologique. Dans cette acception, le mot culture est un simple euphémisme de celui de “race”, très utile pour camoufler la portée idéologique du discours raciste depuis que la crise scientifique a rejeté les théories raciales du comportement humain. Sous des apparences anodines, certaines expressions peuvent être très ambiguës. Par exemple, dire de quelqu’un, à propos de sa façon d‘agir, comme on l’entend souvent : “C’est sa culture” au sens de : “Il n’y peut rien”, revient à nier cet individu comme sujet, à le considérer comme simple “porteur” d’une culture. Une autre représentation héritée des ethnologues pèse sur la manière commune dont on se figure une culture comme une entité séparée des autres par des frontières bien nettes. Chaque culture est réputée constituer une unité discrète, aisément identifiable et distincte des autres. Seul le contact des cultures pourrait venir altérer la “pureté originelle” de chaque culture particulière. Ce schéma, largement répandu, s’accompagne généralement d’une vue pessimiste des processus d’acculturation, qui sont perçus comme autant d’altérations d’une culture authentique. Cette conception doit en fait beaucoup aux méthodes employées par les ethnologues. L’ethnologue est un chercheur de terrain, qui 2 s’adonne à l’observation rapprochée d’une population spécifique, généralement restreinte, considérée comme représentative d’une culture (celle des Jivaro, des Soninké, des Hmong ou des Bretons). Il est naturel que le chercheur soit porté à exagérer l’originalité de la culture particulière qu’il étudie, cette originalité affirmée garantissant du même coup celle de ses propres recherches. Mais l’originalité, érigée en principe, peut aboutir à ce que l’on nomme le “relativisme ontologique”’, idée selon laquelle les cultures sont des réalités incomparables entre elles, incommensurables les unes par rapport aux autres. Les ethnologues qui ont soutenu ce point de vue semblent avoir été directement influencés par leur objet d’étude : l’ethnocentrisme étant un trait universellement partagé, tout groupe humain tend à voir sa culture comme profondément originale. Cette originalité revendiquée est l’expression de son identité. Tout Français, par exemple, est plus ou moins habité par l’idée que la gastronomie est un intérêt typiquement “de chez nous”, et que la cuisine française est la “première du monde”. Cette réaction est un phénomène social normal, un mécanisme de défense collectif bien connu des psychologues sociaux. Cependant, confondre le niveau de la réalité vécue avec celui de l’analyse peut conduire à des positions idéologiques comme le différentialisme, éloge naïf de la différence culturelle considérée comme un absolu dans le meilleur des cas, reconnaissance condescendante de la différence dans d’autres versions, comme cette forme réactionnelle qu’observait Geza Roheim : “Vous êtes complètement différents de moi, mais je vous pardonne “ (1); voire même, dans sa version extrémiste, assignation à la différence : Vous êtes différents de nous, restez-le”, autrement dit : “Restez à votre place!”. Une autre voie dans laquelle s‘est engagée en particulier l’anthropologie diffusionniste a été la décomposition des cultures en “traits” techniques, symboliques et sociaux : le portage sur la tête, la culture sur brûlis, le rite de la couvade, le monothéisme, l’immolation de veuves ou le mariage avec la fille de l’oncle maternel. L’accumulation, aussi exhaustive que possible des “traits culturels” permettait, pensait-on, de définir une culture particulière. Cette voie, toutefois a été progressivement abandonnée, les anthropologues ont pris conscience qu’une culture n’est pas un ensemble d’éléments juxtaposés, mais un système dont les différents composants sont interdépendants. Ce qui compte donc prioritairement pour le chercheur, c’est de faire apparaître la logique du système, autrement dit ce qui lie les éléments les uns aux autres. En d’autres termes, ceux de Ruth Benedict par exemple, c’est cherche la configuration, le modèle (le “pattern”) qui organise l'ensemble en un tout cohérent (2). Ainsi, selon R.Benedict, la vie sociale des Indiens Pueblo est marquée, dans