Villani - La pensée 'symbolique' comme mobile et enjeu d'une liquidation

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LA PENSÉE “SYMBOLIQUE” COMME
MOBILE ET ENJEU D'UNE LIQUIDATION
Arnaud VILLANI
Comme il y a des poĂštes maudits,
il y eut des penseurs maudits,
et ce furent les Sophistes.
Gilbert Romeyer Dherbey
Les Sophistes
Si l'on veut répondre assez exactement à la question
« Pourquoi avons-nous tué les Sophistes ? » (et rien,
aprĂšs la synthĂšse de Romeyer Dherbey, ne permet de tenir
le fait pour contestable), cette liquidation comme symptĂŽme
met en jeu dans l'histoire de la pensée des ressorts et des
intĂ©rĂȘts si vastes qu'ils permettent de redessiner l'image de
la pensĂ©e et la dĂ©finition de la philosophie elle-mĂȘme. Pour
répondre à cette question de responsabilité, j'ai pris le
risque d'une hypothĂšse. Les Sophistes seraient les derniers
représentants, et sur plusieurs passages obligés (le statut de
la vérité, du temps, du discours, du concept, du
multiple...), des remparts d'un type de pensée en lutte avec
un antagoniste qui gagne du terrain. Les faire sauter,
ç'aurait été non seulement faire triompher un nouveau type
de pensée, mais encore, en laissant imaginer que le type
éliminé n'avait en réalité aucune consistance, imposer l'idée
que la philosophie, dĂšs l'origine et jusqu'Ă  son
achÚvement, n'est constituée que d'un seul type de pensée.
L'enjeu de l'hypothĂšse d'une philosophie
symbolique
Le terme “symbolique” a reçu son statut scientifique des
recherches de Mauss sur le don, de Bataille sur l'Ă©conomie
de dépense, de Gernet sur l'eranos et le proto-droit, de
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Weblen sur les classes de loisir. Pour résumer cet acquis
objectif,
on peut dire que, dans la logique de l'Ă©change
symbolique, deux éléments affrontés ne font qu'un,
deviennent inséparables, ne cessent de se monter en
puissance par surenchÚre, écartant toute logique linéaire de
gain, produisant de l'incommensurable. En outre, en
reléguant les reconstructions hasardeuses du prémer-
cantilisme, l'Ă©change symbolique montre Ă  l'Ă©vidence la
nécessité, dans l'histoire de la pensée, de respecter les
hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©s irrĂ©ductibles. De mĂȘme que l'enfant, le
primitif,
l'archaĂŻque ou l'occidental moderne, pensant tous
systématiquement, voient leurs visées et leurs postulats
diverger au point que ce qui est Ă©vident Ă  l'un reste Ă©tranger
Ă  l'autre, de mĂȘme il faut bien se garder d'entrer dans
Parménide avec des réflexes platoniciens, dans
Kierkegaard ou Nietzsche avec des réflexes kantiens. On
ne saurait alors produire que des images virtuelles des
philosophes, images qui ont égaré l'histoire de la
philosophie grecque en faisant négliger la physis, oublier le
rĂŽle Ă©minent de la mĂȘtis, prendre HĂ©raclite pour un
mobiliste ou Parménide pour un pur logicien. Dans la suite,
j'essaie
de montrer que, sous le nom de pensée
symbolique, on peut tenter de donner cohérence et
systématicité à ce qui constitue l'hétérogénéité
présocratique. Mais, ainsi définie, cette pensée n'a cessé de
produire des résurgences, entre autres chez les romantiques
allemands (Hölderlin, Novalis), et jusque chez Nietzsche et
Deleuze, de sorte qu'on peut se demander si l'effort
philosophique par excellence n'est pas précisément le grand
Ă©cart consistant (ce serait trĂšs net chez Hegel) Ă  harmoniser
deux pensées inconciliables, c'est-à-dire à en préserver
l'inconciliabilité dans une harmonia à bords vifs, qui
favorise la tenue unaire.
