«Bien à vous»

Telechargé par Grégory Pietquin
«Bien à vous», vraiment?
BERTINI MARIE-JOSEPH Marie-Joseph Bertini maître de conférences (sciences de
l'information et de la com-munication) à l'université de Nice-Sophia Antipolis.
Avez-vous bien remarqué à quel point la formule «Bien à vous» a envahi
nos fins de messages et autres courriels pluriquotidiens ? Comme si
l'époque tout entière s'adonnait à ce vice impuni : pécher par antiphrase.
Comme si, plus que jamais, il fallait faire mentir ces quelques mots qui
rituellement précèdent pour le meilleur et pour le pire nos encombrants
paraphes.
Oubliées pourtant les assurances de considération plus ou moins
distinguée qui masquent le souverain mépris que nous éprouvons pour le
destinataire de notre missive, enfoncées les «salutations» qui n'ont de
respectueuses que le nom, distancés les secs et brefs «cordialement» de
moins en moins cordiaux qui ont parsemé le bas de nos pages. Quant aux
sentiments si peu éprouvés, mais si fort brandis, ils ne trouvent plus grâce
qu'aux yeux des septuagénaires déjà depuis longtemps sur le banc de
touche. Pour ne rien dire des «Votre dévoué» qui moisissent au fond des
études de notaires de province, abandonnés de tous ou presque.
Non, c'est dans le rituel «Bien à vous»,«Bien à toi» que se reconnaissent
désormais les ambiguïtés de notre temps. Mais que signifie-t-elle donc,
cette étrange formule récurrente qui se fraie un passage dans une société
obnubilée par l'individualisme et l'indépendance ? Apparue il y a peu de
temps, elle prend aujourd'hui sa vitesse de croisière, notamment grâce
aux courriers électroniques qui la démultiplient en nous obligeant à saluer
nos divers interlocuteurs plusieurs fois par jour. Si l'on part du principe
maintes fois vérifié qu'une formule de politesse exprime l'envers de la
pensée de son auteur, qu'elle fonctionne comme un masque social auquel
nul, ni l'émetteur ni le destinateur n'offre foi, alors quid de la nouvelle
venue ?
Par un effet de miroir bien connu, plus on la lit, plus elle paraît bienvenue
sous la plume. De proche en proche, elle se répand comme une onde
pacifique et apaisante. Choquante au premier abord (comment écrire une
locution pareille ?), elle opère peu à peu, onction routinière et paisible de
nos incessants échanges.
Avant tout, ne pas bouder son plaisir : celui de voir se créer devant nos
yeux de nouveaux usages, en temps réel ou presque. Car il ne s'agit pas
ici d'utiliser une formule éculée dont personne n'interroge plus les tenants
ni les aboutissants, mais bien plutôt d'assister en direct à la naissance
d'un rite social fondateur : la formule de politesse. Une politesse qui, plus
que jamais, affirme sa fonction primordiale : arrondir les angles, polir les
aspérités, abraser le réel pour le restituer sous une forme où le poétique
et le politique se confondent.
Qu'est-ce donc qu'être poli aujourd'hui ? D'abord rassurer et non plus
assurer. A la place des «Veuillez croire», et des «Recevez l'assurance», le
«Bien à vous» prend soin de débuter par un mot réconfortant entre tous.
Car enfin on n'écrit pas «A vous» (ou «A toi») qui sonnent trop vrai et
peut-être trop faux en même temps, mais «Bien à vous».
Rassurer, persuader, masser, détendre, optimiser le temps de cerveau
disponible, materner l'autre, telle est la fonction de ce premier mot. Et
puis derrière, tout de suite, sans attendre, voici l'offrande suprême, le rite
oblatif qui dans les termes impose l'idée d'une dépossession de soi tout
entière tournée vers l'autre et sa satisfaction espérée : c'est à toi
qu'appartiennent mes actes et mes pensées, à vous que je destine mes
secrètes influences, à votre cause que je me rends sans plus hésiter. Dans
ton combat, sache-le tu n'es plus seul ; me voilà soldat de ton armée des
ombres. Quoique tu puisses croire, semble nous dire la bienfaisante
formule, je t'assure que je suis de ton côté.
Les historiens et sociologues Norbert Elias et Erving Goffman ont su
montrer que le souci et l'expression de la politesse relèvent de stratégies
sociales essentielles qui organisent et régulent nos interactions. Dans des
sociétés fortement hiérarchisées comme l'était la nôtre jusqu'ici, les
formules de politesse sont des marqueurs de féodalité sociale exigeant de
repérer finement parmi toutes les expressions possibles celle qui paraît la
mieux adaptée à la nature et au rang de son interlocuteur.
A ce titre, celles-ci sont en prise directe avec les reconfigurations et les
recompositions de notre société. Pacifique mais aussi égalitariste,
s'adressant indifféremment à tous, «Bien à vous» en devenant la formule
la plus utilisée sur support électronique tend à officialiser cette
horizontalisation et cette déhiérarchisation des rapports sociaux amplifiées
par l'usage des réseaux numériques. A vieux supports, vieilles formules :
les missives en papier gardent la trace des anciennes déférences tandis
que nos fugaces courriels tissent la trame des modernes appartenances.
Mais que peut signifier «Bien à vous» dans un monde où l'on prétend ne
plus appartenir qu'à soi-même ? Où l'individu prime sur le groupe et la
liberté sur toutes les formes de conditionnement ? Quoi d'autre, sinon que
feindre demeure la vertu sociale par excellence, que la simulation est la
pierre angulaire du vivre-ensemble, que notre «asociale sociabilité» (Kant)
est le reflet de nos plus intimes contradictions ?
En d'autres termes, «Bien à vous» s'entend moins comme une promesse
que comme une affirmation ironique et distante se jouant des fausses
proximités comme des vraies dépendances. Les nouveaux régimes de
politesse ont sans doute de beaux jours devant eux.
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