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Désobéissons à l'Uunion européenne

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DÉSOBÉISSONS
À L’UNION EUROPÉENNE
!
DÉSOBÉISSONS
À L’UNION EUROPÉENNE
!
Version actualisée
(2014)
Première publication : Fayard/Mille et une nuits,
Série Les Petits Libres (Livre 73), 9 mars 2011.
© 2014, Aurélien Bernier. Tous droits réservés. Toute
reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.
ISBN : 978-2-9548334-1-5
DU MÊME AUTEUR
Essais
Les OGM en guerre contre la société, Mille et une nuits,
2005
Le climat, otage de la finance, Mille et une nuits, 2008
Ne soyons pas des écologistes benêts, Mille et une nuits,
2010 (avec Michel Marchand)
Comment la mondialisation a tué l'écologie, Mille et
une nuits, 2012
La gauche radicale et ses tabous, Seuil, 2014
Nouvelles
Transgénial !, Mille et une nuits, 2006 (avec Michel
Gicquel)
Les mondes d'après, Golias, 2011 (collectif)
Les 13 meilleures façons de faire faillite, Du fil à retordre, 2013 (collectif)
Pour contacter l'auteur : http://abernier.vefblog.net
Pour Eugénie, ma belle relectrice...
INTRODUCTION
En l'espace de cinq ans, de 2005 à 2009, le mythe
de l'Union européenne solidaire, pacifique et progressiste s'est totalement effondré. Le 19 juin 2004, les chefs
d’État et de gouvernements des pays membres de
l'Union européenne adoptaient le « Traité établissant
une Constitution pour l'Europe » (TCUE). Ce texte, qui
devait remplacer le traité européen alors en vigueur
– celui de Nice, signé en 2001 – marquait une accentua9
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
tion des politiques néolibérales et leur donnait une
valeur constitutionnelle. Dans dix pays, sa ratification
était soumise à référendum : au Danemark, en Espagne,
en Irlande, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Pologne,
au Portugal, en République tchèque, au Royaume-Uni et
en France.
Le 20 février 2005, l'Espagne acceptait le TCUE
à 76,73 %, mais avec une participation très faible
(42,32 %). À la veille du référendum français, sept
autres pays avaient ratifié le texte par voie parlementaire : l'Autriche, la Grèce, la Hongrie, l'Italie, la
Lituanie, la Slovénie, et la Slovaquie. Malgré cela, et en
dépit d'une incroyable propagande politico-médiatique
en faveur de son adoption, le peuple français choisit de
dire « non ». Le 29 mai 2005, à la suite d’un débat politique d’une rare intensité, il rejetait l'ultralibéralisme
européen à 54,68 % des suffrages exprimés, avec une
participation de 69,34 %. Trois jours plus tard, le 1er
juin, les Pays-Bas enfonçaient le clou en dégageant une
10
INTRODUCTION
large majorité contre le TCUE (61,60 %). Ce résultat
enterrait définitivement le « traité constitutionnel »
européen.
Pourtant, dès 2007, les dirigeants de l'Union
européenne rédigeaient un nouveau texte, le traité de
Lisbonne, qui reprenait quasiment toutes les dispositions du TCUE et le faisaient ratifier par les vingt-sept
États. Dans le seul pays où la voie référendaire était
imposée par la Constitution, l’Irlande, les citoyens l'ont
refusé par 53,40 % des voix le 12 juin 2008. Balayant
d’un revers de main le suffrage universel, le gouvernement a fait revoter le peuple. À force de propagande et
de concessions, le « oui » l’emporta lors du deuxième
scrutin organisé le 2 octobre 2009. En décembre de la
même année, en pleine crise financière, le traité de
Lisbonne entre en vigueur. Pour la plupart des citoyens,
l'Union européenne tombe le masque : cette construction politique qui était censée les protéger les mène
11
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
finalement au chaos, et s'affranchit volontiers de la
démocratie lorsque la démocratie ne lui convient plus.
S'il s'agit pour beaucoup d'une révélation, ce n'est
pas une nouveauté pour autant. Dès ses balbutiements,
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la
construction européenne est la construction d'une vaste
zone de libre échange et de libre concurrence ouverte
sur les États-Unis. La Guerre froide et les Trente
Glorieuses (1945-1973) amènent les grandes puissances
économiques à concéder des compromis sociaux aux
salariés, mais la construction européenne retrouve sa
vraie nature dans les années 1980, lors du « tournant
ultralibéral ». En 1986, l'Acte unique préparé par le
socialiste français Jacques Delors renforce les orientations libre-échangistes du grand marché communautaire
et prépare la dérégulation des secteurs publics. En 1992,
le traité de Maastricht instaure l'Union européenne et
lance la création d'une union monétaire : les États
renoncent à leurs monnaies nationales, qui seront
12
INTRODUCTION
remplacées au tournant des années 2000 par une
monnaie unique contrôlée par une Banque centrale
européenne (BCE). Ces politiques, inspirées parfois
jusqu'à la caricature des thèses ultralibérales, font illusion jusqu'au milieu des années 2000. Mais le voile se
déchire quand l'adoption forcée du traité de Lisbonne se
combine avec une démonstration grandeur nature de
l'incompétence des élites européennes : la crise de la
dette souveraine.
Les politiques eurolibérales ont conduit de
nombreux pays à accumuler les déficits et les dettes
publics : la libre circulation des capitaux interdisant de
fait la taxation des grandes fortunes et des profits des
grandes entreprises, l’Union européenne empêche les
États de faire face au besoin croissant de financement,
notamment dans les domaines de la santé, des retraites,
de l’éducation ou de l’environnement. Quand ils ne sont
pas acquis à ces mesures, les gouvernements sont
contraints de procéder à des privatisations, de faire
13
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
payer le citoyen ou de réduire le service public, trois
options qui reviennent sensiblement au même. S’ils ne
consentent pas à pratiquer l’« austérité », celle-ci leur
est de toute façon imposée par les marchés financiers
qui ne leur accordent des prêts que s’ils adoptent l’orthodoxie budgétaire. Plus la dette et les déficits d’un
État sont importants, plus l’emprunt est nécessaire, plus
celui-ci est coûteux et plus l’austérité est douloureuse.
Depuis 2007, plusieurs États font des entorses au
fameux critère de Maastricht qui interdit en principe
tout déficit budgétaire dépassant les 3 % du Produit
intérieur brut (PIB). Mais la facture de ces dépassements est toujours acquittée par les peuples.
En 2008 et 2009, la crise des subprimes née aux
États-Unis d’un excès d’endettement privé 1 crée une
situation nouvelle. Les plans « de sauvetage » des
banques et « de relance » de l'économie décidés par les
gouvernements ont nettement amplifié le déficit et la
dette des États : le déficit public moyen dans la zone
1
La dette des ménages et des entreprises.
14
INTRODUCTION
euro a été multiplié par plus de trois entre 2008 et fin
2009, passant de 2 % à 6,3 % du PIB, tandis que la dette
publique passait de 66 à 78,7 % du PIB entre 2007 et fin
2009. Pour les combler, les États empruntent sur les
marchés financiers (banques, fonds de pension, fonds
mutuels, hedge funds…) ; fragilisés financièrement, ils
se mettent à la merci des spéculateurs et des agences de
notation.
Cet endettement excessif déclenche la crise de la
« dette souveraine » dans l’Union européenne2. Elle
commence en Grèce, quand le gouvernement annonce
qu’il sera en défaut de paiement, puisqu’il ne pourra
rembourser un emprunt de 8,5 milliards d’euros arrivant
à échéance le 19 mai 2010. Immédiatement, les taux
d’intérêt sur les emprunts de l’État grec se mettent à
monter. Le 22 avril 2010, les emprunts à dix ans sont
assortis d’un taux d’intérêt de 8,8 %, presque trois fois
2
La dette « souveraine » est la dette d'un État ou d'une banque centrale. Elle
peut être constituée de crédits bancaires, de prêts accordés par d'autres
États ou de titres d'emprunts émis par le Trésor public (obligations) éven tuellement échangeables sur les marchés.
15
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
supérieur à celui que paye l’Allemagne. Avec ce coût
prohibitif, le gouvernement grec ne peut plus emprunter
sur les marchés financiers. Comme les statuts de la
Banque centrale européenne lui interdisent de prêter
directement aux États et que les traités stipulent qu’il est
exclu, pour prévenir toute « distorsion de concurrence »,
d’aider un État par des transferts de fonds, l’Union européenne doit inventer de toute urgence un dispositif pour
contourner ces obstacles. En avril 2010, elle crée un
système hybride, constitué de prêts consentis par des
États membres de la zone euro à la Grèce, et d’un
recours au Fonds monétaire international (FMI). Au
total, sur trois ans, 110 milliards d’euros sont prêtés à
Athènes, dont 30 milliards apportés par le FMI. Avant
l’échéance du 19 mai 2010, le gouvernement grec reçoit
une enveloppe de 20 milliards d’euros qui lui permet
d’éviter le défaut. Mais cette « aide » ne relève en rien
de la solidarité entre États européens : elle assure
d’abord et avant tout les banques et les investisseurs
qu’ils sauveront leurs mises. En contrepartie, sur l'année
16
INTRODUCTION
2010, le gouvernement augmente la taxe sur la valeur
ajoutée de 2 %, relève les taxes sur les carburants, le
tabac et les alcools, gèle les pensions de retraite des
fonctionnaires et des salariés du secteur privé, réalise
des coupes drastiques dans les treizième et quatorzième
mois des salariés du secteur public3.
Après cet épisode désastreux, les marchés ne se
calment pas pour autant, bien au contraire. Leur
« inquiétude » se porte sur les pays les plus fragilisés, et
les taux d’intérêt se mettent à grimper pour l’Irlande, le
Portugal et l’Espagne, conduisant à un plan de « sauvegarde » de 750 milliards d’euros décidé lors d’un
sommet européen tenu à Bruxelles du 7 au 9 mai 2010.
Un « fonds de stabilisation », le Fonds européen de
stabilité financière (FESF), est créé par les ministres
européens des Finances dans la nuit de 9 au 10 mai afin
de « soutenir » les États en difficultés. Doté à l'origine
de 440 milliards d'euros, il voit ses capacités d'action
3
« La Grèce annonce un plan d'austérité de 4,8 milliards d'euros », Le
Monde, 3 mars 2010.
17
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
augmenter au fil des mois : possibilité de racheter des
obligations sur les marchés, émission de titres de
créances, participation au sauvetage des banques... Ce
fonds ne peut intervenir pour « soutenir » un État
qu'avec l'accord unanime des pays membres de la zone
euro, et l’État en question doit négocier un programme
« d'assainissement budgétaire » avec la Commission
européenne et le Fonds monétaire international. La
méthode et les recettes ne sont pas nouvelles : il s'agit ni
plus ni moins de Plans d'ajustement structurels, ces
réformes économiques ultralibérales dictées par le FMI
aux pays du Sud les plus endettés. Le FESF est
complété par un Mécanisme européen de stabilité financière (MESF), doté de 60 milliards d'euros et placé sous
l'autorité de la Commission européenne. Après la Grèce,
l’Irlande appelle l'Union européenne à l'aide et obtient
un « soutien » en novembre 2010. En décembre 2010, le
gouvernement irlandais présente son budget 2011, d'une
austérité sans précédent. Les réductions des dépenses
touchent en priorité les retraites dans la fonction
18
INTRODUCTION
publique et les prestations sociales, tandis que deux
milliards d'euros de rentrées fiscales seront obtenus en
abaissant le plancher d'imposition et en baissant les
crédits d'impôt4.
Le 11 juillet 2011, les États membres de l'Union
européenne signent un traité établissant un Mécanisme
européen de stabilité (MES) : l'objectif est de réunir le
FESF et le MESF au sein d'un seul outil. La première
réunion de cette nouvelle organisation intergouvernementale a lieu le 8 octobre 2012, et l'Allemand Klaus
Regling, un ancien économiste du FMI, est nommé
directeur général du MES. Pour obtenir une « aide » du
MES, un État doit accepter des conditions d'austérité
renforcées, qui figurent dans un autre texte adopté le 2
mars 2012 : le Traité sur la stabilité, la coordination et la
gouvernance (TSCG). Durcissant les « critères de Maastricht », le TSCG limite drastiquement le déficit et
l'endettement des États et pose le principe de l'équilibre
4
« Budget d'austérité sans précédent en Irlande », La Tribune, 8 décembre
2010.
19
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
ou de l'excédent des budgets des administrations
publiques, ce qui les oblige à couper sévèrement dans
leurs dépenses.
Afin d'éviter de recourir à l'aide extérieure,
certains gouvernements en difficultés démultiplient par
anticipation les politiques de rigueur. Le Portugal adoptait en mars 2011 un « programme de stabilité et de
croissance » qui procédait à des coupes budgétaires dans
la fonction publique et qui augmentait de nombreuses
taxes. Ce ne fut pourtant pas suffisant : en avril 2011, le
gouvernement portugais dirigé par le socialiste José
Socratès en appelait au FESF et au FMI. L'austérité se
poursuivit, et sur la seule année 2012, le pouvoir d'achat
du peuple portugais chuta de 6 %. En Espagne, le
gouvernement de gauche dirigé par José Luis Zapatero
adoptait en mai 2010 un plan d'austérité correspondant à
1,5 % du PIB du pays. Les salaires du secteur public
étaient baissés, et en mai 2011, l'âge du départ à la
retraite était repoussé de deux ans, à 67 ans. Fin 2012, le
20
INTRODUCTION
taux de chômage avoisinait les 25 %, et celui des moins
de 25 ans culminait à 55 %.
Le 12 mars 2013, le Parlement européen approuvait à une large majorité deux projets de règlement,
surnommés « Two pack », dont l'objectif est de
contrôler encore plus strictement les États en difficultés
et d'encadrer l'élaboration des budgets nationaux. Le
projet de règlement « établissant des dispositions
communes pour le suivi et l'évaluation des projets de
plans budgétaires et pour la correction des déficits
excessifs dans les États membres de la zone euro »
prévoit que chaque État de la zone euro devra communiquer à la Commission européenne, chaque année, les
projets de « plan budgétaire annuel », de « plan budgétaire à moyen terme », et de « loi budgétaire relative aux
administrations publiques ». La Commission adopte « si
nécessaire » un avis sur les projets budgétaires, qui est
ensuite examiné par les ministres de l'Eurogroupe. En
cas de déficit excessif, un État peut être placé sous
21
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
« surveillance plus étroite » : il doit alors fournir des
rapports intermédiaires sur sa situation et suivre pas à
pas les recommandations de la Commission visant la
« correction du déficit excessif ». Chaque gouvernement
doit également mettre en place « un conseil budgétaire
indépendant chargé de surveiller la mise en œuvre des
règles budgétaires nationales », le terme « indépendant » signifiant indépendant du pouvoir politique, mais
pas du pouvoir économique. Grâce à ce « Two pack »,
l'Union européenne et les lobbies financiers mettent
officiellement sous tutelle budgétaire les élus des
peuples.
Soumis à des politiques de restriction sans précédent et témoins de la mise en pièces du processus
démocratique, les citoyens perçoivent de mieux en
mieux l'ignominie de l’Union européenne. Sa frénésie
ultralibérale permet aux banques ayant provoqué la crise
de prospérer grassement, impose l’austérité aux peuples
et laisse détruire l’emploi grâce aux politiques de libre
22
INTRODUCTION
échange. L'absence de solidarité entre États qui résulte
de la libre concurrence renforce le pouvoir de prédation
des marchés financiers. Les citoyens ont conscience
d'être abandonnés, laissés à la merci du FMI et de ses
politiques de rigueur ou à celle des capitalistes chinois
rachetant les ports grecs pour assurer le développement
de leur commerce à l'international5.
Cet abandon des peuples est chèrement payé
dans les urnes. En 1979, lors des premières élections du
Parlement européen au suffrage universel, l'abstention
était de 37 %. Vingt-cinq ans plus tard, en 2004, elle
atteignait 54,5 %. Ce triste record est battu en 2009 : à
l’exception des trois États où le vote est obligatoire (la
Belgique, la Grèce et le Luxembourg), le taux européen
d'abstention s'établit à 57 %. Des sommets sont atteints
dans les pays de l'Est (80,4 % en Slovaquie, 79,1 % en
Lituanie, 75,5 % en Pologne, 72,6 % en Roumanie,
5
En 2008, l'armateur chinois Cosco obtenait, pour 500 millions d'euros, la
concession pour 35 ans de deux terminaux de conteneurs du port grec du
Pirée. En septembre 2013, l'entreprise annonçait la construction d'un troisième terminal.
23
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
71,8 % en République tchèque et en Slovénie) mais la
situation est également catastrophique chez les adhérents de longue date : 59,5 % en France, 63 % au
Portugal, 63,5 % aux Pays-Bas, 65,7 % au Royaumeuni. Cette non-participation n’exprime pas un désintérêt
pour « l’Europe », mais bien un rejet des mesures libérales. En effet, lorsqu’une véritable question politique
est posée et sérieusement débattue, comme en 2005
avec le référendum français sur le Traité constitutionnel,
les citoyens s’expriment : lors de ce scrutin, le taux
d’abstention était de 30,66 %, soit près de deux fois
moins que pour les élections du Parlement un an avant
et quatre ans après.
Puisque les politiques européennes s'imposent
aux États et qu'elles semblent irréversibles, la crise politique dans l'Union aggrave également l'abstention aux
scrutins nationaux. Là encore, elle culmine dans les
pays de l'Est (58,28 % aux élections législatives
roumaines de décembre 2012, par exemple), mais elle
24
INTRODUCTION
n'a jamais été aussi élevée en France (42,78 % aux
législatives de juin 2012) et progresse même dans les
pays où le vote est obligatoire (10,78 % aux législatives
belges de juin 2010).
L'extrême droite, enfin, tire avantage de la situation grâce à ses positions anti-européennes. Lors du
renouvellement du Parlement européen en juin 2009,
elle progresse dans plusieurs pays. En Italie, la Ligue du
Nord passe de 4,96 % en 2004 à 10,22 % en 2009,
doublant presque son nombre de députés. En Autriche,
les deux partis d'extrême-droite totalisent 30,4 % des
voix. Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté (PVV) de
Geert Wilders, en lutte contre l’immigration et l’Islam,
arrive en seconde position avec 17 % des voix. Au
Royaume-Uni, le British National Party dépasse les 5 %
et gagne son premier siège à Strasbourg. En Hongrie, le
parti nationaliste et xénophobe Jobbik, récolte 14,77 %
des voix et trois sièges de députés.