toutes les manifestations de la vie courante, par le sens de la mesure, et organise le comportement de chacun de ses membres. Celui des Kwakiutl, de la côte occidentale de l’Amérique du Nord est, en revanche, couramment caractérisé par la violence. Là encore, une intuition pertinente a abouti, à force d’être systématisée, à une position théorique rigide et discutable. De l’idée d’un tout présentant une certaine cohérence, on est passé notamment avec Malinowski - à l’idée que toute culture serait un système en équilibre stable (3). La critique, déjà adressée au fonctionnalisme naïf, consiste à rappeler que cette proposition aboutit à une tautologie : si tout élément dans une culture est 3 “fonctionnel”, répond à une nécessité, alors toute culture fonctionne bien par définition. L’anthropologie fonctionnaliste semble avoir été victime d’une illusion d‘optique, due, dans ce cas aussi, aux conditions de travail de terrain. En effet, même si l’ethnologue séjournait durablement au milieu du groupe observé, la durée du terrain restait marginale par rapport au temps de l’histoire vécue de ce groupe. La plupart du temps, l’ethnologue n’avait pas la possibilité d’observer directement de changements culturels importants comme par exemple l’émergence d'un royaume. S’il en observait, malgré tout, il les attribuait généralement aux contacts avec l’extérieur, chaque peuple étant supposé avoir une tendance naturelle à conserver ses traditions. Absorbé par la recherche d’un “modèle” sous-jacent à la culture qu’il étudiait, l’observateur ne réalisait pas toujours que ce modèle ne devait sa cohérence qu’à ses propres analyse, beaucoup plus qu’aux exigence propres à la culture du groupe étudié. Une notion abstraite Ces conceptions de la culture ont été critiquées par l’anthropologue britannique Radcliffe-Brown: il les qualifiait de ‘“réifications d'abstraction” (4). Une culture, en effet, n’est pas une réalité concrète. Ce qui existe, expliquait RadcliffeBrown, ce ne sont pas des cultures, mais des êtres humains liés les uns aux autres par une série illimitée de relations sociales. En conséquence, la culture ne préexiste pas aux individus : ce sont les individus qui la produisent collectivement, qui organisent symboliquement leur existence. Une culture est une production historique, qui connaît des évolutions, des transformations, voire des mutations, liées à plusieurs facteurs. L’ethnologue Margaret Mead (5) a développé l’idée que chaque individu “interprète” le “modèle” que lui transmet le groupe auquel il appartient en fonction de son histoire singulière et de sa personnalité. Ces interprétations individuelles, en apparence peu différentes les unes des autres, produisent des variations souvent peu repérables prises une à une, mais dont la somme génère un réajustement quasi permanent de la culture collective. Cette proposition, qui semble évidente dans les sociétés modernes, est tout aussi vraie pour les cultures apparemment plus conservatrices que les ethnologues fréquentent. Ralph Linton, autre anthropologue culturaliste, insistait sur le fait que, dans toute société, il existe des places différenciées liées au sexe, à l’âge, au statut social. C’est donc aussi à travers ces déterminations que les individus interprètent la culture qui leur est présentée (6). Chaque individu, même s’il n’en a pas conscience, n’a qu’une vue limitée de la culture globale de sa société; il ne peut la saisir qu’à partir de la place à laquelle il se trouve de par son statut. Décrire une culture implique donc d’admettre une pluralité de points de vue sur les mêmes faits. Comment se construit une culture? Le courant théorique de l’interactionnisme symbolique, développé par les sociologues de l’Université de Chicago dès la fin des années 30, a beaucoup contribué à la critique de l’idée de la culture comme une sorte de patrimoine qui préexisterait aux 4 pratiques des individus et leur conférerait a priori du sens. En s‘attachant à décrire finement les représentations et les pratiques de petites communautés marginales, sinon déviantes (jeunes délinquants des bas quartier, immigrés, travailleurs clandestins, musiciens de dancings), ils