DÉSOBÉISSONS À L’UNION EUROPÉENNE ! DÉSOBÉISSONS À L’UNION EUROPÉENNE ! Version actualisée (2014) Première publication : Fayard/Mille et une nuits, Série Les Petits Libres (Livre 73), 9 mars 2011. © 2014, Aurélien Bernier. Tous droits réservés. Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur. ISBN : 978-2-9548334-1-5 DU MÊME AUTEUR Essais Les OGM en guerre contre la société, Mille et une nuits, 2005 Le climat, otage de la finance, Mille et une nuits, 2008 Ne soyons pas des écologistes benêts, Mille et une nuits, 2010 (avec Michel Marchand) Comment la mondialisation a tué l'écologie, Mille et une nuits, 2012 La gauche radicale et ses tabous, Seuil, 2014 Nouvelles Transgénial !, Mille et une nuits, 2006 (avec Michel Gicquel) Les mondes d'après, Golias, 2011 (collectif) Les 13 meilleures façons de faire faillite, Du fil à retordre, 2013 (collectif) Pour contacter l'auteur : http://abernier.vefblog.net Pour Eugénie, ma belle relectrice... INTRODUCTION En l'espace de cinq ans, de 2005 à 2009, le mythe de l'Union européenne solidaire, pacifique et progressiste s'est totalement effondré. Le 19 juin 2004, les chefs d’État et de gouvernements des pays membres de l'Union européenne adoptaient le « Traité établissant une Constitution pour l'Europe » (TCUE). Ce texte, qui devait remplacer le traité européen alors en vigueur – celui de Nice, signé en 2001 – marquait une accentua9 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! tion des politiques néolibérales et leur donnait une valeur constitutionnelle. Dans dix pays, sa ratification était soumise à référendum : au Danemark, en Espagne, en Irlande, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Pologne, au Portugal, en République tchèque, au Royaume-Uni et en France. Le 20 février 2005, l'Espagne acceptait le TCUE à 76,73 %, mais avec une participation très faible (42,32 %). À la veille du référendum français, sept autres pays avaient ratifié le texte par voie parlementaire : l'Autriche, la Grèce, la Hongrie, l'Italie, la Lituanie, la Slovénie, et la Slovaquie. Malgré cela, et en dépit d'une incroyable propagande politico-médiatique en faveur de son adoption, le peuple français choisit de dire « non ». Le 29 mai 2005, à la suite d’un débat politique d’une rare intensité, il rejetait l'ultralibéralisme européen à 54,68 % des suffrages exprimés, avec une participation de 69,34 %. Trois jours plus tard, le 1er juin, les Pays-Bas enfonçaient le clou en dégageant une 10 INTRODUCTION large majorité contre le TCUE (61,60 %). Ce résultat enterrait définitivement le « traité constitutionnel » européen. Pourtant, dès 2007, les dirigeants de l'Union européenne rédigeaient un nouveau texte, le traité de Lisbonne, qui reprenait quasiment toutes les dispositions du TCUE et le faisaient ratifier par les vingt-sept États. Dans le seul pays où la voie référendaire était imposée par la Constitution, l’Irlande, les citoyens l'ont refusé par 53,40 % des voix le 12 juin 2008. Balayant d’un revers de main le suffrage universel, le gouvernement a fait revoter le peuple. À force de propagande et de concessions, le « oui » l’emporta lors du deuxième scrutin organisé le 2 octobre 2009. En décembre de la même année, en pleine crise financière, le traité de Lisbonne entre en vigueur. Pour la plupart des citoyens, l'Union européenne tombe le masque : cette construction politique qui était censée les protéger les mène 11 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! finalement au chaos, et s'affranchit volontiers de la démocratie lorsque la démocratie ne lui convient plus. S'il s'agit pour beaucoup d'une révélation, ce n'est pas une nouveauté pour autant. Dès ses balbutiements, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la construction européenne est la construction d'une vaste zone de libre échange et de libre concurrence ouverte sur les États-Unis. La Guerre froide et les Trente Glorieuses (1945-1973) amènent les grandes puissances économiques à concéder des compromis sociaux aux salariés, mais la construction européenne retrouve sa vraie nature dans les années 1980, lors du « tournant ultralibéral ». En 1986, l'Acte unique préparé par le socialiste français Jacques Delors renforce les orientations libre-échangistes du grand marché communautaire et prépare la dérégulation des secteurs publics. En 1992, le traité de Maastricht instaure l'Union européenne et lance la création d'une union monétaire : les États renoncent à leurs monnaies nationales, qui seront 12 INTRODUCTION remplacées au tournant des années 2000 par une monnaie unique contrôlée par une Banque centrale européenne (BCE). Ces politiques, inspirées parfois jusqu'à la caricature des thèses ultralibérales, font illusion jusqu'au milieu des années 2000. Mais le voile se déchire quand l'adoption forcée du traité de Lisbonne se combine avec une démonstration grandeur nature de l'incompétence des élites européennes : la crise de la dette souveraine. Les politiques eurolibérales ont conduit de nombreux pays à accumuler les déficits et les dettes publics : la libre circulation des capitaux interdisant de fait la taxation des grandes fortunes et des profits des grandes entreprises, l’Union européenne empêche les États de faire face au besoin croissant de financement, notamment dans les domaines de la santé, des retraites, de l’éducation ou de l’environnement. Quand ils ne sont pas acquis à ces mesures, les gouvernements sont contraints de procéder à des privatisations, de faire 13 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! payer le citoyen ou de réduire le service public, trois options qui reviennent sensiblement au même. S’ils ne consentent pas à pratiquer l’« austérité », celle-ci leur est de toute façon imposée par les marchés financiers qui ne leur accordent des prêts que s’ils adoptent l’orthodoxie budgétaire. Plus la dette et les déficits d’un État sont importants, plus l’emprunt est nécessaire, plus celui-ci est coûteux et plus l’austérité est douloureuse. Depuis 2007, plusieurs États font des entorses au fameux critère de Maastricht qui interdit en principe tout déficit budgétaire dépassant les 3 % du Produit intérieur brut (PIB). Mais la facture de ces dépassements est toujours acquittée par les peuples. En 2008 et 2009, la crise des subprimes née aux États-Unis d’un excès d’endettement privé 1 crée une situation nouvelle. Les plans « de sauvetage » des banques et « de relance » de l'économie décidés par les gouvernements ont nettement amplifié le déficit et la dette des États : le déficit public moyen dans la zone 1 La dette des ménages et des entreprises. 14 INTRODUCTION euro a été multiplié par plus de trois entre 2008 et fin 2009, passant de 2 % à 6,3 % du PIB, tandis que la dette publique passait de 66 à 78,7 % du PIB entre 2007 et fin 2009. Pour les combler, les États empruntent sur les marchés financiers (banques, fonds de pension, fonds mutuels, hedge funds…) ; fragilisés financièrement, ils se mettent à la merci des spéculateurs et des agences de notation. Cet endettement excessif déclenche la crise de la « dette souveraine » dans l’Union européenne2. Elle commence en Grèce, quand le gouvernement annonce qu’il sera en défaut de paiement, puisqu’il ne pourra rembourser un emprunt de 8,5 milliards d’euros arrivant à échéance le 19 mai 2010. Immédiatement, les taux d’intérêt sur les emprunts de l’État grec se mettent à monter. Le 22 avril 2010, les emprunts à dix ans sont assortis d’un taux d’intérêt de 8,8 %, presque trois fois 2 La dette « souveraine » est la dette d'un État ou d'une banque centrale. Elle peut être constituée de crédits bancaires, de prêts accordés par d'autres États ou de titres d'emprunts émis par le Trésor public (obligations) éven tuellement échangeables sur les marchés. 15 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! supérieur à celui que paye l’Allemagne. Avec ce coût prohibitif, le gouvernement grec ne peut plus emprunter sur les marchés financiers. Comme les statuts de la Banque centrale européenne lui interdisent de prêter directement aux États et que les traités stipulent qu’il est exclu, pour prévenir toute « distorsion de concurrence », d’aider un État par des transferts de fonds, l’Union européenne doit inventer de toute urgence un dispositif pour contourner ces obstacles. En avril 2010, elle crée un système hybride, constitué de prêts consentis par des États membres de la zone euro à la Grèce, et d’un recours au Fonds monétaire international (FMI). Au total, sur trois ans, 110 milliards d’euros sont prêtés à Athènes, dont 30 milliards apportés par le FMI. Avant l’échéance du 19 mai 2010, le gouvernement grec reçoit une enveloppe de 20 milliards d’euros qui lui permet d’éviter le défaut. Mais cette « aide » ne relève en rien de la solidarité entre États européens : elle assure d’abord et avant tout les banques et les investisseurs qu’ils sauveront leurs mises. En contrepartie, sur l'année 16 INTRODUCTION 2010, le gouvernement augmente la taxe sur la valeur ajoutée de 2 %, relève les taxes sur les carburants, le tabac et les alcools, gèle les pensions de retraite des fonctionnaires et des salariés du secteur privé, réalise des coupes drastiques dans les treizième et quatorzième mois des salariés du secteur public3. Après cet épisode désastreux, les marchés ne se calment pas pour autant, bien au contraire. Leur « inquiétude » se porte sur les pays les plus fragilisés, et les taux d’intérêt se mettent à grimper pour l’Irlande, le Portugal et l’Espagne, conduisant à un plan de « sauvegarde » de 750 milliards d’euros décidé lors d’un sommet européen tenu à Bruxelles du 7 au 9 mai 2010. Un « fonds de stabilisation », le Fonds européen de stabilité financière (FESF), est créé par les ministres européens des Finances dans la nuit de 9 au 10 mai afin de « soutenir » les États en difficultés. Doté à l'origine de 440 milliards d'euros, il voit ses capacités d'action 3 « La Grèce annonce un plan d'austérité de 4,8 milliards d'euros », Le Monde, 3 mars 2010. 17 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! augmenter au fil des mois : possibilité de racheter des obligations sur les marchés, émission de titres de créances, participation au sauvetage des banques... Ce fonds ne peut intervenir pour « soutenir » un État qu'avec l'accord unanime des pays membres de la zone euro, et l’État en question doit négocier un programme « d'assainissement budgétaire » avec la Commission européenne et le Fonds monétaire international. La méthode et les recettes ne sont pas nouvelles : il s'agit ni plus ni moins de Plans d'ajustement structurels, ces réformes économiques ultralibérales dictées par le FMI aux pays du Sud les plus endettés. Le FESF est complété par un Mécanisme européen de stabilité financière (MESF), doté de 60 milliards d'euros et placé sous l'autorité de la Commission européenne. Après la Grèce, l’Irlande appelle l'Union européenne à l'aide et obtient un « soutien » en novembre 2010. En décembre 2010, le gouvernement irlandais présente son budget 2011, d'une austérité sans précédent. Les réductions des dépenses touchent en priorité les retraites dans la fonction 18 INTRODUCTION publique et les prestations sociales, tandis que deux milliards d'euros de rentrées fiscales seront obtenus en abaissant le plancher d'imposition et en baissant les crédits d'impôt4. Le 11 juillet 2011, les États membres de l'Union européenne signent un traité établissant un Mécanisme européen de stabilité (MES) : l'objectif est de réunir le FESF et le MESF au sein d'un seul outil. La première réunion de cette nouvelle organisation intergouvernementale a lieu le 8 octobre 2012, et l'Allemand Klaus Regling, un ancien économiste du FMI, est nommé directeur général du MES. Pour obtenir une « aide » du MES, un État doit accepter des conditions d'austérité renforcées, qui figurent dans un autre texte adopté le 2 mars 2012 : le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). Durcissant les « critères de Maastricht », le TSCG limite drastiquement le déficit et l'endettement des États et pose le principe de l'équilibre 4 « Budget d'austérité sans précédent en Irlande », La Tribune, 8 décembre 2010. 19 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! ou de l'excédent des budgets des administrations publiques, ce qui les oblige à couper sévèrement dans leurs dépenses. Afin d'éviter de recourir à l'aide extérieure, certains gouvernements en difficultés démultiplient par anticipation les politiques de rigueur. Le Portugal adoptait en mars 2011 un « programme de stabilité et de croissance » qui procédait à des coupes budgétaires dans la fonction publique et qui augmentait de nombreuses taxes. Ce ne fut pourtant pas suffisant : en avril 2011, le gouvernement portugais dirigé par le socialiste José Socratès en appelait au FESF et au FMI. L'austérité se poursuivit, et sur la seule année 2012, le pouvoir d'achat du peuple portugais chuta de 6 %. En Espagne, le gouvernement de gauche dirigé par José Luis Zapatero adoptait en mai 2010 un plan d'austérité correspondant à 1,5 % du PIB du pays. Les salaires du secteur public étaient baissés, et en mai 2011, l'âge du départ à la retraite était repoussé de deux ans, à 67 ans. Fin 2012, le 20 INTRODUCTION taux de chômage avoisinait les 25 %, et celui des moins de 25 ans culminait à 55 %. Le 12 mars 2013, le Parlement européen approuvait à une large majorité deux projets de règlement, surnommés « Two pack », dont l'objectif est de contrôler encore plus strictement les États en difficultés et d'encadrer l'élaboration des budgets nationaux. Le projet de règlement « établissant des dispositions communes pour le suivi et l'évaluation des projets de plans budgétaires et pour la correction des déficits excessifs dans les États membres de la zone euro » prévoit que chaque État de la zone euro devra communiquer à la Commission européenne, chaque année, les projets de « plan budgétaire annuel », de « plan budgétaire à moyen terme », et de « loi budgétaire relative aux administrations publiques ». La Commission adopte « si nécessaire » un avis sur les projets budgétaires, qui est ensuite examiné par les ministres de l'Eurogroupe. En cas de déficit excessif, un État peut être placé sous 21 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! « surveillance plus étroite » : il doit alors fournir des rapports intermédiaires sur sa situation et suivre pas à pas les recommandations de la Commission visant la « correction du déficit excessif ». Chaque gouvernement doit également mettre en place « un conseil budgétaire indépendant chargé de surveiller la mise en œuvre des règles budgétaires nationales », le terme « indépendant » signifiant indépendant du pouvoir politique, mais pas du pouvoir économique. Grâce à ce « Two pack », l'Union européenne et les lobbies financiers mettent officiellement sous tutelle budgétaire les élus des peuples. Soumis à des politiques de restriction sans précédent et témoins de la mise en pièces du processus démocratique, les citoyens perçoivent de mieux en mieux l'ignominie de l’Union européenne. Sa frénésie ultralibérale permet aux banques ayant provoqué la crise de prospérer grassement, impose l’austérité aux peuples et laisse détruire l’emploi grâce aux politiques de libre 22 INTRODUCTION échange. L'absence de solidarité entre États qui résulte de la libre concurrence renforce le pouvoir de prédation des marchés financiers. Les citoyens ont conscience d'être abandonnés, laissés à la merci du FMI et de ses politiques de rigueur ou à celle des capitalistes chinois rachetant les ports grecs pour assurer le développement de leur commerce à l'international5. Cet abandon des peuples est chèrement payé dans les urnes. En 1979, lors des premières élections du Parlement européen au suffrage universel, l'abstention était de 37 %. Vingt-cinq ans plus tard, en 2004, elle atteignait 54,5 %. Ce triste record est battu en 2009 : à l’exception des trois États où le vote est obligatoire (la Belgique, la Grèce et le Luxembourg), le taux européen d'abstention s'établit à 57 %. Des sommets sont atteints dans les pays de l'Est (80,4 % en Slovaquie, 79,1 % en Lituanie, 75,5 % en Pologne, 72,6 % en Roumanie, 5 En 2008, l'armateur chinois Cosco obtenait, pour 500 millions d'euros, la concession pour 35 ans de deux terminaux de conteneurs du port grec du Pirée. En septembre 2013, l'entreprise annonçait la construction d'un troisième terminal. 23 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! 71,8 % en République tchèque et en Slovénie) mais la situation est également catastrophique chez les adhérents de longue date : 59,5 % en France, 63 % au Portugal, 63,5 % aux Pays-Bas, 65,7 % au Royaumeuni. Cette non-participation n’exprime pas un désintérêt pour « l’Europe », mais bien un rejet des mesures libérales. En effet, lorsqu’une véritable question politique est posée et sérieusement débattue, comme en 2005 avec le référendum français sur le Traité constitutionnel, les citoyens s’expriment : lors de ce scrutin, le taux d’abstention était de 30,66 %, soit près de deux fois moins que pour les élections du Parlement un an avant et quatre ans après. Puisque les politiques européennes s'imposent aux États et qu'elles semblent irréversibles, la crise politique dans l'Union aggrave également l'abstention aux scrutins nationaux. Là encore, elle culmine dans les pays de l'Est (58,28 % aux élections législatives roumaines de décembre 2012, par exemple), mais elle 24 INTRODUCTION n'a jamais été aussi élevée en France (42,78 % aux législatives de juin 2012) et progresse même dans les pays où le vote est obligatoire (10,78 % aux législatives belges de juin 2010). L'extrême droite, enfin, tire avantage de la situation grâce à ses positions anti-européennes. Lors du renouvellement du Parlement européen en juin 2009, elle progresse dans plusieurs pays. En Italie, la Ligue du Nord passe de 4,96 % en 2004 à 10,22 % en 2009, doublant presque son nombre de députés. En Autriche, les deux partis d'extrême-droite totalisent 30,4 % des voix. Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders, en lutte contre l’immigration et l’Islam, arrive en seconde position avec 17 % des voix. Au Royaume-Uni, le British National Party dépasse les 5 % et gagne son premier siège à Strasbourg. En Hongrie, le parti nationaliste et xénophobe Jobbik, récolte 14,77 % des voix et trois sièges de députés. 25 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! Aux scrutins nationaux, on retrouve le même phénomène de montée et de banalisation de l'extrême droite. Le 17 avril 2011, le parti des Vrais finlandais obtient 19,10 % des voix et 39 députés aux élections législatives. Un an plus tôt, Jobbik réalisait 16,67 % des suffrages exprimés en Hongrie, ce qui lui donnait 26 sièges au Parlement. En France, le Front national de Marine Le Pen ne gagne que deux députés lors des législatives de juin 2012, mais totalise 13,60 % des voix, soit plus de trois millions et demi de bulletins. L'extrême droite est en position de force en Autriche (11 % des voix et 21 sièges pour l'Alliance pour l'avenir de l'Autriche), en Italie (8,3 % des voix pour la Ligue du Nord en 2008 auxquels s'ajoutaient 2,43 % pour La Droite – Flamme tricolore), aux Pays-Bas (10,10 % des voix et 15 députés pour le Parti de la liberté), en Belgique (7,76 % des voix et 12 sièges pour le Vlaams Belang, anciennement Vlaams Block), en Bulgarie (7,30 % des voix et 24 sièges pour l'Union nationale 26 INTRODUCTION Attaque) et en Grèce (6,97 % des voix et 21 sièges pour le parti néo-nazi Aube dorée). Sans le désastre des politiques néolibérales de l'Union européenne, soutenues tant par la droite que par les socialistes, ces mouvements d'extrême-droite ne seraient que des groupuscules inaudibles. Mais avec la conversion de la sociale-démocratie européenne à l'eurolibéralisme, ils disposent d'un argument en or : celui de la corruption des élites, du « tous pourris ». Les sociaux-démocrates ont d’ailleurs essuyé un cuisant revers aux élections du Parlement européen de 2009, alors même que la crise financière aurait dû conduire la droite à la défaite. Ce fut tout le contraire : la « gauche » n'arrivait en tête que dans quatre pays (la Grèce, le Danemark, la Norvège et la Suède) et les sociaux-démocrates perdaient 56 sièges. En 2010, la droite était majoritaire dans tous les Parlements nationaux à l'exception de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce, pays dirigés par des socialistes, de la Slovénie dirigée par une 27 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! coalition entre la gauche et des libéraux, et de l'Autriche, dirigée par une coalition droite-gauche. En France, le Parti socialiste a remporté les élections législatives en juin 2012, ce qui ne lui était pas arrivé depuis 1997. Mais une fois au pouvoir, il mène des politiques d'austérité très proches de celles menées par la droite et se couche devant les injonctions de l'Union européenne. Cette trahison du Parti socialiste français ne doit toutefois pas masquer les erreurs des autres mouvements de gauche. Alors que le « Non » au TCUE en 2005 aurait dû aboutir à l’élaboration de solutions concrètes et immédiates pour sortir de l’eurolibéralisme, il n’en a rien été. Ni les syndicats, ni les partis opposés à l’actuelle construction européenne, ni les altermondialistes n’ont transformé le mouvement de refus en mouvement de construction. Bien peu, en fait, ont fait l’effort de s’affranchir du confortable idéal européen, de dénoncer l’imaginaire d’une Europe qui protège, qui apporte la paix, pour enfin regarder l’Union européenne 28 INTRODUCTION telle qu’elle est. Et examiner les moyens de sortir de cet édifice qui prive les peuples de leur destin. C’est à cet examen que procède ce livre. Il montre d’une part que la forteresse ultralibérale « Union européenne » est totalement verrouillée. Ses États membres ont consenti à lui transférer toujours plus de leurs compétences et de leur souveraineté, partant du principe que l'austérité se justifie mieux lorsqu'elle est réclamée par un pouvoir supranational. L'édifice très sophistiqué qu'ils ont contribué à bâtir s’est doté d’un ordre juridique et monétaire qui ne repose sur aucune légitimité populaire, qui prétend planifier une politique invariable, quelle que soit la situation, et qui ne laisse plus aucune place pour d’autres politiques économiques, sociales ou environnementales. Il montre ensuite que les propositions des partis politiques « de gouvernement », qui se résument toutes plus ou moins à changer l’Union européenne « de l’intérieur », sont vouées à l’échec. Voulue par le grand patronat et ses représentants tradi- 29 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! tionnels de la droite libérale, puis par des sociaux-démocrates qui ont trahi le peuple, l’Union européenne est devenue l’horizon indépassable de la gauche, des partis écologistes, des libéraux et conservateurs de droite. C’est dire si l’épidémie s’est largement répandue. Les valeurs républicaines françaises issues de la Révolution de 1789, qui ont guidé le Conseil national de la Résistance dans les années 1940, peuvent-elles s'accommoder de cette destruction de la souveraineté populaire ? Pour la gauche radicale, qui doit assumer cet héritage, il est évident que non. La France doit se soustraire au diktat eurolibéral et, comme elle le fit au XVIIIè siècle, entraîner un maximum d'États dans la construction d'un projet émancipateur et internationaliste. En outre, la France ne dispose pas simplement d'une culture républicaine et d'une tradition révolutionnaire, mais également d'un poids politique économique qui lui permet d'envisager cette rupture. 