25
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
Aux scrutins nationaux, on retrouve le même
phénomène de montée et de banalisation de l'extrême
droite. Le 17 avril 2011, le parti des Vrais finlandais
obtient 19,10 % des voix et 39 députés aux élections
législatives. Un an plus tôt, Jobbik réalisait 16,67 % des
suffrages exprimés en Hongrie, ce qui lui donnait 26
sièges au Parlement. En France, le Front national de
Marine Le Pen ne gagne que deux députés lors des
législatives de juin 2012, mais totalise 13,60 % des
voix, soit plus de trois millions et demi de bulletins.
L'extrême droite est en position de force en Autriche
(11 % des voix et 21 sièges pour l'Alliance pour l'avenir
de l'Autriche), en Italie (8,3 % des voix pour la Ligue du
Nord en 2008 auxquels s'ajoutaient 2,43 % pour La
Droite – Flamme tricolore), aux Pays-Bas (10,10 % des
voix et 15 députés pour le Parti de la liberté), en
Belgique (7,76 % des voix et 12 sièges pour le Vlaams
Belang, anciennement Vlaams Block), en Bulgarie
(7,30 % des voix et 24 sièges pour l'Union nationale
26
INTRODUCTION
Attaque) et en Grèce (6,97 % des voix et 21 sièges pour
le parti néo-nazi Aube dorée).
Sans le désastre des politiques néolibérales de
l'Union européenne, soutenues tant par la droite que par
les socialistes, ces mouvements d'extrême-droite ne
seraient que des groupuscules inaudibles. Mais avec la
conversion de la sociale-démocratie européenne à l'eurolibéralisme, ils disposent d'un argument en or : celui
de la corruption des élites, du « tous pourris ». Les
sociaux-démocrates ont d’ailleurs essuyé un cuisant
revers aux élections du Parlement européen de 2009,
alors même que la crise financière aurait dû conduire la
droite à la défaite. Ce fut tout le contraire : la « gauche »
n'arrivait en tête que dans quatre pays (la Grèce, le
Danemark, la Norvège et la Suède) et les sociaux-démocrates perdaient 56 sièges. En 2010, la droite était
majoritaire dans tous les Parlements nationaux à l'exception de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce, pays
dirigés par des socialistes, de la Slovénie dirigée par une
27
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
coalition entre la gauche et des libéraux, et de l'Autriche, dirigée par une coalition droite-gauche. En
France, le Parti socialiste a remporté les élections législatives en juin 2012, ce qui ne lui était pas arrivé depuis
1997. Mais une fois au pouvoir, il mène des politiques
d'austérité très proches de celles menées par la droite et
se couche devant les injonctions de l'Union européenne.
Cette trahison du Parti socialiste français ne doit
toutefois pas masquer les erreurs des autres mouvements de gauche. Alors que le « Non » au TCUE en
2005 aurait dû aboutir à l’élaboration de solutions
concrètes et immédiates pour sortir de l’eurolibéralisme,
il n’en a rien été. Ni les syndicats, ni les partis opposés à
l’actuelle construction européenne, ni les altermondialistes n’ont transformé le mouvement de refus en
mouvement de construction. Bien peu, en fait, ont fait
l’effort de s’affranchir du confortable idéal européen, de
dénoncer l’imaginaire d’une Europe qui protège, qui
apporte la paix, pour enfin regarder l’Union européenne
28
INTRODUCTION
telle qu’elle est. Et examiner les moyens de sortir de cet
édifice qui prive les peuples de leur destin.
C’est à cet examen que procède ce livre. Il
montre d’une part que la forteresse ultralibérale « Union
européenne » est totalement verrouillée. Ses États
membres ont consenti à lui transférer toujours plus de
leurs compétences et de leur souveraineté, partant du
principe que l'austérité se justifie mieux lorsqu'elle est
réclamée par un pouvoir supranational. L'édifice très
sophistiqué qu'ils ont contribué à bâtir s’est doté d’un
ordre juridique et monétaire qui ne repose sur aucune
légitimité populaire, qui prétend planifier une politique
invariable, quelle que soit la situation, et qui ne laisse
plus aucune place pour d’autres politiques économiques,
sociales ou environnementales. Il montre ensuite que les
propositions des partis politiques « de gouvernement »,
qui se résument toutes plus ou moins à changer l’Union
européenne « de l’intérieur », sont vouées à l’échec.
Voulue par le grand patronat et ses représentants tradi-
29
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
tionnels de la droite libérale, puis par des sociaux-démocrates qui ont trahi le peuple, l’Union européenne est
devenue l’horizon indépassable de la gauche, des partis
écologistes, des libéraux et conservateurs de droite.
C’est dire si l’épidémie s’est largement répandue.
Les valeurs républicaines françaises issues de la
Révolution de 1789, qui ont guidé le Conseil national de
la Résistance dans les années 1940, peuvent-elles s'accommoder de cette destruction de la souveraineté
populaire ? Pour la gauche radicale, qui doit assumer cet
héritage, il est évident que non. La France doit se soustraire au diktat eurolibéral et, comme elle le fit au
XVIIIè siècle, entraîner un maximum d'États dans la
construction d'un projet émancipateur et internationaliste. En outre, la France ne dispose pas simplement
d'une culture républicaine et d'une tradition révolutionnaire,
mais
également
d'un
poids
politique
économique qui lui permet d'envisager cette rupture.
30
et
INTRODUCTION
Alors, le débat se résume-t-il à un schéma
binaire : sortir purement et simplement de l’Union européenne ou accepter l’eurolibéralisme ? Non. Il existe en
fait une autre option, qui permettrait de changer le cours
des choses, radicalement et rapidement. Pour rendre au
peuple sa souveraineté perdue, il s’agit de sortir de
l'ordre juridique et monétaire européen en restaurant la
primauté du droit national sur le droit communautaire et
en quittant la zone euro. Cette initiative courageuse se
nomme la désobéissance européenne. C’est ce sujet
absolument tabou qu’il faut imposer dans les campagnes
électorales, dans les médias, dans la rue, pour donner un
nouvel espoir. Car la désobéissance européenne est tout
simplement le seul moyen de sortir de l’eurolibéralisme
et de reprendre le débat public là où nous l’avons laissé
le 29 mai 2005.
31
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
« Le projet du marché commun tel qu’il nous est
présenté est basé sur le libéralisme classique du vingtième siècle selon lequel la concurrence pure et simple
règle tous les problèmes. L’abdication d’une démocratie
peut prendre deux formes : soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un
homme providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs
à une autorité extérieure, laquelle au nom de la tech33
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
nique exercera en réalité la puissance politique, car au
nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter
une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement
une politique au sens le plus large du mot, nationale et
internationale. »
En 1957 déjà, le radical-socialiste Pierre
Mendès-France dénonçait la confiscation démocratique
que supposait la construction européenne. Cinquante
ans plus tard, les faits lui ont donné raison : l’Union
européenne a contraint ses États membres et leurs
peuples à abdiquer leur souveraineté, qui fut mise au
service des puissances économiques et financières.
La « construction européenne » repose sur une
imposture, au sens propre du terme : se faire passer pour
ce que l'on n'est pas. Aux lendemains de la Seconde
Guerre mondiale, afin de reconstruire un capitalisme
européen affaibli, ceux que l'on nomme improprement
les « pères fondateurs de l'Europe » ont récupéré et
dévoyé l'idée de pacifistes du début du XX è siècle. Pour
34
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
imposer le libre échange et démultiplier les profits des
grands groupes, il fallait théoriser et organiser le dépassement des États-nation. Des années 1940 au milieu des
années 1970, la peur du communisme ralentit ce projet
de structuration européenne du capitalisme, mais pas au
point de le stopper. Après la « parenthèse sociale » des
Trente Glorieuses, la construction européenne revient
aux sources du libre échange et de la libre concurrence,
dopée par l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au
Royaume-Uni en mai 1979 et l'élection de Ronald
Reagan à la présidence des États-Unis en novembre
1980. L'ancienne Premier ministre britannique était
d'ailleurs tout à fait claire sur la vraie nature de la
construction européenne : dans un livre de mémoires,
elle écrivait qu'elle attendait du marché unique qu'il
« donne une substance réelle au traité de Rome et qu'il
ravive sa finalité libérale, libre-échangiste et dérégulatrice »6.
6
Margaret Thatcher, The Downing Street Years, Londres, Harper & Collins,
1993.
35
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
Une construction des puissances économiques
Si la construction européenne fut longtemps
synonyme de paix dans l'imaginaire collectif, c'est qu'il
a existé brièvement un tout autre projet européen que
celui que nous connaissons depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale. En 1922, le comte autrichien Richard
de Coudenhove-Kalergi (1894-1972) publie un ouvrage
intitulé Paneuropa, un projet. Il y constate que les
guerres réclament de puissantes capacités industrielles.
Dès lors, pour éviter les conflits, il propose de placer ces
capacités sous une autorité commune. En 1926, Richard
de Coudenhove-Kalergi crée l’Union paneuropéenne,
une association qui vise non pas le dépassement des
États, mais la coopération pacifique entre États souverains. Le français Aristide Briand, Prix Nobel de la Paix,
en est élu président, et l’association a un rayonnement
certain chez les pacifistes. La crise des années 1930, la
montée du fascisme et la Seconde Guerre mondiale
éclipsent l’Union paneuropéenne. Exilé aux États-Unis
36
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
à la fin du conflit, Richard de Coudenhove-Kalergi
continue de défendre sa vision et réclame le soutien du
gouvernement américain, en vain.
La construction européenne voulue par la
première puissance mondiale relève d'une vision bien
plus mercantile. À la sortie de la Seconde Guerre, les
États-Unis ont deux préoccupations majeures : dominer
le commerce international et lutter contre le communisme. Pour dominer le commerce international, ils
exigèrent le libre échange, qui présentait l'immense
avantage de mettre à mal les zones commerciales privilégiées que la France et surtout la Grande-Bretagne
formaient avec leurs colonies. Le 14 août 1941, le
premier ministre britannique Winston Churchill doit
accepter cette concession en échange de l'aide américaine : il signe avec le président américain Franklin D.
Roosevelt une déclaration conjointe et solennelle, la
« Charte de l'Atlantique », qui entend jeter les fondements d'une nouvelle politique internationale pour
37
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
l'après-guerre, et qui comprend une référence claire au
libre échange.
Sur le Vieux continent, les « pères fondateurs »
qui aident les États-Unis à construire l'Europe de la libre
circulation des capitaux et des marchandises ne sont pas
choisis au hasard.
Robert Schuman (1886-1963), allemand de naissance,
de
père
français
lorrain
et
de
mère
luxembourgeoise, exerça la profession d’avocat à Metz.
En 1918, il devient français et débute véritablement sa
carrière d’homme politique. Candidat de l’Union républicaine lorraine (URL), un parti de droite, il est élu
député de la Moselle en 1919 et entre au Parlement. Il
appartient au réseau de notables de l’URL, qui voit se
fréquenter des personnalités comme Guy de Wendel, de
la puissante famille de sidérurgistes, des généraux, et
des hommes influents du clergé local. En 1936, l'URL
fusionne avec d’autres conservateurs au sein du Front
lorrain, qui lutte contre le Front populaire de Léon
38
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
Blum. Le 10 juillet 1940, avec 568 autres parlementaires, il vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. La
Moselle est annexée par le Reich, et Schuman est arrêté
puis est placé en résidence surveillée en Allemagne. Il
s’échappe et réussit à rejoindre la zone libre en août
1942 pour se réfugier dans des monastères. À la fin de
la guerre, Schuman est membre du Mouvement républicain populaire (MRP, chrétien-démocrate). Président du
Conseil en 1946, il devient ministre des Affaires étrangères de 1947 à 1952. À ce titre, il négocie pour la
France tous les traités majeurs de l’après-guerre : le
Conseil de l’Europe, le Pacte de l’Atlantique Nord, les
modifications du statut d’occupation de l’Allemagne...
Dès octobre 1948, il participe à la fondation du Mouvement européen, une association internationale proeuropéenne rassemblant des personnalités politiques de
droite et de gauche. En mai 1950, il reprend à son
compte une idée soufflée par les États-Unis : créer une
alliance économique entre la France et l’Allemagne de
l'Ouest, nouvellement République fédérale d’Allemagne
39
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
(RFA). Dans une Déclaration solennelle du 9 mai 1950,
Schuman propose au chancelier conservateur Konrad
Adenauer de placer la production franco-allemande de
charbon et d’acier sous la tutelle d’une « Haute autorité » commune, qui serait une organisation ouverte à la
participation des autres pays d’Europe. Cette proposition entraîne la création de la Communauté européenne
du charbon et de l’acier (CECA), qui est à l’origine de
l’actuelle Union européenne. Un an auparavant,
Schuman avait passé plusieurs jours aux côtés de
Winston Churchill, pour créer à Strasbourg la première
instance européenne, le Conseil de l’Europe.
La
« Déclaration Schuman » répond à la
demande pressante des Américains, appuyée par les
Britanniques, formulée en novembre 1949 lors d’un
sommet tripartite des Alliés : accueillir la toute jeune
République fédérale d’Allemagne sur un pied d’égalité,
en finir avec les démontages des installations récupérées
par la France, et coopérer pleinement avec elle dans le
40
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
cadre de l’Europe de l'Ouest. Pour Washington, cet
ancrage à l'Ouest de la RFA est la pierre angulaire de la
stratégie dite de containtment : l'endiguement des pays
communistes. D'autre part, l'Allemagne de l'Ouest est le
terrain idéal pour expérimenter les politiques économiques ultralibérales. Traumatisée par une inflation
galopante dans les années 1920, elle accepte facilement
les dogmes monétaristes qui visent un contrôle strict de
la masse monétaire pour éviter l'inflation. L'ordolibéralisme allemand théorisé dans les années 1930 et mis en
œuvre après la Seconde Guerre mondiale avec la bénédiction des États-Unis est un concept économique qui
présente deux particularités : il crée un cadre légal et
institutionnel qui permet le libéralisme économique et il
impulse, par des politiques de société, des comportements humains conformes à l'économie libérale. Il prend
l'appellation
trompeuse
d'« économie
sociale
de
marché »7. Grâce au conservateur Ludwig Erhard (18977
François Denord, Antoine Schwartz, L'Europe sociale n'aura pas lieu,
Raison d'agir, 2009.
41
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
1977), ministre de l'économie de la RFA entre 1949 et
1963, le patronat allemand, hostile à toute idée d'harmonisation sociale en Europe, parviendra à orienter la
construction européenne selon ses désirs et ceux de ses
protecteurs américains : ouverture des marchés, rigueur
budgétaire et monétaire, dérégulations.
En 1950, la route de l'atlantiste de droite
Schuman croise celle d'un atlantiste de centre-gauche,
convaincu de longue date de la nécessité d'en finir avec
les souverainetés nationales.
Fils d’un producteur de Cognac, Jean Monnet
(1888-1979) développe les affaires de son père en
Angleterre au début du XXè siècle. En 1914, il voit l’urgence de penser l’économie de guerre et se met au
service du ministère du Commerce pour une coordination avec l’allié britannique. En mars 1919, alors qu’il
est en charge du ravitaillement d’urgence de l’Allemagne, il rencontre l'économiste britannique John
Maynard Keynes, dont il partage à cette époque les
42
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
idées sociales. Peu après, il devient secrétaire général
adjoint de la Société des nations qui vient d’être créée.
Déçu par cet ancêtre des Nations unies, il quitte Genève
à la fin de l'année 1923. En s’occupant des difficultés
financières de l’entreprise familiale de Cognac, Monnet
entre en relations avec le milieu des affaires et des
grands banquiers américains. Bientôt, il collabore avec
la famille de banquiers Morgan 8, puis fonde la Bancamerica en 19299 : en quelques années, il est au centre de
la finance mondiale, intervient dans les affaires monétaires. Celui qui est devenu un « banquier américain »,
par sympathie pour l’administration du New Deal de
Roosevelt, admire le socialiste français Léon Blum et
soutient en 1936 l’œuvre sociale du Front populaire.
Dans les années 1937-1939, il est le médiateur entre les
gouvernements américain et français dans l’affaire de la
8
9
Junius Spencer Morgan et son fils, John Pierpont Morgan, sont des financiers et banquiers américains qui ont bâti au XIXè siècle un véritable
empire industriel. Leur nom est à l'origine de celui de la banque JPMorgan
Chase issue de la fusion de la J.P. Morgan & Co. et de la Chase Manhattan
Bank. JPMorgan Chase figure parmi les plus grandes banques du monde et
possède le plus gros hedge fund des États-Unis.
Frederic J. Fransen, The supranational politics of Jean Monnet: ideas and
origins of the European Communit, Library of Congress, 2001.
43
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
dette de guerre contractée par la France auprès des
États-Unis pendant le premier conflit mondial. Avant
l’écrasement de la France en juin 1940 et a fortiori avant
l’entrée en guerre des Américains, Monnet pense l’économie de guerre qui devra lier les Alliés, et le rôle
prépondérant que devront avoir États-Unis. Durant toute
la durée du conflit, Monnet sera très actif et travaillera à
la conception d'un nouvel ordre européen pour l'aprèsguerre. À Alger en 1943, en tant qu’envoyé de Roosevelt et membre du Comité français de libération
nationale, il écrit : « Il n’y aura pas de paix en Europe si
les États se reconstituent sur une base de souveraineté
nationale avec ce que cela entraîne de politique de prestige et de protection économique. […] Au point de vue
économique, il est essentiel que soit empêchée dès l’origine la reconstitution des souverainetés économiques ;
par conséquent, déjà, des engagements devraient être
demandés à tous les gouvernements en exil ou autorités
tels que le Comité français, de ne pas établir de droits de
douane ou de contingents jusqu’à la conclusion du traité
44
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
de paix. » À la fin de son mémorandum programmatique, il note : « Constitution d’un État européen de la
métallurgie10. »
Sa note pose les principes qui seront plus tard les
piliers de l’ultralibéralisme européen : la dilution des
souverainetés nationales dans un espace fédéral, la libre
concurrence et la libre circulation des marchandises et
des capitaux.