ont mis en valeur deux idées : d’une part qu’une culture nouvelle peut naître d’un certain rapport social, et d’autre part qu’elle s’élabore quotidiennement dans les interactions collectives et individuelles. Les individus ne peuvent donc pas être considérés comme des marionnettes jouant une partition préétablie. Howard Becker a décrit, en 1963, la communauté des musiciens de dancing de Chicago. On y voit des acteurs sociaux qui créent eux-mêmes, dans l’interaction, les règles, les conventions et les représentations qui organisent et donnent sens à leur existence collective. Les créant eux-mêmes, ils peuvent aussi les réviser, les faire évoluer, les transformer, ce qui justifie en grande partie le changement culturel. Les interactions sont individuelles, mais elles se réalisent au sein de rapports sociaux. L’anthropologie dynamiste, celle d’Edmund R.Leach (7) ou encore celle de Georges Balandier (8) s’est employée à montrer comment l’existence des cultures dépendait d’une histoire collective liée à des enjeux de pouvoir et à des luttes sociales. La cohérence relative dont est dotée une culture n’est, dans cette perspective, que la “résultante” à un moment donné, de l’ensemble des forces qui s’exercent dans la société. Chaque système culturel peut être considéré comme un agencement provisoire, jamais parfaitement homogène, marqué par un certain anachronisme (les différentes pièces de l’agencement ne datant pas de la même époque). On pensera par exemple, aux différentes “strates” aristocratiques et libérales qui constituent ce mixte qu’est la “culture britannique”, ou bien encore au mélange de conformisme social et d’innovation technique qui caractérise les Japonais, etc. C’est ce qui confère un caractère problématique à toute culture, mais aussi une réelle plasticité. Cette nouvelle façon de traiter les cultures a d’autres conséquences. Pas plus qu’il n’y a de frontières “naturelles” entre les sociétés, il n’y a de frontières clairement établies entre les cultures. Aussi, un ethnologue spécialiste de l’Afrique, Jean-Loup Amselle, a-t-il proposé de substituer une approche “continuiste” à l’ancienne approche “discontinuiste (9). Toute culture étant le produit d’une série d’interactions sociales, on peut affirmer que les cultures sont de proche en proche interdépendantes et en continuité les unes avec les autres. Analyser une culture particulière implique de reconstituer et d’évaluer l’histoire de ses relations avec les cultures environnantes. A considérer les choses ainsi, on se rend compte que les frontières entre les cultures sont floues et mouvantes. Où commence et où s’arrête telle ou telle culture particulière? La question n’appelle pas de réponse concrète. Comme le soulignait Claude Lévi-Strauss, “une même collection d’individus, pourvu qu’elle soit objectivement donnée dans le temps et dans l’espace, relève simultanément de plusieurs systèmes de culture : universel, continental, national, provincial, local, etc. et familial, professionnel, confessionnel, politique, etc...” (10). L’acculturation permanente 5 Si on admet que toutes les cultures communiquent et s’interpénètrent, on est conduit, comme le proposait Roger Bastide, à repenser la question de l’acculturation. L’acculturation - l’adoption par un groupe d’éléments de culture différente - n’est pas un phénomène occasionnel, secondaire, ni récent dans l’histoire des sociétés humaines. C’est un phénomène universel et constitutif des cultures; il n’y a pas, par conséquent, d’un côté les cultures “pures” et de l’autre les cultures “métisses”. Toutes sont à des degrés divers des “mixtes”. Il y a souvent plus de continuité entre deux cultures qui sont en contact prolongé qu’entre les différents états d’un même système culturel pris à des moments distincts de son évolution historique. Il en résulte que la discontinuité culturelle est sans doute plus marquée dans le temps que dans l’espace. De nombreuses études, notamment le travail dirigé par l’historien Eric Hobsbawn sur l’Europe (11) montrent que l’ancienneté des traditions est souvent reconstruite et répond à des intérêts idéologiques actuels. Ainsi, la plupart des Anglais seraient surpris