30 et INTRODUCTION Alors, le débat se résume-t-il à un schéma binaire : sortir purement et simplement de l’Union européenne ou accepter l’eurolibéralisme ? Non. Il existe en fait une autre option, qui permettrait de changer le cours des choses, radicalement et rapidement. Pour rendre au peuple sa souveraineté perdue, il s’agit de sortir de l'ordre juridique et monétaire européen en restaurant la primauté du droit national sur le droit communautaire et en quittant la zone euro. Cette initiative courageuse se nomme la désobéissance européenne. C’est ce sujet absolument tabou qu’il faut imposer dans les campagnes électorales, dans les médias, dans la rue, pour donner un nouvel espoir. Car la désobéissance européenne est tout simplement le seul moyen de sortir de l’eurolibéralisme et de reprendre le débat public là où nous l’avons laissé le 29 mai 2005. 31 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE « Le projet du marché commun tel qu’il nous est présenté est basé sur le libéralisme classique du vingtième siècle selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes : soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle au nom de la tech33 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! nique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique au sens le plus large du mot, nationale et internationale. » En 1957 déjà, le radical-socialiste Pierre Mendès-France dénonçait la confiscation démocratique que supposait la construction européenne. Cinquante ans plus tard, les faits lui ont donné raison : l’Union européenne a contraint ses États membres et leurs peuples à abdiquer leur souveraineté, qui fut mise au service des puissances économiques et financières. La « construction européenne » repose sur une imposture, au sens propre du terme : se faire passer pour ce que l'on n'est pas. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, afin de reconstruire un capitalisme européen affaibli, ceux que l'on nomme improprement les « pères fondateurs de l'Europe » ont récupéré et dévoyé l'idée de pacifistes du début du XX è siècle. Pour 34 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE imposer le libre échange et démultiplier les profits des grands groupes, il fallait théoriser et organiser le dépassement des États-nation. Des années 1940 au milieu des années 1970, la peur du communisme ralentit ce projet de structuration européenne du capitalisme, mais pas au point de le stopper. Après la « parenthèse sociale » des Trente Glorieuses, la construction européenne revient aux sources du libre échange et de la libre concurrence, dopée par l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en mai 1979 et l'élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis en novembre 1980. L'ancienne Premier ministre britannique était d'ailleurs tout à fait claire sur la vraie nature de la construction européenne : dans un livre de mémoires, elle écrivait qu'elle attendait du marché unique qu'il « donne une substance réelle au traité de Rome et qu'il ravive sa finalité libérale, libre-échangiste et dérégulatrice »6. 6 Margaret Thatcher, The Downing Street Years, Londres, Harper & Collins, 1993. 35 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! Une construction des puissances économiques Si la construction européenne fut longtemps synonyme de paix dans l'imaginaire collectif, c'est qu'il a existé brièvement un tout autre projet européen que celui que nous connaissons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1922, le comte autrichien Richard de Coudenhove-Kalergi (1894-1972) publie un ouvrage intitulé Paneuropa, un projet. Il y constate que les guerres réclament de puissantes capacités industrielles. Dès lors, pour éviter les conflits, il propose de placer ces capacités sous une autorité commune. En 1926, Richard de Coudenhove-Kalergi crée l’Union paneuropéenne, une association qui vise non pas le dépassement des États, mais la coopération pacifique entre États souverains. Le français Aristide Briand, Prix Nobel de la Paix, en est élu président, et l’association a un rayonnement certain chez les pacifistes. La crise des années 1930, la montée du fascisme et la Seconde Guerre mondiale éclipsent l’Union paneuropéenne. Exilé aux États-Unis 36 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE à la fin du conflit, Richard de Coudenhove-Kalergi continue de défendre sa vision et réclame le soutien du gouvernement américain, en vain. La construction européenne voulue par la première puissance mondiale relève d'une vision bien plus mercantile. À la sortie de la Seconde Guerre, les États-Unis ont deux préoccupations majeures : dominer le commerce international et lutter contre le communisme. Pour dominer le commerce international, ils exigèrent le libre échange, qui présentait l'immense avantage de mettre à mal les zones commerciales privilégiées que la France et surtout la Grande-Bretagne formaient avec leurs colonies. Le 14 août 1941, le premier ministre britannique Winston Churchill doit accepter cette concession en échange de l'aide américaine : il signe avec le président américain Franklin D. Roosevelt une déclaration conjointe et solennelle, la « Charte de l'Atlantique », qui entend jeter les fondements d'une nouvelle politique internationale pour 37 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! l'après-guerre, et qui comprend une référence claire au libre échange. Sur le Vieux continent, les « pères fondateurs » qui aident les États-Unis à construire l'Europe de la libre circulation des capitaux et des marchandises ne sont pas choisis au hasard. Robert Schuman (1886-1963), allemand de naissance, de père français lorrain et de mère luxembourgeoise, exerça la profession d’avocat à Metz. En 1918, il devient français et débute véritablement sa carrière d’homme politique. Candidat de l’Union républicaine lorraine (URL), un parti de droite, il est élu député de la Moselle en 1919 et entre au Parlement. Il appartient au réseau de notables de l’URL, qui voit se fréquenter des personnalités comme Guy de Wendel, de la puissante famille de sidérurgistes, des généraux, et des hommes influents du clergé local. En 1936, l'URL fusionne avec d’autres conservateurs au sein du Front lorrain, qui lutte contre le Front populaire de Léon 38 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE Blum. Le 10 juillet 1940, avec 568 autres parlementaires, il vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. La Moselle est annexée par le Reich, et Schuman est arrêté puis est placé en résidence surveillée en Allemagne. Il s’échappe et réussit à rejoindre la zone libre en août 1942 pour se réfugier dans des monastères. À la fin de la guerre, Schuman est membre du Mouvement républicain populaire (MRP, chrétien-démocrate). Président du Conseil en 1946, il devient ministre des Affaires étrangères de 1947 à 1952. À ce titre, il négocie pour la France tous les traités majeurs de l’après-guerre : le Conseil de l’Europe, le Pacte de l’Atlantique Nord, les modifications du statut d’occupation de l’Allemagne... Dès octobre 1948, il participe à la fondation du Mouvement européen, une association internationale proeuropéenne rassemblant des personnalités politiques de droite et de gauche. En mai 1950, il reprend à son compte une idée soufflée par les États-Unis : créer une alliance économique entre la France et l’Allemagne de l'Ouest, nouvellement République fédérale d’Allemagne 39 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! (RFA). Dans une Déclaration solennelle du 9 mai 1950, Schuman propose au chancelier conservateur Konrad Adenauer de placer la production franco-allemande de charbon et d’acier sous la tutelle d’une « Haute autorité » commune, qui serait une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe. Cette proposition entraîne la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), qui est à l’origine de l’actuelle Union européenne. Un an auparavant, Schuman avait passé plusieurs jours aux côtés de Winston Churchill, pour créer à Strasbourg la première instance européenne, le Conseil de l’Europe. La « Déclaration Schuman » répond à la demande pressante des Américains, appuyée par les Britanniques, formulée en novembre 1949 lors d’un sommet tripartite des Alliés : accueillir la toute jeune République fédérale d’Allemagne sur un pied d’égalité, en finir avec les démontages des installations récupérées par la France, et coopérer pleinement avec elle dans le 40 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE cadre de l’Europe de l'Ouest. Pour Washington, cet ancrage à l'Ouest de la RFA est la pierre angulaire de la stratégie dite de containtment : l'endiguement des pays communistes. D'autre part, l'Allemagne de l'Ouest est le terrain idéal pour expérimenter les politiques économiques ultralibérales. Traumatisée par une inflation galopante dans les années 1920, elle accepte facilement les dogmes monétaristes qui visent un contrôle strict de la masse monétaire pour éviter l'inflation. L'ordolibéralisme allemand théorisé dans les années 1930 et mis en œuvre après la Seconde Guerre mondiale avec la bénédiction des États-Unis est un concept économique qui présente deux particularités : il crée un cadre légal et institutionnel qui permet le libéralisme économique et il impulse, par des politiques de société, des comportements humains conformes à l'économie libérale. Il prend l'appellation trompeuse d'« économie sociale de marché »7. Grâce au conservateur Ludwig Erhard (18977 François Denord, Antoine Schwartz, L'Europe sociale n'aura pas lieu, Raison d'agir, 2009. 41 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! 1977), ministre de l'économie de la RFA entre 1949 et 1963, le patronat allemand, hostile à toute idée d'harmonisation sociale en Europe, parviendra à orienter la construction européenne selon ses désirs et ceux de ses protecteurs américains : ouverture des marchés, rigueur budgétaire et monétaire, dérégulations. En 1950, la route de l'atlantiste de droite Schuman croise celle d'un atlantiste de centre-gauche, convaincu de longue date de la nécessité d'en finir avec les souverainetés nationales. Fils d’un producteur de Cognac, Jean Monnet (1888-1979) développe les affaires de son père en Angleterre au début du XXè siècle. En 1914, il voit l’urgence de penser l’économie de guerre et se met au service du ministère du Commerce pour une coordination avec l’allié britannique. En mars 1919, alors qu’il est en charge du ravitaillement d’urgence de l’Allemagne, il rencontre l'économiste britannique John Maynard Keynes, dont il partage à cette époque les 42 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE idées sociales. Peu après, il devient secrétaire général adjoint de la Société des nations qui vient d’être créée. Déçu par cet ancêtre des Nations unies, il quitte Genève à la fin de l'année 1923. En s’occupant des difficultés financières de l’entreprise familiale de Cognac, Monnet entre en relations avec le milieu des affaires et des grands banquiers américains. Bientôt, il collabore avec la famille de banquiers Morgan 8, puis fonde la Bancamerica en 19299 : en quelques années, il est au centre de la finance mondiale, intervient dans les affaires monétaires. Celui qui est devenu un « banquier américain », par sympathie pour l’administration du New Deal de Roosevelt, admire le socialiste français Léon Blum et soutient en 1936 l’œuvre sociale du Front populaire. Dans les années 1937-1939, il est le médiateur entre les gouvernements américain et français dans l’affaire de la 8 9 Junius Spencer Morgan et son fils, John Pierpont Morgan, sont des financiers et banquiers américains qui ont bâti au XIXè siècle un véritable empire industriel. Leur nom est à l'origine de celui de la banque JPMorgan Chase issue de la fusion de la J.P. Morgan & Co. et de la Chase Manhattan Bank. JPMorgan Chase figure parmi les plus grandes banques du monde et possède le plus gros hedge fund des États-Unis. Frederic J. Fransen, The supranational politics of Jean Monnet: ideas and origins of the European Communit, Library of Congress, 2001. 43 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! dette de guerre contractée par la France auprès des États-Unis pendant le premier conflit mondial. Avant l’écrasement de la France en juin 1940 et a fortiori avant l’entrée en guerre des Américains, Monnet pense l’économie de guerre qui devra lier les Alliés, et le rôle prépondérant que devront avoir États-Unis. Durant toute la durée du conflit, Monnet sera très actif et travaillera à la conception d'un nouvel ordre européen pour l'aprèsguerre. À Alger en 1943, en tant qu’envoyé de Roosevelt et membre du Comité français de libération nationale, il écrit : « Il n’y aura pas de paix en Europe si les États se reconstituent sur une base de souveraineté nationale avec ce que cela entraîne de politique de prestige et de protection économique. […] Au point de vue économique, il est essentiel que soit empêchée dès l’origine la reconstitution des souverainetés économiques ; par conséquent, déjà, des engagements devraient être demandés à tous les gouvernements en exil ou autorités tels que le Comité français, de ne pas établir de droits de douane ou de contingents jusqu’à la conclusion du traité 44 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE de paix. » À la fin de son mémorandum programmatique, il note : « Constitution d’un État européen de la métallurgie10. » Sa note pose les principes qui seront plus tard les piliers de l’ultralibéralisme européen : la dilution des souverainetés nationales dans un espace fédéral, la libre concurrence et la libre circulation des marchandises et des capitaux. En 1946, commissaire au Plan du gouvernement français, il ne doute pas un instant que la reconstruction française doit passer par une association étroite avec les États-Unis, et que « sans une France modernisée, il n’y aura pas d’Europe occidentale forte. Une Europe occidentale forte sera attrayante pour l’Europe orientale. L’Est et l’Ouest de l’Europe se réuniront comme cela. On aura alors besoin d’une commission économique pour l’Europe11. » Monnet souscrit avant l’heure à la 10 11 Note reproduite par Éric Roussel, in Jean Monnet, Fayard, 1996, pp 387391. Ibid., p. 461. 45 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! doctrine de l’endiguement des pays communistes et soutient le Plan Marshall pour l’Europe. À l'image de Schuman et de Monnet, les deux principaux « pères fondateurs », bien des personnalités qui participent à la construction de « l'Europe » sont étroitement liés avec les milieux d’affaires et se montrent très en phase avec la stratégie américaine. Le polonais Josef Retinger (1888-1960) fonde la ligue européenne de coopération économique (LECE) en 1946, qui devient rapidement un mouvement d'industriels et de financiers européens. Il participera en 1950 à la construction du groupe Bieldeberg, un puissant rassemblement d'industriels, d'économistes et de personnalités politiques et médiatiques défendant le modèle ultra-libéral. Le banquier néerlandais Johan Willem Beyen (1987-1976), directeur jusqu’en 1940 de la firme néerlando-britannique Unilever, l’une des premières multinationales de produits de grande consommation, 46 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE participe le 16 avril 1948 à la fondation de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) qui doit gérer les fonds accordés dans le cadre du plan Marshall. Le secrétariat de l’OECE est confié au diplomate français Robert Marjolin, proche collaborateur de Jean Monnet, qui connaît alors tous les chefs de la nouvelle organisation des services secrets américains, la CIA. Depuis l’ouverture des archives américaines en 2000, on sait que les services secrets américains ont financé, via une structure nommée American Comittee for a United Europe (ACUE), le Mouvement européen créé en octobre 194812. Lors de la première réunion publique du Mouvement, le 29 mars 1949, le Premier ministre britannique Winston Churchill déclare : « Il ne peut y avoir de paix durable tant que dix capitales d’Europe orientale sont dans les mains du gouvernement communiste des Soviets. [...] Nous devons donc prendre 12 « Euro-federalists financed by US spy chiefs », in The Telegraph, 19 septembre 2000. 47 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! comme but et idéal rien de moins que l’unité de l’Europe dans son ensemble. » Les archives montrent que les fonds de l’ACUE, créé en 1948 à New York, provenaient des fondations Ford et Rockefeller, ainsi que de groupes qui avaient des liens étroits avec le gouvernement américain. « Le chef de la Fondation Ford, l’ancien officier de l’OSS [Office of Strategic Services, agence de renseignement du gouvernement des États-Unis créée le 13 juin 1942 après leur entrée en guerre] Paul Hoffman, prit aussi la tête de l’ACUE à la fin des années 1950. Le Département d’État joua aussi un rôle. Un mémo de sa Section européenne, en date du 11 juin 1965, conseilla le viceprésident de la Communauté économique européenne, Robert Marjolin, de poursuivre insidieusement l’union monétaire. Il recommanda de supprimer tout débat jusqu’à ce que l’adoption de "telles propositions" deviennent virtuellement inévitables13. » 13 Ibid. 48 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE Sous couvert de construire la paix, l'obsession des États-Unis et des grandes puissances économiques européennes est donc bien de consolider le capitalisme et de barrer la route au communisme. Cette lutte contre « les Soviets » se mène sur la scène internationale, mais aussi à l’intérieur des États de l’Ouest. En France, le Parti communiste (PCF) obtient 26,20 % des suffrages aux élections législatives de 1945 et devient le premier parti de France avec 159 députés. En Italie, le PCI obtient pas moins de 18,9 % des suffrages aux élections législatives de 1946. Les communistes comptabilisent alors 930 000 adhérents en France, 2 280 000 en Italie, et 100 000 en Belgique, soit dix fois plus qu’avant la guerre. Dès l’annonce du Plan Marshall, ils dénoncent l’impérialisme américain, le projet capitaliste de la construction européenne et appellent à lutter pour l’indépendance nationale. Les Partis communistes sont en capacité de déclencher des grèves importantes, comme en France et en Italie au cours de l’hiver 1947. Dans un discours de juin 1947, à l’occasion du onzième Congrès 49 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! national du Parti communiste français à Strasbourg, Jacques Duclos, vice-président de l’Assemblée nationale, déclare : « Nous devons constater que la réaction relève la tête et poursuit systématiquement une campagne qui est destinée à réduire à néant les conquêtes sociales et politiques de notre peuple. Les hommes des trusts, coupables de haute trahison, les collaborateurs, les pétainistes d’hier, souvent transformés en gaullistes d’aujourd’hui, tous ceux-là voudraient remettre en cause l’ensemble des conquêtes sociales. Si on les laissait faire, rien ne resterait de ce que le peuple a conquis. Ils nous reprendraient la Sécurité sociale, ils nous reprendraient la retraite des vieux travailleurs, ils nous reprendraient le droit syndical. Par conséquent, le grand problème qui se pose pour nous, c’est de ne pas les laisser faire, c’est de leur barrer la route. » Pour le patronat européen, littéralement effrayé par ces positions, la reconstruction, la relance de l’éco- 50 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE nomie et la défense du capitalisme passent inévitablement par l’alliance avec les États-Unis, par le Plan Marshall et par la création d’une grande zone de libre échange qui ôterait aux peuples le choix des grandes orientations économiques. Dans son édition du 13 février 1949, le journal belge Le Phare dimanche rapporte les propos du financier belge Fernand Collin, qui sera président de l’Association belge des banques de 1964 à 1967 : « Imaginons un instant que la libre initiative puisse jouer dans un espace qui comprenne le Benelux, la France, la Grande-Bretagne et même l’Italie, lesquels pays ne formeront qu’un seul marché. Imaginons aussi que la production de l’Occident européen devra s’adapter à ce marché énorme et concluons par nous-mêmes. Tous les avantages de l’organisation industrielle et commerciale dont jouissent les Américains deviendront pour nous des réalités. Incontestablement un nouvel essor du Vieux Monde pointe à l’horizon. Afin de ne pas gaspiller vainement du temps et des ressources, M. Collin estime qu’il est 51 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! tout indiqué que les Américains apportent à nos pays et leurs capitaux et leurs techniques. » Le quotidien allemand Die Welt du 6 septembre 1949 précise les enjeux de la construction européenne : instaurer le libre échange et garantir la stabilité monétaire. « Une économie européenne implique la liberté de circulation des personnes, des capitaux et des marchandises en Europe, afin que tous les biens soient fabriqués là où leur production est la moins chère et qu’ainsi, la baisse des prix permette d’augmenter le pouvoir d’achat de tous. » S’ils avaient vu le jour, les « États-Unis d’Europe » souhaités par Winston Churchill auraient dû permettre d’aller plus loin et plus vite dans cette stratégie. Mais durant l’été 1949, l’Union soviétique fait exploser sa première bombe atomique. Face à la « menace communiste », les puissances occidentales doivent concéder aux peuples européens les acquis sociaux des Trente Glorieuses. Il ne s’agit pourtant que 52 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE d’une parenthèse dans la construction du grand marché communautaire, qui se refermera définitivement dans les années 1980 et 1990. De la mise en place de la CECA au traité de Lisbonne, en passant par l'Acte unique et le traité de Maastricht, nous sommes face à un seul et même projet au service des grandes puissances économiques. La paix, la coopération entre les peuples, la réconciliation, largement utilisés dans les discours, masquent des intérêts bien moins nobles. Ces arguments de façade, emprunté aux progressistes des années 1920, permettent d’évacuer la seule question qui ait du sens : la construction européenne, pour quoi faire ? Si l'on ne se contente pas de l'Histoire officielle, qui tient ni plus ni moins de la propagande, la réponse est claire : « l'Europe » fut pensée par et pour le capitalisme, contre les peuples. Et pendant que les médias et les partis dominants le paraient de toutes les vertus, cet objet politique au 53 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! service de la lutte des classes dominantes fut méticuleusement verrouillé pour en interdire toute transformation. Un arsenal juridique érigé contre les peuples Depuis le traité de Paris d’avril 1951 instituant la CECA, la construction européenne produit du droit et bâtit un ordre juridique distinct des ordres juridiques nationaux. Le droit communautaire primaire est composé de traités et d'actes pris conformément à ces traités, qui engagent les États signataires ; le droit secondaire comprend les règlements, les directives, les décisions, les recommandations et les avis pris par les diverses instances créées par les traités. Il faut y ajouter la jurisprudence émanant de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE). Le droit communautaire suit plusieurs principes : il est autonome par rapport aux droits nationaux, il est valide quelles que soient les circonstances locales et doit être interprété uniformément par les États membres. Plus générale54 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE ment, il s’inscrit dans une conception du partage des compétences entre les États et l’Union européenne qui invoque la « subsidiarité ». Le principe de subsidiarité, concept assez flou, signifie en théorie que l’Union européenne n’intervient que lorsque l’État n’a pas la compétence pour intervenir. Dans les faits, les compétences transférées à l’Union européenne par les États ont été de plus en plus nombreuses au fil des années, ce qui a contribué à priver grandement les peuples de leurs pouvoirs. Le développement de ce droit autonome, qui doit néanmoins être incorporé par les États dans leur législation nationale, pose une question politique majeure. Le droit est censé être la traduction