En 1946, commissaire au Plan du gouvernement
français, il ne doute pas un instant que la reconstruction
française doit passer par une association étroite avec les
États-Unis, et que « sans une France modernisée, il n’y
aura pas d’Europe occidentale forte. Une Europe occidentale forte sera attrayante pour l’Europe orientale.
L’Est et l’Ouest de l’Europe se réuniront comme cela.
On aura alors besoin d’une commission économique
pour l’Europe11. » Monnet souscrit avant l’heure à la
10
11
Note reproduite par Éric Roussel, in Jean Monnet, Fayard, 1996, pp 387391.
Ibid., p. 461.
45
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
doctrine de l’endiguement des pays communistes et
soutient le Plan Marshall pour l’Europe.
À l'image de Schuman et de Monnet, les deux
principaux « pères fondateurs », bien des personnalités
qui participent à la construction de « l'Europe » sont
étroitement liés avec les milieux d’affaires et se
montrent très en phase avec la stratégie américaine.
Le polonais Josef Retinger (1888-1960) fonde la
ligue européenne de coopération économique (LECE)
en 1946, qui devient rapidement un mouvement d'industriels et de financiers européens. Il participera en 1950 à
la construction du groupe Bieldeberg, un puissant
rassemblement d'industriels, d'économistes et de personnalités politiques et médiatiques défendant le modèle
ultra-libéral.
Le banquier néerlandais Johan Willem Beyen
(1987-1976), directeur jusqu’en 1940 de la firme néerlando-britannique
Unilever,
l’une
des
premières
multinationales de produits de grande consommation,
46
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
participe le 16 avril 1948 à la fondation de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE)
qui doit gérer les fonds accordés dans le cadre du plan
Marshall. Le secrétariat de l’OECE est confié au diplomate français Robert Marjolin, proche collaborateur de
Jean Monnet, qui connaît alors tous les chefs de la
nouvelle organisation des services secrets américains, la
CIA.
Depuis l’ouverture des archives américaines en
2000, on sait que les services secrets américains ont
financé, via une structure nommée American Comittee
for a United Europe (ACUE), le Mouvement européen
créé en octobre 194812. Lors de la première réunion
publique du Mouvement, le 29 mars 1949, le Premier
ministre britannique Winston Churchill déclare : « Il ne
peut y avoir de paix durable tant que dix capitales d’Europe orientale sont dans les mains du gouvernement
communiste des Soviets. [...] Nous devons donc prendre
12
« Euro-federalists financed by US spy chiefs », in The Telegraph, 19
septembre 2000.
47
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
comme but et idéal rien de moins que l’unité de l’Europe dans son ensemble. »
Les archives montrent que les fonds de l’ACUE,
créé en 1948 à New York, provenaient des fondations
Ford et Rockefeller, ainsi que de groupes qui avaient des
liens étroits avec le gouvernement américain. « Le chef
de la Fondation Ford, l’ancien officier de l’OSS [Office
of Strategic Services, agence de renseignement du
gouvernement des États-Unis créée le 13 juin 1942
après leur entrée en guerre] Paul Hoffman, prit aussi la
tête de l’ACUE à la fin des années 1950. Le Département d’État joua aussi un rôle. Un mémo de sa Section
européenne, en date du 11 juin 1965, conseilla le viceprésident de la Communauté économique européenne,
Robert Marjolin, de poursuivre insidieusement l’union
monétaire. Il recommanda de supprimer tout débat
jusqu’à ce que l’adoption de "telles propositions"
deviennent virtuellement inévitables13. »
13
Ibid.
48
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
Sous couvert de construire la paix, l'obsession
des États-Unis et des grandes puissances économiques
européennes est donc bien de consolider le capitalisme
et de barrer la route au communisme. Cette lutte contre
« les Soviets » se mène sur la scène internationale, mais
aussi à l’intérieur des États de l’Ouest. En France, le
Parti communiste (PCF) obtient 26,20 % des suffrages
aux élections législatives de 1945 et devient le premier
parti de France avec 159 députés. En Italie, le PCI
obtient pas moins de 18,9 % des suffrages aux élections
législatives de 1946. Les communistes comptabilisent
alors 930 000 adhérents en France, 2 280 000 en Italie,
et 100 000 en Belgique, soit dix fois plus qu’avant la
guerre. Dès l’annonce du Plan Marshall, ils dénoncent
l’impérialisme américain, le projet capitaliste de la
construction européenne et appellent à lutter pour l’indépendance nationale. Les Partis communistes sont en
capacité de déclencher des grèves importantes, comme
en France et en Italie au cours de l’hiver 1947. Dans un
discours de juin 1947, à l’occasion du onzième Congrès
49
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
national du Parti communiste français à Strasbourg,
Jacques Duclos, vice-président de l’Assemblée nationale, déclare : « Nous devons constater que la réaction
relève la tête et poursuit systématiquement une
campagne qui est destinée à réduire à néant les
conquêtes sociales et politiques de notre peuple. Les
hommes des trusts, coupables de haute trahison, les
collaborateurs, les pétainistes d’hier, souvent transformés en gaullistes d’aujourd’hui, tous ceux-là
voudraient remettre en cause l’ensemble des conquêtes
sociales. Si on les laissait faire, rien ne resterait de ce
que le peuple a conquis. Ils nous reprendraient la Sécurité sociale, ils nous reprendraient la retraite des vieux
travailleurs, ils nous reprendraient le droit syndical. Par
conséquent, le grand problème qui se pose pour nous,
c’est de ne pas les laisser faire, c’est de leur barrer la
route. »
Pour le patronat européen, littéralement effrayé
par ces positions, la reconstruction, la relance de l’éco-
50
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
nomie et la défense du capitalisme passent inévitablement par l’alliance avec les États-Unis, par le Plan
Marshall et par la création d’une grande zone de libre
échange qui ôterait aux peuples le choix des grandes
orientations économiques. Dans son édition du 13
février 1949, le journal belge Le Phare dimanche
rapporte les propos du financier belge Fernand Collin,
qui sera président de l’Association belge des banques de
1964 à 1967 : « Imaginons un instant que la libre initiative puisse jouer dans un espace qui comprenne le
Benelux, la France, la Grande-Bretagne et même
l’Italie, lesquels pays ne formeront qu’un seul marché.
Imaginons aussi que la production de l’Occident européen devra s’adapter à ce marché énorme et concluons
par nous-mêmes. Tous les avantages de l’organisation
industrielle et commerciale dont jouissent les Américains
deviendront
pour
nous
des
réalités.
Incontestablement un nouvel essor du Vieux Monde
pointe à l’horizon. Afin de ne pas gaspiller vainement
du temps et des ressources, M. Collin estime qu’il est
51
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
tout indiqué que les Américains apportent à nos pays et
leurs capitaux et leurs techniques. »
Le quotidien allemand Die Welt du 6 septembre
1949 précise les enjeux de la construction européenne :
instaurer le libre échange et garantir la stabilité monétaire. « Une économie européenne implique la liberté de
circulation des personnes, des capitaux et des marchandises en Europe, afin que tous les biens soient fabriqués
là où leur production est la moins chère et qu’ainsi, la
baisse des prix permette d’augmenter le pouvoir d’achat
de tous. »
S’ils avaient vu le jour, les « États-Unis d’Europe » souhaités par Winston Churchill auraient dû
permettre d’aller plus loin et plus vite dans cette stratégie. Mais durant l’été 1949, l’Union soviétique fait
exploser sa première bombe atomique. Face à la
« menace communiste », les puissances occidentales
doivent concéder aux peuples européens les acquis
sociaux des Trente Glorieuses. Il ne s’agit pourtant que
52
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
d’une parenthèse dans la construction du grand marché
communautaire, qui se refermera définitivement dans
les années 1980 et 1990.
De la mise en place de la CECA au traité de
Lisbonne, en passant par l'Acte unique et le traité de
Maastricht, nous sommes face à un seul et même projet
au service des grandes puissances économiques. La
paix, la coopération entre les peuples, la réconciliation,
largement utilisés dans les discours, masquent des intérêts bien moins nobles. Ces arguments de façade,
emprunté aux progressistes des années 1920, permettent
d’évacuer la seule question qui ait du sens : la construction européenne, pour quoi faire ? Si l'on ne se contente
pas de l'Histoire officielle, qui tient ni plus ni moins de
la propagande, la réponse est claire : « l'Europe » fut
pensée par et pour le capitalisme, contre les peuples. Et
pendant que les médias et les partis dominants le
paraient de toutes les vertus, cet objet politique au
53
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
service de la lutte des classes dominantes fut méticuleusement verrouillé pour en interdire toute transformation.
Un arsenal juridique érigé contre les peuples
Depuis le traité de Paris d’avril 1951 instituant la
CECA, la construction européenne produit du droit et
bâtit un ordre juridique distinct des ordres juridiques
nationaux. Le droit communautaire primaire est
composé de traités et d'actes pris conformément à ces
traités, qui engagent les États signataires ; le droit
secondaire comprend les règlements, les directives, les
décisions, les recommandations et les avis pris par les
diverses instances créées par les traités. Il faut y ajouter
la jurisprudence émanant de la Cour de justice des
Communautés européennes (CJCE). Le droit communautaire suit plusieurs principes : il est autonome par
rapport aux droits nationaux, il est valide quelles que
soient les circonstances locales et doit être interprété
uniformément par les États membres. Plus générale54
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
ment, il s’inscrit dans une conception du partage des
compétences entre les États et l’Union européenne qui
invoque la « subsidiarité ». Le principe de subsidiarité,
concept assez flou, signifie en théorie que l’Union européenne n’intervient que lorsque l’État n’a pas la
compétence pour intervenir. Dans les faits, les compétences transférées à l’Union européenne par les États ont
été de plus en plus nombreuses au fil des années, ce qui
a contribué à priver grandement les peuples de leurs
pouvoirs.
Le développement de ce droit autonome, qui doit
néanmoins être incorporé par les États dans leur législation nationale, pose une question politique majeure. Le
droit est censé être la traduction par le législateur de la
volonté d’un peuple souverain. Or, même si on peut le
regretter, il n’existe pas aujourd'hui de « peuple européen » partageant une même culture et des valeurs
communes. Pour instaurer un droit européen, soit il faut
former véritablement un peuple européen, et imaginer
55
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
avec lui les mécanismes lui permettant d’exercer sa
souveraineté ; soit il faut remettre en cause le principe
de la souveraineté nationale et populaire. C’est cette
seconde option qui a été choisie par les puissances dirigeantes européennes : construire « l’Europe » sans les
peuples.
Pour ce faire, un tour de passe-passe a été nécessaire :
instaurer
un
organe
« supérieur »,
censé
représenter « l’intérêt européen », qui serait par nature
meilleur que les intérêts nationaux. Il s’agit de la
Commission européenne, instituée par le Traité de
Rome de 1957, qui dispose d’un droit d’initiative
exclusif : elle seule élabore des actes législatifs (ou
propositions de lois) qu’elle soumet au Parlement et au
Conseil. L’autre aspect de sa mission est de faire appliquer le droit européen par les États, de gérer et
d'appliquer les politiques et le budget de l’Union. Pour
faire en sorte que les droits nationaux se plient au droit
communautaire, la Cour de justice, créée en 1952, qui
56
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
« assure le respect du droit dans l'interprétation et l’application des traités », a très tôt jugé que le droit
européen primait sur le droit national. Dès le début des
années 1960, deux arrêts de la Cour de justice des
Communautés européennes organisent cette soumission,
qui, très habilement, ne fut jamais inscrite en tant que
telle dans les traités pour ne pas susciter l’hostilité des
peuples. Le 5 février 1963, l’arrêt Van Gend en Loos
contre l’administration fiscale néerlandaise statue sur un
litige entre un transporteur et l’administration néerlandaise. Le transporteur reproche aux Pays-Bas d’avoir
maintenu des droits de douane alors que l’article 12 du
traité de Rome les interdit. La Cour estime alors que
l’article du traité a un effet direct, c’est-à-dire qu’un
État ne peut s’opposer à son application. Cet effet direct
est valable pour toutes les dispositions du droit européen
jugées suffisamment précises pour être applicables
directement au niveau national. Le 15 juillet 1964,
l’arrêt Costa contre ENEL de la Cour européenne va
encore plus loin en instaurant la primauté du droit
57
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
communautaire sur le droit national. Dans un raisonnement par l’absurde, la Cour estime que faire primer le
droit national sur le droit communautaire remettrait en
cause le partage des compétences souverainement
accepté par les États et serait incompatible avec l’applicabilité immédiate et directe de certaines normes
européennes. Pour elle, la primauté du droit communautaire doit être totale. Néanmoins, plusieurs États ne
l’entendent pas ainsi, et estiment que la Constitution
nationale doit rester la norme suprême.
En France, jusqu’à la fin des années 1980, la
jurisprudence accorde une valeur supérieure à la Constitution par rapport au droit international dont fait partie
le droit communautaire, mais elle ne bloque pourtant
pas les avancées du droit européen… Puis, à partir des
années 1990, c’est la Constitution nationale qui est
adaptée.
La Constitution française a été modifiée à cinq
reprises depuis 1992 afin qu’aucun de ses articles ne
58
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
soit en contradiction avec la construction européenne :
en 1992 pour le traité de Maastricht, en 1993 pour les
accords de Schengen sur les contrôles aux frontières, en
1999 pour le traité d’Amsterdam, en 2003 pour la disposition particulière du mandat d’arrêt 14, et en 2008 pour
le traité de Lisbonne. Le titre XV, intitulé « De l’Union
européenne », comprend sept articles. Le plus général
est l’article 88-1, qui indique : « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont
choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs
compétences en vertu du traité sur l’Union européenne
et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le
13 décembre 2007. » Les articles suivants concernent le
mandat d’arrêt, le droit de vote aux élections locales,
l’adoption des actes européens, la convocation d’un
référendum en cas d’élargissement, et les recours en cas
de violation du principe de subsidiarité.
14
Institué en 2002, le mandat d'arrêt européen étend le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires entre les États membres.
59
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
Progressivement, le jeu a tourné à l’avantage de
la Cour de justice des Communautés européennes. Dans
l’arrêt Nicolo du 20 octobre 1989, le Conseil d’État
remettait en cause le principe dit de la « loi écran » : une
loi nationale, même postérieure, ne peut plus l’emporter
sur les dispositions d’un traité européen. Ainsi, un
nouveau gouvernement démocratiquement élu ne peut
plus mettre en œuvre une législation qui contreviendrait
aux principes de l’Union, à commencer par celui du
libre échange, même s’il dispose de la légitimité totale
que lui confère le scrutin électoral. Avec le jugement
Boisdet du 24 septembre 1990, le Conseil d’État
applique le même raisonnement aux règlements européens, et non plus aux seuls traités. Enfin, le 28 février
1992, dans l’arrêt S. A. Rothmans International France
et S. A. Philip Morris France, la même punition est
appliquée pour les directives. Le 10 juin 2004, une décision du Conseil constitutionnel nommée Loi pour la
confiance dans l’économie numérique conclut que « la
transposition en droit interne d’une directive commu60
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
nautaire résulte d’une exigence constitutionnelle à
laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu’en raison
d’une disposition expresse contraire de la Constitution ».
Tout le débat consiste donc à savoir ce que
recouvre l’expression « disposition expresse contraire
de la Constitution ». Pour le Conseil constitutionnel, il
semble s'agir non pas d'une opposition entre la Constitution française et une directive, mais seulement d'une
opposition entre la Constitution française et une loi
transcrivant cette directive15. Sa compétence ne va donc
pas jusqu'à juger de la conformité d'une directive européenne en tant que telle avec la Constitution. Bien que
l'article premier de la Constitution française stipule que
« la France est une République indivisible, laïque,
démocratique et sociale », les nombreuses directives
mettant à mal les acquis sociaux n'ont jamais été consi15
François Luchaire « Le Conseil constitutionnel devant la Constitution pour
l'Europe », Revue française de droit constitutionnel 3/2004 (n° 59), p. 465471. www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2004-3-page465.htm.
61
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
dérées comme des « dispositions expresses contraires de
la Constitution ». Les directives honteusement laxistes
qui régissent les Organismes génétiquement modifiés ou
les substances chimiques n'entrent pas non plus dans
cette catégorie, en dépit de la Charte de l'environnement
pourtant « adossée » à la Constitution, qui proclame que
« chacun a le droit de vivre dans un environnement
équilibré et respectueux de la santé. » La souveraineté
pleine et entière du législateur français n'existe plus :
désormais, une part importante de son activité à l’Assemblée consiste obligatoirement à voter, à un moment
ou à un autre, les directives européennes transposées en
droit français.
Après le rejet du Traité constitutionnel européen,
le nouveau traité de Lisbonne devait être ratifié au plus
vite pour qu’il entre en vigueur et permette à l’Union de
poursuivre son avancée eurolibérale. La voie parlementaire a été choisie par tous les gouvernements qui ont pu
le faire, c’est-à-dire dans vingt-six États membres sur
62
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
vingt-sept, seule la Constitution irlandaise imposant le
référendum. Or, d’après le Conseil constitutionnel français, le traité de Lisbonne comportait des clauses
contraires à la Constitution de 1958, puisque « certaines
des clauses du traité mettaient en cause les conditions
essentielles d’exercice de la souveraineté nationale,
dans la mesure où elles procèdent au transfert à l’Union
européenne de nouvelles compétences dans des
domaines touchant à l’exercice de la souveraineté nationale, ou modifient les conditions d’exercice de
compétences déjà transférées relevant des mêmes
domaines, ou encore prévoient qu’une telle modification
pourra faire l’objet d’une décision ultérieure qui sera
alors applicable sans ratification préalable 16 ». Qu’à cela
ne tienne ! Puisque la Constitution est tenue pour la
norme suprême, on la modifie : le Conseil constitutionnel valide en bloc le traité de Lisbonne qui lui est
soumis, lève l’ensemble des points non conformes et
16
Préambule de la loi constitutionnelle n ° 2008-103 du 4 février 2008 modifiant le titre XV de la Constitution.
63
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
aménage la Constitution. Certains juristes essaieront de
plaider l’inconstitutionnalité sur un point particulier.