d’apprendre que les voeux royaux de Noël au pays ont été institués en 1932 et que la plupart des règles de l’apparat royal ne remontent pas au-delà de la fin du XIXe siècle. Dans les moments de rupture, le discours de la continuité n’est qu’une “idéologie de la compensation” (12). Pour illustrer cette dernière remarque, on pourrait évoquer les fondamentalismes culturels et religieux qui réactivent systématiquement des croyances et des pratiques plus ou moins tombées en désuétude ou n’ayant jamais vraiment existé sous cette forme. On peut aussi mentionner nombre de pratiques symboliques caractéristiques des groupes de migrants paysans, éloignés de leur communauté villageoise d’origine et qui veulent signifier par ces pratiques que l’exil n’a en rien modifié leur comportement. Pour maintenir le lien social avec la communauté paysanne, on affirme symboliquement la continuité culturelle, comme par exemple dans le geste de l’émigré kabyle qui, à chaque retour au village à l’occasion de ses congés, renonce au costume citadin, rend aussitôt visite à ses champs, à son bétail et à sa parentèle, puis paraît à l’assemblée des hommes et à la mosquée (13). Autre exemple, lui aussi significatif, celui de ces paysans portugais immigrés en région parisienne qui font venir une bonne partie de leur alimentation quotidienne de leur village au Portugal auquel ils sont reliés par une navette automobile hebdomadaire. Manger comme au pays, manger les produits du pays, c’est affirmer que tout continue comme avant, malgré l’expatriation. Du village, on fait même venir les pommes de terre! Il y a là un symbole fort d’attachement à la terre nourricière originelle, expression de la fidélité culturelle (14). Toutefois, même dans les cas cités ici, la continuité est plus symbolique que concrète : elle n’est possible que pour certaines pratiques symboliques sorties de leur contexte, alors qu’insensiblement l’ensemble du système culturel des immigrés se transforme profondément au contact de la société d’accueil. Si toutes les cultures méritent la même attention et le même intérêt de la part de l’observateur, cela ne permet pas d’en conclure qu’elles on toutes le même degré de reconnaissance sociale. Aussi, serait-il inconséquent de passer d’un relativisme méthodologique à un jugement de valeur relativiste. Les cultures ne sont pas indépendantes des rapports sociaux, qui sont presque toujours des rapports inégalitaires. Dans la mesure où il n’y a de 6 cultures réelles que celles qui sont produites par des individus ou des groupes qui occupent des positions inégales, les cultures des différents groupes se trouvent plus ou moins en position de force (ou de faiblesse) les unes par rapport aux autres. L’analyse doit donc prendre en compte la hiérarchie qui existe de facto entre les cultures et qui résulte de la hiérarchie entre les groupes sociaux appartenant à un même espace social. Cependant, dans ce type d’analyse, il faut éviter les interprétations par trop réductrices, comme celle, par exemple qui suppose que le groupe socialement le plus fort est toujours en mesure d’imposer son ordre (culturel) au groupe le plus faible. Les rapports de domination culturelle, comme l’ont montré Claude Grignon et JeanClaude Passeron (15) ne se laissent pas saisir par l’analyse de la même façon que les rapports de domination sociale. Ce qui fait qu’une culture dominée n’est pas forcément une culture aliénée, les groupes socialement subalternes n’étant pas dépourvus de ressources culturelles propres. Même le plus faible ne se trouve jamais totalement démuni dans la confrontation culturelle. La prise en compte des facteurs sociaux dans la formation des systèmes culturels a conduit, ces vingt dernières années, à un réexamen du concept de culture. Une culture est dorénavant comprise comme un ensemble dynamique, plus ou moins (mais jamais parfaitement) cohérent. Les éléments qui la composent, parce qu’ils proviennent de sources diverses dans le temps et dans l’espace, ne sont jamais totalement intégrés les uns aux autres. Autrement dit, il y a du “jeu” dans le système. Ce jeu est l’interstice dans lequel se glisse la liberté des groupes et des