par le législateur de la volonté d’un peuple souverain. Or, même si on peut le regretter, il n’existe pas aujourd'hui de « peuple européen » partageant une même culture et des valeurs communes. Pour instaurer un droit européen, soit il faut former véritablement un peuple européen, et imaginer 55 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! avec lui les mécanismes lui permettant d’exercer sa souveraineté ; soit il faut remettre en cause le principe de la souveraineté nationale et populaire. C’est cette seconde option qui a été choisie par les puissances dirigeantes européennes : construire « l’Europe » sans les peuples. Pour ce faire, un tour de passe-passe a été nécessaire : instaurer un organe « supérieur », censé représenter « l’intérêt européen », qui serait par nature meilleur que les intérêts nationaux. Il s’agit de la Commission européenne, instituée par le Traité de Rome de 1957, qui dispose d’un droit d’initiative exclusif : elle seule élabore des actes législatifs (ou propositions de lois) qu’elle soumet au Parlement et au Conseil. L’autre aspect de sa mission est de faire appliquer le droit européen par les États, de gérer et d'appliquer les politiques et le budget de l’Union. Pour faire en sorte que les droits nationaux se plient au droit communautaire, la Cour de justice, créée en 1952, qui 56 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE « assure le respect du droit dans l'interprétation et l’application des traités », a très tôt jugé que le droit européen primait sur le droit national. Dès le début des années 1960, deux arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes organisent cette soumission, qui, très habilement, ne fut jamais inscrite en tant que telle dans les traités pour ne pas susciter l’hostilité des peuples. Le 5 février 1963, l’arrêt Van Gend en Loos contre l’administration fiscale néerlandaise statue sur un litige entre un transporteur et l’administration néerlandaise. Le transporteur reproche aux Pays-Bas d’avoir maintenu des droits de douane alors que l’article 12 du traité de Rome les interdit. La Cour estime alors que l’article du traité a un effet direct, c’est-à-dire qu’un État ne peut s’opposer à son application. Cet effet direct est valable pour toutes les dispositions du droit européen jugées suffisamment précises pour être applicables directement au niveau national. Le 15 juillet 1964, l’arrêt Costa contre ENEL de la Cour européenne va encore plus loin en instaurant la primauté du droit 57 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! communautaire sur le droit national. Dans un raisonnement par l’absurde, la Cour estime que faire primer le droit national sur le droit communautaire remettrait en cause le partage des compétences souverainement accepté par les États et serait incompatible avec l’applicabilité immédiate et directe de certaines normes européennes. Pour elle, la primauté du droit communautaire doit être totale. Néanmoins, plusieurs États ne l’entendent pas ainsi, et estiment que la Constitution nationale doit rester la norme suprême. En France, jusqu’à la fin des années 1980, la jurisprudence accorde une valeur supérieure à la Constitution par rapport au droit international dont fait partie le droit communautaire, mais elle ne bloque pourtant pas les avancées du droit européen… Puis, à partir des années 1990, c’est la Constitution nationale qui est adaptée. La Constitution française a été modifiée à cinq reprises depuis 1992 afin qu’aucun de ses articles ne 58 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE soit en contradiction avec la construction européenne : en 1992 pour le traité de Maastricht, en 1993 pour les accords de Schengen sur les contrôles aux frontières, en 1999 pour le traité d’Amsterdam, en 2003 pour la disposition particulière du mandat d’arrêt 14, et en 2008 pour le traité de Lisbonne. Le titre XV, intitulé « De l’Union européenne », comprend sept articles. Le plus général est l’article 88-1, qui indique : « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007. » Les articles suivants concernent le mandat d’arrêt, le droit de vote aux élections locales, l’adoption des actes européens, la convocation d’un référendum en cas d’élargissement, et les recours en cas de violation du principe de subsidiarité. 14 Institué en 2002, le mandat d'arrêt européen étend le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires entre les États membres. 59 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! Progressivement, le jeu a tourné à l’avantage de la Cour de justice des Communautés européennes. Dans l’arrêt Nicolo du 20 octobre 1989, le Conseil d’État remettait en cause le principe dit de la « loi écran » : une loi nationale, même postérieure, ne peut plus l’emporter sur les dispositions d’un traité européen. Ainsi, un nouveau gouvernement démocratiquement élu ne peut plus mettre en œuvre une législation qui contreviendrait aux principes de l’Union, à commencer par celui du libre échange, même s’il dispose de la légitimité totale que lui confère le scrutin électoral. Avec le jugement Boisdet du 24 septembre 1990, le Conseil d’État applique le même raisonnement aux règlements européens, et non plus aux seuls traités. Enfin, le 28 février 1992, dans l’arrêt S. A. Rothmans International France et S. A. Philip Morris France, la même punition est appliquée pour les directives. Le 10 juin 2004, une décision du Conseil constitutionnel nommée Loi pour la confiance dans l’économie numérique conclut que « la transposition en droit interne d’une directive commu60 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE nautaire résulte d’une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu’en raison d’une disposition expresse contraire de la Constitution ». Tout le débat consiste donc à savoir ce que recouvre l’expression « disposition expresse contraire de la Constitution ». Pour le Conseil constitutionnel, il semble s'agir non pas d'une opposition entre la Constitution française et une directive, mais seulement d'une opposition entre la Constitution française et une loi transcrivant cette directive15. Sa compétence ne va donc pas jusqu'à juger de la conformité d'une directive européenne en tant que telle avec la Constitution. Bien que l'article premier de la Constitution française stipule que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », les nombreuses directives mettant à mal les acquis sociaux n'ont jamais été consi15 François Luchaire « Le Conseil constitutionnel devant la Constitution pour l'Europe », Revue française de droit constitutionnel 3/2004 (n° 59), p. 465471. www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2004-3-page465.htm. 61 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! dérées comme des « dispositions expresses contraires de la Constitution ». Les directives honteusement laxistes qui régissent les Organismes génétiquement modifiés ou les substances chimiques n'entrent pas non plus dans cette catégorie, en dépit de la Charte de l'environnement pourtant « adossée » à la Constitution, qui proclame que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. » La souveraineté pleine et entière du législateur français n'existe plus : désormais, une part importante de son activité à l’Assemblée consiste obligatoirement à voter, à un moment ou à un autre, les directives européennes transposées en droit français. Après le rejet du Traité constitutionnel européen, le nouveau traité de Lisbonne devait être ratifié au plus vite pour qu’il entre en vigueur et permette à l’Union de poursuivre son avancée eurolibérale. La voie parlementaire a été choisie par tous les gouvernements qui ont pu le faire, c’est-à-dire dans vingt-six États membres sur 62 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE vingt-sept, seule la Constitution irlandaise imposant le référendum. Or, d’après le Conseil constitutionnel français, le traité de Lisbonne comportait des clauses contraires à la Constitution de 1958, puisque « certaines des clauses du traité mettaient en cause les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale, dans la mesure où elles procèdent au transfert à l’Union européenne de nouvelles compétences dans des domaines touchant à l’exercice de la souveraineté nationale, ou modifient les conditions d’exercice de compétences déjà transférées relevant des mêmes domaines, ou encore prévoient qu’une telle modification pourra faire l’objet d’une décision ultérieure qui sera alors applicable sans ratification préalable 16 ». Qu’à cela ne tienne ! Puisque la Constitution est tenue pour la norme suprême, on la modifie : le Conseil constitutionnel valide en bloc le traité de Lisbonne qui lui est soumis, lève l’ensemble des points non conformes et 16 Préambule de la loi constitutionnelle n ° 2008-103 du 4 février 2008 modifiant le titre XV de la Constitution. 63 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! aménage la Constitution. Certains juristes essaieront de plaider l’inconstitutionnalité sur un point particulier. Dans la Constitution française, la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision. Or, l’Union européenne est très éloignée de la forme républicaine, en particulier du fait que le Parlement européen ne dispose pas du droit d’initiative et que son élection ne relève pas d’une égale représentation des citoyens. Cette tentative se traduira par un échec. Le 30 juin 2009, c’est au tour de la Cour constitutionnelle allemande, dite Cour de Karlsruhe, de donner sa position. Le jugement constate qu’en l’absence de peuple européen, et compte tenu de la limitation de son pouvoir, le Parlement européen n’est pas légitime pour représenter les peuples. Seul le Parlement allemand est garant des droits des citoyens allemands, et son pouvoir doit donc être renforcé. La Cour de Karlsruhe semble prononcer la disparition de l'idée d'Europe politique, cet espace fantasmé, totale- 64 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE ment unifié, qui, aux dires des europhiles, permettrait un jour de construire l'Europe « sociale ». Elle ne fait pourtant que réaffirmer ce qui est écrit dans le traité de Lisbonne, à savoir que l’Union européenne n’est pas un État fédéral, mais une fédération d’États. En parallèle, elle juge le traité de Lisbonne conforme à la Loi fondamentale allemande, ce qui n'a rien d'étonnant comptetenu du lien étroit entre l'ordolibéralisme allemand et les orientations ultralibérales de l’Union européenne. Au-delà des analyses purement juridiques, il faut avoir une analyse politique de cette décision. Les orientations de l’Union européenne, en particulier le libre échange et la politique monétariste de la zone euro, bénéficient essentiellement au capitalisme allemand, grand exportateur qui maintien coûte que coûte sa compétitivité au détriment des autres pays européens. Après sa conversion à l'ordolibéralisme, l'Allemagne a largement tiré profit du libre échange qu'elle avait ellemême réclamé pour l'Europe. L'élargissement lui a 65 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! permis de s'approvisionner encore plus facilement en produits semi-finis venant d'Europe de l'Est afin de réduire ses coûts de production, mais d'exporter dans toute l'Europe ses produits finis assemblés en Allemagne. Elle pratique en fait le dumping social au sein même de l'Union européenne. Quatrième puissance mondiale, elle était en 2012 le plus grand exportateur devant les États-Unis et la Chine avec 1 097 milliards d'euros de biens et de services exportés, qui représentaient 41 % de son PIB. Son excédent commercial atteignait la somme colossale de 185 milliards d'euros, soit 7 % du PIB, et près de 60 % de ses exportations étaient absorbées par d'autres pays de l'Union européenne. Pour sauver sa compétitivité internationale face à la concurrence des pays émergents, et notamment de la Chine, le gouvernement allemand a dû baisser fortement les salaires depuis le début des années 2000. Cette mesure unilatérale équivalait, au sein de la zone euro, à une dévaluation de 10 % en faveur de l’Allemagne. Les autres pays de l’Union européenne furent les victimes 66 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE plus ou moins consentantes de cette politique de dumping social. Au final, l’arrêt de la Cour de Karlsruhe procède d’un double mouvement : il grave dans le marbre le traité de Lisbonne et appelle au renforcement du Parlement allemand. À présent que le droit européen est voué à l'ultralibéralisme, le capitalisme allemand mènera son destin national, et cela, bien sûr, sans remettre en cause les « acquis » du traité de Lisbonne imposés à tous les États membres. Le refus allemand de soutenir la Grèce en période de crise gravissime confirme bien cette stratégie d'exploitation des pays voisins pour défendre les seuls intérêts des grandes puissances économiques nationales17. 17 « L'Allemagne, un problème pour l'Europe », Jacques Sapir, 12 octobre 2010. http://horizons.typepad.fr/accueil/2010/10/lallemagne-un-problmepour-leurope-par-jacques-sapir.html 67 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! L’ultralibéralisme gravé dans le marbre des traités La construction communautaire s’est faite par l’adoption de traités successifs : celui de Rome (1957), l’Acte unique (1986), celui de Maastricht (1992), celui d’Amsterdam (1997), celui de Nice (2001) et celui de Lisbonne (2009). Or, depuis 1957, ces traités sont fondamentalement imprégnés de libéralisme économique : le libre échange et la libre concurrence y sont inscrits comme les principes fondateurs de l’Union européenne. Le dernier traité en date, celui de Lisbonne, est venu modifier deux textes en vigueur : le traité de Rome instituant la Communauté européenne, rebaptisé « traité sur le fonctionnement de l'Union européenne » (TFUE), et le traité de Maastricht, appelé « traité sur l'Union européenne » (TUE). Dans les principes de l’Union européenne (Première partie), l’article 4 du TFUE consacre l’économie de marché et le libre échange en des termes à peu 68 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE près équivalents à ceux utilisés par l’ultralibérale Organisation mondiale du commerce (OMC). On peut notamment y lire : « L’action des États membres et de la Communauté comporte [...] l’instauration d’une politique économique fondée sur l’étroite coordination des politiques économiques des États membres, [...] conduite conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. » Ces principes ne s’appliquent pas simplement au marché intérieur. En effet, plus loin, l’article 131 du titre IX consacré à la politique commerciale précise qu’en établissant une union douanière entre eux, « les États membres entendent contribuer, conformément à l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et à la réduction des barrières douanières. » Cet alignement des politiques économiques des États sur l’étalon libéral n’est pas optionnel. Il s’agit 69 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! bien d’une obligation, comme le précise l’article 10 : « Les États membres prennent toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l’exécution des obligations découlant du présent traité [...]. Ils s’abstiennent de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du présent traité. » Ainsi, dès le dixième article d’un texte de plusieurs centaines de pages, la mise en œuvre d’une politique de gauche par un État membre est tout simplement interdite. Pour ceux qui n’en seraient pas convaincus, rendez-vous au chapitre 4 concernant les capitaux et les paiements. Les articles 56 et 57 sont explicites. Non seulement « toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites », mais « l’unanimité est requise pour l’adoption de mesures [...] qui constituent un pas en arrière dans le droit communautaire en ce qui concerne la libéralisation des mouvements de capitaux à destination ou en provenance de pays tiers ». Autant dire que ce 70 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE « pas en arrière » est concrètement impossible, puisqu’il supposerait l’accord des vingt-huit États. Bien sûr, les États membres sont surveillés et sanctionnés en cas de non-respect de ces exigences. « Le Conseil [...] surveille l’évolution économique dans chacun des États membres et dans la Communauté, ainsi que la conformité des politiques économiques avec les grandes orientations [des traités] » (article 99). Si cette conformité n’est pas au rendez-vous, le Conseil adresse « les recommandations nécessaires à l’État membre concerné ». Si un État membre persiste à ne pas donner suite aux recommandations du Conseil, arrivent les sanctions, qui peuvent prendre la forme d’une révision des politiques de prêt de la Banque européenne d’investissement (BEI), d’un dépôt obligatoire auprès de la Communauté en attente de la régularisation ou d’une amende « appropriée ». 71 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! Un Parlement européen et des États impuissants La Commission, dont les membres sont nommés par les États et qui est censée penser et agir « européen », a le monopole des propositions des actes législatifs. Les règlements, qui s’imposent aux États et les directives, qui doivent être transcrites en droit national, proviennent exclusivement de la Commission. Cette dernière dispose également de tous les pouvoirs en matière de concurrence et ne se prive pas de les utiliser. Même si le Parlement européen a vu ses compétences étendues au fil des traités, même s’il peut censurer la Commission, il ne dispose ni de l’initiative des lois, ni du dernier mot sur celles-ci. Contrairement à un Parlement traditionnel, le Parlement européen ne possède aucun pouvoir de contrôle sur le « gouvernement » européen que constitue de fait le Conseil, puisque celuici n’est contrôlé par aucune assemblée. Or, c’est lui qui adopte à la majorité qualifiée ou à l’unanimité les directives et les règlements de l’Union européenne qui 72 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE ensuite s’imposent à tous. Il existe dans l’histoire un seul cas où le Parlement européen, dans le cadre de la procédure de « co-décision », a rejeté un projet de directive. Il s’agit de la directive de libéralisation des services portuaires refusée lors d’un vote en novembre 2003. Mais ce rejet est essentiellement dû à une mobilisation massive des dockers, sans laquelle le texte aurait été adopté. Le 23 mai 2013, Bruxelles présentait une nouvelle proposition visant à « réduire la bureaucratie » dans les ports européens pour fluidifier le commerce international. Pour ne pas provoquer un nouveau bras de fer avec les syndicats, la manutention est exclue de cette directive, mais jusqu'à quand ? Dans ce système européen, le plus inacceptable est que le Parlement ne dispose d’aucune compétence sur les traités. Dans la plupart des démocraties représentatives, les traités sont ratifiés par le Parlement. Or, dans le cadre de l’Union européenne, le Parlement est mis à l’écart de l’élaboration, de la révision ou de la dénoncia- 73 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! tion des traités, qu’il s’agisse de ceux de l’Union européenne ou d’autres accords internationaux, comme ceux engageant l’Union en matière de commerce. Il n’existe donc aucune chance à court ou à moyen terme que les traités ultralibéraux qui fondent l’Union européenne soient modifiés par voie parlementaire. Dans le meilleur des cas, le rôle du Parlement européen se limiterait à de la résistance, à condition toutefois qu’il dispose d’une majorité anti-libérale, ce qui est loin d’être le cas actuellement. Supposons maintenant qu’une majorité d’États soit en désaccord avec les politiques européennes. Pourraient-ils infléchir le cours des avancées libérales de l’Union en s’appuyant sur le droit européen ? La réalité montre malheureusement que non. Sous la pression de leurs populations, une majorité d'États européens s'est opposée à la mise en culture d’organismes génétiquement modifiés (OGM) sur leur territoire. Mais pour rejeter une demande d’autorisation de cultiver une 74 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE nouvelle variété d’OGM déposée par une multinationale, le Conseil des ministres de l’Union européenne doit obtenir une majorité qualifiée. Sans cette majorité qualifiée, qui n’est pour l’instant jamais réunie, c’est à la Commission qu’il revient de décider. Sans surprise, cette dernière tranche toujours en faveur des multinationales. Marché commun oblige, une autorisation d’utiliser des OGM accordée par Bruxelles est valable dans chaque pays de l’Union. Un pays ne peut activer une « clause de sauvegarde » qu’en apportant des preuves scientifiques irréfutables du danger immédiat que représente la culture des OGM pour la santé ou l’environnement. Une étude scientifique étant toujours soumise à controverse, ces conditions ne sont concrètement jamais réunies, et les interdictions nationales toujours contestées et annulées par la Commission. À l’origine, la directive 2001/18 qui encadre la dissémination des OGM soumettait l’autorisation au Conseil des ministres de l’environnement. Depuis 2003, la procédure a été modifiée, et ce sont les ministres en charge de 75 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! l’agriculture, bien plus sensibles aux lobbies des biotechnologies, qui doivent se prononcer. À terme, la stratégie développée par l'Union européenne pourrait aboutir à supprimer tout arbitrage politique pour confier à une instance scientifique – l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA), totalement vouée aux firmes de l’agro-industrie – le soin d’autoriser les OGM. Cette procédure montre bien jusqu’où peut aller l’hypocrisie européenne. S’opposer à l’ultralibéralisme mis en œuvre par la Commission tout en respectant le droit communautaire nécessiterait de la part des États une mobilisation sans faille, qui n’aurait aucune chance de réussir dans la plupart des cas. L’échec sur le dossier des OGM montre bien qu’il n’y a rien à attendre de ce côté : alors que les principaux États de l’Union, dont la France et l’Allemagne, voulaient interdire la culture des plantes transgéniques, Bruxelles l'a imposée au nom du libre échange. 76 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE La Cour de justice des communautés européennes gardienne de l'ordre juridique La Cour de justice des communautés européennes (CJCE), encore appelée Cour de Luxembourg, veille à l’application du droit européen. Compte tenu de la nature des traités, elle contribue inévitablement à consolider le néolibéralisme, principe fondateur de l’Union, d'autant que ses arrêts ne sont pas susceptibles de recours. Dès 1964, la Cour a commencé à instaurer le principe de primauté du droit européen sur les droits nationaux. Cette soumission s’est progressivement renforcée au point de ne plus laisser aujourd’hui la moindre marge de manœuvre aux États. La seule méthode utilisée par les gouvernements pour résister au diktat du droit communautaire consiste à retarder la transposition des directives, quitte à se voir infliger des amendes. Mais il ne s’agit que de reculer pour mieux 77 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! sauter, car il faut toujours, tôt ou tard, se plier aux injonctions de Bruxelles. De plus en plus, le travail des parlementaires nationaux consiste à transposer des directives européennes. La privatisation des services postaux qui est en cours en France résulte de l’application de la directive européenne, dite « directive postale ». Le morcellement puis la privatisation progressive d’EDF n’est que la conséquence de la directive de libéralisation du marché de l’énergie, qui est elle-même une application directe des traités. On entend couramment dire que 80 % du travail des députés nationaux consiste à transposer des directives européennes. En fait le chiffre exact importe peu. La seule chose qui compte vraiment est que 100 % du travail de ces mêmes parlementaires doit être totalement compatible avec le droit européen. En légitimant le dumping social dans le marché commun, plusieurs arrêts de la Cour de justice des communautés européennes montrent bien quel est le sens de la marche. 