Dans la Constitution française, la forme républicaine du
gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision. Or,
l’Union européenne est très éloignée de la forme républicaine, en particulier du fait que le Parlement
européen ne dispose pas du droit d’initiative et que son
élection ne relève pas d’une égale représentation des
citoyens. Cette tentative se traduira par un échec.
Le 30 juin 2009, c’est au tour de la Cour constitutionnelle allemande, dite Cour de Karlsruhe, de
donner sa position. Le jugement constate qu’en l’absence de peuple européen, et compte tenu de la
limitation de son pouvoir, le Parlement européen n’est
pas légitime pour représenter les peuples. Seul le Parlement allemand est garant des droits des citoyens
allemands, et son pouvoir doit donc être renforcé. La
Cour de Karlsruhe semble prononcer la disparition de
l'idée d'Europe politique, cet espace fantasmé, totale-
64
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
ment unifié, qui, aux dires des europhiles, permettrait un
jour de construire l'Europe « sociale ». Elle ne fait pourtant que réaffirmer ce qui est écrit dans le traité de
Lisbonne, à savoir que l’Union européenne n’est pas un
État fédéral, mais une fédération d’États. En parallèle,
elle juge le traité de Lisbonne conforme à la Loi fondamentale allemande, ce qui n'a rien d'étonnant comptetenu du lien étroit entre l'ordolibéralisme allemand et les
orientations ultralibérales de l’Union européenne.
Au-delà des analyses purement juridiques, il faut
avoir une analyse politique de cette décision. Les orientations de l’Union européenne, en particulier le libre
échange et la politique monétariste de la zone euro,
bénéficient essentiellement au capitalisme allemand,
grand exportateur qui maintien coûte que coûte sa
compétitivité au détriment des autres pays européens.
Après sa conversion à l'ordolibéralisme, l'Allemagne a
largement tiré profit du libre échange qu'elle avait ellemême réclamé pour l'Europe. L'élargissement lui a
65
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
permis de s'approvisionner encore plus facilement en
produits semi-finis venant d'Europe de l'Est afin de
réduire ses coûts de production, mais d'exporter dans
toute l'Europe ses produits finis assemblés en Allemagne. Elle pratique en fait le dumping social au sein
même de l'Union européenne. Quatrième puissance
mondiale, elle était en 2012 le plus grand exportateur
devant les États-Unis et la Chine avec 1 097 milliards
d'euros de biens et de services exportés, qui représentaient 41 % de son PIB. Son excédent commercial
atteignait la somme colossale de 185 milliards d'euros,
soit 7 % du PIB, et près de 60 % de ses exportations
étaient absorbées par d'autres pays de l'Union européenne. Pour sauver sa compétitivité internationale face
à la concurrence des pays émergents, et notamment de
la Chine, le gouvernement allemand a dû baisser fortement les salaires depuis le début des années 2000. Cette
mesure unilatérale équivalait, au sein de la zone euro, à
une dévaluation de 10 % en faveur de l’Allemagne. Les
autres pays de l’Union européenne furent les victimes
66
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
plus ou moins consentantes de cette politique de
dumping social.
Au final, l’arrêt de la Cour de Karlsruhe procède
d’un double mouvement : il grave dans le marbre le
traité de Lisbonne et appelle au renforcement du Parlement allemand. À présent que le droit européen est voué
à l'ultralibéralisme, le capitalisme allemand mènera son
destin national, et cela, bien sûr, sans remettre en cause
les « acquis » du traité de Lisbonne imposés à tous les
États membres. Le refus allemand de soutenir la Grèce
en période de crise gravissime confirme bien cette stratégie d'exploitation des pays voisins pour défendre les
seuls intérêts des grandes puissances économiques
nationales17.
17
« L'Allemagne, un problème pour l'Europe », Jacques Sapir, 12 octobre
2010. http://horizons.typepad.fr/accueil/2010/10/lallemagne-un-problmepour-leurope-par-jacques-sapir.html
67
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
L’ultralibéralisme gravé dans le marbre des traités
La construction communautaire s’est faite par
l’adoption de traités successifs : celui de Rome (1957),
l’Acte unique (1986), celui de Maastricht (1992), celui
d’Amsterdam (1997), celui de Nice (2001) et celui de
Lisbonne (2009). Or, depuis 1957, ces traités sont
fondamentalement imprégnés de libéralisme économique : le libre échange et la libre concurrence y sont
inscrits comme les principes fondateurs de l’Union
européenne. Le dernier traité en date, celui de Lisbonne,
est venu modifier deux textes en vigueur : le traité de
Rome instituant la Communauté européenne, rebaptisé
« traité sur le fonctionnement de l'Union européenne »
(TFUE), et le traité de Maastricht, appelé « traité sur
l'Union européenne » (TUE).
Dans les principes de l’Union européenne
(Première partie), l’article 4 du TFUE consacre l’économie de marché et le libre échange en des termes à peu
68
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
près équivalents à ceux utilisés par l’ultralibérale Organisation mondiale du commerce (OMC). On peut
notamment y lire : « L’action des États membres et de la
Communauté comporte [...] l’instauration d’une politique économique fondée sur l’étroite coordination des
politiques économiques des États membres, [...]
conduite conformément au respect du principe d’une
économie de marché ouverte où la concurrence est
libre. » Ces principes ne s’appliquent pas simplement au
marché intérieur. En effet, plus loin, l’article 131 du titre
IX consacré à la politique commerciale précise qu’en
établissant une union douanière entre eux, « les États
membres entendent contribuer, conformément à l’intérêt
commun, au développement harmonieux du commerce
mondial, à la suppression progressive des restrictions
aux échanges internationaux et à la réduction des
barrières douanières. »
Cet alignement des politiques économiques des
États sur l’étalon libéral n’est pas optionnel. Il s’agit
69
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
bien d’une obligation, comme le précise l’article 10 :
« Les États membres prennent toutes mesures générales
ou particulières propres à assurer l’exécution des obligations découlant du présent traité [...]. Ils s’abstiennent de
toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du présent traité. » Ainsi, dès le dixième
article d’un texte de plusieurs centaines de pages, la
mise en œuvre d’une politique de gauche par un État
membre est tout simplement interdite. Pour ceux qui
n’en seraient pas convaincus, rendez-vous au chapitre 4
concernant les capitaux et les paiements. Les articles 56
et 57 sont explicites. Non seulement « toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États
membres et entre les États membres et les pays tiers
sont interdites », mais « l’unanimité est requise pour
l’adoption de mesures [...] qui constituent un pas en
arrière dans le droit communautaire en ce qui concerne
la libéralisation des mouvements de capitaux à destination ou en provenance de pays tiers ». Autant dire que ce
70
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
« pas en arrière » est concrètement impossible, puisqu’il
supposerait l’accord des vingt-huit États.
Bien sûr, les États membres sont surveillés et
sanctionnés en cas de non-respect de ces exigences.
« Le Conseil [...] surveille l’évolution économique dans
chacun des États membres et dans la Communauté, ainsi
que la conformité des politiques économiques avec les
grandes orientations [des traités] » (article 99). Si cette
conformité n’est pas au rendez-vous, le Conseil adresse
« les recommandations nécessaires à l’État membre
concerné ». Si un État membre persiste à ne pas donner
suite aux recommandations du Conseil, arrivent les
sanctions, qui peuvent prendre la forme d’une révision
des politiques de prêt de la Banque européenne d’investissement (BEI), d’un dépôt obligatoire auprès de la
Communauté en attente de la régularisation ou d’une
amende « appropriée ».
71
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
Un Parlement européen et des États impuissants
La Commission, dont les membres sont nommés
par les États et qui est censée penser et agir « européen », a le monopole des propositions des actes
législatifs. Les règlements, qui s’imposent aux États et
les directives, qui doivent être transcrites en droit
national, proviennent exclusivement de la Commission.
Cette dernière dispose également de tous les pouvoirs en
matière de concurrence et ne se prive pas de les utiliser.
Même si le Parlement européen a vu ses compétences
étendues au fil des traités, même s’il peut censurer la
Commission, il ne dispose ni de l’initiative des lois, ni
du dernier mot sur celles-ci. Contrairement à un Parlement traditionnel, le Parlement européen ne possède
aucun pouvoir de contrôle sur le « gouvernement »
européen que constitue de fait le Conseil, puisque celuici n’est contrôlé par aucune assemblée. Or, c’est lui qui
adopte à la majorité qualifiée ou à l’unanimité les directives et les règlements de l’Union européenne qui
72
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
ensuite s’imposent à tous. Il existe dans l’histoire un
seul cas où le Parlement européen, dans le cadre de la
procédure de « co-décision », a rejeté un projet de directive. Il s’agit de la directive de libéralisation des
services portuaires refusée lors d’un vote en novembre
2003. Mais ce rejet est essentiellement dû à une mobilisation massive des dockers, sans laquelle le texte aurait
été adopté. Le 23 mai 2013, Bruxelles présentait une
nouvelle proposition visant à « réduire la bureaucratie »
dans les ports européens pour fluidifier le commerce
international. Pour ne pas provoquer un nouveau bras de
fer avec les syndicats, la manutention est exclue de cette
directive, mais jusqu'à quand ?
Dans ce système européen, le plus inacceptable
est que le Parlement ne dispose d’aucune compétence
sur les traités. Dans la plupart des démocraties représentatives, les traités sont ratifiés par le Parlement. Or, dans
le cadre de l’Union européenne, le Parlement est mis à
l’écart de l’élaboration, de la révision ou de la dénoncia-
73
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
tion des traités, qu’il s’agisse de ceux de l’Union européenne ou d’autres accords internationaux, comme ceux
engageant l’Union en matière de commerce. Il n’existe
donc aucune chance à court ou à moyen terme que les
traités ultralibéraux qui fondent l’Union européenne
soient modifiés par voie parlementaire. Dans le meilleur
des cas, le rôle du Parlement européen se limiterait à de
la résistance, à condition toutefois qu’il dispose d’une
majorité anti-libérale, ce qui est loin d’être le cas actuellement.
Supposons maintenant qu’une majorité d’États
soit en désaccord avec les politiques européennes. Pourraient-ils infléchir le cours des avancées libérales de
l’Union en s’appuyant sur le droit européen ? La réalité
montre malheureusement que non. Sous la pression de
leurs populations, une majorité d'États européens s'est
opposée à la mise en culture d’organismes génétiquement modifiés (OGM) sur leur territoire. Mais pour
rejeter une demande d’autorisation de cultiver une
74
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
nouvelle variété d’OGM déposée par une multinationale, le Conseil des ministres de l’Union européenne
doit obtenir une majorité qualifiée. Sans cette majorité
qualifiée, qui n’est pour l’instant jamais réunie, c’est à
la Commission qu’il revient de décider. Sans surprise,
cette dernière tranche toujours en faveur des multinationales. Marché commun oblige, une autorisation
d’utiliser des OGM accordée par Bruxelles est valable
dans chaque pays de l’Union. Un pays ne peut activer
une « clause de sauvegarde » qu’en apportant des
preuves scientifiques irréfutables du danger immédiat
que représente la culture des OGM pour la santé ou
l’environnement. Une étude scientifique étant toujours
soumise à controverse, ces conditions ne sont concrètement jamais réunies, et les interdictions nationales
toujours contestées et annulées par la Commission. À
l’origine, la directive 2001/18 qui encadre la dissémination des OGM soumettait l’autorisation au Conseil des
ministres de l’environnement. Depuis 2003, la procédure a été modifiée, et ce sont les ministres en charge de
75
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
l’agriculture, bien plus sensibles aux lobbies des
biotechnologies, qui doivent se prononcer. À terme, la
stratégie développée par l'Union européenne pourrait
aboutir à supprimer tout arbitrage politique pour confier
à une instance scientifique – l’Agence européenne de
sécurité des aliments (EFSA), totalement vouée aux
firmes de l’agro-industrie – le soin d’autoriser les OGM.
Cette procédure montre bien jusqu’où peut aller l’hypocrisie européenne.
S’opposer à l’ultralibéralisme mis en œuvre par
la Commission tout en respectant le droit communautaire nécessiterait de la part des États une mobilisation
sans faille, qui n’aurait aucune chance de réussir dans la
plupart des cas. L’échec sur le dossier des OGM montre
bien qu’il n’y a rien à attendre de ce côté : alors que les
principaux États de l’Union, dont la France et l’Allemagne, voulaient interdire la culture des plantes
transgéniques, Bruxelles l'a imposée au nom du libre
échange.
76
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
La Cour de justice des communautés européennes
gardienne de l'ordre juridique
La Cour de justice des communautés européennes (CJCE), encore appelée Cour de Luxembourg,
veille à l’application du droit européen. Compte tenu de
la nature des traités, elle contribue inévitablement à
consolider le néolibéralisme, principe fondateur de
l’Union, d'autant que ses arrêts ne sont pas susceptibles
de recours.
Dès 1964, la Cour a commencé à instaurer le
principe de primauté du droit européen sur les droits
nationaux. Cette soumission s’est progressivement
renforcée au point de ne plus laisser aujourd’hui la
moindre marge de manœuvre aux États. La seule
méthode utilisée par les gouvernements pour résister au
diktat du droit communautaire consiste à retarder la
transposition des directives, quitte à se voir infliger des
amendes. Mais il ne s’agit que de reculer pour mieux
77
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
sauter, car il faut toujours, tôt ou tard, se plier aux
injonctions de Bruxelles. De plus en plus, le travail des
parlementaires nationaux consiste à transposer des
directives européennes. La privatisation des services
postaux qui est en cours en France résulte de l’application de la directive européenne, dite « directive
postale ». Le morcellement puis la privatisation progressive d’EDF n’est que la conséquence de la directive de
libéralisation du marché de l’énergie, qui est elle-même
une application directe des traités. On entend couramment dire que 80 % du travail des députés nationaux
consiste à transposer des directives européennes. En fait
le chiffre exact importe peu. La seule chose qui compte
vraiment est que 100 % du travail de ces mêmes parlementaires doit être totalement compatible avec le droit
européen. En légitimant le dumping social dans le
marché commun, plusieurs arrêts de la Cour de justice
des communautés européennes montrent bien quel est le
sens de la marche.
78
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
Dans l’affaire Viking, jugée le 11 décembre 2007,
une compagnie finlandaise ré-immatricule un ferry en
Estonie afin d’échapper à une convention collective
finlandaise qui fixe les salaires des marins. La CJCE a
donné tort aux syndicats qui s’opposaient à ce procédé
pour s’affranchir du droit du travail finlandais. Dans
l’affaire Laval, jugée le 18 décembre 2007, un syndicat
suédois avait tenté, en organisant le blocus des chantiers
de l’entreprise en Suède, de contraindre un prestataire
de services letton à signer une convention collective
comme c’est l’usage dans le pays pour fixer les rémunérations des ouvriers. La CJCE a donné raison aux
entreprises qui plaidaient une atteinte à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services. Dans
l’affaire Rueffert, jugée le 3 avril 2008, la CJCE a
condamné le Land de Basse-Saxe pour entrave à la
liberté d’établissement d’une entreprise polonaise. Cette
dernière versait des rémunérations inférieures au salaire
minimum allemand, qui s’impose pourtant à toute
société de construction obtenant un marché public. Dans
79
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
l’affaire Commission contre Luxembourg, jugée le 19
juin 2008, la CJCE a donné raison à la Commission
européenne, qui reprochait au Luxembourg d’avoir
transcrit la directive 96/71 sur le détachement des
travailleurs étrangers de manière trop restrictive en droit
luxembourgeois. L’indexation des salaires sur le coût de
la vie et les informations à fournir à l’inspection du
travail ont été jugées « superfétatoires » par la cour.
Des coopérations « renforcées », mais toujours libérales
Définie dans le traité de Maastricht, la « coopération renforcée » désigne un groupe de pays ayant décidé
de renforcer leur action commune sur un sujet donné,
sur le mode de la coopération intergouvernementale.
Elle est possible dans les domaines couverts par le traité
instituant la Communauté européenne, ainsi que dans la
coopération policière et judiciaire en matière pénale.
Des coopérations renforcées peuvent-elles permettre à
80
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
un groupe de pays opposé aux avancées ultralibérales de
l’Union européenne de mettre en place des politiques de
gauche ? Non, bien sûr. L’article 280 A du traité de
fonctionnement de l'Union européenne stipule que « Les
coopérations renforcées respectent les traités et le droit
de l’Union. Elles ne peuvent porter atteinte ni au marché
intérieur ni à la cohésion économique, sociale et territoriale. Elles ne peuvent constituer ni une entrave ni une
discrimination aux échanges entre les États membres ni
provoquer de distorsions de concurrence entre ceux-ci. »
Le carcan monétaire de l'euro
Le traité de fonctionnement de l'Union européenne comporte un titre VIII consacré à la politique
économique et monétaire. Son premier article, l’article
119, stipule : « l’action des États membres et de l’Union
comporte, dans les conditions prévues par les traités,
l’instauration d’une politique économique fondée sur
l’étroite coordination des politiques économiques des
81
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
États membres, sur le marché intérieur et sur la définition d’objectifs communs, et conduite conformément au
respect du principe d’une économie de marché ouverte
où la concurrence est libre » (alinéa 1) et « Parallèlement, dans les conditions et selon les procédures
prévues par les traités, cette action comporte une
monnaie unique, l’euro, ainsi que la définition et la
conduite d’une politique monétaire et d’une politique de
change uniques dont l’objectif principal est de maintenir
la stabilité des prix et, sans préjudice de cet objectif, de
soutenir les politiques économiques générales dans
l’Union, conformément au principe d’une économie de
marché ouverte où la concurrence est libre » (alinéa 2).