individus pour “manipuler” la culture. Aussi, plutôt que de recourir à la notion trop statique de “structure”, comme le fait Lévi Strauss, pour analyser un système culturel, on peut préférer, comme le suggère Roger Bastide, utiliser les notions de “structuration”, “déstructuration et “restructuration” qui prennent en compte la dynamique du système. La culture est en effet une construction qui s’élabore à tout instant à travers ce triple mouvement (16). Comment changent les cultures L’effort que fait chaque groupe pour se distinguer des autres est aussi un des facteurs importants du changement culturel. Fredrick Barth, dans un article resté célèbre (17) a montré comment des groupes voisins, géographiquement et culturellement proches, tendaient à accentuer leurs différences culturelles pour consolider leurs “frontières ethniques”. Paradoxalement, plus deux groupes ethniques sont proches l’un de l’autre, plus ils peuvent être conduits à exagérer les traits culturels qui les différencient. C’est pourquoi, contrairement à ce qui est parfois admis, les contacts n’engendrent pas nécessairement une uniformisation culturelle. A l’inverse, ils provoquent souvent une exacerbation des différences. La culture est ainsi utilisée pour affirmer une identité ethnique. Pour défendre son identité menacée, un groupe ethnique n’hésite pas à manipuler sa “tradition” pour la faire apparaître comme absolument originale. Ces observations amènent à remettre en cause l’idée que les différences cultures produisent les identités collectives. Bien souvent, on assiste à l’effet inverse. Certaines pratiques spécifiques jouent le rôle de procédure de différenciation 7 culturelle. Aussi, l’identité d’un groupe ethnique ne se définit pas par la totalité des éléments de sa culture, mais par ceux qui sont utilisés par ses membres pour affirmer et maintenir une différence. Toute culture est sans cesse travaillée par des rapports sociaux internes et externes. Admettre cela, c’est renoncer à l’emploi de la notion de “culture d’origine” pour désigner la culture des migrants. En effet, aucune culture transplantée ne peut rester identique à elle-même. L’oeuvre de Roger Bastide, spécialiste des cultures noires des Amériques, est consacrée à la démonstration de cette loi sociologique. Les Africains, déportés comme esclaves dans les Amériques, n’ont eu d’autres alternatives que d’inventer de nouveaux modèles culturels, à la fois syncrétiques et originaux : cultes et musiques lucumi à Cuba, candomblé, macumba et batuque au Brésil, perçus à tort comme authentiquement africains. Certains esclaves du Brésil, une fois émancipés, ont entrepris dès le XVIIIe siècle un retour à la terre africaine, mais n’ont pu renouer comme rien ne s’était passé, avec la “culture d’origine”, pas plus qu’ils n’ont pu transposer purement et simplement, dans leur milieu africain, leur culture afro-brésilienne. Dans cette nouvelle situation, ceux qu’on appelle encore en Afrique “les Brésiliens” ont progressivement élaboré un nouveau mixte culturel s’exprimant, par exemple, dans des festivités appelées boi (boeuf en portugais) au Nigeria, burrinha (ânesse) au Dahomey, dérivées de danses bien connues au Brésil (bumba-meu-boi, Rancho (18). Dans l’évolution des systèmes culturels des populations migrantes, le cadre du pays d’accueil joue un rôle déterminant. Des immigrés issus de la même région connaissent des évolutions culturelles sensiblement différentes selon le pays d’accueil. Dominique Schnapper a montré que les Italiens ayant immigré en France et aux Etats-Unis ont évolué de manière très dissemblable (19). En France, compte tenu du “centralisme culturel” imposé par l’Etat et de la politique d’entrave à la formation de communautés ethniques, les Italiens ont été contraints d’abandonner leurs normes communautaires. Ils n’ont pu affirmer une certaine spécificité culturelle que dans la sphère privée familiale, elle-même en évolution, gagnée par la recomposition des rôles masculins et féminins. Aux Etats-Unis en revanche, le modèle national du “fédéralisme culturel” a permis la formation de communautés culturelles pouvant même jouir d’une reconnaissance