Or, nous voici précisément sur l'autre bord du
symbolique, celui oĂč le symbolon grec, avec sa totalitĂ©, sa
faille, son échange impur et asymétrique, consonne avec le
symbole théologique ou analytique : tentative
hémorragique de signifier l'imprésentable et l'irrepré-
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sentable, coprĂ©sence de l'infini et du fini, oĂč ils Ă©changent
leurs places et leurs qualités. Ainsi triplement défini, le
symbole nous permet d'abord de saisir un caractĂšre
constant de la premiĂšre philosophie grecque. Comme la
tragédie présente le symbole souffrant de l'homme/dieu, de
la loi réservée du genos et de la loi publique de la Cité, du
“tout savoir” et du “ne pouvoir rien”, les Sages
potentialisent l'inconciliabilité de la pensée et de la vie, et
voulant dire “rien de trop”, ne disent pas plus que deux
mots ; les premiers présocratiques cherchent les principes,
qui,
conservant quelque chose du mythe, soient pourtant
pleinement des concepts ; ils ne sont pas seulement des
penseurs, mais, comme l'avait compris Nietzsche, de
« belles possibilités de vie » ; Héraclite forge son
harmonie ajointant par discord, Empédocle son symbole
amour/haine, tous persuadés qu'ainsi, construisant des
corps de pensée, ils rivalisent dans la pensée avec les corps
concrets. Et mĂȘme de philosophe Ă  philosophe, les
symboles ne manquent pas. Ainsi, le refus d'accumuler le
savoir chez Socrate s'oppose aux Ă©crits de Platon et Ă  sa
confiance dans l'ascÚse indéfinie de la dialectique, mais la
condamnation de l'Ă©crit chez Platon s'oppose Ă  raffinement
indéfini de la technique dialogique chez Socrate. La force
du symbole, secrĂšte et Ă©nigmatique, continuera de
s'affirmer mĂȘme chez Platon, dans la colonne lumineuse
aux multiples emboĂźtements harmoniques (RĂ©publique,
Livre X).
Pourtant, passé une certaine époque, on doit bien se
rendre Ă  l'Ă©vidence : symbole, harmonie, phusis, mĂȘtis,
secret, retenue, refus d'accumuler... ne se rencontrent plus
qu'à l'état de traces, déjà incomprises, dépassées. Mais
l'Ă©volution, au lieu de se faire partout sans heurt, a dans
certains cas pris l'allure d'une lutte dans la théorie, et plus
précisément d'une rupture comme liquidation. Une pensée
consistante Ă©tant immortelle, on ne peut la faire disparaĂźtre
qu'en la liquidant, la liquéfiant, comme soudain se perd
une riviÚre, promise à résurgence. Liquider veut dire : faire
passer une pensée pour une autre, supposer de la continuité
lĂ  oĂč il n'y en a pas, destituer la place de l'autre. Au
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moment mĂȘme oĂč le symbole aurait pu et dĂ» devenir un
schÚme de référence, la pensée du Trop ou de
l'incommensurable se fait “souffler” par son antagoniste, et
le symbole se racornit en beau mythe (Androgyne). Il est
alors essentiel de rassembler la série des liquidations pour
les comparer, comme s'il s'agissait de repérer un serial
killer : liquidation du continent de l'intelligence rusée, du
poikilos, du kairos, de la physis, de l'harmonie, du
symbole et de ce Tout particulier qui reste compatible avec
des parties antagonistes. Liquidation d'HĂ©raclite, de
Parménide, des Mégariques, des Sophistes, des Cyniques.
Toutes ces liquidations pointent alors vers un unique
coupable. Et le plus beau, c'est qu'il a avoué. Mais dans
son aveu, il a diaboliquement masqué d'un seul geste (le
« tour de main » de Nietzsche), toutes ces liquidations en
série.