L’euro, monnaie unique de l’Union européenne
décidée dès 1992 dans le traité de Maastricht, est donc
indissociable de la politique monétaire et de la politique
économique générale de Bruxelles. Or, le Traité prend
soin de le rappeler une nouvelle fois, ces politiques sont
entièrement vouées à l’ouverture totale des marchés et à
82
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
la libre concurrence. Jamais les populations n’auraient
accepté aussi facilement l’euro si ses promoteurs
avaient joué carte sur table, en avouant que son rôle
était de consolider l’ultralibéralisme. La propagande
pro-construction européenne a donc présenté la monnaie
unique comme un gage de stabilité et de prix bas. Le
portail de l’Union européenne pare l’euro de toutes les
vertus : « L’euro est utilisé quotidiennement par plus de
60 % des citoyens européens. Il présente des avantages
pour tout le monde : les touristes et les hommes d’affaires voyageant dans la zone euro n’ont plus à payer de
frais de change ; les coûts liés aux paiements transfrontaliers ont été supprimés ou fortement réduits ; les
consommateurs et les entreprises peuvent plus facilement comparer les prix, ce qui a pour effet de stimuler
la concurrence. La zone euro contribue à la stabilité des
prix. » Il juge également que « le fait que la plupart des
pays de l’UE aient la même monnaie s’est révélé très
utile pendant la crise. L’euro a permis à l’Union de
réagir de manière coordonnée à l’effondrement global
83
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
du crédit et de jouir d’une stabilité qu’elle n’aurait
jamais pu préserver autrement18. »
Ce que l’Union européenne se garde bien de dire,
c’est que le premier objectif de la politique monétaire
européenne est d’ôter tout pouvoir aux États en la
matière. Le système européen des banques centrales
(SEBC), composé de la Banque centrale européenne
(BCE) et des vingt-huit banques centrales nationales
(BCN) des pays membres de l’Union européenne, voit
ses objectifs définis à l’article 127 du traité. Il « apporte
son soutien aux politiques économiques générales dans
l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 du traité sur
l’Union européenne. Le SEBC agit conformément au
principe d’une économie de marché ouverte où la
concurrence est libre, en favorisant une allocation efficace des ressources et en respectant les principes fixés à
l’article 119 ». Et puisque « chaque État membre veille
à la compatibilité de sa législation nationale, y compris
18
Site http://europa.eu, rubrique « Économie et monnaie ».
84
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
les statuts de sa banque centrale nationale, avec les
traités et les statuts du SEBC et de la BCE », on
comprend que les marges de manœuvre des États en
matière de politiques monétaires sont quasi inexistantes.
La soi-disant « indépendance » de la Banque centrale
est une supercherie : la BCE est totalement dépendante
des politiques ultralibérales de l’Union européenne,
comme le stipule le traité, et dépendante des marchés
financiers, comme l’a montré la crise européenne de
2010. Dans ce système, la création monétaire est transférée aux banques privées, qui peuvent faire tourner une
planche à billets virtuelle en accordant des crédits dont
l’utilité économique est parfois contestable. Mais les
États, eux, n’ont d’autre choix que de s’endetter auprès
des marchés financiers, puisque la création de monnaie
leur est interdite.
Tous les États membres de l'Union européenne
ont vocation à utiliser l'euro, mais en 2013, seuls dixhuit d'entre eux avaient choisi de l'adopter en remplace-
85
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
ment de leur monnaie nationale. Un sous-ensemble du
SEBC, l'« Euro-système », a donc été créé avec les seuls
pays de l'« Euro-zone ». Le passage à la monnaie unique
permet de s'assurer que les objectifs monétaires de
l'Union européenne seront bien respectés, quitte à tordre
au passage la théorie économique. En effet, une
monnaie unique n’a de sens qu’entre des pays qui ont un
niveau de développement homogène, ce qui n’est absolument pas le cas dans la zone euro. Pour le capitalisme
allemand, peu importe : il fallait que l’euro soit « fort »,
et que la politique monétaire commune, qui sert ses
propres intérêts exportateurs, soit imposée à tous.
De toute évidence, le dispositif est donc bien
verrouillé. Assise sur un ordre juridique et monétaire
solide, l’Union européenne interdit toute politique en
rupture avec l’eurolibéralisme. Or, face à cette situation
inacceptable, le débat politique relève de la caricature.
D'un côté, les « europhiles » ne jurent que par la
86
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE
construction européenne, quel qu'en soit le coût. De
l'autre, les « eurocritiques » ne proposent souvent qu'une
option totalement illusoire : réformer l'Union européenne de l'intérieur. Deux discours qui ne produisent
qu'un seul et même résultat : le renforcement de l'abstention et la montée de l'extrême droite.
87
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
En juin 1972, le Parti communiste français de
Georges Marchais, le Parti socialiste de François Mitterrand et le Mouvement des radicaux de gauche de Robert
Fabre signaient le « Programme commun de gouvernement ». Dans le chapitre IV, « La France et la
Communauté économique européenne », on pouvait
lire :
89
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
« Le gouvernement aura à l’égard de la CEE un
double objectif :
– d’une part, participer à la construction de la
CEE, à ses institutions, à ses politiques communes avec
la volonté d’agir en vue de la libérer de la domination
du grand capital, de démocratiser ses institutions, de
soutenir les revendications des travailleurs et d’orienter
dans le sens de leurs intérêts les réalisations communautaires ;
– d’autre part, de préserver au sein du marché
commun sa liberté d’action pour la réalisation de son
programme politique, économique et social.
En tout état de cause, le gouvernement gardera le
droit d’invoquer les clauses de sauvegarde prévues par
le traité de Rome. Il exercera le droit, du reste non
limité par le traité, de définir et d’étendre le secteur
public de l’économie sur son territoire. Il se réservera de
définir et d’appliquer sa propre politique nationale du
crédit et d’utiliser tous autres moyens propres à réaliser
90
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
la planification démocratique nationale. Il sera responsable devant l’Assemblée nationale, comme dans tout
autre domaine, de sa politique, des décisions que les
représentants gouvernementaux prendront dans les
organes de la Communauté. »
Il n'aura fallu qu'une décennie pour que la
gauche accomplisse un virage à cent-quatre-vingts
degrés. À partir du milieu des années 1980, le Parti
socialiste participe activement à la construction de l'eurolibéralisme. Dès lors, même lorsqu'elle les critique, la
gauche
se
couche
devant
les
injonctions
de
« Bruxelles ». La droite libérale, quand à elle, utilise
l'Union européenne pour justifier ses réformes antisociales : quand les mobilisations populaires sont trop
fortes, elle se dit « obligée » par Bruxelles, ce qui est le
plus souvent juridiquement exact.
Cette union sacrée de la droite et de la gauche
autour de l'européisme produit un résultat terrible. Non
seulement la France subit de plein fouet, quelle que soit
91
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
la majorité en place, les politiques eurolibérales qui
gonflent le chômage, accélèrent l'austérité et démantèlent les protections sociales. Mais surtout, puisque
l'ordre juridique et monétaire européen s'impose aux
États, les citoyens perçoivent de mieux en mieux que le
choix entre la droite et la gauche sociale-démocrate n'influe qu'à la marge sur la situation nationale. La gauche
radicale (non sociale-démocrate) pourrait offrir d'autres
perspectives, mais se refuse encore à revendiquer clairement la sortie de l'ordre juridique et monétaire
européen. Dès lors, pour un part de plus en plus importante du corps électoral, le Front national apparaît
comme le seul véritable parti « anti-système ».
Le choix de « l'Europe » contre le socialisme
Au début des années 1980, le Parti socialiste
français au pouvoir s'est trouvé face à un choix crucial :
mettre en place des mesures protectionnistes et dévaluer
fortement le franc pour résister à la mondialisation, ou
92
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
bien accepter le libre échange et la politique du franc
fort voulus par les grandes puissances capitalistes. En
choisissant l'ancrage aux États-Unis et à l'Allemagne de
l'Ouest contre le bloc communiste, le Parti socialiste se
plia aux exigences ultralibérales. Des arguments fallacieux, comme ceux de la « modernité » économique ou
de la « contrainte extérieure », justifièrent l'abandon de
ses propres valeurs sociales et l'adoption, à partir de
1982-1983, de politiques de rigueur. L’artisan de ce
basculement fut Jacques Delors. Ancien député européen qui présida la commission économique et
monétaire entre 1979 et 1981, Jacques Delors devient
ministre de l’économie et des finances dans le gouvernement de Pierre Mauroy en mai 1981. Son curriculum
vitae lui donne la confiance des milieux d’affaires.
Après un passage au Commissariat général au plan, il
travaille pendant cinq ans, de 1969 à 1974, comme
chargé de mission auprès de Jacques Chaban-Delmas, le
Premier ministre du président conservateur Georges
Pompidou. Au moment de son adhésion au parti socia93
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
liste en 1974, il est membre du Conseil général de la
Banque de France. Delors ne déçoit pas le grand
patronat, puisqu'en 1983, il convainc le président François Mitterrand d'opérer le tournant de la rigueur,
fidèlement épaulé par son directeur adjoint de cabinet,
un certain Pascal Lamy, futur commissaire européen au
commerce (1999) et futur directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (2007). Déjà, à l'époque,
l'argument avancé par François Mitterrand pour justifier
ce virage était de ne pas isoler la France de la Communauté européenne.
Le président français et le chancelier allemand
Helmut Kohl élu en 1982 favorisent l'accession de
Jacques Delors, en janvier 1985, à la présidence de la
Commission des Communautés européennes, ancêtre de
la Commission européenne. Il restera à sa tête près de
dix ans. Dès le départ, Delors travaille main dans la
main avec le lobby des grandes multinationales et avec
des ultra-libéraux. Parmi eux, le Britannique Arthur
94
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
Cockfield, commissaire au marché intérieur de 1985 à
1989, ancien secrétaire d'État au commerce du
Royaume-Uni en 1982 et 1983, qui fut l'un des
conseillers les plus influents de Margaret Thatcher.
La Table ronde des industriels européens est la
structure qui rassemble les principales multinationales
implantées sur le continent. Elle fut créée par l’homme
d’affaires belge Étienne Davignon, dont les faits
d’armes sont impressionnants : président de l’Agence
internationale de l’énergie de 1974 à 1977, vice-président de la Commission européenne de 1981 à 1985,
membre du groupe de Bilderberg19 depuis 1974, il est
impliqué dans l’exploitation minière, le transport maritime
et
ferroviaire,
les
activités
bancaires,
l’automobile... Le projet européen de Jacques Delors
reprend les recommandations que la Table ronde des
industriels européens avait faites dans une publication
19
Rassemblement informel d’environ 130 membres, essentiellement américains et européens, dont la plupart sont des personnalités de la diplomatie,
des affaires, de la politique et des médias. Les « conférences Bilderberg »
sont un forum d’échange sur les principaux sujets d’actualité auquel participent les personnalités les plus influentes de l’économie mondiale.
95
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
intitulée Europe 1990 : un agenda pour l’action. Parmi
ces recommandations, la suppression des barrières
commerciales et des frontières fiscales figure en toute
première place. Notre homme est d’ailleurs transparent
sur la question. En 1991, il déclare sur un plateau de
télévision : « Lorsque j’ai lancé en 1984-1985 le projet
de grand marché, la Table ronde des industriels a
soutenu ce projet. Et aujourd’hui, les industriels invitent
les gouvernements à aller plus vite encore, et ce n’est
pas moi qui leur dirais le contraire20. »
Pour prouver sa constance, il fonde en 1996 un
groupe de réflexion baptisé « Notre Europe », dans
lequel Pascal Lamy, lui aussi membre du Parti socialiste
français, hérite de la présidence d’honneur.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le
Parti socialiste demeure ultra favorable à la construction
européenne, même s’il suggère sans succès de la rendre
plus « sociale ». Dans l'article 20 de sa cinquième décla20
Fakir n°40, dossier spécial « Construction européenne ».
96
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
ration de principe adoptée en 2008, on peut lire : « Le
Parti socialiste est un parti européen. Il agit dans
l’Union européenne qu’il a non seulement voulue de
longue date, mais contribué à fonder. Il revendique le
choix historique de cette construction et la place dans la
perspective d’une Europe politique, démocratique,
sociale et écologique. Pour les socialistes, celle-ci doit
avoir pour mission, par ses politiques communes d’assurer la paix sur le continent et d’y contribuer dans le
monde, de favoriser une croissance durable et le progrès
social, de conforter le rôle des services publics, de
promouvoir la créativité et la diversité culturelle, d’aider
à relever les défis planétaires par l’exemple d’association qu’elle offre. Engagé au sein du Parti socialiste
européen, le Parti socialiste entend tout mettre en œuvre
pour le renforcer dans ses structures afin que soit porté
un message socialiste en Europe. »
On notera que le Parti socialiste confond deux
choses : « l'Europe », d'une part, et l'Union européenne
97
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
d'autre part. Il veut faire croire que l'Union européenne,
c'est à dire la construction européenne que nous
connaissons depuis l'après Seconde Guerre mondiale,
avec son ordre juridique et monétaire imposé aux États,
est la seule voie possible. Dès lors, il n'existerait qu'une
solution : la réformer de l'intérieur. C'est pourquoi le
parti de François Hollande ne revendique par une
« Europe socialiste » par opposition à l'Europe capitaliste, mais limite son ambition à porter « un message
socialiste en Europe », comme s'il jetait une bouteille
sociale dans une mer ultralibérale.
Lors de son Conseil national du 28 février 2009,
le Parti socialiste adoptait un « socle pour les élections
européennes » prévues au mois de juin de la même
année. Ce texte, intitulé « Donner une nouvelle direction
à l’Europe », est un florilège de langue de bois, de
contre-vérités et de promesses creuses. Comme dans sa
déclaration de principe, il fait de la construction européenne la seul garante de paix entre les Nations : « Les
98
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
socialistes sont des partisans résolus de la construction
européenne. Parce qu’elle a garanti la paix, l’État de
droit, la démocratie sur notre continent. » Mais il
assume également les choix économiques faits depuis le
tournant libéral de 1983 : « L’Europe est nécessaire à
une grande politique de réformes économiques et
sociales. Où en serions-nous si l’Europe n’avait pas,
avec Mitterrand, Delors et Kohl donné une issue
maîtrisée à la chute du Mur de Berlin dont nous fêtons
le vingtième anniversaire ? Où en seraient l’Espagne, le
Portugal, la Grèce, l’Irlande et tant de nos vieilles
régions industrielles en reconversion si elles n’avaient
pas massivement bénéficié des fonds structurels européens ? Où en serions-nous aujourd’hui si nous n’avions
pas créé l’euro en 2000 ? Si 27 monnaies nationales
s’affrontaient en permanence à coup de "dévaluations
compétitives" ? »
Pourtant, dans un éclair de lucidité, les dirigeants
socialistes relèvent que « les Français traversent, et
99
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
depuis longtemps, une période de doute vis-à-vis de
l’Europe ». Mais heureusement, ils ont démasqué le
responsable, qui n'est autre que José-Manuel Barroso, le
président de droite de la Commission européenne :
« Les avancées significatives, celles réalisées sur le
terrain de la citoyenneté européenne, sur les échanges
culturels, ne peuvent plus masquer les renoncements
opérés sous la présidence Barroso, qui a vu les institutions européennes être gagnées par les idées du
libéralisme économique. » Une telle réécriture de l'histoire rappelle tout bonnement les pires heures de l'Union
soviétique. Car si la construction européenne a bien été
« gagnée par les idées du libéralisme économique »,
c'est sous la présidence du socialiste Jacques Delors, qui
a mis en place l'Acte unique et le traité de Maastricht,
c'est à dire la colonne vertébrale de l'ordre juridique et
monétaire européen !
Accablant la droite majoritaire au Parlement
européen, les socialistes veulent « relancer et réorienter
100
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
l’Union européenne dans le sens d’une Europe volontaire, sociale, écologique, démocratique et mieux
intégrée. » Pour ce faire, ils ne proposent pas de
supprimer les directives ultralibérales ou de mettre fin
au traité de Lisbonne, mais de mettre en œuvre une politique de grands travaux, évidemment teintée de
« croissance verte ». Alors que les délocalisations se
démultiplient et jettent des familles entières dans la
précarité, nous ne saurons rien de politiques commerciales du Parti socialiste, car « Le débat n’est pas tant de
savoir si nous serions des partisans ou des adversaires
du protectionnisme mais bien de déterminer quels intérêts nous souhaitons protéger. À l’opposé de la droite et
des libéraux qui favorisent la finance et la rente, nous
souhaitons favoriser la production, l’investissement et
un nouveau partage des richesses plus favorable au
travail. » C'est pourquoi ils proposent un énième « Pacte
européen du Progrès social » dont la force juridique
n'est pas précisée, mais dont on suppose à la lecture du
101
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
texte qu'il ne sera que cosmétique en l'absence de
mesures de désobéissance européenne.
Le discours servi par les socialistes depuis le
milieu des années 1980 n'a finalement jamais changé. Il
faudrait en passer par l'Union européenne ultralibérale
pour, un jour peut-être, trouver le Graal de l'Europe
sociale. Le problème est que plus personne ne croit, fort
heureusement, à ce genre de balivernes qui sont chaque
jour contredites par la réalité des politiques communautaires.
L’Europe repeinte en vert des écologistes
Chez les écologistes, c’est un européisme béat
qui continue d’irriguer les positions politiques officielles, en dépit de fortes divergences. Lors de leur
référendum interne de février 2005, les Verts avaient
voté à 52 % pour le soutien au Traité constitutionnel et à
42 % contre. Après avoir perdu le scrutin national, ils
102
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
publient un communiqué qui rappelle que « les Verts
s’étaient prononcés majoritairement pour le Oui, car ils
voyaient dans cette Constitution un certain nombre
d’avancées sur lesquelles s’appuyer pour la construction
d’une Europe politique plus fédérale et plus démocratique21. » Ils voient dans la victoire du Non « le fait que
le Traité est apparu comme une réponse insuffisante à la
marchandisation mondialisée et son corollaire de dégâts
environnementaux et sociaux » et « un profond rejet des
politiques menées par la droite qui a continué sa politique de casse sociale22. »
Les rédacteurs de ce communiqué n’ont donc pas
lu le Traité constitutionnel, ni les précédents, ni même
les directives et règlements européens. S’ils l’avaient
fait, ils constateraient que l’ultralibéralisme est inscrit à
tous les niveaux de la construction européenne et qu’il
21
22
La partie III du projet de traité constitutionnel, qui traite des « politiques et
du fonctionnement de l’Union », reprenait, pour les constitutionnaliser, une
grande partie des dispositions des traités antérieurs.
Les Verts, « Après le refus de la ratification du Traité constitutionnel européen », communication du Collège exécutif du 31 mai 2005.