78 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE Dans l’affaire Viking, jugée le 11 décembre 2007, une compagnie finlandaise ré-immatricule un ferry en Estonie afin d’échapper à une convention collective finlandaise qui fixe les salaires des marins. La CJCE a donné tort aux syndicats qui s’opposaient à ce procédé pour s’affranchir du droit du travail finlandais. Dans l’affaire Laval, jugée le 18 décembre 2007, un syndicat suédois avait tenté, en organisant le blocus des chantiers de l’entreprise en Suède, de contraindre un prestataire de services letton à signer une convention collective comme c’est l’usage dans le pays pour fixer les rémunérations des ouvriers. La CJCE a donné raison aux entreprises qui plaidaient une atteinte à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services. Dans l’affaire Rueffert, jugée le 3 avril 2008, la CJCE a condamné le Land de Basse-Saxe pour entrave à la liberté d’établissement d’une entreprise polonaise. Cette dernière versait des rémunérations inférieures au salaire minimum allemand, qui s’impose pourtant à toute société de construction obtenant un marché public. Dans 79 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! l’affaire Commission contre Luxembourg, jugée le 19 juin 2008, la CJCE a donné raison à la Commission européenne, qui reprochait au Luxembourg d’avoir transcrit la directive 96/71 sur le détachement des travailleurs étrangers de manière trop restrictive en droit luxembourgeois. L’indexation des salaires sur le coût de la vie et les informations à fournir à l’inspection du travail ont été jugées « superfétatoires » par la cour. Des coopérations « renforcées », mais toujours libérales Définie dans le traité de Maastricht, la « coopération renforcée » désigne un groupe de pays ayant décidé de renforcer leur action commune sur un sujet donné, sur le mode de la coopération intergouvernementale. Elle est possible dans les domaines couverts par le traité instituant la Communauté européenne, ainsi que dans la coopération policière et judiciaire en matière pénale. Des coopérations renforcées peuvent-elles permettre à 80 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE un groupe de pays opposé aux avancées ultralibérales de l’Union européenne de mettre en place des politiques de gauche ? Non, bien sûr. L’article 280 A du traité de fonctionnement de l'Union européenne stipule que « Les coopérations renforcées respectent les traités et le droit de l’Union. Elles ne peuvent porter atteinte ni au marché intérieur ni à la cohésion économique, sociale et territoriale. Elles ne peuvent constituer ni une entrave ni une discrimination aux échanges entre les États membres ni provoquer de distorsions de concurrence entre ceux-ci. » Le carcan monétaire de l'euro Le traité de fonctionnement de l'Union européenne comporte un titre VIII consacré à la politique économique et monétaire. Son premier article, l’article 119, stipule : « l’action des États membres et de l’Union comporte, dans les conditions prévues par les traités, l’instauration d’une politique économique fondée sur l’étroite coordination des politiques économiques des 81 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! États membres, sur le marché intérieur et sur la définition d’objectifs communs, et conduite conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (alinéa 1) et « Parallèlement, dans les conditions et selon les procédures prévues par les traités, cette action comporte une monnaie unique, l’euro, ainsi que la définition et la conduite d’une politique monétaire et d’une politique de change uniques dont l’objectif principal est de maintenir la stabilité des prix et, sans préjudice de cet objectif, de soutenir les politiques économiques générales dans l’Union, conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (alinéa 2). L’euro, monnaie unique de l’Union européenne décidée dès 1992 dans le traité de Maastricht, est donc indissociable de la politique monétaire et de la politique économique générale de Bruxelles. Or, le Traité prend soin de le rappeler une nouvelle fois, ces politiques sont entièrement vouées à l’ouverture totale des marchés et à 82 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE la libre concurrence. Jamais les populations n’auraient accepté aussi facilement l’euro si ses promoteurs avaient joué carte sur table, en avouant que son rôle était de consolider l’ultralibéralisme. La propagande pro-construction européenne a donc présenté la monnaie unique comme un gage de stabilité et de prix bas. Le portail de l’Union européenne pare l’euro de toutes les vertus : « L’euro est utilisé quotidiennement par plus de 60 % des citoyens européens. Il présente des avantages pour tout le monde : les touristes et les hommes d’affaires voyageant dans la zone euro n’ont plus à payer de frais de change ; les coûts liés aux paiements transfrontaliers ont été supprimés ou fortement réduits ; les consommateurs et les entreprises peuvent plus facilement comparer les prix, ce qui a pour effet de stimuler la concurrence. La zone euro contribue à la stabilité des prix. » Il juge également que « le fait que la plupart des pays de l’UE aient la même monnaie s’est révélé très utile pendant la crise. L’euro a permis à l’Union de réagir de manière coordonnée à l’effondrement global 83 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! du crédit et de jouir d’une stabilité qu’elle n’aurait jamais pu préserver autrement18. » Ce que l’Union européenne se garde bien de dire, c’est que le premier objectif de la politique monétaire européenne est d’ôter tout pouvoir aux États en la matière. Le système européen des banques centrales (SEBC), composé de la Banque centrale européenne (BCE) et des vingt-huit banques centrales nationales (BCN) des pays membres de l’Union européenne, voit ses objectifs définis à l’article 127 du traité. Il « apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 du traité sur l’Union européenne. Le SEBC agit conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, en favorisant une allocation efficace des ressources et en respectant les principes fixés à l’article 119 ». Et puisque « chaque État membre veille à la compatibilité de sa législation nationale, y compris 18 Site http://europa.eu, rubrique « Économie et monnaie ». 84 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE les statuts de sa banque centrale nationale, avec les traités et les statuts du SEBC et de la BCE », on comprend que les marges de manœuvre des États en matière de politiques monétaires sont quasi inexistantes. La soi-disant « indépendance » de la Banque centrale est une supercherie : la BCE est totalement dépendante des politiques ultralibérales de l’Union européenne, comme le stipule le traité, et dépendante des marchés financiers, comme l’a montré la crise européenne de 2010. Dans ce système, la création monétaire est transférée aux banques privées, qui peuvent faire tourner une planche à billets virtuelle en accordant des crédits dont l’utilité économique est parfois contestable. Mais les États, eux, n’ont d’autre choix que de s’endetter auprès des marchés financiers, puisque la création de monnaie leur est interdite. Tous les États membres de l'Union européenne ont vocation à utiliser l'euro, mais en 2013, seuls dixhuit d'entre eux avaient choisi de l'adopter en remplace- 85 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! ment de leur monnaie nationale. Un sous-ensemble du SEBC, l'« Euro-système », a donc été créé avec les seuls pays de l'« Euro-zone ». Le passage à la monnaie unique permet de s'assurer que les objectifs monétaires de l'Union européenne seront bien respectés, quitte à tordre au passage la théorie économique. En effet, une monnaie unique n’a de sens qu’entre des pays qui ont un niveau de développement homogène, ce qui n’est absolument pas le cas dans la zone euro. Pour le capitalisme allemand, peu importe : il fallait que l’euro soit « fort », et que la politique monétaire commune, qui sert ses propres intérêts exportateurs, soit imposée à tous. De toute évidence, le dispositif est donc bien verrouillé. Assise sur un ordre juridique et monétaire solide, l’Union européenne interdit toute politique en rupture avec l’eurolibéralisme. Or, face à cette situation inacceptable, le débat politique relève de la caricature. D'un côté, les « europhiles » ne jurent que par la 86 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE construction européenne, quel qu'en soit le coût. De l'autre, les « eurocritiques » ne proposent souvent qu'une option totalement illusoire : réformer l'Union européenne de l'intérieur. Deux discours qui ne produisent qu'un seul et même résultat : le renforcement de l'abstention et la montée de l'extrême droite. 87 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN En juin 1972, le Parti communiste français de Georges Marchais, le Parti socialiste de François Mitterrand et le Mouvement des radicaux de gauche de Robert Fabre signaient le « Programme commun de gouvernement ». Dans le chapitre IV, « La France et la Communauté économique européenne », on pouvait lire : 89 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! « Le gouvernement aura à l’égard de la CEE un double objectif : – d’une part, participer à la construction de la CEE, à ses institutions, à ses politiques communes avec la volonté d’agir en vue de la libérer de la domination du grand capital, de démocratiser ses institutions, de soutenir les revendications des travailleurs et d’orienter dans le sens de leurs intérêts les réalisations communautaires ; – d’autre part, de préserver au sein du marché commun sa liberté d’action pour la réalisation de son programme politique, économique et social. En tout état de cause, le gouvernement gardera le droit d’invoquer les clauses de sauvegarde prévues par le traité de Rome. Il exercera le droit, du reste non limité par le traité, de définir et d’étendre le secteur public de l’économie sur son territoire. Il se réservera de définir et d’appliquer sa propre politique nationale du crédit et d’utiliser tous autres moyens propres à réaliser 90 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN la planification démocratique nationale. Il sera responsable devant l’Assemblée nationale, comme dans tout autre domaine, de sa politique, des décisions que les représentants gouvernementaux prendront dans les organes de la Communauté. » Il n'aura fallu qu'une décennie pour que la gauche accomplisse un virage à cent-quatre-vingts degrés. À partir du milieu des années 1980, le Parti socialiste participe activement à la construction de l'eurolibéralisme. Dès lors, même lorsqu'elle les critique, la gauche se couche devant les injonctions de « Bruxelles ». La droite libérale, quand à elle, utilise l'Union européenne pour justifier ses réformes antisociales : quand les mobilisations populaires sont trop fortes, elle se dit « obligée » par Bruxelles, ce qui est le plus souvent juridiquement exact. Cette union sacrée de la droite et de la gauche autour de l'européisme produit un résultat terrible. Non seulement la France subit de plein fouet, quelle que soit 91 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! la majorité en place, les politiques eurolibérales qui gonflent le chômage, accélèrent l'austérité et démantèlent les protections sociales. Mais surtout, puisque l'ordre juridique et monétaire européen s'impose aux États, les citoyens perçoivent de mieux en mieux que le choix entre la droite et la gauche sociale-démocrate n'influe qu'à la marge sur la situation nationale. La gauche radicale (non sociale-démocrate) pourrait offrir d'autres perspectives, mais se refuse encore à revendiquer clairement la sortie de l'ordre juridique et monétaire européen. Dès lors, pour un part de plus en plus importante du corps électoral, le Front national apparaît comme le seul véritable parti « anti-système ». Le choix de « l'Europe » contre le socialisme Au début des années 1980, le Parti socialiste français au pouvoir s'est trouvé face à un choix crucial : mettre en place des mesures protectionnistes et dévaluer fortement le franc pour résister à la mondialisation, ou 92 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN bien accepter le libre échange et la politique du franc fort voulus par les grandes puissances capitalistes. En choisissant l'ancrage aux États-Unis et à l'Allemagne de l'Ouest contre le bloc communiste, le Parti socialiste se plia aux exigences ultralibérales. Des arguments fallacieux, comme ceux de la « modernité » économique ou de la « contrainte extérieure », justifièrent l'abandon de ses propres valeurs sociales et l'adoption, à partir de 1982-1983, de politiques de rigueur. L’artisan de ce basculement fut Jacques Delors. Ancien député européen qui présida la commission économique et monétaire entre 1979 et 1981, Jacques Delors devient ministre de l’économie et des finances dans le gouvernement de Pierre Mauroy en mai 1981. Son curriculum vitae lui donne la confiance des milieux d’affaires. Après un passage au Commissariat général au plan, il travaille pendant cinq ans, de 1969 à 1974, comme chargé de mission auprès de Jacques Chaban-Delmas, le Premier ministre du président conservateur Georges Pompidou. Au moment de son adhésion au parti socia93 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! liste en 1974, il est membre du Conseil général de la Banque de France. Delors ne déçoit pas le grand patronat, puisqu'en 1983, il convainc le président François Mitterrand d'opérer le tournant de la rigueur, fidèlement épaulé par son directeur adjoint de cabinet, un certain Pascal Lamy, futur commissaire européen au commerce (1999) et futur directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (2007). Déjà, à l'époque, l'argument avancé par François Mitterrand pour justifier ce virage était de ne pas isoler la France de la Communauté européenne. Le président français et le chancelier allemand Helmut Kohl élu en 1982 favorisent l'accession de Jacques Delors, en janvier 1985, à la présidence de la Commission des Communautés européennes, ancêtre de la Commission européenne. Il restera à sa tête près de dix ans. Dès le départ, Delors travaille main dans la main avec le lobby des grandes multinationales et avec des ultra-libéraux. Parmi eux, le Britannique Arthur 94 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN Cockfield, commissaire au marché intérieur de 1985 à 1989, ancien secrétaire d'État au commerce du Royaume-Uni en 1982 et 1983, qui fut l'un des conseillers les plus influents de Margaret Thatcher. La Table ronde des industriels européens est la structure qui rassemble les principales multinationales implantées sur le continent. Elle fut créée par l’homme d’affaires belge Étienne Davignon, dont les faits d’armes sont impressionnants : président de l’Agence internationale de l’énergie de 1974 à 1977, vice-président de la Commission européenne de 1981 à 1985, membre du groupe de Bilderberg19 depuis 1974, il est impliqué dans l’exploitation minière, le transport maritime et ferroviaire, les activités bancaires, l’automobile... Le projet européen de Jacques Delors reprend les recommandations que la Table ronde des industriels européens avait faites dans une publication 19 Rassemblement informel d’environ 130 membres, essentiellement américains et européens, dont la plupart sont des personnalités de la diplomatie, des affaires, de la politique et des médias. Les « conférences Bilderberg » sont un forum d’échange sur les principaux sujets d’actualité auquel participent les personnalités les plus influentes de l’économie mondiale. 95 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! intitulée Europe 1990 : un agenda pour l’action. Parmi ces recommandations, la suppression des barrières commerciales et des frontières fiscales figure en toute première place. Notre homme est d’ailleurs transparent sur la question. En 1991, il déclare sur un plateau de télévision : « Lorsque j’ai lancé en 1984-1985 le projet de grand marché, la Table ronde des industriels a soutenu ce projet. Et aujourd’hui, les industriels invitent les gouvernements à aller plus vite encore, et ce n’est pas moi qui leur dirais le contraire20. » Pour prouver sa constance, il fonde en 1996 un groupe de réflexion baptisé « Notre Europe », dans lequel Pascal Lamy, lui aussi membre du Parti socialiste français, hérite de la présidence d’honneur. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le Parti socialiste demeure ultra favorable à la construction européenne, même s’il suggère sans succès de la rendre plus « sociale ». Dans l'article 20 de sa cinquième décla20 Fakir n°40, dossier spécial « Construction européenne ». 96 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN ration de principe adoptée en 2008, on peut lire : « Le Parti socialiste est un parti européen. Il agit dans l’Union européenne qu’il a non seulement voulue de longue date, mais contribué à fonder. Il revendique le choix historique de cette construction et la place dans la perspective d’une Europe politique, démocratique, sociale et écologique. Pour les socialistes, celle-ci doit avoir pour mission, par ses politiques communes d’assurer la paix sur le continent et d’y contribuer dans le monde, de favoriser une croissance durable et le progrès social, de conforter le rôle des services publics, de promouvoir la créativité et la diversité culturelle, d’aider à relever les défis planétaires par l’exemple d’association qu’elle offre. Engagé au sein du Parti socialiste européen, le Parti socialiste entend tout mettre en œuvre pour le renforcer dans ses structures afin que soit porté un message socialiste en Europe. » On notera que le Parti socialiste confond deux choses : « l'Europe », d'une part, et l'Union européenne 97 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! d'autre part. Il veut faire croire que l'Union européenne, c'est à dire la construction européenne que nous connaissons depuis l'après Seconde Guerre mondiale, avec son ordre juridique et monétaire imposé aux États, est la seule voie possible. Dès lors, il n'existerait qu'une solution : la réformer de l'intérieur. C'est pourquoi le parti de François Hollande ne revendique par une « Europe socialiste » par opposition à l'Europe capitaliste, mais limite son ambition à porter « un message socialiste en Europe », comme s'il jetait une bouteille sociale dans une mer ultralibérale. Lors de son Conseil national du 28 février 2009, le Parti socialiste adoptait un « socle pour les élections européennes » prévues au mois de juin de la même année. Ce texte, intitulé « Donner une nouvelle direction à l’Europe », est un florilège de langue de bois, de contre-vérités et de promesses creuses. Comme dans sa déclaration de principe, il fait de la construction européenne la seul garante de paix entre les Nations : « Les 98 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN socialistes sont des partisans résolus de la construction européenne. Parce qu’elle a garanti la paix, l’État de droit, la démocratie sur notre continent. » Mais il assume également les choix économiques faits depuis le tournant libéral de 1983 : « L’Europe est nécessaire à une grande politique de réformes économiques et sociales. Où en serions-nous si l’Europe n’avait pas, avec Mitterrand, Delors et Kohl donné une issue maîtrisée à la chute du Mur de Berlin dont nous fêtons le vingtième anniversaire ? Où en seraient l’Espagne, le Portugal, la Grèce, l’Irlande et tant de nos vieilles régions industrielles en reconversion si elles n’avaient pas massivement bénéficié des fonds structurels européens ? Où en serions-nous aujourd’hui si nous n’avions pas créé l’euro en 2000 ? Si 27 monnaies nationales s’affrontaient en permanence à coup de "dévaluations compétitives" ? » Pourtant, dans un éclair de lucidité, les dirigeants socialistes relèvent que « les Français traversent, et 99 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! depuis longtemps, une période de doute vis-à-vis de l’Europe ». Mais heureusement, ils ont démasqué le responsable, qui n'est autre que José-Manuel Barroso, le président de droite de la Commission européenne : « Les avancées significatives, celles réalisées sur le terrain de la citoyenneté européenne, sur les échanges culturels, ne peuvent plus masquer les renoncements opérés sous la présidence Barroso, qui a vu les institutions européennes être gagnées par les idées du libéralisme économique. » Une telle réécriture de l'histoire rappelle tout bonnement les pires heures de l'Union soviétique. Car si la construction européenne a bien été « gagnée par les idées du libéralisme économique », c'est sous la présidence du socialiste Jacques Delors, qui a mis en place l'Acte unique et le traité de Maastricht, c'est à dire la colonne vertébrale de l'ordre juridique et monétaire européen ! Accablant la droite majoritaire au Parlement européen, les socialistes veulent « relancer et réorienter 100 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN l’Union européenne dans le sens d’une Europe volontaire, sociale, écologique, démocratique et mieux intégrée. » Pour ce faire, ils ne proposent pas de supprimer les directives ultralibérales ou de mettre fin au traité de Lisbonne, mais de mettre en œuvre une politique de grands travaux, évidemment teintée de « croissance verte ». Alors que les délocalisations se démultiplient et jettent des familles entières dans la précarité, nous ne saurons rien de politiques commerciales du Parti socialiste, car « Le débat n’est pas tant de savoir si nous serions des partisans ou des adversaires du protectionnisme mais bien de déterminer quels intérêts nous souhaitons protéger. À l’opposé de la droite et des libéraux qui favorisent la finance et la rente, nous souhaitons favoriser la production, l’investissement et un nouveau partage des richesses plus favorable au travail. » C'est pourquoi ils proposent un énième « Pacte européen du Progrès social » dont la force juridique n'est pas précisée, mais dont on suppose à la lecture du 101 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! texte qu'il ne sera que cosmétique en l'absence de mesures de désobéissance européenne. Le discours servi par les socialistes depuis le milieu des années 1980 n'a finalement jamais changé. Il faudrait en passer par l'Union européenne ultralibérale pour, un jour peut-être, trouver le Graal de l'Europe sociale. Le problème est que plus personne ne croit, fort heureusement, à ce genre de balivernes qui sont chaque jour contredites par la réalité des politiques communautaires. L’Europe repeinte en vert des écologistes Chez les écologistes, c’est un européisme béat qui continue d’irriguer les positions politiques officielles, en dépit de fortes divergences. Lors de leur référendum interne de février 2005, les Verts avaient voté à 52 % pour le soutien au Traité constitutionnel et à 42 % contre. Après avoir perdu le scrutin national, ils 102 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN publient un communiqué qui rappelle que « les Verts s’étaient prononcés majoritairement pour le Oui, car ils voyaient dans cette Constitution un certain nombre d’avancées sur lesquelles s’appuyer pour la construction d’une Europe politique plus fédérale et plus démocratique21. » Ils voient dans la victoire du Non « le fait que le Traité est apparu comme une réponse insuffisante à la marchandisation mondialisée et son corollaire de dégâts environnementaux et sociaux » et « un profond rejet des politiques menées par la droite qui a continué sa politique de casse sociale22. » Les rédacteurs de ce communiqué n’ont donc pas lu le Traité constitutionnel, ni les précédents, ni même les directives et règlements européens. S’ils l’avaient fait, ils constateraient que l’ultralibéralisme est inscrit à tous les niveaux de la construction européenne et qu’il 21 22 La partie III du projet de traité constitutionnel, qui traite des « politiques et du fonctionnement de l’Union », reprenait, pour les constitutionnaliser, une grande partie des dispositions des traités antérieurs. Les Verts, « Après le refus de la ratification du Traité constitutionnel européen », communication du Collège exécutif du 31 mai 2005. 