Platon avoue en effet le parricide de Parménide. Il
transgresse l'interdit sur le non-ĂȘtre, le dĂ©finissant comme
l'autre que l'ĂȘtre. Mais lĂ  oĂč ParmĂ©nide maintenait un sens
ontologique, (plus qu'Ă©vident par le fragment IV), la
transgression platonicienne fixe et confirme le statut
dĂ©sormais uniquement logique de l'ĂȘtre. Essayons de
restaurer, en relisant la fin du Prologue, le fragment IV, la
fin du fragment VIII, les fragments IX et XVI, un sens
purement ontologique de l'ĂȘtre parmĂ©nidien. L'ĂȘtre n'a pas
de contraire car tout est, soit par lui-mĂȘme, soit qu'on le
pense ou qu'on le nie. Cela dĂ©finit une compacitĂ© de l'ĂȘtre
qui dĂ©pend de ce que tout a de l'ĂȘtre, tout mĂ©rite d'ĂȘtre, y
compris la crasse, la boue, le poil. Le vrai travail
philosophique consiste alors à débrouiller les difficultés du
réel vivant en gardant constamment à l'esprit la rÚgle que
tout est. Cela revient alors Ă  ne rien liquider par l'effet
d'une dichotomie. Ce qui l'atteste, dĂšs le Prologue, c'est le
rÎle contrasté de gomphos, le coin qui écarte, et péroné, la
cheville qui tient ensemble, pour expliquer, techniquement
autant qu'ontologiquement, comment tient (l'essentiel
verbe echein) une porte. Mais cette porte elle-mĂȘme a le
rĂŽle,
symbolique s'il en est, de laisser passer
alternativement et selon une stricte égalité les filles du jour
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et les filles de la nuit qui se partagent l'espace imparti. Ce
sera de nouveau sur l'exemple du jour et de la nuit que sera
montrée l'erreur des mortels (fin du fragment VIII) : on
n'a pas à faire du jour une entité légÚre, brillante,
dominante (“ayant voix au chapitre”), tandis que la nuit
devrait ĂȘtre lourde, inexperte, muette. Ces couples, pour
celui qui possĂšde la rĂšgle permettant de les respecter,
garantissent Ă  l'ĂȘtre de « tenir partout Ă  l'ĂȘtre » et de
posséder cette plénitude lisse et ronde qui, depuis
ParmĂ©nide, n'a cessĂ© de caractĂ©riser l'ĂȘtre.
Profitant de cette ambiguïté dont, indéniablement, joue
aussi Parménide entre l'identité comme tenue unaire, et
l'identité tautologique, Platon confirme l'interprétation
logistique, verrouillant Parménide en position basse, cette
position qui choquait tant un Nietzsche : Parménide
exsangue, un grec présocratique héraut de l'abstraction la
plus désincarnée ! Et déplaçant l'interdit, Platon donne
moyen de faire en toute bonne conscience ce que, semble
t-il, Parménide suppliait précisément qu'on ne fasse pas :
scinder le corps compact (démas, fin du fragment VIII) du
réel en multipliant les effets manichéens de la dichotomie.
DĂšs lors est banalisĂ©e, et mĂȘme requise, l'opĂ©ration
hautement interdite par la pensée symbolique : entre a et b,
Ă©liminer l'un des termes par l'hyper-valorisation de l'autre.
Cohérence et consistance de la pensée
symbolique
Avant de vérifier si, chez les Sophistes, il y a bien des
indices de la présence d'une pensée symbolique, ce qui
constituerait un motif sérieux de leur élimination, il nous
faut d'abord tenter de constituer cette pensée selon sa
consistance, afin de faire entendre en quoi et pourquoi elle
pourrait constituer un danger.
Un aspect systématique et consistant passe non
seulement par le fait que les éléments de la symbolicité
peuvent constituer une synergie, mais encore par ceci qu'ils
se laissent déduire les uns des autres, et admettent un
caractĂšre central et moteur, Ă  la fois fondement et fin. Or,
l'accent porté sur le « tout-ensemble » dans la pensée
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