103
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
n’y aura pas plus d’Europe écologique que d’Europe
sociale dans l’actuelle Union.
D’une manière générale, les Verts (et bien
d’autres écologistes) se sont fait prendre au piège d’un
grand numéro d’illusionniste sur la question environnementale. Ils croient encore que l’Union européenne a
fait avancer la protection de l’environnement en contraignant certains États membres à prendre des mesures de
protection des écosystèmes. Mais cette analyse ne tient
pas une seconde ! Premièrement, les directives ou les
règlements en question ne visaient que des mesures très
peu politiques, ne touchant jamais aux intérêts des
grandes multinationales. Les textes de référence cités
par les écologistes pour expliquer que « l’Europe » va
dans le bon sens sont les textes sur la chasse, sur les
zones protégées, sur le traitement des animaux... ou bien
des déclarations d’intention qui n’aboutissent à aucun
réel progrès, comme le « Paquet énergie climat » censé
développer les énergies renouvelables, économiser
104
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
l’énergie et réduire les gaz à effet de serre. Sur toutes les
questions stratégiques, comme l’agriculture, l’industrie,
le commerce international, l’Union européenne pratique
le productivisme, le libre échange et obéit aux lobbies 23.
Mais, comme le Parti socialiste, les Verts ont sur la
construction européenne des réactions irrationnelles et
privilégient la construction de l’outil à son usage.
Avec l’ouverture au centre-droit impulsée par
Daniel Cohn-Bendit dans le cadre du rassemblement
Europe-Écologie, devenu Europe-Écologie-Les Verts
(EELV),
cette
schizophrénie
s’est
aggravée.
Le
programme pour les élections européennes du 7 juin
2009, « Le contrat écologiste pour l’Europe », proclame
dès la première page que « la crise économique met
dramatiquement en lumière les insuffisances de l’Europe des nations. Chaque État membre de l’Union
européenne pare au plus pressé en élaborant des petits
plans de relance maison et se privant ainsi de l’impact et
23
Aurélien Bernier, « Imposture écologique », in En finir avec l'eurolibéralisme, sous la direction de Bernard Cassen, Mille et une nuits, 2008.
105
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
de la cohérence d’un investissement massif et coordonné. Nous ne pouvons plus penser franco-français.
Que nous ayons voté oui ou non au référendum de 2005,
nous avons tous besoin d’une Europe unie, seul espace à
la hauteur des défis, seul outil efficace pour mettre en
œuvre une stratégie commune de sortie de crise fondée
sur la conversion écologique et sociale. »
Le respect de la souveraineté populaire, qui
n’existe aujourd’hui qu’au niveau national, consisterait
donc à « penser franco-français ». Si l’Union européenne ne parvient pas à sortir de la crise, ce serait à
cause de l’égoïsme des nations, et pas de l’ultralibéralisme des traités et des directives. On croit rêver... Le
programme propose « une nouvelle directive européenne sur la réduction du temps de travail sans perte de
salaire », « une PAC écologique », « l’Union européenne, zone sans OGM », « un moratoire sur toute
nouvelle libéralisation », « une clause de non-régression
sociale », etc. Autant de bonnes proposition, mais qui
106
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
font de ce contrat un programme « hors-sol », tout
comme il existe une agriculture « hors-sol ». En effet,
pour les mettre en pratique, il faudrait renverser la
Commission européenne, qui a seule l’initiative des
actes législatifs, dénoncer nombre d’accords internationaux, à commencer par ceux de libre échange, ré-écrire
du début à la fin le traité, ré-écrire la quasi-totalité des
directives et des règlements ou encore mettre fin aux
politiques monétaires et budgétaires issues de Maastricht.
Pourtant, cette relation irrationnelle aux questions européennes s'explique : elle est liée aux
fondements mêmes de l'écologie politique, lorsque les
premiers penseurs de ce courant croyaient devoir se
battre contre l’État et la nation 24. Un ouvrage de Catherine Decouan, journaliste écologiste, publié à la veille
des premières élections du Parlement européen au
suffrage universel, en 1979, illustre parfaitement cette
24
Aurélien Bernier, Comment la mondialisation a tué l'écologie, Mille et une
nuits, 2012.
107
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
logique. « De toutes les dimensions politiques, la
dimension nationale est incontestablement la plus
controversée par la pensée écologiste. La nation est en
effet la création la plus artificielle qui puisse s'imaginer.
C'est un territoire qui a été inventé de toutes pièces par
des légistes, borné autoritairement par des frontières et
constitué en vue de la guerre. [...] Cette analyse est
partagée depuis longtemps par les écologistes et les
régionalistes, qui préfèrent voir les États-nations se
fédéraliser de l'intérieur et se fédérer à l'extérieur »,
écrit-elle, ajoutant que « Dans la pratique, les écologistes ignorent les frontières, parce que les problèmes
qui les préoccupent les ignorent aussi. »25 Toujours
accrochés à cette vision en dépit des ravages de la
mondialisation, les écologistes défendent avec ferveur
une Europe fédérale. En 2012, ils osaient même
affirmer : « L’Europe est notre réponse à la mondialisation »26. Comme le Parti socialiste, ils proposaient leur
25
26
Catherine Decouan, La dimension écologique de l'Europe, Éditions
Entente, 1979.
Europe écologie – Les Verts, Vivre mieux. Vers une société écologique., Les
petits matins, 2012.
108
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
pacte, baptisé « Pacte écologique et solidaire ». Au
moins, le programme écologiste, à la différence du
programme socialiste, précisait que ce pacte « remplacera le pacte de stabilité et de croissance et les critères
de Maastricht ». Mais bien-sûr, Europe-Écologie-Les
Verts ne dit pas par quel phénomène magique cette
proposition viendrait à être acceptée par les dirigeants
des vingt-huit États membres.
Compte tenu de l’extrême importance des questions environnementales, il est urgent de désenvoûter les
écologistes de gauche pour qu’ils cessent de rêver la
construction européenne telle qu’ils l’imaginent et qu’ils
la voient enfin telle qu’elle est. Il s’agit d’un enjeu
majeur pour construire une grande force de gauche radicale capable de devenir majoritaire, qui ne peut se priver
du courant écologiste.
109
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
L'hypocrisie absolue de la droite libérale
Dès qu'il s'agit des questions européennes,
l'Union pour un mouvement populaire (UMP) de l'ancien président Nicolas Sarkozy partage avec le Parti
socialiste le goût du ridicule. Dans la « charte des
valeurs » du parti, on peut lire : « L'Europe est notre
quotidien et notre avenir. Après des siècles d'affrontements meurtriers où l'Europe a failli perdre son âme et
grâce à l'œuvre des pères fondateurs de la communauté
européenne, nos démocraties ont décidé de se rassembler et de s'interdire les rapports de haine et de guerre. »
Pour ceux qui ne verraient pas le lien évident entre la
paix et l'ultralibéralisme à l'européenne, l'UMP avertit:
« la paix n'est pas un acquis définitif, c'est le fruit d'une
volonté commune qu'il faut poursuivre ». Et c'est sans
doute la raison pour laquelle il faudrait accepter sans
broncher le libre échange, la libre concurrence et le
monétarisme de l'euro. Comme chez les écologistes,
l'Union européenne est une « réponse à la mondialisa110
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
tion », mais une réponse libérale : « Au-delà de la
nécessité de renforcer l'intégration économique et la
coordination budgétaire, nous sommes attachés à une
Europe forte qui relèvera plus efficacement les défis
d'un monde où la concurrence entre les pays est de plus
en plus rude. L'Union européenne nous permet,
ensemble, de développer des chantiers qui ne sont plus à
la portée d'un seul pays dans le nouveau contexte de la
mondialisation. »
Le fait de parer la construction européenne de
toutes les vertus n'empêche pas la droite libérale de
pratiquer un double discours à son sujet, pour de basses
raisons de stratégie politique. Ainsi, lorsqu'il était
président de la République, Nicolas Sarkozy s'est livré
plusieurs fois à un numéro d'acteur au sujet de la régulation du commerce, réclamant un « protectionnisme
européen » qu'il sait parfaitement impossible. Ce fut
notamment le cas en 2010, avec la création d'une éphémère « taxe carbone ».
111
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
En novembre 2006, le présentateur de télévision
Nicolas Hulot lançait une démarche baptisée « Pacte
écologique » dont la vocation était de peser dans la
campagne de l’élection présidentielle de 2007. Parmi les
mesures qu’il soumettait aux candidats figurait la mise
en place d’une taxe carbone, calculée sur les émissions
de gaz à effet de serre produites par la combustion
d’énergies fossiles et liées à la fabrication et au transport
des biens de consommation. Comme la plupart des
candidats, Nicolas Sarkozy signait le Pacte écologique.
Sitôt élu, en mai 2007, il lance le Grenelle de l’environnement qui rassemble des représentants de la société
civile et de l’État pour mettre en place un plan d’action
en matière d’écologie. L’instauration d’une taxe carbone
est annoncée : « Je m’engage à ce que la révision générale des prélèvements obligatoires se penche sur la
création d’une taxe “climat-énergie” en contrepartie
d’un allègement de la taxation du travail. » Parallèlement, le président de la République pose le problème au
niveau européen : « Il n’est pas normal qu’un produit
112
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
qui traverse le monde coûte moins cher qu’un produit
local parce que le prix de son transport et de sa production n’intègre pas ses émissions de gaz à effet de serre.
J’ai posé cette question à l’Union européenne. Nous
avons été les premiers à soumettre nos principales entreprises à un système de quotas pour limiter leurs
émissions néfastes au climat. Il n’est pas normal que les
concurrents qui importent en Europe les mêmes produits
ne soient soumis à aucune obligation. Je ne veux pas
refermer ce dossier au prétexte qu’il serait compliqué. Il
faut le traiter au niveau communautaire. Il faut,
Monsieur le Président [José-Manuel Barroso, président
de la Commission européenne], étudier la possibilité de
taxer les produits importés de pays qui ne respectent pas
le Protocole de Kyoto. Nous avons imposé des normes
environnementales à nos producteurs. Il n’est pas
normal que leurs concurrents puissent en être totalement
exemptés. Eh bien, je vous propose que, dans les six
mois, l’Union européenne débatte de ce que signifie une
concurrence loyale. Le dumping environnemental, ce
113
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
n’est pas la loyauté, c’est un problème européen que
nous devons poser. »
Fin juillet 2010, une commission présidée par le
socialiste Michel Rocard remet à Nicolas Sarkozy un
rapport sur la taxe carbone, encore appelée « contribution climat-énergie ». Il propose d’augmenter le prix des
énergies fossiles proportionnellement aux émissions de
gaz à effet de serre qu’elles génèrent. Applaudi par des
écologistes comme Daniel Cohn-Bendit ou par des
économistes comme Guillaume Duval, rédacteur en
chef du journal Alternatives économiques, le système
évoqué est censé être socialement juste : un « chèque
vert » compenserait l’augmentation du coût de l’énergie
pour les ménages modestes. À aucun moment les défenseurs de la taxe n’ont imaginé que l’augmentation du
coût de l’énergie se répercuterait sur le prix de tous les
biens et services et que cette taxe française constituerait,
dans un contexte de libre échange, une incitation
supplémentaire à délocaliser.
114
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
L’hostilité de nombreux citoyens et de plusieurs
professions – les agriculteurs et les transporteurs notamment – ainsi que les élections régionales du printemps
2010 viendront à bout de cette fausse promesse. En
mars 2010, lors d’une réunion avec les députés de
l'UMP, le Premier ministre François Fillon annonce le
report sine die de cette mesure, dans l’attente d’un
accord européen. Le 25 et 26 mars 2010, lors du Conseil
européen, Nicolas Sarkozy estime que « la question
d’un mécanisme d’ajustement aux frontières de l’Europe progresse énormément » et annonce qu'une
discussion sur le sujet aura lieu en juin de la même
année. Pourtant, le communiqué final des Vingt-sept ne
mentionne pas ce calendrier et annonce au contraire
vouloir « recentrer (son) action après Copenhague » du
fait qu’« un accord juridique global à l’échelle mondiale
reste le seul moyen efficace de réaliser l’objectif ».
En résumé, la patate chaude de la taxe carbone
est passée des mains de Nicolas Sarkozy à celles de
115
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
l’Union européenne, qui finit par la renvoyer à un
impossible accord international. Rien d’étonnant, puisqu’une fiscalité écologique dans l’Union européenne
nécessiterait l’unanimité des États membres, impossible
à trouver.
C'est en toute connaissance de cause que la droite
libérale a instrumentalisé une demande de protectionnisme grandissante dans l'opinion publique. Acquise aux
idées du libre échange et de la libre concurrence, elle
fait mine de défendre la régulation et peut se défausser
sur « Bruxelles » lorsque cette idée légitime est finalement écartée. Ce qui ne l'empêche pas de voter avec
enthousiasme tous les textes de dérégulation présentés
par la Commission au Parlement européen.
116
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
La droite républicaine : eurosceptique, mais pas
anticapitaliste
Même si elle s’est considérablement affaiblie au
fur et à mesure que progressait la droite ultralibérale, il
existe toujours en France une droite républicaine qui se
revendique du « gaullisme social ». Incarnée par
Jacques Chaban-Delmas, puis par Philippe Séguin et
aujourd’hui par Nicolas Dupont-Aignan, elle défend la
démocratie sociale. Il n’existe pas dans son discours de
remise en cause réelle du capitalisme, mais une dénonciation du « mauvais capitalisme », qui serait une forme
déviante d’une idéologie qui n’est pas condamnable en
soi. Les valeurs du gaullisme se traduisent notamment
par le souci d’indépendance de la France sur la scène
internationale, la défense de l’ordre et de la justice
sociale, la souveraineté populaire, le tout nécessitant un
pouvoir exécutif fort.
117
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
Debout la République (DLR) est le principal
parti politique se revendiquant du gaullisme « authentique ». Il est présidé par le député de l'Essonne Nicolas
Dupont-Aignan. Ce courant du Rassemblement pour la
République (RPR) puis de l’Union pour un mouvement
populaire (UMP), formé en 1999, est devenu un parti
politique en tant que tel lors de son congrès fondateur
du 23 novembre 2008. Le 9 mai 2004, la motion de
DLR hostile à la ratification du projet de Traité établissant une constitution pour l’Europe (TCUE) obtenait
19,7 % au Conseil national de l’UMP. Pourtant, DLR ne
déposait pas de motion défendant le « non » au projet de
Constitution européenne, et le 6 mars 2005, la motion
« L’Europe mérite un Oui » qui soutenait l’ultralibéral
traité européen réunissait 90,8 % au sein de l’UMP.
Un an jour pour jour après le « non » français au
Traité établissant une constitution pour l’Europe, le
courant gaulliste publiait un « Manifeste des Européens
pour une autre Europe ». Ce document de onze pages
118
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
précise les grandes orientations figurant dans le
programme politique. Il est composé de deux parties :
une première consacrée au constat et une seconde
formulant des propositions. Au niveau du constat, la
distinction entre l’idéal européen et la construction politique « Union européenne » est bien faite : « Quand on
débat d’Europe, encore faudrait-il savoir de quoi on
parle ! Évoque-t-on l’idéal de coopération et de rapprochement entre les peuples – qui fait l’unanimité – ou le
fonctionnement du super-État que l’on s’acharne contre
vents et marées à imposer aux Européens ? » Mais en
focalisant sur la perte de souveraineté nationale qui
serait due à un « emballement fédéral », DLR oublie de
dire qui est ce « on » qui impose l’eurolibéralisme.
L’analyse économique se borne à critiquer le libreéchangisme de l’Union européenne et sa politique
monétaire technocratique qui tueraient la croissance.
Mais les républicains de droite ne vont pas jusqu’au
bout du raisonnement et ne présentent pas l’Union européenne telle qu’elle est : une construction au service des
119
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
classes dominantes qui n’est pas guidée par un aveuglement fédéraliste, mais bien par un projet politique
ultralibéral cohérent.
La seconde partie, intitulée « Construisons maintenant l’Europe du bon sens », souhaite renouer avec
l’Europe confédérale chère au général de Gaulle. Cette
Europe « à la carte » émergerait d’une profonde réforme
institutionnelle. La Commission deviendrait une « structure administrative de mission chargée de réfléchir aux
intérêts communs des Européens et de garantir la diversité culturelle et linguistique ». Pour les questions
juridiques et monétaires, « le domaine d’action de la
CJCE27 serait étroitement encadré par le traité, et l’institution serait chapeautée par une Cour de cassation
composée de magistrats nationaux pour éviter l’extension sans fin d’une jurisprudence proliférante et
incontrôlée. La Banque centrale européenne serait encadrée par un Conseil des ministres de l’euro ». Enfin,
« une seconde Chambre européenne serait instaurée,
27
Cour de justice des Communautés européennes.
120
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
composée de représentants des Parlements nationaux :
elle préparerait et accompagnerait les négociations des
États membres sur les décisions prises à la majorité
qualifiée et aurait le dernier mot sur le Parlement européen
en
matière
de
codécision ».
Limitée
géographiquement, cette Europe protégerait ses marchés
pour retrouver la croissance et la compétitivité et engagerait des projets à la carte en matière de recherche, de
défense ou de culture. Dans ce manifeste de 2006, la
droite gaulliste n'était donc pas beaucoup plus téméraire
que la gauche socialiste, conditionnant toute perspective
de changement à l'impossible ratification d’un nouveau
traité européen.
À la fin des années 2000, pourtant, le discours se
précise. Suite au déclenchement de la crise financière en
2008, DLR abandonne l'idée de réformer la monnaie
unique et devient partisan d'un « démontage » de l'euro,
c'est à dire d'une sortie concertée. Le 28 juin 2012, le
parti gaulliste publie un « plan de secours alternatif pour
121
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
l'Europe ». Certaines recettes économiques proposées
dans ce document et dans le programme du parti sont
tout à fait intéressantes, puisque DLR propose de monétiser la dette publique ou de réintroduire « des monnaies
nationales qui permettront des ajustements de parité ».