103 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! n’y aura pas plus d’Europe écologique que d’Europe sociale dans l’actuelle Union. D’une manière générale, les Verts (et bien d’autres écologistes) se sont fait prendre au piège d’un grand numéro d’illusionniste sur la question environnementale. Ils croient encore que l’Union européenne a fait avancer la protection de l’environnement en contraignant certains États membres à prendre des mesures de protection des écosystèmes. Mais cette analyse ne tient pas une seconde ! Premièrement, les directives ou les règlements en question ne visaient que des mesures très peu politiques, ne touchant jamais aux intérêts des grandes multinationales. Les textes de référence cités par les écologistes pour expliquer que « l’Europe » va dans le bon sens sont les textes sur la chasse, sur les zones protégées, sur le traitement des animaux... ou bien des déclarations d’intention qui n’aboutissent à aucun réel progrès, comme le « Paquet énergie climat » censé développer les énergies renouvelables, économiser 104 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN l’énergie et réduire les gaz à effet de serre. Sur toutes les questions stratégiques, comme l’agriculture, l’industrie, le commerce international, l’Union européenne pratique le productivisme, le libre échange et obéit aux lobbies 23. Mais, comme le Parti socialiste, les Verts ont sur la construction européenne des réactions irrationnelles et privilégient la construction de l’outil à son usage. Avec l’ouverture au centre-droit impulsée par Daniel Cohn-Bendit dans le cadre du rassemblement Europe-Écologie, devenu Europe-Écologie-Les Verts (EELV), cette schizophrénie s’est aggravée. Le programme pour les élections européennes du 7 juin 2009, « Le contrat écologiste pour l’Europe », proclame dès la première page que « la crise économique met dramatiquement en lumière les insuffisances de l’Europe des nations. Chaque État membre de l’Union européenne pare au plus pressé en élaborant des petits plans de relance maison et se privant ainsi de l’impact et 23 Aurélien Bernier, « Imposture écologique », in En finir avec l'eurolibéralisme, sous la direction de Bernard Cassen, Mille et une nuits, 2008. 105 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! de la cohérence d’un investissement massif et coordonné. Nous ne pouvons plus penser franco-français. Que nous ayons voté oui ou non au référendum de 2005, nous avons tous besoin d’une Europe unie, seul espace à la hauteur des défis, seul outil efficace pour mettre en œuvre une stratégie commune de sortie de crise fondée sur la conversion écologique et sociale. » Le respect de la souveraineté populaire, qui n’existe aujourd’hui qu’au niveau national, consisterait donc à « penser franco-français ». Si l’Union européenne ne parvient pas à sortir de la crise, ce serait à cause de l’égoïsme des nations, et pas de l’ultralibéralisme des traités et des directives. On croit rêver... Le programme propose « une nouvelle directive européenne sur la réduction du temps de travail sans perte de salaire », « une PAC écologique », « l’Union européenne, zone sans OGM », « un moratoire sur toute nouvelle libéralisation », « une clause de non-régression sociale », etc. Autant de bonnes proposition, mais qui 106 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN font de ce contrat un programme « hors-sol », tout comme il existe une agriculture « hors-sol ». En effet, pour les mettre en pratique, il faudrait renverser la Commission européenne, qui a seule l’initiative des actes législatifs, dénoncer nombre d’accords internationaux, à commencer par ceux de libre échange, ré-écrire du début à la fin le traité, ré-écrire la quasi-totalité des directives et des règlements ou encore mettre fin aux politiques monétaires et budgétaires issues de Maastricht. Pourtant, cette relation irrationnelle aux questions européennes s'explique : elle est liée aux fondements mêmes de l'écologie politique, lorsque les premiers penseurs de ce courant croyaient devoir se battre contre l’État et la nation 24. Un ouvrage de Catherine Decouan, journaliste écologiste, publié à la veille des premières élections du Parlement européen au suffrage universel, en 1979, illustre parfaitement cette 24 Aurélien Bernier, Comment la mondialisation a tué l'écologie, Mille et une nuits, 2012. 107 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! logique. « De toutes les dimensions politiques, la dimension nationale est incontestablement la plus controversée par la pensée écologiste. La nation est en effet la création la plus artificielle qui puisse s'imaginer. C'est un territoire qui a été inventé de toutes pièces par des légistes, borné autoritairement par des frontières et constitué en vue de la guerre. [...] Cette analyse est partagée depuis longtemps par les écologistes et les régionalistes, qui préfèrent voir les États-nations se fédéraliser de l'intérieur et se fédérer à l'extérieur », écrit-elle, ajoutant que « Dans la pratique, les écologistes ignorent les frontières, parce que les problèmes qui les préoccupent les ignorent aussi. »25 Toujours accrochés à cette vision en dépit des ravages de la mondialisation, les écologistes défendent avec ferveur une Europe fédérale. En 2012, ils osaient même affirmer : « L’Europe est notre réponse à la mondialisation »26. Comme le Parti socialiste, ils proposaient leur 25 26 Catherine Decouan, La dimension écologique de l'Europe, Éditions Entente, 1979. Europe écologie – Les Verts, Vivre mieux. Vers une société écologique., Les petits matins, 2012. 108 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN pacte, baptisé « Pacte écologique et solidaire ». Au moins, le programme écologiste, à la différence du programme socialiste, précisait que ce pacte « remplacera le pacte de stabilité et de croissance et les critères de Maastricht ». Mais bien-sûr, Europe-Écologie-Les Verts ne dit pas par quel phénomène magique cette proposition viendrait à être acceptée par les dirigeants des vingt-huit États membres. Compte tenu de l’extrême importance des questions environnementales, il est urgent de désenvoûter les écologistes de gauche pour qu’ils cessent de rêver la construction européenne telle qu’ils l’imaginent et qu’ils la voient enfin telle qu’elle est. Il s’agit d’un enjeu majeur pour construire une grande force de gauche radicale capable de devenir majoritaire, qui ne peut se priver du courant écologiste. 109 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! L'hypocrisie absolue de la droite libérale Dès qu'il s'agit des questions européennes, l'Union pour un mouvement populaire (UMP) de l'ancien président Nicolas Sarkozy partage avec le Parti socialiste le goût du ridicule. Dans la « charte des valeurs » du parti, on peut lire : « L'Europe est notre quotidien et notre avenir. Après des siècles d'affrontements meurtriers où l'Europe a failli perdre son âme et grâce à l'œuvre des pères fondateurs de la communauté européenne, nos démocraties ont décidé de se rassembler et de s'interdire les rapports de haine et de guerre. » Pour ceux qui ne verraient pas le lien évident entre la paix et l'ultralibéralisme à l'européenne, l'UMP avertit: « la paix n'est pas un acquis définitif, c'est le fruit d'une volonté commune qu'il faut poursuivre ». Et c'est sans doute la raison pour laquelle il faudrait accepter sans broncher le libre échange, la libre concurrence et le monétarisme de l'euro. Comme chez les écologistes, l'Union européenne est une « réponse à la mondialisa110 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN tion », mais une réponse libérale : « Au-delà de la nécessité de renforcer l'intégration économique et la coordination budgétaire, nous sommes attachés à une Europe forte qui relèvera plus efficacement les défis d'un monde où la concurrence entre les pays est de plus en plus rude. L'Union européenne nous permet, ensemble, de développer des chantiers qui ne sont plus à la portée d'un seul pays dans le nouveau contexte de la mondialisation. » Le fait de parer la construction européenne de toutes les vertus n'empêche pas la droite libérale de pratiquer un double discours à son sujet, pour de basses raisons de stratégie politique. Ainsi, lorsqu'il était président de la République, Nicolas Sarkozy s'est livré plusieurs fois à un numéro d'acteur au sujet de la régulation du commerce, réclamant un « protectionnisme européen » qu'il sait parfaitement impossible. Ce fut notamment le cas en 2010, avec la création d'une éphémère « taxe carbone ». 111 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! En novembre 2006, le présentateur de télévision Nicolas Hulot lançait une démarche baptisée « Pacte écologique » dont la vocation était de peser dans la campagne de l’élection présidentielle de 2007. Parmi les mesures qu’il soumettait aux candidats figurait la mise en place d’une taxe carbone, calculée sur les émissions de gaz à effet de serre produites par la combustion d’énergies fossiles et liées à la fabrication et au transport des biens de consommation. Comme la plupart des candidats, Nicolas Sarkozy signait le Pacte écologique. Sitôt élu, en mai 2007, il lance le Grenelle de l’environnement qui rassemble des représentants de la société civile et de l’État pour mettre en place un plan d’action en matière d’écologie. L’instauration d’une taxe carbone est annoncée : « Je m’engage à ce que la révision générale des prélèvements obligatoires se penche sur la création d’une taxe “climat-énergie” en contrepartie d’un allègement de la taxation du travail. » Parallèlement, le président de la République pose le problème au niveau européen : « Il n’est pas normal qu’un produit 112 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN qui traverse le monde coûte moins cher qu’un produit local parce que le prix de son transport et de sa production n’intègre pas ses émissions de gaz à effet de serre. J’ai posé cette question à l’Union européenne. Nous avons été les premiers à soumettre nos principales entreprises à un système de quotas pour limiter leurs émissions néfastes au climat. Il n’est pas normal que les concurrents qui importent en Europe les mêmes produits ne soient soumis à aucune obligation. Je ne veux pas refermer ce dossier au prétexte qu’il serait compliqué. Il faut le traiter au niveau communautaire. Il faut, Monsieur le Président [José-Manuel Barroso, président de la Commission européenne], étudier la possibilité de taxer les produits importés de pays qui ne respectent pas le Protocole de Kyoto. Nous avons imposé des normes environnementales à nos producteurs. Il n’est pas normal que leurs concurrents puissent en être totalement exemptés. Eh bien, je vous propose que, dans les six mois, l’Union européenne débatte de ce que signifie une concurrence loyale. Le dumping environnemental, ce 113 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! n’est pas la loyauté, c’est un problème européen que nous devons poser. » Fin juillet 2010, une commission présidée par le socialiste Michel Rocard remet à Nicolas Sarkozy un rapport sur la taxe carbone, encore appelée « contribution climat-énergie ». Il propose d’augmenter le prix des énergies fossiles proportionnellement aux émissions de gaz à effet de serre qu’elles génèrent. Applaudi par des écologistes comme Daniel Cohn-Bendit ou par des économistes comme Guillaume Duval, rédacteur en chef du journal Alternatives économiques, le système évoqué est censé être socialement juste : un « chèque vert » compenserait l’augmentation du coût de l’énergie pour les ménages modestes. À aucun moment les défenseurs de la taxe n’ont imaginé que l’augmentation du coût de l’énergie se répercuterait sur le prix de tous les biens et services et que cette taxe française constituerait, dans un contexte de libre échange, une incitation supplémentaire à délocaliser. 114 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN L’hostilité de nombreux citoyens et de plusieurs professions – les agriculteurs et les transporteurs notamment – ainsi que les élections régionales du printemps 2010 viendront à bout de cette fausse promesse. En mars 2010, lors d’une réunion avec les députés de l'UMP, le Premier ministre François Fillon annonce le report sine die de cette mesure, dans l’attente d’un accord européen. Le 25 et 26 mars 2010, lors du Conseil européen, Nicolas Sarkozy estime que « la question d’un mécanisme d’ajustement aux frontières de l’Europe progresse énormément » et annonce qu'une discussion sur le sujet aura lieu en juin de la même année. Pourtant, le communiqué final des Vingt-sept ne mentionne pas ce calendrier et annonce au contraire vouloir « recentrer (son) action après Copenhague » du fait qu’« un accord juridique global à l’échelle mondiale reste le seul moyen efficace de réaliser l’objectif ». En résumé, la patate chaude de la taxe carbone est passée des mains de Nicolas Sarkozy à celles de 115 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! l’Union européenne, qui finit par la renvoyer à un impossible accord international. Rien d’étonnant, puisqu’une fiscalité écologique dans l’Union européenne nécessiterait l’unanimité des États membres, impossible à trouver. C'est en toute connaissance de cause que la droite libérale a instrumentalisé une demande de protectionnisme grandissante dans l'opinion publique. Acquise aux idées du libre échange et de la libre concurrence, elle fait mine de défendre la régulation et peut se défausser sur « Bruxelles » lorsque cette idée légitime est finalement écartée. Ce qui ne l'empêche pas de voter avec enthousiasme tous les textes de dérégulation présentés par la Commission au Parlement européen. 116 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN La droite républicaine : eurosceptique, mais pas anticapitaliste Même si elle s’est considérablement affaiblie au fur et à mesure que progressait la droite ultralibérale, il existe toujours en France une droite républicaine qui se revendique du « gaullisme social ». Incarnée par Jacques Chaban-Delmas, puis par Philippe Séguin et aujourd’hui par Nicolas Dupont-Aignan, elle défend la démocratie sociale. Il n’existe pas dans son discours de remise en cause réelle du capitalisme, mais une dénonciation du « mauvais capitalisme », qui serait une forme déviante d’une idéologie qui n’est pas condamnable en soi. Les valeurs du gaullisme se traduisent notamment par le souci d’indépendance de la France sur la scène internationale, la défense de l’ordre et de la justice sociale, la souveraineté populaire, le tout nécessitant un pouvoir exécutif fort. 117 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! Debout la République (DLR) est le principal parti politique se revendiquant du gaullisme « authentique ». Il est présidé par le député de l'Essonne Nicolas Dupont-Aignan. Ce courant du Rassemblement pour la République (RPR) puis de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), formé en 1999, est devenu un parti politique en tant que tel lors de son congrès fondateur du 23 novembre 2008. Le 9 mai 2004, la motion de DLR hostile à la ratification du projet de Traité établissant une constitution pour l’Europe (TCUE) obtenait 19,7 % au Conseil national de l’UMP. Pourtant, DLR ne déposait pas de motion défendant le « non » au projet de Constitution européenne, et le 6 mars 2005, la motion « L’Europe mérite un Oui » qui soutenait l’ultralibéral traité européen réunissait 90,8 % au sein de l’UMP. Un an jour pour jour après le « non » français au Traité établissant une constitution pour l’Europe, le courant gaulliste publiait un « Manifeste des Européens pour une autre Europe ». Ce document de onze pages 118 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN précise les grandes orientations figurant dans le programme politique. Il est composé de deux parties : une première consacrée au constat et une seconde formulant des propositions. Au niveau du constat, la distinction entre l’idéal européen et la construction politique « Union européenne » est bien faite : « Quand on débat d’Europe, encore faudrait-il savoir de quoi on parle ! Évoque-t-on l’idéal de coopération et de rapprochement entre les peuples – qui fait l’unanimité – ou le fonctionnement du super-État que l’on s’acharne contre vents et marées à imposer aux Européens ? » Mais en focalisant sur la perte de souveraineté nationale qui serait due à un « emballement fédéral », DLR oublie de dire qui est ce « on » qui impose l’eurolibéralisme. L’analyse économique se borne à critiquer le libreéchangisme de l’Union européenne et sa politique monétaire technocratique qui tueraient la croissance. Mais les républicains de droite ne vont pas jusqu’au bout du raisonnement et ne présentent pas l’Union européenne telle qu’elle est : une construction au service des 119 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! classes dominantes qui n’est pas guidée par un aveuglement fédéraliste, mais bien par un projet politique ultralibéral cohérent. La seconde partie, intitulée « Construisons maintenant l’Europe du bon sens », souhaite renouer avec l’Europe confédérale chère au général de Gaulle. Cette Europe « à la carte » émergerait d’une profonde réforme institutionnelle. La Commission deviendrait une « structure administrative de mission chargée de réfléchir aux intérêts communs des Européens et de garantir la diversité culturelle et linguistique ». Pour les questions juridiques et monétaires, « le domaine d’action de la CJCE27 serait étroitement encadré par le traité, et l’institution serait chapeautée par une Cour de cassation composée de magistrats nationaux pour éviter l’extension sans fin d’une jurisprudence proliférante et incontrôlée. La Banque centrale européenne serait encadrée par un Conseil des ministres de l’euro ». Enfin, « une seconde Chambre européenne serait instaurée, 27 Cour de justice des Communautés européennes. 120 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN composée de représentants des Parlements nationaux : elle préparerait et accompagnerait les négociations des États membres sur les décisions prises à la majorité qualifiée et aurait le dernier mot sur le Parlement européen en matière de codécision ». Limitée géographiquement, cette Europe protégerait ses marchés pour retrouver la croissance et la compétitivité et engagerait des projets à la carte en matière de recherche, de défense ou de culture. Dans ce manifeste de 2006, la droite gaulliste n'était donc pas beaucoup plus téméraire que la gauche socialiste, conditionnant toute perspective de changement à l'impossible ratification d’un nouveau traité européen. À la fin des années 2000, pourtant, le discours se précise. Suite au déclenchement de la crise financière en 2008, DLR abandonne l'idée de réformer la monnaie unique et devient partisan d'un « démontage » de l'euro, c'est à dire d'une sortie concertée. Le 28 juin 2012, le parti gaulliste publie un « plan de secours alternatif pour 121 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! l'Europe ». Certaines recettes économiques proposées dans ce document et dans le programme du parti sont tout à fait intéressantes, puisque DLR propose de monétiser la dette publique ou de réintroduire « des monnaies nationales qui permettront des ajustements de parité ». Au niveau juridique, le discours se radicalise également : « Plutôt que de chercher à transformer des traités qui ne sont pas réformables, nous proposons donc de dénoncer l’ensemble des traités européens. Ils sont illégitimes depuis le non des peuples au référendum de 2005 [...]. L’objectif est de bâtir une nouvelle Europe des États et des coopérations, dans le cadre d’un traité simplifié et limité aux questions de l’organisation des pouvoirs. » Mais DLR se refuse encore à écrire l'élément le plus important de tout programme de rupture avec l'Union européenne : puisque une sortie concertée, à vingt-huit États, de l'ordre juridique et monétaire européen est illusoire, cette sortie doit être unilatérale. 122 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN Il existe par ailleurs un problème de fond, que l'on retrouve également chez des souverainistes de gauche comme Jean-Pierre Chevènement : les mesures proposées s'inscrivent dans la perspective de redresser la compétitivité de la France dans la concurrence internationale. Le projet politique n'est pas de sortir de cette concurrence pour instaurer un nouvel ordre mondial basé sur la coopération. Il n'est pas de rompre avec le capitalisme, mais seulement avec ses excès. Ainsi, le « plan de secours alternatif pour l'Europe » de DLR prône un contrôle temporaire des mouvements de capitaux alors que ce contrôle doit au contraire être permanent. Il propose une réduction de 4 points des dépenses publiques (52 % contre 56 %) alors que la satisfaction des besoins sociaux et les politiques environnementales nécessitent au contraire une forte augmentation. Le positionnement des gaullistes est d'ailleurs cohérent : sans contrôle des mouvements de capitaux, leur taxation ne peut être fortement augmentée, et dès lors, les dépenses publiques doivent 123 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! être contenues ou réduites. Mais de fait, ce programme ne permet pas de redresser le partage de la valeur ajoutée au profit des salariés et au détriment des détenteurs de capitaux. Il ne permet pas de financer des politiques sociales ambitieuses, sauf à ce que la France dope ses exportations en recourant au dumping, comme le capitalisme allemand a su le faire. Il s'agit finalement de reconstruire un compromis social proche de celui qui existait durant les Trente Glorieuses. En théorie, ce compromis serait une grande avancée, bien qu'insuffisante, par rapport au désastre eurolibéral que nous subissons. En pratique, il est impossible à mettre en œuvre, car il s'inscrit dans une vision productiviste que les crises environnementales ont rendue totalement obsolète. De fait, il serait dangereux, car porteur de conflits entre États pour l'accès aux ressources naturelles. 