politique, regroupées dans des quartiers. La structure communautaire de la vie quotidienne favorise l’expression publique d’une culture partagée, italo-américaine, à travers des pratiques proprement communautaires religieuses, festives, vestimentaires, consommatoires, etc. qui comptent socialement plus que les pratiques familiales. Considérer la culture comme un construit et non comme un donné ne permet pas de conclure que chacun est libre de s’inventer une culture à la demande; Toute culture est une construction collective liée à des situations sociales concrètes dans lesquelles sont impliqués, indépendamment de leur volonté, ceux qui s’en réclament. La production de chaque culture est un phénomène, en grande partie inconscient. L’individu, même s’il participe nécessairement comme acteur social à l’élaboration de la culture, n’est pas libre de choisir sa culture ni de changer de culture au gré de ses humeurs. Réduire la culture à n’être qu’une 8 sorte de panoplie qu’on pourrait endosser ou rejeter, comme tendent à le faire les auteurs qui confondent “cultures” et “styles de vie” (ou “sociostyles”), c’est appauvrir considérablement le concept et revenir à un état de l’analyse culturelle caractérisé par l’ignorance de l’importance déterminante des rapports sociaux. Notes (1) Geza Roheim, Psychanalyse et Anthropologie (trad.franc.), Paris, Gallimard, 1967, p.416 (1ère éd. en anglais, 1950). (2) Ruth Benedict, Echantillons de civilisations (trad.franc.), Paris, Gallimard, 1950 (1ère ed. en anglais, 1934). (3) Bronislaw K.Malinowski, Une théorie scientifique de la culture (trad.franc.), Paris, Maspero, 1968 (1ère éd. en anglais, 1944). (4) Alfred R.Radcliffe-Brown, “On Social Structure”, Journal of the Royal Anthrop. Institute, vol.70, 1940. (5) Margaret Mead, Moeurs et sexualité en Océanie (trad.franc.), Paris, Plon (coll : “Terre humaine”) 1963 (1ère éd. en anglais 1928 et 1935). (6) Ralph Linton, Le Fondement culturel de la personnalité (trad.franc.), Paris, Dunod, 1959 (1ère éd. en anglais, 1945). (7) Edmund R.Leach, Critique de l’anthropologie (trad.franç.), Paris, PUF, 1968 (1ère ed. en anglais 1967). (8) Georges Balandier, Sens et Puissance, Paris, PUF, 1971. (9) Jean-Loup Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990). (10) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p.325. (11) Eric Hobsbawm ed; The Invention of Tradition, Cambridge University Press, 1983. (12) Roger Bastide, “Continuité et discontinuité des sociétés et des cultures afro-américaines, Bastidiana, n°13-14, janv-juin 1996, p.77-88 (texte inédit de 1970). (13) Abdelmalek Sayad, ”Les trois âges”de l’émigration algérienne en France”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°15, 1977, p.59-81. (14) Maria Beatriz Rocha Trindade, ‘“Structure sociale et familiale d’origine dans l’émigration au Portugal”, Ethnologie française, VII n°3, 19787, p.277-286. (15) Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le Populaire, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989. 9 (16) Roger Bastide, La causalité externe et la causalité interne dans l’explication sociologique”, Cahiers internationaux de sociologie, n°21, 11956, p.77-99. (17) Frederick Barth, “Les groupes ethniques et leurs frontières (trad.franç) (1ère ed. en anglais, 1969) in Ph.Poutignat et J.Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995, p.203-0249. (18) Roger Bastide, “L’intégration des Brésiliens en Afrique”, Bstidiana, n°13-14, janv-juin 1996, p.29--58 (texte inédit de 1968). (19) Dominique Schnapper, ‘“Centralisme et fédéralisme culturels : les émigrés italiens en France et aux Etats-Unis”, Annales E.S.C. sept 1974, p.1141-1159. 