Au niveau juridique, le discours se radicalise
également : « Plutôt que de chercher à transformer des
traités qui ne sont pas réformables, nous proposons donc
de dénoncer l’ensemble des traités européens. Ils sont
illégitimes depuis le non des peuples au référendum de
2005 [...]. L’objectif est de bâtir une nouvelle Europe
des États et des coopérations, dans le cadre d’un traité
simplifié et limité aux questions de l’organisation des
pouvoirs. » Mais DLR se refuse encore à écrire l'élément le plus important de tout programme de rupture
avec l'Union européenne : puisque une sortie concertée,
à vingt-huit États, de l'ordre juridique et monétaire européen est illusoire, cette sortie doit être unilatérale.
122
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
Il existe par ailleurs un problème de fond, que
l'on retrouve également chez des souverainistes de
gauche comme Jean-Pierre Chevènement : les mesures
proposées s'inscrivent dans la perspective de redresser la
compétitivité de la France dans la concurrence internationale. Le projet politique n'est pas de sortir de cette
concurrence pour instaurer un nouvel ordre mondial
basé sur la coopération. Il n'est pas de rompre avec le
capitalisme, mais seulement avec ses excès. Ainsi, le
« plan de secours alternatif pour l'Europe » de DLR
prône un contrôle temporaire des mouvements de capitaux alors que ce contrôle doit au contraire être
permanent. Il propose une réduction de 4 points des
dépenses publiques (52 % contre 56 %) alors que la
satisfaction des besoins sociaux et les politiques environnementales nécessitent au contraire une forte
augmentation. Le positionnement des gaullistes est
d'ailleurs cohérent : sans contrôle des mouvements de
capitaux,
leur
taxation
ne
peut
être
fortement
augmentée, et dès lors, les dépenses publiques doivent
123
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
être contenues ou réduites. Mais de fait, ce programme
ne permet pas de redresser le partage de la valeur
ajoutée au profit des salariés et au détriment des détenteurs de capitaux. Il ne permet pas de financer des
politiques sociales ambitieuses, sauf à ce que la France
dope ses exportations en recourant au dumping, comme
le capitalisme allemand a su le faire. Il s'agit finalement
de reconstruire un compromis social proche de celui qui
existait durant les Trente Glorieuses. En théorie, ce
compromis serait une grande avancée, bien qu'insuffisante, par rapport au désastre eurolibéral que nous
subissons. En pratique, il est impossible à mettre en
œuvre, car il s'inscrit dans une vision productiviste que
les crises environnementales ont rendue totalement
obsolète. De fait, il serait dangereux, car porteur de
conflits entre États pour l'accès aux ressources naturelles.
124
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
À gauche, l’illusion du changement de l’intérieur
Face à l’impasse de la construction européenne,
de nombreux mouvements et partis proposent une perspective et une seule : changer l’Union européenne des
Vingt-huit pour avoir ensuite, et ensuite seulement, le
droit de mener des politiques différentes. Ceci n'a pas de
sens. En matière de fiscalité, par exemple, où règne la
règle de l’unanimité, s’il fallait opter pour une transformation légaliste conforme au traité actuel, cela
impliquerait d’attendre que les Vingt-huit basculent à
gauche pour que les gouvernements s’engagent tous
ensemble dans une fiscalité socialement juste et écologiquement responsable ! La probabilité que survienne une
telle situation et que l’accord politique se fasse est nulle.
Pourtant, l’illusion de la réforme de l’intérieur a longtemps fait consensus au sein de la gauche radicale, du
Nouveau parti anticapitaliste (NPA) au Parti communiste français (PCF), en passant par des mouvements
associatifs comme l'Association pour la taxation des
125
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
transactions financières pour l'aide aux citoyens (Attac).
Bien sûr, aucune de ces organisations ne peut démontrer
par quel processus magique pourrait se faire cette
réforme... puisqu’elle est concrètement infaisable !
Ce positionnement euro-réformiste a des origines
diverses. Pour les trotskistes, il provient d'une confusion
entre nation et nationalisme, entre supranationalité et
internationalisme. Comme les écologistes, les trotskistes
portent en eux l'idée que la nation doit être dépassée,
puisque comme la pollution, la lutte des classes ne
saurait avoir de frontières. Au Parti communiste français, la construction européenne a longtemps été honnie
et combattue. À la veille des premières élections européennes au suffrage universel, en 1979, le rédacteur en
chef du magazine communiste Nouvelle critique écrit :
« L'Europe actuelle, dit-on, est certes celle du grand
capital, mais elle peut devenir celle des travailleurs. À
moins de penser qu'il suffirait que la majorité au Parlement européen soit sociale-démocrate pour que l'Europe
126
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
des travailleurs soit réalisée, il faut revenir à la réalité :
le grand capital domine chacun des pays européens et la
supranationalité ne fait qu'unir mieux encore neuf ou
douze grands capitalismes alors que l'indépendance
nationale préserve pleinement les points d'appui que
constituent pour les travailleurs européens l'existence
dans quelques pays européens de grands mouvements
révolutionnaires. » Jusqu'aux élections législatives de
1997, le parti alors dirigé par Robert Hue combat encore
avec force l'idée de monnaie unique. En mars 1996, le
directeur de l'Humanité Pierre Zarka écrit : « La
monnaie unique, avec la banque centrale européenne,
constituerait l’élément essentiel d’un système de domination à travers lequel les marchés financiers pourraient
imposer à chaque pays européen sa politique économique et sociale. [...] Dans ces conditions, on comprend
le caractère illusoire des déclarations des dirigeants
socialistes affirmant que rien n’est plus urgent que
127
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
d’ajouter à Maastricht un volet social. 28 » Malheureusement, le projet politique de Robert Hue est de
reconstruire une nouvelle alliance avec le Parti socialiste. Or, au mois de mars 1997, Lionel Jospin pose ses
conditions : « La direction du PC ne peut pas à la fois
dire qu'elle veut gouverner, critiquer le partenaire principal et refuser tout mouvement sur des points essentiels
qui assureraient la cohérence d'un futur gouvernement.
Qu'il s'agisse de l'euro ou d'un certain nombre de
mesures de politique intérieure29. » Dès lors, puisque la
monnaie unique, et plus généralement les questions
européennes, sont un point de blocage, Robert Hue doit
céder. Le 28 avril 1997, le PCF signe avec le Parti
socialiste une déclaration commune évoquant de façon
particulièrement floue le « dépassement du traité de
Maastricht » et un engagement dans « des discussions
pour réorienter la construction européenne ». Depuis ce
jour, le Parti communiste français reste accroché à la
28
29
« Monnaie unique : rien d'irréversible », Pierre Zarka, L'Humanité
dimanche, 21 mars 1996.
« Lionel Jospin répond à Robert Hue », L'Humanité, 5 mars 1997.
128
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
construction d’une « autre Europe » qui prendrait sa
source dans l’actuelle Union, comme si l’arsenal juridique ultralibéral bien verrouillé de la Commission
pouvait changer du tout au tout. Et comme si les peuples
avaient le temps d’attendre les résultats de ce travail
titanesque, à supposer qu’il ait une chance de réussir.
Avec le recul, la « Plateforme du Parti de la
Gauche européenne pour les élections au Parlement
européen de 2009 » signée par le PCF a des tonalités
tragiques. Elle débutait par la phrase suivante : « Les
élections européennes de juin 2009 vont offrir une occasion de changer les fondations de l’Union européenne et
d’ouvrir une nouvelle perspective pour l’Europe. » Ce
fut tout le contraire, avec la déferlante d’une grande
vague conservatrice en pleine période de crise économique. S’il fallait une ultime démonstration de
l’impuissance d’une gauche qui veut réformer l’Union
européenne, elle fut donnée à cette occasion.
129
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
C'est pourtant sur cette base euro-réformiste que
c'est constituée, pour le scrutin européen du 7 juin 2009,
la nouvelle alliance électorale du Front de gauche
regroupant le PCF, le Parti de gauche de Jean-Luc
Mélenchon et les trotskistes de Gauche unitaire. Sa
« Déclaration de principes du Front de Gauche pour
Changer d'Europe » publiée pour cette campagne ne
s'écartait pas de la ligne adoptée par le PCF en 1997. À
partir de 2010, le Parti de Gauche semble comprendre
les limites de ce discours et réclame de « sortir du traité
de Lisbonne30 ». Malheureusement, il ne précise pas si
cette sortie doit être concertée au niveau communautaire, ce qui serait tout aussi illusoire que l'idée
d'« Europe sociale » du Parti socialiste, ou bien si elle
doit se faire de façon unilatérale. Dans une fiche
programmatique publiée le 4 novembre 2010 et intitulée
« Appliquer la désobéissance européenne », le Parti de
gauche clarifie son discours et indique que « le
30
Tract « Il faut sortir du traité de Lisbonne »
http://www.lepartidegauche.fr/images/stories/tracts/tract-sortir-lisbonne.pdf
130
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
programme
du
Front
de
Gauche
comporte
de
nombreuses mesures incompatibles avec les traités européens. Si nous sommes élus, nous pratiquerons la
désobéissance européenne afin de respecter la volonté
du peuple. [...] La désobéissance européenne que nous
pratiquerons sera à la fois un moyen de respecter la
volonté populaire des Français et de contraindre les dirigeants
européens
au
débat
démocratique
qu’ils
refusent. »
Dans ses propositions concrètes, figurent l’organisation « d’un référendum sur la liste des dispositions
européennes à laquelle la France dérogera (dérogations
utilisées par les Britanniques sous le nom d’opt-out) afin
de pouvoir appliquer le programme choisi par le
peuple » ; l’abrogation « de toutes les transpositions
dans le droit national de directives et règlements portant
atteintes aux droits économiques et sociaux des citoyens
français » et l’utilisation « du Compromis du Luxembourg de 1966 pour exiger un vote à l’unanimité à
131
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
chaque fois que seront en jeu “des intérêts très importants d’un ou plusieurs partenaires” et notamment pour
toutes les mesures qui contrediraient le vote de changement des électeurs ».
Ces mesures sont très intéressantes, mais elles ne
suffisent plus. Le Compromis du Luxembourg correspondait à une situation historique particulière : du 30
juin 1965 au 30 janvier 1966, le général de Gaulle
pratiqua la politique de la chaise vide pour protester
contre l’extension des pouvoirs de la Communauté
économique européenne en matière de politique agricole
et surtout contre le remplacement de la règle de l’unanimité par le vote majoritaire. Cette crise fut résolue début
1966 par le Compromis du Luxembourg, qui concédait
la nécessité d’une prise de décision à l’unanimité pour
les « votes importants ». Mais cette disposition fut
progressivement contredite dans la pratique, au fur et à
mesure que le droit européen s’est imposé au droit
national et que l’Union européenne s’élargissait. La
132
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
définition d’un « vote important » reste floue, d’autant
que les compétences transférées à l’Union européenne
sont bien plus étendues qu’en 1966 et que l’eurolibéralisme imprègne tous les échelons politiques. Surtout, le
droit de veto que donne le Compromis du Luxembourg
est à double tranchant : il permet à un seul État de
bloquer une décision, et c’est ce principe de l’unanimité
qui rend toute fiscalité de gauche impossible dans
l’Union européenne.
Sur les questions monétaires, le Parti de gauche
se montre encore plus hésitant. Dans sa résolution du 10
avril 2011, son Conseil national propose d'engager une
« nécessaire refondation de l’Union monétaire » autour
de plusieurs principes : la solidarité budgétaire, des
niveaux de déficit variables d'un État à l'autre, une
réforme des statuts de la Banque centrale européenne,
des mécanismes d’harmonisation des politiques fiscales
et sociales et le contrôle des mouvements de capitaux
vers les pays non membres de l’Union européenne. Il se
133
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
prononce « de préférence, pour le maintien d’une zone
euro refondée ou d’une nouvelle zone monétaire limitée
aux seuls pays disposés à engager la refondation d’une
union monétaire démocratique et progressiste. À défaut,
il soutient le projet d’une monnaie commune européenne. » Le mouvement de Jean-Luc Mélenchon
justifie cette préférence pour la monnaie unique : il
souhaite « le développement d’une intégration économique et politique des nations », considérant que la
seule coopération inter-étatique est insuffisante. Pourtant, toute l'histoire de la construction européenne
montre les dangers d'une telle « intégration » : si des
pays sont en phase sur les questions économiques et
politiques, les transferts de compétence sont possibles
sans douleur ; si, par le jeu de la démocratie, de divergences apparaissent, « l'intégration » juridique ou
monétaire s'oppose à la souveraineté populaire.
Au sein du Front de gauche, les positions euroréformistes du PCF et les appels à la désobéissance
134
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
européenne du Parti de gauche ont du mal à cohabiter.
En mars 2011, à l'occasion d'un meeting, le dirigeant
communiste Pierre Laurent confirmait que la vision du
PCF adoptée en 1997 était toujours d'actualité. Il estimait qu'aucune politique de gauche en France n'est
possible sans refonte des institutions européennes : « il
n'y aura pas de politique de gauche dans ce pays si la
France ne reprend pas l'initiative pour changer l'Union
Européenne »31. Pourtant, dans le programme du Front
de gauche, L'humain d'abord, rédigé pour les élections
nationales de 2012, deux mots d'ordre du Parti de
gauche sont repris : la « sortie du traité de Lisbonne » et
une forme de « désobéissance européenne » qui consiste
à « [refuser] d’appliquer des directives contradictoires à
nos engagements, notamment en ce qui concerne la
dérégulation des services publics ». Sur la question
monétaire, par contre, pas question de sortir de l'euro. Il
31
« Le Front de gauche rejoue les airs du "non" européen », Libération, 2
mars 2011.
135
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
faut au contraire obtenir une « refonte des statuts et
missions de la BCE ».
Malheureusement, la désobéissance européenne
ne sera jamais mise en avant durant les campagnes des
présidentielles et des législatives : pas de tracts, pas d'affiches sur ce thème, comme si le terrain s'avérait
glissant. Et il l'est. Le 20 mars 2013, Jean-Luc Mélenchon écrit dans un communiqué : « S’il faut désormais
choisir entre la souveraineté du peuple et celle de l’euro,
la France doit choisir le peuple. » Une semaine plus
tard, dans l'Humanité dimanche, l'ancien député européen communiste Francis Wurtz répond : « [La sortie de
l'euro] n’est pourtant pas la solution. […] Il n’y a, en
vérité, aucun raccourci possible : il faut changer l’euro
et l’Europe en profondeur !32 »
Si l'heure n'est plus à l'unanimité euro-réformiste,
le positionnement du Front de gauche sur les questions
européennes reste donc très flou et illisible pour la
32
Francis Wurtz, « Le révélateur chypriote », L'Humanité dimanche, 28 mars
2013.
136
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
plupart des citoyens. Et pendant que le Front de gauche
hésite, un parti politique tire pleinement profit de la
crise européenne : le Front national de Marine Le Pen.
La stratégie antimondialiste de Marine Le Pen
Jusqu'à la fin des années 1980, le Front national
de Jean-Marie Le Pen se positionne sur une ligne ultralibérale. Dans sa campagne présidentielle de 1988, le
leader du parti d'extrême-droite propose « une adaptation de notre économie à l'échéance européenne de
1992 » et veut y parvenir par « une réduction des
charges fiscales et sociales », par « une remise en cause
de l'impôt sur le revenu » et « en imposant une cure
d'amaigrissement à l’État. »
Mais les courants de pensée qui influencent la
ligne du Front national divergent sur les questions
économiques et sur le positionnement politique. Le Club
de l'Horloge tient une position nationale-libérale : l'ex-
137
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
trême droite doit être la « vraie droite », alors que la
droite traditionnelle corrompue est une « fausse droite ».
À l'inverse, le Groupement de recherche et d’étude pour
la civilisation européenne (GRECE) se positionne sur
une ligne antimondialiste et « ni droite ni gauche ».
Avec la chute du bloc de l'Est qui entraîne la disparition
de « l'ennemi communiste » et la perspective du référendum français sur le traité de Maastricht en 1992, le
Front national choisit la ligne antimondialiste. Dès lors,
la construction européenne n'est plus considérée comme
une opportunité d'appliquer les recettes ultralibérales,
mais comme une monstruosité qui vise « à diviser la
République, à démanteler la Nation, à réduire la France
à la dimension de quelque province euro-mondialiste33. » Mais au delà de la rhétorique, on ne trouve rien
de concret dans le programme de Jean-Marie Le Pen :
en 2007, il prévoyait encore de restaurer la souveraineté
nationale « en renégociant les traités européens »34.
33
34
Jean-Marie Le Pen, discours du 1er mai 1995, Paris.
Programme de Jean-Marie Le Pen à l'élection présidentielle de 2007.
138
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
Avec l’ascension de sa fille, Marine Le Pen, à la
fin de la décennie 2000 et au début des années 2010, le
Front national se met clairement à emprunter au
discours de la gauche radicale : « À chaque fois qu’un
secteur est transféré du public vers le privé, cela se
traduit par une régression de l’égalité et par une explosion des coûts. Je suis donc pour un service public des
transports, de l’éducation, de la santé, des banques et
des personnes âgées. Et je suis également pour l’intervention de l’État dans des secteurs stratégiques :
énergie,
communications,
télécommunications
et
médias. Je réfléchis par ailleurs à une révolution fiscale
qui rétablirait notamment l’équilibre entre le capital et le
travail35. » Il procède à un mélange habile et dangereux
entre des éléments de discours « de gauche » et un
discours nationaliste plus traditionnel pour l'extrême
droite. Il s'attaque par exemple à « l'euromondialisme
totalitaire », une idéologie qui « a juré la disparition des
35
Entretien avec Marine Le Pen, Causeur, janvier 2011.
http://www.telos-eu.com
139
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
nations, parce que les nations sont un obstacle à leurs
visées consuméristes et internationalistes »36.
La stratégie de la nouvelle présidente, élue le 16
février 2011, exacerbe les tendances nationalistes tout
en revendiquant une meilleure stabilité pour les
travailleurs français, mais sans remettre en cause ni
l'ordre économique (le capitalisme) ni l'ordre social. Ce
nouveau positionnement de « seul parti réellement antisystème » a un impact indéniablement positif dans le
monde ouvrier et chez les classes moyennes, écœurés
par le renoncement de la sociale-démocratie et particulièrement touchés par les conséquences des politiques
européennes. Entre 2009 et 2013, la cote de popularité
du Front national passait de 8,5 % à 23 %. En 2013,
pour la première fois depuis 1984, les Français ne
perçoivent plus le Front national comme un danger pour
la démocratie : 47 % l'estiment dangereux alors qu'ils
étaient 75 % en 1997. La même année, un Français sur
36
Discours de Marine Le Pen à la « convention européenne » du Front
national, 14 et 15 mars 2009.