124 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN À gauche, l’illusion du changement de l’intérieur Face à l’impasse de la construction européenne, de nombreux mouvements et partis proposent une perspective et une seule : changer l’Union européenne des Vingt-huit pour avoir ensuite, et ensuite seulement, le droit de mener des politiques différentes. Ceci n'a pas de sens. En matière de fiscalité, par exemple, où règne la règle de l’unanimité, s’il fallait opter pour une transformation légaliste conforme au traité actuel, cela impliquerait d’attendre que les Vingt-huit basculent à gauche pour que les gouvernements s’engagent tous ensemble dans une fiscalité socialement juste et écologiquement responsable ! La probabilité que survienne une telle situation et que l’accord politique se fasse est nulle. Pourtant, l’illusion de la réforme de l’intérieur a longtemps fait consensus au sein de la gauche radicale, du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) au Parti communiste français (PCF), en passant par des mouvements associatifs comme l'Association pour la taxation des 125 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! transactions financières pour l'aide aux citoyens (Attac). Bien sûr, aucune de ces organisations ne peut démontrer par quel processus magique pourrait se faire cette réforme... puisqu’elle est concrètement infaisable ! Ce positionnement euro-réformiste a des origines diverses. Pour les trotskistes, il provient d'une confusion entre nation et nationalisme, entre supranationalité et internationalisme. Comme les écologistes, les trotskistes portent en eux l'idée que la nation doit être dépassée, puisque comme la pollution, la lutte des classes ne saurait avoir de frontières. Au Parti communiste français, la construction européenne a longtemps été honnie et combattue. À la veille des premières élections européennes au suffrage universel, en 1979, le rédacteur en chef du magazine communiste Nouvelle critique écrit : « L'Europe actuelle, dit-on, est certes celle du grand capital, mais elle peut devenir celle des travailleurs. À moins de penser qu'il suffirait que la majorité au Parlement européen soit sociale-démocrate pour que l'Europe 126 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN des travailleurs soit réalisée, il faut revenir à la réalité : le grand capital domine chacun des pays européens et la supranationalité ne fait qu'unir mieux encore neuf ou douze grands capitalismes alors que l'indépendance nationale préserve pleinement les points d'appui que constituent pour les travailleurs européens l'existence dans quelques pays européens de grands mouvements révolutionnaires. » Jusqu'aux élections législatives de 1997, le parti alors dirigé par Robert Hue combat encore avec force l'idée de monnaie unique. En mars 1996, le directeur de l'Humanité Pierre Zarka écrit : « La monnaie unique, avec la banque centrale européenne, constituerait l’élément essentiel d’un système de domination à travers lequel les marchés financiers pourraient imposer à chaque pays européen sa politique économique et sociale. [...] Dans ces conditions, on comprend le caractère illusoire des déclarations des dirigeants socialistes affirmant que rien n’est plus urgent que 127 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! d’ajouter à Maastricht un volet social. 28 » Malheureusement, le projet politique de Robert Hue est de reconstruire une nouvelle alliance avec le Parti socialiste. Or, au mois de mars 1997, Lionel Jospin pose ses conditions : « La direction du PC ne peut pas à la fois dire qu'elle veut gouverner, critiquer le partenaire principal et refuser tout mouvement sur des points essentiels qui assureraient la cohérence d'un futur gouvernement. Qu'il s'agisse de l'euro ou d'un certain nombre de mesures de politique intérieure29. » Dès lors, puisque la monnaie unique, et plus généralement les questions européennes, sont un point de blocage, Robert Hue doit céder. Le 28 avril 1997, le PCF signe avec le Parti socialiste une déclaration commune évoquant de façon particulièrement floue le « dépassement du traité de Maastricht » et un engagement dans « des discussions pour réorienter la construction européenne ». Depuis ce jour, le Parti communiste français reste accroché à la 28 29 « Monnaie unique : rien d'irréversible », Pierre Zarka, L'Humanité dimanche, 21 mars 1996. « Lionel Jospin répond à Robert Hue », L'Humanité, 5 mars 1997. 128 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN construction d’une « autre Europe » qui prendrait sa source dans l’actuelle Union, comme si l’arsenal juridique ultralibéral bien verrouillé de la Commission pouvait changer du tout au tout. Et comme si les peuples avaient le temps d’attendre les résultats de ce travail titanesque, à supposer qu’il ait une chance de réussir. Avec le recul, la « Plateforme du Parti de la Gauche européenne pour les élections au Parlement européen de 2009 » signée par le PCF a des tonalités tragiques. Elle débutait par la phrase suivante : « Les élections européennes de juin 2009 vont offrir une occasion de changer les fondations de l’Union européenne et d’ouvrir une nouvelle perspective pour l’Europe. » Ce fut tout le contraire, avec la déferlante d’une grande vague conservatrice en pleine période de crise économique. S’il fallait une ultime démonstration de l’impuissance d’une gauche qui veut réformer l’Union européenne, elle fut donnée à cette occasion. 129 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! C'est pourtant sur cette base euro-réformiste que c'est constituée, pour le scrutin européen du 7 juin 2009, la nouvelle alliance électorale du Front de gauche regroupant le PCF, le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon et les trotskistes de Gauche unitaire. Sa « Déclaration de principes du Front de Gauche pour Changer d'Europe » publiée pour cette campagne ne s'écartait pas de la ligne adoptée par le PCF en 1997. À partir de 2010, le Parti de Gauche semble comprendre les limites de ce discours et réclame de « sortir du traité de Lisbonne30 ». Malheureusement, il ne précise pas si cette sortie doit être concertée au niveau communautaire, ce qui serait tout aussi illusoire que l'idée d'« Europe sociale » du Parti socialiste, ou bien si elle doit se faire de façon unilatérale. Dans une fiche programmatique publiée le 4 novembre 2010 et intitulée « Appliquer la désobéissance européenne », le Parti de gauche clarifie son discours et indique que « le 30 Tract « Il faut sortir du traité de Lisbonne » http://www.lepartidegauche.fr/images/stories/tracts/tract-sortir-lisbonne.pdf 130 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN programme du Front de Gauche comporte de nombreuses mesures incompatibles avec les traités européens. Si nous sommes élus, nous pratiquerons la désobéissance européenne afin de respecter la volonté du peuple. [...] La désobéissance européenne que nous pratiquerons sera à la fois un moyen de respecter la volonté populaire des Français et de contraindre les dirigeants européens au débat démocratique qu’ils refusent. » Dans ses propositions concrètes, figurent l’organisation « d’un référendum sur la liste des dispositions européennes à laquelle la France dérogera (dérogations utilisées par les Britanniques sous le nom d’opt-out) afin de pouvoir appliquer le programme choisi par le peuple » ; l’abrogation « de toutes les transpositions dans le droit national de directives et règlements portant atteintes aux droits économiques et sociaux des citoyens français » et l’utilisation « du Compromis du Luxembourg de 1966 pour exiger un vote à l’unanimité à 131 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! chaque fois que seront en jeu “des intérêts très importants d’un ou plusieurs partenaires” et notamment pour toutes les mesures qui contrediraient le vote de changement des électeurs ». Ces mesures sont très intéressantes, mais elles ne suffisent plus. Le Compromis du Luxembourg correspondait à une situation historique particulière : du 30 juin 1965 au 30 janvier 1966, le général de Gaulle pratiqua la politique de la chaise vide pour protester contre l’extension des pouvoirs de la Communauté économique européenne en matière de politique agricole et surtout contre le remplacement de la règle de l’unanimité par le vote majoritaire. Cette crise fut résolue début 1966 par le Compromis du Luxembourg, qui concédait la nécessité d’une prise de décision à l’unanimité pour les « votes importants ». Mais cette disposition fut progressivement contredite dans la pratique, au fur et à mesure que le droit européen s’est imposé au droit national et que l’Union européenne s’élargissait. La 132 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN définition d’un « vote important » reste floue, d’autant que les compétences transférées à l’Union européenne sont bien plus étendues qu’en 1966 et que l’eurolibéralisme imprègne tous les échelons politiques. Surtout, le droit de veto que donne le Compromis du Luxembourg est à double tranchant : il permet à un seul État de bloquer une décision, et c’est ce principe de l’unanimité qui rend toute fiscalité de gauche impossible dans l’Union européenne. Sur les questions monétaires, le Parti de gauche se montre encore plus hésitant. Dans sa résolution du 10 avril 2011, son Conseil national propose d'engager une « nécessaire refondation de l’Union monétaire » autour de plusieurs principes : la solidarité budgétaire, des niveaux de déficit variables d'un État à l'autre, une réforme des statuts de la Banque centrale européenne, des mécanismes d’harmonisation des politiques fiscales et sociales et le contrôle des mouvements de capitaux vers les pays non membres de l’Union européenne. Il se 133 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! prononce « de préférence, pour le maintien d’une zone euro refondée ou d’une nouvelle zone monétaire limitée aux seuls pays disposés à engager la refondation d’une union monétaire démocratique et progressiste. À défaut, il soutient le projet d’une monnaie commune européenne. » Le mouvement de Jean-Luc Mélenchon justifie cette préférence pour la monnaie unique : il souhaite « le développement d’une intégration économique et politique des nations », considérant que la seule coopération inter-étatique est insuffisante. Pourtant, toute l'histoire de la construction européenne montre les dangers d'une telle « intégration » : si des pays sont en phase sur les questions économiques et politiques, les transferts de compétence sont possibles sans douleur ; si, par le jeu de la démocratie, de divergences apparaissent, « l'intégration » juridique ou monétaire s'oppose à la souveraineté populaire. Au sein du Front de gauche, les positions euroréformistes du PCF et les appels à la désobéissance 134 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN européenne du Parti de gauche ont du mal à cohabiter. En mars 2011, à l'occasion d'un meeting, le dirigeant communiste Pierre Laurent confirmait que la vision du PCF adoptée en 1997 était toujours d'actualité. Il estimait qu'aucune politique de gauche en France n'est possible sans refonte des institutions européennes : « il n'y aura pas de politique de gauche dans ce pays si la France ne reprend pas l'initiative pour changer l'Union Européenne »31. Pourtant, dans le programme du Front de gauche, L'humain d'abord, rédigé pour les élections nationales de 2012, deux mots d'ordre du Parti de gauche sont repris : la « sortie du traité de Lisbonne » et une forme de « désobéissance européenne » qui consiste à « [refuser] d’appliquer des directives contradictoires à nos engagements, notamment en ce qui concerne la dérégulation des services publics ». Sur la question monétaire, par contre, pas question de sortir de l'euro. Il 31 « Le Front de gauche rejoue les airs du "non" européen », Libération, 2 mars 2011. 135 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! faut au contraire obtenir une « refonte des statuts et missions de la BCE ». Malheureusement, la désobéissance européenne ne sera jamais mise en avant durant les campagnes des présidentielles et des législatives : pas de tracts, pas d'affiches sur ce thème, comme si le terrain s'avérait glissant. Et il l'est. Le 20 mars 2013, Jean-Luc Mélenchon écrit dans un communiqué : « S’il faut désormais choisir entre la souveraineté du peuple et celle de l’euro, la France doit choisir le peuple. » Une semaine plus tard, dans l'Humanité dimanche, l'ancien député européen communiste Francis Wurtz répond : « [La sortie de l'euro] n’est pourtant pas la solution. […] Il n’y a, en vérité, aucun raccourci possible : il faut changer l’euro et l’Europe en profondeur !32 » Si l'heure n'est plus à l'unanimité euro-réformiste, le positionnement du Front de gauche sur les questions européennes reste donc très flou et illisible pour la 32 Francis Wurtz, « Le révélateur chypriote », L'Humanité dimanche, 28 mars 2013. 136 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN plupart des citoyens. Et pendant que le Front de gauche hésite, un parti politique tire pleinement profit de la crise européenne : le Front national de Marine Le Pen. La stratégie antimondialiste de Marine Le Pen Jusqu'à la fin des années 1980, le Front national de Jean-Marie Le Pen se positionne sur une ligne ultralibérale. Dans sa campagne présidentielle de 1988, le leader du parti d'extrême-droite propose « une adaptation de notre économie à l'échéance européenne de 1992 » et veut y parvenir par « une réduction des charges fiscales et sociales », par « une remise en cause de l'impôt sur le revenu » et « en imposant une cure d'amaigrissement à l’État. » Mais les courants de pensée qui influencent la ligne du Front national divergent sur les questions économiques et sur le positionnement politique. Le Club de l'Horloge tient une position nationale-libérale : l'ex- 137 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! trême droite doit être la « vraie droite », alors que la droite traditionnelle corrompue est une « fausse droite ». À l'inverse, le Groupement de recherche et d’étude pour la civilisation européenne (GRECE) se positionne sur une ligne antimondialiste et « ni droite ni gauche ». Avec la chute du bloc de l'Est qui entraîne la disparition de « l'ennemi communiste » et la perspective du référendum français sur le traité de Maastricht en 1992, le Front national choisit la ligne antimondialiste. Dès lors, la construction européenne n'est plus considérée comme une opportunité d'appliquer les recettes ultralibérales, mais comme une monstruosité qui vise « à diviser la République, à démanteler la Nation, à réduire la France à la dimension de quelque province euro-mondialiste33. » Mais au delà de la rhétorique, on ne trouve rien de concret dans le programme de Jean-Marie Le Pen : en 2007, il prévoyait encore de restaurer la souveraineté nationale « en renégociant les traités européens »34. 33 34 Jean-Marie Le Pen, discours du 1er mai 1995, Paris. Programme de Jean-Marie Le Pen à l'élection présidentielle de 2007. 138 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN Avec l’ascension de sa fille, Marine Le Pen, à la fin de la décennie 2000 et au début des années 2010, le Front national se met clairement à emprunter au discours de la gauche radicale : « À chaque fois qu’un secteur est transféré du public vers le privé, cela se traduit par une régression de l’égalité et par une explosion des coûts. Je suis donc pour un service public des transports, de l’éducation, de la santé, des banques et des personnes âgées. Et je suis également pour l’intervention de l’État dans des secteurs stratégiques : énergie, communications, télécommunications et médias. Je réfléchis par ailleurs à une révolution fiscale qui rétablirait notamment l’équilibre entre le capital et le travail35. » Il procède à un mélange habile et dangereux entre des éléments de discours « de gauche » et un discours nationaliste plus traditionnel pour l'extrême droite. Il s'attaque par exemple à « l'euromondialisme totalitaire », une idéologie qui « a juré la disparition des 35 Entretien avec Marine Le Pen, Causeur, janvier 2011. http://www.telos-eu.com 139 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! nations, parce que les nations sont un obstacle à leurs visées consuméristes et internationalistes »36. La stratégie de la nouvelle présidente, élue le 16 février 2011, exacerbe les tendances nationalistes tout en revendiquant une meilleure stabilité pour les travailleurs français, mais sans remettre en cause ni l'ordre économique (le capitalisme) ni l'ordre social. Ce nouveau positionnement de « seul parti réellement antisystème » a un impact indéniablement positif dans le monde ouvrier et chez les classes moyennes, écœurés par le renoncement de la sociale-démocratie et particulièrement touchés par les conséquences des politiques européennes. Entre 2009 et 2013, la cote de popularité du Front national passait de 8,5 % à 23 %. En 2013, pour la première fois depuis 1984, les Français ne perçoivent plus le Front national comme un danger pour la démocratie : 47 % l'estiment dangereux alors qu'ils étaient 75 % en 1997. La même année, un Français sur 36 Discours de Marine Le Pen à la « convention européenne » du Front national, 14 et 15 mars 2009. 140 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN trois a une « bonne image » de Marine Le Pen, contre un maximum de 23 % pour Jean-Marie Le Pen en 2002. Le changement est spectaculaire chez les 18-24 ans : 33 % ont une « bonne image » de Marine Le Pen, alors qu'ils n'étaient que 9 % à avoir une « bonne image » de Jean-Marie Le Pen en 2002. L'offensive du Front national sur les questions européennes se poursuit et lui rapporte d'autant plus de crédit que la crise de l'Union européenne s'aggrave. Au printemps 2013, il mettait en ligne une pétition intitulée « Réclamez la fin de l'union européenne ! ». Le texte d'appel indique : « L’Union européenne concentre et aggrave tous les problèmes. Comme l’Union soviétique en son temps, elle n’est pas réformable car construite sur de l’idéologie à l’état pur. Il faut offrir une autre espérance aux Français et profiter du printemps des peuples européens pour aller vers une Europe des peuples libres, souverains, prospères et fiers ! Nous demandons au président de la République d’organiser en 141 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! janvier 2014 un référendum sur la fin de l’Union européenne par la sortie de la France. » La gauche radicale a commis la terrible erreur d'abandonner le discours de rupture avec l'Union européenne qui était le sien jusqu'au milieu des années 1990 ; l'extrême droite n'a eu qu'à se baisser pour le ramasser. Il n'y a qu'un moyen d'inverser la tendance électorale, qui bénéficie largement au parti de Marine Le Pen : prôner clairement la désobéissance européenne, c'est à dire la sortie de l'ordre juridique et monétaire européen. 142 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE Pour un gouvernement de gauche radicale qui serait élu en France, il n’existe que deux options. Pas une de plus. La première consisterait à se résigner à vivre dans une Europe libérale, quitte à employer un discours euro-réformiste en réponse aux revendications sociales nationales, mais sans aucun espoir de succès. La seconde option est tout simplement de ne plus obéir aux injonctions néolibérales de l’Union en restaurant la 143 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! primauté du droit national et la souveraineté monétaire des États. En 2009, le Mouvement politique d'éducation populaire (M’PEP), créé par d'anciens militants d'Attac, donnait un nom et un contenu à cette stratégie : la désobéissance européenne37. Désobéir pour quel projet ? Puisque trop de personnes confondent encore « la gauche » et la sociale-démocratie, il n'est pas inutile de préciser en quoi consisterait une véritable politique de gauche en France. Les valeurs fondamentales de la gauche sont l'égalité, la justice, l'émancipation, la solidarité, la coopération... Pour réellement mettre en application ces principes, il est nécessaire de concevoir une politique foncièrement redistributive, qui satisfasse les besoins sociaux (et notamment celui de vivre de son 37 Voir Discours de Jacques Nikonoff au meeting de Frontignan (34), 5 février 2009 et La désobéissance européenne - Intervention d’Aurélien Bernier à l’université d’été du M’PEP à Lille, 28 août 2009, www.m-pep.org 144 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE travail), qui crée de la valeur d'usage plutôt que de la valeur marchande, qui préserve l'environnement, qui soit ouverte au monde dans une logique internationaliste. Autant de choses interdites, sauf à restaurer le pouvoir politique, la souveraineté nationale et populaire, la démocratie en les arrachant à ceux qui nous les ont confisqués : les multinationales et les marchés financiers. Les grandes puissances financières ont conquis leur pouvoir exorbitant grâce à une stratégie qui se nomme le libre échange et à une doctrine qui est la libre concurrence. L'idée que les marchandises et les capitaux doivent circuler librement implique que les États ne doivent en aucun cas s'opposer à leur circulation. Les gouvernements doivent donc renoncer à réguler le commerce par des taxes ou des quotas ; ils doivent renoncer à contrôler les mouvements de capitaux en accordant aux entreprises la liberté d'investissement et en laissant fonctionner sans contrainte les marchés de 145 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! devises, les marchés de la dette, les marchés d'actions et les marchés de matières premières. Le libre échange découle directement de la doctrine de la libre concurrence selon laquelle l'optimum économique, et donc le bonheur sur Terre, viendraient de la mise en concurrence, qui produirait à la fois une baisse des prix et une amélioration de l'efficacité. C'est pourquoi il faudrait privatiser les services publics et bouter l’État hors de l'économie, sauf pour faire respecter les règles de la dite concurrence. À l'opposé de ce laisser-faire, une politique de gauche est avant tout une politique de régulation. Sans contrôle des capitaux, ces derniers fuiront à la première occasion : impossible de les taxer pour redistribuer, pour financer les services publics, pour réduire la durée du travail, pour répondre aux besoins des plus démunis. Sans protectionnisme, les multinationales pourront recourir au dumping, condamnant une part importante de la population active au chômage et tirant vers le bas 146 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE toutes les réglementations sociales et environnementales. Au niveau international, une politique de gauche consiste à établir avec les autres États des relations d'égalité, indépendamment du poids économique de chacun, en respectant la souveraineté et les droits des peuples et en recherchant la coopération, qui s'effectue de bien d'autres manières que par les seuls échanges commerciaux : coopération technique, humanitaire, financière, échanges de connaissances... Sur tous ces sujets, l'Union européenne empêche purement et simplement de mener des politiques de gauche : en interdisant le contrôle des mouvements de capitaux, le protectionnisme, une véritable discrimination entre le public et le privé qui place des secteurs d'activité à l'abri de la concurrence ; en imposant, grâce à la monnaie unique, une politique monétariste ultralibérale ; en multipliant les accords de libre échange avec les pays tiers. 147 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! La désobéissance à l'Union européenne n'est pas une fin en soi ; elle ne vise pas à reconquérir la souveraineté nationale, toutes choses égales par ailleurs. Elle vise au contraire à se donner la possibilité de changer en profondeur les rapports sociaux, d'abord au niveau national, puis, de proche en proche, dans les relations internationales. Restaurer la primauté du droit national La sortie de l'ordre juridique européen a deux objectifs : ne plus se soumettre aux traités, aux directives et aux règlements ultralibéraux en provenance de Bruxelles et, à l'inverse, bâtir un droit national socialement juste, au service de l’emploi et de l'environnement, quitte pour ce faire à se mettre dans l’illégalité vis-à-vis du droit communautaire. Or, tant que la Constitution française intégrera une référence au traité de Lisbonne, cette désobéissance européenne ne pourra aboutir à aucun changement concret. Une loi française votée par 148 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE un gouvernement de gauche radicale qui serait suspecte d'illégalité au regard du droit communautaire serait immédiatement attaquée par les partis d'opposition. Le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État annuleraient la plupart des lois réellement « de gauche » et la majorité au pouvoir serait entraînée dans une véritable guérilla juridique dont l'issue est connue d'avance : toute tentative de rupture avec l'eurolibéralisme ne peut qu'échouer face au droit européen. La désobéissance européenne ne peut donc se faire à moitié : il est indispensable de renverser la hiérarchie des normes. La tâche prioritaire d’un gouvernement de gauche radicale sera de convoquer un référendum pour modifier la Constitution française en rétablissant explicitement la primauté du droit national sur le droit communautaire de manière à restaurer la souveraineté populaire. Ceci passe par la suppression de toute référence au traité de Lisbonne dans la Constitu- 149 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! tion, seul moyen de mettre fin à plus d'un demi-siècle de soumission au libre échange et à la libre concurrence. S'engager dans une telle rupture nécessite un véritable soutien populaire. L’article 11 de la Constitution française stipule qu’il est possible de « soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ». En s’appuyant sur cet article, le gouvernement pourra convoquer des référendums sur des sujets particulièrement sensibles pour lesquels la désobéissance européenne sera nécessaire, marquant ainsi le soutien du peuple à l’action du gouvernement. Afin d'associer plus régulièrement et plus étroitement les citoyens aux questions communautaires, une « Conférence citoyenne des affaires européennes » peut 150 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE être créée. Cette instance reprendrait le principe de la Conférence de citoyens mise en place dans les années 2000 par la Commission française du développement durable : un groupe de personnes tirées au sort sur une liste de volontaires reçoit une formation sur les différents aspects (scientifiques, éthiques, sociaux, politiques, économiques...) d’une question à traiter. Dans un second temps, ce groupe débat publiquement avec des représentants du monde politique, associatif, avec des experts, des porteurs d’intérêts économiques qu’il a demandé à rencontrer sur les questions de son choix. À l’issue de la Conférence, les citoyens font part de leurs avis et recommandations dans un rapport public. Si les expérimentations de ces Conférences de citoyens menées en France ont principalement porté sur des questions de choix scientifiques et technologiques (OGM, changement climatique), rien n'empêche de les étendre aux questions européennes, qui reflètent des choix de société d’une extrême importance. 