10 LES THEORIES DE LA CULTURE Culture ou civilisation Au XVIIIè siècle le mot “culture” désigne en France, l’accès à l’éducation lettrée et est associé à l’idée de progrès universel. L’encyclopédie de Diderot définit la culture comme l’accès de l’individu à la civilisation. Ce sens se conservera en France durant tout le XIXè siècle; En Allemagne en revanche, le philosophe Johan G.Herder (Une autre philosophie de l’histoire, 1774) inaugure une conception plus particulariste de la culture qu’il identifie au “génie national”. Les poètes Schlegel et Novalis renchérissent : la culture, ce sont les moeurs, le style et les goûts propres à un peuple. Elle peut, en ce sens, être opposée aux productions de la raison et à la science. Première définition scientifique En 1871, l’anthropologue britannique E.B.Tylor définit la culture comme “l’ensemble des habitudes acquises par l’homme en société”. Il y inclut donc toutes les compétences techniques, symboliques et sociales développées par les sociétés humaines et se propose de les classer sur une échelle évolutive. La culture un fait social Entre 1895 et 1922, Emile Durkheim et Marcel Mauss théorisent l’enracinement social des représentations et des pratiques culturelles. “La civilisation d‘un peuple n’est rien d’autre que l’ensemble des ses phénomènes sociaux (M.Mausss, Année sociologique,1901). Les différences culturelles sont le reflet de différences institutionnelles (et non morales ou intellectuelles). Frans Boas : père du relativisme Franz Bioas (1858-1942) dissocie l’étude des races de celle des cultures. Contre lévolutionnisme, il affirme qu’aucune culture n’est plus développée qu’une autre. Il traite chaque culture commme une synthèse originale, dotée d’un “style”, qui s‘exprime à travers la langue, les croyances, les coutunes, l’art et constitue un tout. Le monde est divisé en aires culturelles. La culture forge la personnalité Aux Etats-Unis, le culturalisme de Boas donne naissance à une approche psychologique des cultures. La culture est ce qui permet à l’individu de s’intégrer à une société donnée. Elle s’exprime à travers des conduites et des attitudes types. On peut faire correspondre une “personnalité de base” à chaque culture (Ralph Uhton, Le Fondement culturel de la personnalité, 1936. 11 La culture et ses fonctions Bronislaw Malinowski (1884-1942) développe l’idée que dans une culture chaque élément a une fonction, comparable à celle d’un organe dans un corps vivant, et répond à un besoin (Une théorie scientifique de la culture, 1944). A.R.Radcliffe Brown décrira ces besoins en termes de cohésion et de reproduction sociale. (Structure et fonction dans les sociétés primitives, 1952). Sous-culture et contre-cultures Les sociologues américains qui étudient les communautés urbaines et les migrants montrent comment des classes sociales, des groupes marginaux, des communautés ethniques développent des sous-cultures ou des contre-cultures au contact d’une culture dominante (Howard Becker, Outsiders, 1963). La culture comme structure Pour Claude Lévi-Strauss (Anthropologie structurale, 1958), les productions culturelles, aussi diverses soient-elles, obéissent à des règles de construction communes, qui sont des “structures mentales universelles”, de caractère abstrait (oppositions binaires, permutations, commutations). Les cultures humaines sont des variations sur les mêmes thèmes, toutes égales et de même valeur intellectuelle (Race et histoire, 1952). Culture et milieu : le néo-évolutionnisme Influencée par les théories néo-évolutionnistes, l’écologie culturelle (Julian Stewart, Theory of culture Change, 1955) tente de rendre compte de traits ou de modèles culturels à partir des contraintes du milieu naturel. Il s’agit rarement de cultures considérées dans leur ensemble, mais de modes de subsistance, de types d’organisation (bandes, tribus, royautés) ou de pratiques rituelles spécifiques (sacrifices, anthropophagie). (Marvin Harris, Cannibales et Monarques, 1979). Constructivisme : les cultures en marche Les études de contact et de changement culturel amènent, dans les années 70, une révision de la notion de culture. Selon Fredrik Barth (Les groupes ethniques et leurs frontières, 1969), les cultures se construisent au contact des autres et servent à poser des limites entre les groupes. Pierre Bourdieu (La Distinction, 1979) décrit les “cultures de classe” comme des outils de différenciation. La culture apparaît de plus en plus comme un élément de stratégie (pas forcément consciente) des acteurs sociaux, surtout s’ils sont engagés dans des luttes sociales ou politiques. En conséquence, la notion d’identité tend à expliquer celle de culture. 12