151 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! Au final, le titre XV de la Constitution française serait réécrit de la manière suivante : Article 88-1. La République participe à la construction d’un projet européen avec le triple objectif de satisfaire les besoins sociaux des peuples, de protéger l’environnement, de renforcer la démocratie. Cette participation ne saurait remettre en cause la souveraineté du peuple français qui doit librement déterminer ses choix politiques, sociaux, économiques, monétaires et budgétaires. Article 88-2. Une Conférence citoyenne des affaires européennes est créée de manière à obtenir la meilleure représentativité socio-professionnelle possible du peuple français. Son rôle consiste à exprimer tout avis ou proposition sur les questions européennes. Article 88-3. Le Gouvernement soumet à l’Assemblée nationale, au Sénat et à la Conférence citoyenne des affaires européennes, dès leur transmission au Conseil de l’Union européenne, les projets 152 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE d’actes législatifs européens et les autres projets ou propositions d’actes de l’Union européenne. Selon des modalités fixées par le règlement de chaque assemblée, des résolutions européennes peuvent être adoptées en sessions, sur les projets ou propositions mentionnés au premier alinéa, ainsi que sur tout document émanant d’une institution de l’Union européenne. Sur demande de la Conférence citoyenne des affaires européennes, tout projet de loi résultant d’un acte de l’Union européenne est soumis au référendum par le Président de la République. Sortir de la monnaie unique Tout comme la sortie de l'ordre juridique, la sortie de l'euro se justifie par des questions pratiques et par une question de principe. Rester dans la zone euro, c'est s'interdire de dévaluer pour réduire les écarts de compétitivité avec l'Allemagne, c'est rester dépendant des politiques monétaristes de la Banque centrale euro153 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! péenne, et, au final, c'est demeurer sous la tutelle des marchés financiers et de leurs agences de notation. Ce serait donc se priver de marges de manœuvre considérables pour mener des politiques de gauche. Mais plus globalement, c'est bien le principe même de la monnaie unique qui pose problème. Accepter une monnaie unique pour des nations différentes, c'est abandonner sa souveraineté monétaire, qui est une composante indispensable de la souveraineté populaire. D'un point de vue technique, le retour à une monnaie nationale est tout à fait possible. La Banque de France imprimant ses propres billets et frappant ses pièces de monnaie en euro, elle possède tout le matériel nécessaire pour émettre des nouveaux francs. Le plus délicat n'est pas là : comme pour la sortie de l'ordre juridique, la sortie de l'euro n'est pas une fin en soi et doit s'accompagner de mesures radicales pour mettre fin à la tutelle des marchés. 154 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE Pour éviter toute spéculation, il faut immédiatement restaurer le contrôle des mouvements de capitaux et rendre ces nouveaux francs non convertibles 38 ; ainsi, l’État pourra délivrer des francs à des investisseurs étrangers uniquement pour des investissements utiles. Une grande partie de la dette publique sera annulée, et la partie qui sera remboursée, notamment aux petits épargnants, le sera en nouveaux francs, ce qui favorisera les achats de produits français. La sanction des marchés financiers sera évidemment violente et immédiate : ils refuseront de prêter un sou supplémentaire à l’État français. Mais cette sanction est une chance car elle donne l'occasion à la France de se passer purement et simplement d'eux. Ce revirement est possible en nationalisant les banques et compagnies d'assurance, en collectant l'épargne nationale et en permettant à la Banque de France de prêter sans intérêt à l’État. 38 Une monnaie est dite « convertible » lorsqu'elle peut être échangée librement, à tout moment, contre une autre. 155 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! La dévaluation du nouveau franc produira une relance temporaire des exportations, sans que l'objectif soit pour autant de gagner des parts de marché grâce à une sous-évaluation de la monnaie française. La facture de certaines importations augmentera, et notamment celle de l'énergie. Mais puisque environ 75 % du prix du pétrole est composé de taxes, cette augmentation ne portera que sur les 25 % restants. Par ailleurs, elle peut être amortie ou annulée de plusieurs manières : en diversifiant les approvisionnements énergétiques, en mettant en place une fiscalité « flottante » (le taux de taxe baisse en cas de hausse des cours du pétrole), et surtout en lançant un plan ambitieux d'économies d'énergie, en particulier dans l'habitat et les transports. Les prix augmenteront également pour d'autres biens, et notamment pour des produits qui ne sont plus fabriqués en France. Il faudra alors une stratégie en deux temps : adoptée simultanément à la sortie de l'euro, l'indexation des salaires sur les prix avec une échelle mobile permettra aux salariés et aux retraités de conserver leur 156 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE pouvoir d'achat ; à moyen et long terme, relocaliser la production des biens de consommation courante permettra de substituer une production nationale aux importations. Si aucun parti « de gouvernement » ne prône la sortie de l'euro, alors même que le Parti communiste français s'opposait dans les années 1990 à sa création, ce n'est pas parce que le retour à la monnaie nationale est dangereux. C'est parce qu'il oblige à agir immédiatement sur tous les fronts et nécessite un grand courage politique. C'est aussi parce que l'intoxication libérale a bien fonctionné, et que toute forme de rupture avec l'Union européenne est perçue, de façon tout à fait irrationnelle, comme un repli sur les frontières menaçant la paix sur le continent. 157 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! Engager un bras de fer politique La sortie de l'ordre juridique européen et de la zone euro débouchera sur une situation inédite, non prévue dans le droit communautaire. En effet, le traité de Lisbonne comprend un mécanisme de retrait volontaire et unilatéral de l’Union européenne : l'article 50 du traité sur l’Union européenne. L’État membre qui souhaite se retirer notifie son intention au Conseil européen, qui présente des orientations pour la conclusion d’un accord fixant les modalités du retrait « en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l'Union ». Cet accord est conclu à la majorité qualifiée par le Conseil, après approbation du Parlement européen. Les traités cessent de s’appliquer à l’État qui en fait la demande, dès l’entrée en vigueur de l’accord, ou au plus tard deux ans après la notification du retrait. Mais restaurer la primauté du droit national sur le droit communautaire en réformant la Constitution n'oblige pas la France à activer cet article 50. Comme par 158 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE ailleurs, il n'existe aucune procédure pour exclure un État de l'Union européenne, nous entrerions nécessairement dans un processus de négociations, véritable bras de fer politique avec les forces libérales, qu'il s'agisse de la Commission européenne ou des gouvernements, dont les plus virulents seront sans doute les Allemands, les pays de l'Est et les Britanniques. Au cours de ce bras de fer, les libéraux et les sociaux-libéraux n’hésiteront pas à alarmer la population sur les risques qu’une stratégie de désobéissance européenne est censée faire courir à la France. On nous promettra des sanctions, des rétorsions, et l’on imagine déjà les tenants du système brosser un tableau qui ferait de la France un nouveau Cuba. Malgré tout, la question d’éventuelles sanctions est légitime et doit être examinée sérieusement. La sortie de la France de l’eurolibéralisme serait un coup de tonnerre non seulement en Europe, mais aussi à l’échelle planétaire. L’idéologie néolibérale subirait un revers historique. Dès lors, il 159 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! serait dans la nature des choses que les gouvernements de droite, les organisations patronales, les grands médias tentent de réagir. Au niveau européen, les premières sanctions concrètes prises à l’encontre de la France si elle désobéissait seraient des amendes pour non respect du droit communautaire. Mais prononcer la condamnation est une chose, obliger le gouvernement à payer en est une autre. L’Union européenne ne peut pas prélever unilatéralement des amendes sur le budget national : il n’existe aucun mécanisme qui permette de le faire. Le refus de paiement est donc tout à fait possible. Une seconde hypothèse serait que l’Union européenne bloque les prêts de la Banque européenne d’investissement (BEI) et les aides communautaires accordées à la France pour la punir de ne pas respecter le Traité, les directives ou les règlements. Mais il faut se souvenir que la France est le second contributeur net à l’Union européenne après l’Allemagne. La contribution 160 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE « nette » est la différence entre la participation d’un État au budget européen et ce que l’État reçoit comme financements de l’Union européenne. La participation de la France est supérieure de 16 % à ce qu’elle reçoit : sa contribution nette est d’environ 3 milliards d’euros pour une contribution totale de 19 milliards. Seule l’Allemagne, avec une contribution nette de 6 milliards, dépasse ce niveau d’engagement, mais dispose en contrepartie d’une politique taillée sur mesure pour son économie, ce qui n’est pas le cas de la France. Les politiques européennes coûtent donc doublement à la France : d’une part d’un strict point de vue budgétaire (3 milliards d’euros) et d’autre part, comme pour chaque pays de l’Union européenne, à cause des mesures néolibérales imposées dont le coût social est faramineux. Même si elle était « privée » de fonds européens, la France serait donc arithmétiquement gagnante en refusant d’abonder le budget communautaire. D'autre part, avec un système bancaire nationalisé et une monnaie 161 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! nationale, emprunter à la Banque européenne d’investissement ne serait plus d'aucune utilité. Pour finir, la France pourrait éventuellement être privée de son droit de vote dans les instances communautaires. Ce type de sanctions a été réclamé par la chancelière allemande Angela Merkel pour punir les pays qui ne respecteraient pas les critères de « bonne gestion » imposés par Bruxelles. Si ce dispositif n’a pas été mis en œuvre jusqu’à présent, on peut imaginer qu’il puisse voir le jour en cas de désobéissance européenne. Pour autant, l’impact d’une telle punition serait extrêmement limité. En effet, une majorité de gauche qui a restauré la souveraineté juridique et monétaire n’a plus qu’une seule motivation pour prendre part aux débats dans le cadre de l’Union européenne : dénoncer les politiques eurolibérales et rallier à sa cause d'autres forces politiques. Or, cette dénonciation peut très bien s'exercer même sans droit de vote. 162 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE Aucune des sanctions envisageables dans le cadre de l’Union européenne ne serait donc dramatique. Mais surtout, ce qui précède est purement théorique et ne tient pas compte du poids économique et politique de la France. Concrètement, Bruxelles aurait de grandes difficultés à se priver des 19 milliards de la contribution française alors que son budget annuel n’est « que » de 116 milliards d’euros. Il devra y avoir des négociations. La France pourra re-nationaliser la plupart des politiques transférées à l’Union européenne, c’est à dire en reprendre un contrôle total. Elle pourra aussi se battre pour la remise en cause du principe de « non-affectation », qui stipule qu’un État membre ne peut demander d’affecter sa participation à une politique particulière. Si elle l’obtient, elle sera alors en mesure de continuer à abonder le budget européen pour quelques politiques, mais en appliquant des conditions strictes. La contribution de l’État à l’Union européenne sera par exemple orientée vers la préservation de l’environnement ou le développement de l’agriculture biologique. Rien ne dit 163 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! que l’Union européenne acceptera un tel compromis, mais un refus la placerait dans une situation financière et politique délicate. Au niveau international cette fois, un autre type de sanction existe en théorie. Pour des États qui défendent becs et ongles le libre échange, il s’agirait par exemple de mettre des barrières à l’entrée des produits français et, en sens inverse, de stopper leurs exportations vers la France. Mais dans la pratique, de telles mesures sont très improbables et si elles advenaient, se révéleraient inefficaces. D’une part, il serait difficile d’obtenir une légitimité et une base juridique. Seules des mesures de régulation des échanges commerciaux prises par la France tomberaient sous le coup des règles de l’Organisation mondiale du commerce. Le jeu serait à somme nulle : les exportations françaises seraient taxées, mais les importations également, ce qui favoriserait une relocalisation de l’économie. La désobéissance européenne, par contre, n’est sanctionnable en tant que 164 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE telle par aucune organisation internationale. D’autre part, il est illusoire d’imaginer que tous les grands pays exportateurs trouvent un accord pour punir la France dans un contexte où les négociations à l’OMC s’enlisent et où se développent les accord bilatéraux. Des sanctions commerciales appliquées seulement par quelques pays seraient inefficaces : ces pays se couperaient de marchés d’exportation et d’autres pays prendraient leur place. L’exemple de la Grèce en est une parfaite illustration : abandonné en pleine crise par l’Union européenne, le pays s’est vu proposer un partenariat économique par la Chine. Le marché français étant bien plus important que le marché grec, aucun grand pays exportateur ne pourrait envisager un blocus de la France. Ainsi, les règles de la concurrence « libre et non faussée » et le souci de rentabilité des capitaux à court terme se retournent contre les tenants du capitalisme néolibéral : le poids économique de la France est tel que le souci de faire des affaires restera prioritaire. 165 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! L'idée de désobéir à l'Union européenne peut légitimement inquiéter, car après plusieurs décennies de politiques ultralibérales, elle apparaît comme un saut dans l'inconnu. Mais soyons sérieux : si la fin du monde n'a pas eu lieu le 29 mai 2005, après le « non » de la France au traité constitutionnel, la rupture avec l'eurolibéralisme ne la déclenchera pas non plus. La politique reprendra ses droits, et avec elle, la négociation entre États, mais sans soumission automatique à l'ordre néolibéral. Après la désobéissance européenne Pour un gouvernement de gauche radicale, restaurer la souveraineté juridique et monétaire de la France ouvre de très nombreuses possibilités. C'est la conception même de la production, de l'emploi, du fonctionnement de l’État et des relations internationales qui peuvent (et doivent) être transformées. 166 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE Reconstruire la production agricole et industrielle Pour l'agriculture comme pour l'industrie, le traité de fonctionnement de l'Union européenne impose des orientations productivistes, libre-échangistes et de libre concurrence. Dans l'article 39, on peut lire que « La politique agricole commune a pour but d'accroître la productivité de l'agriculture en développant le progrès technique, en assurant le développement rationnel de la production agricole ainsi qu'un emploi optimum des facteurs de production, notamment de la main d’œuvre ». L'article 173 stipule quand à lui que « L'Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de l'Union soient assurées [...] conformément à un système de marchés ouverts et concurrentiels ». En toute logique, l'organisation des infrastructures (transports, énergie, communication...) est mise, elle aussi, au service du libre échange et de la libre concurrence : l'article 170 précise que « dans le cadre d'un système de 167 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! marchés ouverts et concurrentiels, l'action de l'Union vise à favoriser l'interconnexion et l'interopérabilité des réseaux nationaux ainsi que l'accès à ces réseaux ». Enfin, les règles de concurrence établissent le principe suivant : « Est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci » (Article 102). En l'absence de précision, la « position dominante » est condamnée pour l'entreprise publique comme pour l'entreprise privée. Les principes de libre échange et de libre concurrence sont ensuite déclinés à tous les niveaux d'intervention de l'Union européenne, par exemple dans la passation des marchés publics régie par les directives européennes 2004/17/CE et 2004/18/CE. L’Union européenne prohibe en effet toute clause qui constituerait 168 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE une entrave au commerce entre États membres. Alors qu’elle prétend hypocritement être en pointe dans la lutte contre les dérèglements du climat, elle interdit de choisir le prestataire le plus proche du lieu d’exécution du marché pour réduire les impacts du transport. Alors qu’elle prétend vouloir relancer l’industrie et l’emploi, elle empêche de choisir des marchés locaux qui permettraient une relocalisation des activités. En matière de production, une politique de gauche doit suivre deux grandes orientations totalement opposées à celles de l'Union européenne : satisfaire des besoins sociaux définis collectivement, y compris le besoin de vivre de son travail, et permettre autant que possible l'autonomie nationale, condition d'un véritable souveraineté populaire. Pour y parvenir, la nationalisation de certains secteurs d'activité est nécessaire : dans la production, le transport et la distribution d'énergie, dans l'assainissement et la distribution d'eau potable, dans les communications (postes, téléphone, Internet), 169 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! dans les transports (train, réseaux routiers)... Ne plus être soumis aux règles de libre concurrence de l'Union européenne autorise ces nationalisations, tout comme le fait de sortir d'un « système de marchés ouverts et concurrentiels » autorise le protectionnisme pour développer l'emploi. En parallèle, la sortie de l'euro permettra de s'affranchir de la tutelle des marchés financiers et de financer une économie « réelle » et socialement utile. Collectée par des banques et des sociétés d'assurance nationalisées, l'épargne des citoyens financera les petites et moyennes entreprises, dans le strict respect de règles sociales et environnementales ambitieuses. Concrètement, imaginons la mise en œuvre d'une telle politique dans l'agriculture. Un gouvernement de gauche libéré du droit européen pourra élaborer un « plan de relocalisation et de désintensification de la production agricole et alimentaire ». Pour accroître l'autonomie de l'agriculture française, ce plan devra relancer 170 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE la production nationale de protéagineux (soja, pois, fèves...) qui entrent dans la composition d'aliments pour le bétail. En 2009, la France importait 4,63 millions de tonnes de soja, à 70 % transgénique, majoritairement produit par de grandes multinationales implantées en Amérique du Sud. Afin d'éviter la concurrence déloyale de ces productions intensives, des quotas d'importation seront progressivement mis en place : plus la France produira elle-même ses protéagineux, plus les quotas seront revus à la baisse. Plus généralement, des mesures de protection des importations de produits agricoles et alimentaires permettront de redresser la part de la production nationale dans la consommation. Libéré de la règle de libre concurrence, l’État pourra imposer des modes de production respectueux de l'environnement et créateurs d'emploi : forte taxation des pollutions, redistribution du foncier, encouragements à la diversification... Avec les collectivités locales, il pourra également privilégier les approvisionnements de proximité via la commande publique de manière à développer 171 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! l'emploi localement et à limiter les pollutions liées au transport. Étendre les services publics et le secteur non marchand Adoptée le 12 décembre 2006, la directive « Services » a pour objectif officiel le « développement du marché intérieur des services », mais cache deux ambitions : faciliter l’exercice de la liberté d’établissement des prestataires et faciliter la libre circulation des services. Dans son considérant numéro 2 39, le ton est donné : « Il est impératif d’avoir un marché des services concurrentiel pour favoriser la croissance économique et la création d’emplois dans l’Union européenne. À l’heure actuelle, un grand nombre d’obstacles empêchent, au sein du marché intérieur, les prestataires, notamment les petites et moyennes entreprises (PME), de se développer au-delà de leurs frontières nationales et 39 Les lois sont toujours précédées de considérants, qui en exposent les motifs, le sens, la portée. 172 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE de bénéficier pleinement du marché intérieur. La compétitivité mondiale des prestataires de l’Union européenne s’en trouve affectée. Un marché libre obligeant les États membres à supprimer les obstacles à la circulation transfrontalière des services, tout en renforçant la transparence et l’information pour les consommateurs, offrirait un plus grand choix et de meilleurs services, à des prix plus bas, aux consommateurs ». Cette directive s’appuie sur plusieurs articles du traité de fonctionnement de l'Union européenne : l’article 49 et les articles 56 à 62 de la version de Lisbonne. L’article 49 stipule notamment : « Les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre sont interdites. Cette interdiction s’étend également aux restrictions à la création d’agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d’un État membre établis sur le territoire d’un État membre. » Ainsi, même si le transport et la distribution d'énergie relèvent du service 173 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! public, l’État français ne doit pas pouvoir s'opposer à l'implantation d'un fournisseur étranger et doit lui garantir l'accès au réseau national. La directive « Services » ne se contente pas de concrétiser le Traité. Elle est fondée sur la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes en la matière, qui donne largement raison aux entreprises privées au détriment des législations nationales protectrices des droits des salariés. Le texte de la directive définit le « service » comme toute activité économique non salariée, exercée normalement contre rémunération. Dans son article 2, elle exclut explicitement douze types de services, parmi lesquels on trouve les « services d’intérêt général non économiques », les soins de santé, les « activités participant à l’exercice de l’autorité publique » (police, armée...), les « services sociaux relatifs au logement social, à l’aide à l’enfance et à l’aide aux familles et aux personnes se trouvant de manière 174 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE permanente ou temporaire dans une situation de besoins ». Malgré ces exclusions, il reste de nombreux secteurs couverts, comme par exemple la distribution du courrier, de l’électricité, du gaz, de l’eau, le traitement des déchets. Qui plus est, cette liste doit faire l’objet de révisions en cours d’application. Dans un rapport d’information, le sénateur UMP Jean Bizet écrit : « Il n’est pas inenvisageable que certains secteurs aujourd’hui exclus du champ de la “directive Services” y soient réintégrés à l’avenir. [...] La “directive Services” verrait alors son champ d’application progressivement élargi. Une telle évolution reste envisageable, voire souhaitable. »40 Surtout, le nœud du problème se trouve dans la définition donnée par l'Union européenne du « service d’intérêt général non économique », très différente de la notion française de service public. Puisque la plupart 40 Jean Bizet, Où en est la transposition de la directive « Services » ?, Rapport d’information n° 199 déposé le 7 février 2008. 175 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! des « opérateurs sociaux » interviennent dans des secteurs ouverts à la concurrence ou susceptibles de l’être, le « service d’intérêt général non économique », vu par Bruxelles, pourrait finalement être une catégorie vide. Dans le domaine de la petite enfance, par exemple, il existe des crèches privées qui ne sont pas considérées par les autorités françaises comme des « opérateurs sociaux » ; dès lors, l'activité des crèches publiques pourrait ne plus être considérée comme un « service d’intérêt général non économique » et tomberait sous le coup de la directive, conduisant à une mise en concurrence « libre et non faussée » avec le privé. Si les PME sont censées être les grandes gagnantes de cette ouverture à la concurrence, ce sont les multinationales, qui entendent bien se jeter sur ces nouveaux marchés, qui réclament leur libéralisation à cor et à cri. Certaines entreprises commencent d'ailleurs à comprendre que cette directive ne se contente pas d'ouvrir le marché aux prestataires européens, mais à la 176 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE concurrence internationale dans laquelle les Chinois ou les Indiens possèdent un « avantage » incomparable. En parallèle, comme l’ont indiqué des fonctionnaires de la Commission européenne à M. Jean Bizet, et comme ce dernier l’avoue dans son rapport, la transposition de la « directive Services » est une « occasion en or pour réformer l’État ». Il s’agit de « moderniser et simplifier » les législations nationales pour « s’adapter à la mondialisation ». Puisque « les coûts administratifs représenteraient 3,5 % du PIB de l’Union européenne », cette simplification permettrait de s’inscrire dans l’objectif global de l’Union européenne de réduire « d’ici 2012 de 25 % les charges administratives imposées aux entreprises ». Plus de concurrence, moins de contrôle, et bien sûr, moins de fonctionnaires... À l'inverse de cette logique ultralibérale, un gouvernement de gauche doit défendre et étendre les services publics et les activités non marchandes, en les plaçant à l'abri de la concurrence et des visées commer177 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! ciales. Une fois la directive service et le traité de fonctionnement de l'Union européenne dénoncés, il est possible de socialiser totalement (en nationalisant ou en municipalisant) certains secteurs d'activité et d'en faire de véritables services publics, répondant à un souci d'égalité d'accès et de traitement pour les citoyens. Dans le domaine de l'eau, par exemple, on peut imaginer un système à deux étages : une gestion publique municipale de la distribution d'eau potable, mais une tarification nationale homogène sur tout le territoire, l’État reversant ensuite les fonds perçus aux collectivités en fonction de leurs besoins. Pour financer les créations d'emploi dans les structures publiques nationales ou locales, la fiscalité sera pleinement utilisée, car avec un contrôle strict des mouvements de capitaux, les grandes entreprises et les grandes fortunes ne pourront plus échapper à l'impôt. D'autre part, à l'image du « Livret A » qui finance le logement social, une partie de l'épargne des citoyens sera mobilisée pour les grands projets publics. 178 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE Refonder les relations internationales Dans une perspective de gauche, restaurer la souveraineté nationale n'est pas une fin en soi, mais seulement un moyen de sortir des politiques ultralibérales et de mener enfin des politiques écologiques et sociales en France. Si la révolution nationale est indispensable, elle n'est pas suffisante, à la fois pour une question de principe et pour des questions pratiques. Premièrement, la gauche radicale se doit d'être internationaliste et de défendre, partout où elle le peut, l'intérêt des peuples contre celui des puissances financières. C'est ce qui la distingue fondamentalement de la droite, et plus encore de l'extrême droite, même quand ces dernières se disent « sociales ». Deuxièmement, il est tout bonnement impossible de « se replier sur les frontières nationales » dès lors que la gestion des ressources naturelles et des pollutions nous oblige à penser le niveau international. Ce n'est donc pas l'économie ou un quelconque phénomène inexorable de « mondialisa179 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! tion » qui impose la coopération entre États ; c'est un choix politique conscient, qui, pour la gauche, est celui de la solidarité, de l'écologie, de la recherche de paix. Les principes qui sous-tendent cette refonte de l'ordre international existent déjà, notamment dans la déclaration de Cocoyoc de 1974 sur l'environnement et le développement et dans la charte de la Havane de 1948 sur le commerce international 41. Le premier geste d'un gouvernement de gauche radicale en direction des pays tiers sera de proposer une nouvelle charte, qui s'inspire de ces textes anciens. De la déclaration de Cocoyoc, on retiendra l'idée que chaque État doit conquérir son autonomie et sa démocratie, en ayant notamment la pleine maîtrise de ses ressources naturelles. Sans cette autonomie politique et économique, il n'y a pas de coopération possible, mais un rapport de domination entre États puissants et faibles. De la charte de la Havane, on reprendra l'idée que le commerce doit être équilibré, et que chaque pays à le droit de protéger 41 Aurélien Bernier, Comment la mondialisation a tué l'écologie, Op. Cit. 180 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE son agriculture, son industrie, ses services, y compris par des taxes et des droits de douane. Bien-sûr, rebâtir un nouvel ordre international est long et difficile, et une simple charte ne saurait suffire. Il faut donc agir sans attendre. Dès les premiers jours de son mandat, la gauche radicale au pouvoir devra apporter un soutien concret aux mouvements sociaux progressistes, dans l'Union européenne et au delà, afin de prouver que la rupture avec l'ordre juridique et monétaire européen est une rupture avec le capitalisme, et non avec les peuples. Pour des raisons stratégiques, ce soutien sera particulièrement orienté vers l'Allemagne. Des liens étroits seront entretenus avec la gauche radicale allemande, largement regroupée aujourd'hui dans le parti Die Linke, par le biais d'échanges d'informations en continu, de rencontres régulières, de colloques communs, d'aides financières, humaines et matérielles. Des grèves comme celle qu'ont menées des salariés allemands de la multinationale Amazon en juin 2013 seront 181 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! soutenues, ce qui tuera dans l’œuf la propagande du « repli national » que les libéraux ne manqueront pas d'utiliser contre la France. Dans ses accords bilatéraux, la France devra mettre en pratique les principes de la déclaration de Cocoyoc et de la charte de la Havane : favoriser l'autonomie, la démocratie, la coopération et l'équilibre des échanges. La stratégie utilisée ne sera pas seulement économique, mais politique, les accords étant à rechercher en priorité avec des pays qui mettent en œuvre des mesures progressistes. Par exemple, en 2010, la France n'était que le dix-septième partenaire commercial du Venezuela dirigé à cette époque par le socialiste Hugo Chavez, les deux premiers étant les États-Unis et la Chine42. Un gouvernement de gauche radicale peut faire en sorte qu'elle devienne le premier partenaire de Caracas. En 2011, la France importait 64,4 millions de tonnes de pétrole, mais les importations en provenance 42 « Le commerce bilatéral entre la France et le Venezuela en 2011 », Direction générale du Trésor, février 2012. 182 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE du Venezuela ne représentaient que 1 % de sa facture énergétique. Le gouvernement vénézuélien, qui cherche à moins dépendre de son client principal, les États-Unis, sera tout à fait favorable au fait d'augmenter ses exportations de brut vers la France. En contrepartie, Paris pourra apporter une expertise technique aux entreprises locales : Caracas souhaite développer les transports en commun, notamment le métro de la capitale, et structurer un réseau ferré quasi inexistant ; une fois redevenues totalement publiques, des firmes françaises comme Alstom ou Thales pourront transférer leurs connaissances à leurs homologues vénézuéliennes. Il faut même aller plus loin, et aider concrètement le pays à reconstruire sa souveraineté industrielle. Paris devra proposer la cession des filiales françaises d'entreprises redevenues publiques implantées au Venezuela, ce qui n'empêchera en rien de poursuivre les coopérations entre les deux pays. Elle devra également favoriser la relocalisation. Dans le domaine de l'automobile, les firmes françaises PSA et Renault ont des succursales, 183 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! mais aucune usine au Venezuela : elles importent des véhicules qu'elles fabriquent au Brésil ou en Argentine. En 2011, elles détenaient pourtant près de 20 % du marché. La France devra proposer à Caracas l'installation d'usines sur place, dans un premier temps pour assembler puis pour produire les voitures vendues au Venezuela. Même avec des pays qui ne partageront pas les grandes orientations politiques de la France, il sera nécessaire d'appliquer des principes similaires. En décembre 2007, le président de la République Nicolas Sarkozy signait avec l'Algérie d'Abdelaziz Bouteflika un ensemble de contrats commerciaux portant sur l'énergie nucléaire, le gaz ou encore les transports, pour le plus grand bonheur de firmes françaises comme Total, GDF-Suez ou RATP-Développement. Après le changement de majorité, la ministre socialiste du Commerce extérieur, Nicole Bricq, signait le 20 décembre 2012 un contrat permettant à Sanofi-Aventis, géant français des 184 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE produits pharmaceutiques, de construire une usine dans la ville algérienne de Sidi Abdallah. En 2012, le groupe bancaire BNP-Paribas comptait 42 agences en Algérie et la Société générale, 8443. Malgré cela, le taux de chômage algérien est encore de 10 % en 2011, et de plus de 22 % chez les jeunes. Que ferait un gouvernement de gauche radicale de cette situation ? Impossible en effet de se retirer unilatéralement au motif que l'Algérie n'est pas un pays démocratique, car le peuple en ferait immédiatement les frais. Impossible également de faire comme si de rien n'était, et de continuer à commercer avec le régime de Bouteflika comme au temps de la droite ou du Parti socialiste. La négociation pourra être la suivante : en échange d'avancées démocratiques, sociales, écologiques, le France maintiendra son activité par l'intermédiaire de ses entreprises devenues publiques (banques, producteurs d'énergie, sociétés de transport...), la renforcera, et proposera leur cession 43 Lynda Graiche, Les formes d'implantation des firmes multinationales en Algérie : objectifs et stratégies, juin 2012. 185 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! progressive à l’État algérien. Alors que 97 % des exportations algériennes sont des hydrocarbures, la France soutiendra particulièrement la diversification de l'économie algérienne : construction de réseaux de transport, appui à l'agriculture vivrière, rénovation des infrastructures sanitaires... Une des conditions posées sera le strict respect du droit du travail, et notamment des droits syndicaux, et des normes environnementales. Libérée de la contrainte de conquérir en permanence de nouveaux marchés, la France utilisera le commerce comme un outil politique et pourra faire bouger les lignes. Voilà le véritable sens qu'il faut donner au terme « démondialisation » : il ne s'agit pas de se replier sur des frontières nationales, mais de défaire méthodiquement les rouages de la mondialisation, qui ont conduit le pouvoir politique à l'impuissance et à la démission. 186 CONCLUSION : BRISER L’OMERTA Le divorce entre les peuples et l'Union européenne est plus profond qu'il n'a jamais été. Les peuples savent à présent que l'Europe ne les protège pas, ni contre la rapacité de la finance, ni contre une concurrence internationale totalement déloyale. Ils paieront par l'austérité, par le démantèlement des services publics, par le poids des dettes souveraines, par la désindustrialisation et le chômage une crise venue d'ailleurs. La 187 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! stratégie poursuivie par les dirigeants européens est finalement l'aboutissement de la logique de libre concurrence et de libre échange : appauvrir violemment les peuples pour les rendre compétitifs face à la main d’œuvre des pays émergents. La campagne contre le Traité constitutionnel de 2005 a au moins permis aux citoyens de prendre conscience d’une chose : comme l'Esprit saint dans la chrétienté, l’Union européenne est partout. À l’Assemblée nationale et au Sénat, où la totalité des textes votés doit être compatible avec le droit européen. Dans chaque collectivité locale, où les passations de marchés doivent se conformer au dogme de la libre concurrence imposé par les directives sur la commande publique. Dans les entreprises et les services publics, qui doivent se plier aux règles du libre échange et de la dérégulation. Le système de Bruxelles est partout, sa ferveur ultralibérale n’est plus un secret pour personne, mais il est toujours défendu par les principaux partis poli- 188 CONCLUSION : BRISER L’OMERTA tiques : conservateurs, centristes, sociaux-démocrates, écologistes. Comme dans toute période de crise, une partie des victimes est tentée par l'exutoire de la haine, du racisme, de la xénophobie, du nationalisme portés par l’extrême droite. Les élections européennes de mai 2014 sont un scrutin à haut risque, particulièrement en France, où le Front national pourrait tout à fait arriver en tête grâce aux politiques antisociales menées depuis 2012 par le Parti socialiste. Dans ce contexte, la seule question qui vaille est la suivante : la gauche radicale peut-elle barrer la route de l'extrême droite avec un projet concret, progressiste et enthousiasmant pour sortir de la crise ? Sans doute, mais à la seule condition de lever le tabou de la désobéissance européenne. En effet, il règne dans les mouvements de gauche et dans le monde syndical une véritable omerta : comme dans les régions mafieuses, tout le monde sait mais personne ne parle. Tout le monde sait qu’aucun 189 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! programme de gauche radicale ne peut être mis en œuvre dans le cadre du droit européen. Que le contrôle des mouvements de capitaux, le protectionnisme, les nationalisations, le développement des services publics sont définitivement bannis des politiques européennes. Tout le monde le sait, mais personne ne le dit. Les associations comme Attac, la presse de gauche ou alternative ne sont pas plus en pointe sur ce thème que les partis politiques. Ils dénoncent les mesures de casse sociale ou de destruction de l'environnement, proposent des alternatives, mais ne parlent quasiment jamais de la chape de plomb européiste qui les rend impossibles. Quant aux syndicats, hormis des tentatives de manifestations européennes qui mobilisent très peu, on en viendrait presque à croire en lisant leurs analyses que l’Union européenne n’existe pas ! Puisque toute politique de gauche est incompatible avec le droit européen, il ne reste que deux solutions, pas une de plus. Soit l’inaction, soit la déso- 190 CONCLUSION : BRISER L’OMERTA béissance européenne. Les programmes politiques de la gauche radicale devraient comporter un chapeau introductif. Une première possibilité serait d’écrire : « Nous prenons acte du fait que le droit européen s’impose aux États, et que bon nombre de nos propositions ne sont pas compatibles avec les textes communautaires. Nous voulons changer l’Europe de l’intérieur, ce qui prendra un temps certain, pour ne pas dire quelques décennies. D’ici là, nous renonçons à appliquer le programme que nous soumettons au vote des électeurs. Nous nous en excusons d’avance auprès du peuple ». La seconde option serait la suivante : « Le droit communautaire élaboré par des commissaires non élus et obéissant aux lobbies économiques est un droit illégitime, qui viole la souveraineté populaire. Nous présentons un programme de gouvernement que nous voulons mettre en œuvre point par point une fois élus. En cas de victoire, ce programme aura, contrairement au droit européen, la légitimité du vote démocratique. Nous nous engageons donc solennellement à pratiquer la désobéissance euro191 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! péenne autant que nécessaire pour respecter nos promesses électorales ». Certes, le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon a progressé vers la notion de désobéissance européenne, entraînant avec lui son principal allié au sein du Front de gauche, le Parti communiste. Mais pourquoi ne pas aller jusqu'au bout du raisonnement et admettre qu'il faut purement et simplement sortir de l'ordre juridique et monétaire européen pour gouverner à gauche ? Pourquoi vouloir « sortir du traité de Lisbonne » mais s'accrocher à l'euro ? Pourquoi reléguer la désobéissance européenne en arrière plan des campagnes électorales, alors qu'elle devrait être le principal sujet de mobilisation ? Quelle peur, consciente ou inconsciente, empêche le Front de gauche d'aller plus loin ? Celle d'abandonner définitivement l'idée fédérale ? Celle de paraître trop radical aux yeux des classes moyennes ? Ou celle, totalement irrationnelle, de provo- 192 CONCLUSION : BRISER L’OMERTA quer, par la rupture institutionnelle, une troisième guerre mondiale ? On ne peut répondre à sa place. Ce qui est certain, c'est que la gauche radicale échoue à endiguer la montée effarante du Front national et de l'abstention. Elle attire la sympathie mais n'est plus synonyme de changement concret et immédiat. Elle ne suscite plus l'enthousiasme, parce que l'ultralibéral Alain Madelin avait raison : l'Union européenne est bel et bien « une assurance-vie contre le socialisme »44. Si le changement tarde à venir de la part des dirigeants politiques, il faut qu'il vienne des citoyens. Allons dans les meetings, les débats publics, et posons les questions qui fâchent. Que ceux qui veulent promouvoir une agriculture durable nous disent comment contourner les orientations productivistes de la Politique agricole commune sans faire de désobéissance européenne. Que ceux qui veulent préserver la santé, la Poste ou l’éducation nous disent ce qu’ils feront des 44 Serge Halimi, Le grand bond en arrière, Fayard, 2004. 193 DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE ! directives qui en organisent la libéralisation. Que ceux qui veulent taxer les capitaux nous disent comment contourner le fait que toute décision de ce type réclame l’unanimité des vingt-huit États membres et soit contraire à plusieurs articles du Traité. Harcelons les partis, les syndicats, les associations politisées, les intellectuels sur ces questions. Obligeons-les à répondre, à argumenter. Alors, la sortie de l'ordre juridique et monétaire européen deviendra vite une évidence et rendra les autres mesures progressistes crédibles. En abandonnant l'euro-réformisme pour la désobéissance européenne, la gauche radicale redeviendra révolutionnaire et sera, sans doute, enfin victorieuse. JANVIER 2014 194 TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION..........................................................................9 L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE.............33 Une construction des puissances économiques................36 Un arsenal juridique érigé contre les peuples..................54 L’ultralibéralisme gravé dans le marbre des traités..........68 Un Parlement européen et des États impuissants.............72 La Cour de justice des communautés européennes gardienne de l'ordre juridique..........................................77 Des coopérations « renforcées », mais toujours libérales.80 Le carcan monétaire de l'euro..........................................81 LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN......89 Le choix de « l'Europe » contre le socialisme..................92 L’Europe repeinte en vert des écologistes......................102 L'hypocrisie absolue de la droite libérale.......................110 La droite républicaine : eurosceptique, mais pas anticapitaliste.................................................................117 À gauche, l’illusion du changement de l’intérieur.........125 La stratégie antimondialiste de Marine Le Pen..............137 LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE.....................143 Désobéir pour quel projet ?...........................................144 Restaurer la primauté du droit national..........................148 Sortir de la monnaie unique...........................................153 Engager un bras de fer politique....................................158 Après la désobéissance européenne...............................166 Reconstruire la production agricole et industrielle.......167 Étendre les services publics et le secteur non marchand ......................................................................................172 Refonder les relations internationales...........................179 CONCLUSION : BRISER L’OMERTA.........................................187