140
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN
trois a une « bonne image » de Marine Le Pen, contre
un maximum de 23 % pour Jean-Marie Le Pen en 2002.
Le changement est spectaculaire chez les 18-24 ans :
33 % ont une « bonne image » de Marine Le Pen, alors
qu'ils n'étaient que 9 % à avoir une « bonne image » de
Jean-Marie Le Pen en 2002.
L'offensive du Front national sur les questions
européennes se poursuit et lui rapporte d'autant plus de
crédit que la crise de l'Union européenne s'aggrave. Au
printemps 2013, il mettait en ligne une pétition intitulée
« Réclamez la fin de l'union européenne ! ». Le texte
d'appel indique : « L’Union européenne concentre et
aggrave tous les problèmes. Comme l’Union soviétique
en son temps, elle n’est pas réformable car construite
sur de l’idéologie à l’état pur. Il faut offrir une autre
espérance aux Français et profiter du printemps des
peuples européens pour aller vers une Europe des
peuples libres, souverains, prospères et fiers ! Nous
demandons au président de la République d’organiser en
141
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
janvier 2014 un référendum sur la fin de l’Union européenne par la sortie de la France. »
La gauche radicale a commis la terrible erreur
d'abandonner le discours de rupture avec l'Union européenne qui était le sien jusqu'au milieu des années
1990 ; l'extrême droite n'a eu qu'à se baisser pour le
ramasser. Il n'y a qu'un moyen d'inverser la tendance
électorale, qui bénéficie largement au parti de Marine
Le Pen : prôner clairement la désobéissance européenne,
c'est à dire la sortie de l'ordre juridique et monétaire
européen.
142
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
Pour un gouvernement de gauche radicale qui
serait élu en France, il n’existe que deux options. Pas
une de plus. La première consisterait à se résigner à
vivre dans une Europe libérale, quitte à employer un
discours euro-réformiste en réponse aux revendications
sociales nationales, mais sans aucun espoir de succès.
La seconde option est tout simplement de ne plus obéir
aux injonctions néolibérales de l’Union en restaurant la
143
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
primauté du droit national et la souveraineté monétaire
des États. En 2009, le Mouvement politique d'éducation
populaire (M’PEP), créé par d'anciens militants d'Attac,
donnait un nom et un contenu à cette stratégie : la désobéissance européenne37.
Désobéir pour quel projet ?
Puisque trop de personnes confondent encore
« la gauche » et la sociale-démocratie, il n'est pas inutile
de préciser en quoi consisterait une véritable politique
de gauche en France. Les valeurs fondamentales de la
gauche sont l'égalité, la justice, l'émancipation, la solidarité, la coopération... Pour réellement mettre en
application ces principes, il est nécessaire de concevoir
une politique foncièrement redistributive, qui satisfasse
les besoins sociaux (et notamment celui de vivre de son
37
Voir Discours de Jacques Nikonoff au meeting de Frontignan
(34), 5 février 2009 et La désobéissance européenne - Intervention d’Aurélien Bernier à l’université d’été du M’PEP à Lille, 28
août 2009, www.m-pep.org
144
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
travail), qui crée de la valeur d'usage plutôt que de la
valeur marchande, qui préserve l'environnement, qui
soit ouverte au monde dans une logique internationaliste. Autant de choses interdites, sauf à restaurer le
pouvoir politique, la souveraineté nationale et populaire,
la démocratie en les arrachant à ceux qui nous les ont
confisqués : les multinationales et les marchés financiers.
Les grandes puissances financières ont conquis
leur pouvoir exorbitant grâce à une stratégie qui se
nomme le libre échange et à une doctrine qui est la libre
concurrence. L'idée que les marchandises et les capitaux
doivent circuler librement implique que les États ne
doivent en aucun cas s'opposer à leur circulation. Les
gouvernements doivent donc renoncer à réguler le
commerce par des taxes ou des quotas ; ils doivent
renoncer à contrôler les mouvements de capitaux en
accordant aux entreprises la liberté d'investissement et
en laissant fonctionner sans contrainte les marchés de
145
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
devises, les marchés de la dette, les marchés d'actions et
les marchés de matières premières. Le libre échange
découle directement de la doctrine de la libre concurrence selon laquelle l'optimum économique, et donc le
bonheur sur Terre, viendraient de la mise en concurrence, qui produirait à la fois une baisse des prix et une
amélioration de l'efficacité. C'est pourquoi il faudrait
privatiser les services publics et bouter l’État hors de
l'économie, sauf pour faire respecter les règles de la dite
concurrence.
À l'opposé de ce laisser-faire, une politique de
gauche est avant tout une politique de régulation. Sans
contrôle des capitaux, ces derniers fuiront à la première
occasion : impossible de les taxer pour redistribuer, pour
financer les services publics, pour réduire la durée du
travail, pour répondre aux besoins des plus démunis.
Sans protectionnisme, les multinationales pourront
recourir au dumping, condamnant une part importante
de la population active au chômage et tirant vers le bas
146
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
toutes les réglementations sociales et environnementales. Au niveau international, une politique de gauche
consiste à établir avec les autres États des relations
d'égalité, indépendamment du poids économique de
chacun, en respectant la souveraineté et les droits des
peuples et en recherchant la coopération, qui s'effectue
de bien d'autres manières que par les seuls échanges
commerciaux : coopération technique, humanitaire,
financière, échanges de connaissances...
Sur tous ces sujets, l'Union européenne empêche
purement et simplement de mener des politiques de
gauche : en interdisant le contrôle des mouvements de
capitaux, le protectionnisme, une véritable discrimination entre le public et le privé qui place des secteurs
d'activité à l'abri de la concurrence ; en imposant, grâce
à la monnaie unique, une politique monétariste ultralibérale ; en multipliant les accords de libre échange avec
les pays tiers.
147
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
La désobéissance à l'Union européenne n'est pas
une fin en soi ; elle ne vise pas à reconquérir la souveraineté nationale, toutes choses égales par ailleurs. Elle
vise au contraire à se donner la possibilité de changer en
profondeur les rapports sociaux, d'abord au niveau
national, puis, de proche en proche, dans les relations
internationales.
Restaurer la primauté du droit national
La sortie de l'ordre juridique européen a deux
objectifs : ne plus se soumettre aux traités, aux directives et aux règlements ultralibéraux en provenance de
Bruxelles et, à l'inverse, bâtir un droit national socialement juste, au service de l’emploi et de l'environnement,
quitte pour ce faire à se mettre dans l’illégalité vis-à-vis
du droit communautaire. Or, tant que la Constitution
française intégrera une référence au traité de Lisbonne,
cette désobéissance européenne ne pourra aboutir à
aucun changement concret. Une loi française votée par
148
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
un gouvernement de gauche radicale qui serait suspecte
d'illégalité au regard du droit communautaire serait
immédiatement attaquée par les partis d'opposition. Le
Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État annuleraient
la plupart des lois réellement « de gauche » et la majorité au pouvoir serait entraînée dans une véritable
guérilla juridique dont l'issue est connue d'avance : toute
tentative de rupture avec l'eurolibéralisme ne peut
qu'échouer face au droit européen.
La désobéissance européenne ne peut donc se
faire à moitié : il est indispensable de renverser la
hiérarchie des normes. La tâche prioritaire d’un gouvernement de gauche radicale sera de convoquer un
référendum pour modifier la Constitution française en
rétablissant explicitement la primauté du droit national
sur le droit communautaire de manière à restaurer la
souveraineté populaire. Ceci passe par la suppression de
toute référence au traité de Lisbonne dans la Constitu-
149
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
tion, seul moyen de mettre fin à plus d'un demi-siècle de
soumission au libre échange et à la libre concurrence.
S'engager dans une telle rupture nécessite un
véritable soutien populaire. L’article 11 de la Constitution française stipule qu’il est possible de « soumettre
au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la
politique économique ou sociale de la nation et aux
services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser
la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la
Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ». En s’appuyant sur cet article, le
gouvernement pourra convoquer des référendums sur
des sujets particulièrement sensibles pour lesquels la
désobéissance européenne sera nécessaire, marquant
ainsi le soutien du peuple à l’action du gouvernement.
Afin d'associer plus régulièrement et plus étroitement
les citoyens aux questions communautaires, une
« Conférence citoyenne des affaires européennes » peut
150
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
être créée. Cette instance reprendrait le principe de la
Conférence de citoyens mise en place dans les années
2000 par la Commission française du développement
durable : un groupe de personnes tirées au sort sur une
liste de volontaires reçoit une formation sur les différents
aspects
(scientifiques,
éthiques,
sociaux,
politiques, économiques...) d’une question à traiter.
Dans un second temps, ce groupe débat publiquement
avec des représentants du monde politique, associatif,
avec des experts, des porteurs d’intérêts économiques
qu’il a demandé à rencontrer sur les questions de son
choix. À l’issue de la Conférence, les citoyens font part
de leurs avis et recommandations dans un rapport
public. Si les expérimentations de ces Conférences de
citoyens menées en France ont principalement porté sur
des questions de choix scientifiques et technologiques
(OGM, changement climatique), rien n'empêche de les
étendre aux questions européennes, qui reflètent des
choix de société d’une extrême importance.
151
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
Au final, le titre XV de la Constitution française
serait réécrit de la manière suivante :
Article 88-1. La République participe à la
construction d’un projet européen avec le triple objectif
de satisfaire les besoins sociaux des peuples, de
protéger l’environnement, de renforcer la démocratie.
Cette participation ne saurait remettre en cause la
souveraineté du peuple français qui doit librement
déterminer ses choix politiques, sociaux, économiques,
monétaires et budgétaires.
Article 88-2. Une Conférence citoyenne des
affaires européennes est créée de manière à obtenir la
meilleure représentativité socio-professionnelle possible
du peuple français. Son rôle consiste à exprimer tout
avis ou proposition sur les questions européennes.
Article 88-3. Le Gouvernement soumet à l’Assemblée nationale, au Sénat et à la Conférence
citoyenne des affaires européennes, dès leur transmission au Conseil de l’Union européenne, les projets
152
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
d’actes législatifs européens et les autres projets ou
propositions d’actes de l’Union européenne. Selon des
modalités fixées par le règlement de chaque assemblée,
des résolutions européennes peuvent être adoptées en
sessions, sur les projets ou propositions mentionnés au
premier alinéa, ainsi que sur tout document émanant
d’une institution de l’Union européenne. Sur demande
de la Conférence citoyenne des affaires européennes,
tout projet de loi résultant d’un acte de l’Union européenne est soumis au référendum par le Président de la
République.
Sortir de la monnaie unique
Tout comme la sortie de l'ordre juridique, la
sortie de l'euro se justifie par des questions pratiques et
par une question de principe. Rester dans la zone euro,
c'est s'interdire de dévaluer pour réduire les écarts de
compétitivité avec l'Allemagne, c'est rester dépendant
des politiques monétaristes de la Banque centrale euro153
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
péenne, et, au final, c'est demeurer sous la tutelle des
marchés financiers et de leurs agences de notation. Ce
serait donc se priver de marges de manœuvre considérables pour mener des politiques de gauche. Mais plus
globalement, c'est bien le principe même de la monnaie
unique qui pose problème. Accepter une monnaie
unique pour des nations différentes, c'est abandonner sa
souveraineté monétaire, qui est une composante indispensable de la souveraineté populaire.
D'un point de vue technique, le retour à une
monnaie nationale est tout à fait possible. La Banque de
France imprimant ses propres billets et frappant ses
pièces de monnaie en euro, elle possède tout le matériel
nécessaire pour émettre des nouveaux francs. Le plus
délicat n'est pas là : comme pour la sortie de l'ordre juridique, la sortie de l'euro n'est pas une fin en soi et doit
s'accompagner de mesures radicales pour mettre fin à la
tutelle des marchés.
154
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
Pour éviter toute spéculation, il faut immédiatement restaurer le contrôle des mouvements de capitaux
et rendre ces nouveaux francs non convertibles 38 ; ainsi,
l’État pourra délivrer des francs à des investisseurs
étrangers uniquement pour des investissements utiles.
Une grande partie de la dette publique sera annulée, et
la partie qui sera remboursée, notamment aux petits
épargnants, le sera en nouveaux francs, ce qui favorisera
les achats de produits français. La sanction des marchés
financiers sera évidemment violente et immédiate : ils
refuseront de prêter un sou supplémentaire à l’État français. Mais cette sanction est une chance car elle donne
l'occasion à la France de se passer purement et simplement d'eux. Ce revirement est possible en nationalisant
les banques et compagnies d'assurance, en collectant
l'épargne nationale et en permettant à la Banque de
France de prêter sans intérêt à l’État.
38
Une monnaie est dite « convertible » lorsqu'elle peut être échangée librement, à tout moment, contre une autre.
155
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
La dévaluation du nouveau franc produira une
relance temporaire des exportations, sans que l'objectif
soit pour autant de gagner des parts de marché grâce à
une sous-évaluation de la monnaie française. La facture
de certaines importations augmentera, et notamment
celle de l'énergie. Mais puisque environ 75 % du prix du
pétrole est composé de taxes, cette augmentation ne
portera que sur les 25 % restants. Par ailleurs, elle peut
être amortie ou annulée de plusieurs manières : en
diversifiant les approvisionnements énergétiques, en
mettant en place une fiscalité « flottante » (le taux de
taxe baisse en cas de hausse des cours du pétrole), et
surtout en lançant un plan ambitieux d'économies
d'énergie, en particulier dans l'habitat et les transports.
Les prix augmenteront également pour d'autres biens, et
notamment pour des produits qui ne sont plus fabriqués
en France. Il faudra alors une stratégie en deux temps :
adoptée simultanément à la sortie de l'euro, l'indexation
des salaires sur les prix avec une échelle mobile
permettra aux salariés et aux retraités de conserver leur
156
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
pouvoir d'achat ; à moyen et long terme, relocaliser la
production des biens de consommation courante
permettra de substituer une production nationale aux
importations.
Si aucun parti « de gouvernement » ne prône la
sortie de l'euro, alors même que le Parti communiste
français s'opposait dans les années 1990 à sa création, ce
n'est pas parce que le retour à la monnaie nationale est
dangereux. C'est parce qu'il oblige à agir immédiatement sur tous les fronts et nécessite un grand courage
politique. C'est aussi parce que l'intoxication libérale a
bien fonctionné, et que toute forme de rupture avec
l'Union européenne est perçue, de façon tout à fait irrationnelle, comme un repli sur les frontières menaçant la
paix sur le continent.
157
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
Engager un bras de fer politique
La sortie de l'ordre juridique européen et de la
zone euro débouchera sur une situation inédite, non
prévue dans le droit communautaire. En effet, le traité
de Lisbonne comprend un mécanisme de retrait volontaire et unilatéral de l’Union européenne : l'article 50 du
traité sur l’Union européenne. L’État membre qui
souhaite se retirer notifie son intention au Conseil européen, qui présente des orientations pour la conclusion
d’un accord fixant les modalités du retrait « en tenant
compte du cadre de ses relations futures avec l'Union ».
Cet accord est conclu à la majorité qualifiée par le
Conseil, après approbation du Parlement européen. Les
traités cessent de s’appliquer à l’État qui en fait la
demande, dès l’entrée en vigueur de l’accord, ou au plus
tard deux ans après la notification du retrait. Mais
restaurer la primauté du droit national sur le droit
communautaire en réformant la Constitution n'oblige
pas la France à activer cet article 50. Comme par
158
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
ailleurs, il n'existe aucune procédure pour exclure un
État de l'Union européenne, nous entrerions nécessairement dans un processus de négociations, véritable bras
de fer politique avec les forces libérales, qu'il s'agisse de
la Commission européenne ou des gouvernements, dont
les plus virulents seront sans doute les Allemands, les
pays de l'Est et les Britanniques.
Au cours de ce bras de fer, les libéraux et les
sociaux-libéraux n’hésiteront pas à alarmer la population sur les risques qu’une stratégie de désobéissance
européenne est censée faire courir à la France. On nous
promettra des sanctions, des rétorsions, et l’on imagine
déjà les tenants du système brosser un tableau qui ferait
de la France un nouveau Cuba. Malgré tout, la question
d’éventuelles sanctions est légitime et doit être
examinée sérieusement. La sortie de la France de l’eurolibéralisme serait un coup de tonnerre non seulement en
Europe, mais aussi à l’échelle planétaire. L’idéologie
néolibérale subirait un revers historique. Dès lors, il
159
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
serait dans la nature des choses que les gouvernements
de droite, les organisations patronales, les grands médias
tentent de réagir.
Au niveau européen, les premières sanctions
concrètes prises à l’encontre de la France si elle désobéissait seraient des amendes pour non respect du droit
communautaire. Mais prononcer la condamnation est
une chose, obliger le gouvernement à payer en est une
autre. L’Union européenne ne peut pas prélever unilatéralement des amendes sur le budget national : il n’existe
aucun mécanisme qui permette de le faire. Le refus de
paiement est donc tout à fait possible.
Une seconde hypothèse serait que l’Union européenne bloque les prêts de la Banque européenne
d’investissement (BEI) et les aides communautaires
accordées à la France pour la punir de ne pas respecter
le Traité, les directives ou les règlements. Mais il faut se
souvenir que la France est le second contributeur net à
l’Union européenne après l’Allemagne. La contribution
160
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
« nette » est la différence entre la participation d’un État
au budget européen et ce que l’État reçoit comme financements de l’Union européenne. La participation de la
France est supérieure de 16 % à ce qu’elle reçoit : sa
contribution nette est d’environ 3 milliards d’euros pour
une contribution totale de 19 milliards. Seule l’Allemagne, avec une contribution nette de 6 milliards,
dépasse ce niveau d’engagement, mais dispose en
contrepartie d’une politique taillée sur mesure pour son
économie, ce qui n’est pas le cas de la France. Les politiques européennes coûtent donc doublement à la
France : d’une part d’un strict point de vue budgétaire (3
milliards d’euros) et d’autre part, comme pour chaque
pays de l’Union européenne, à cause des mesures néolibérales imposées dont le coût social est faramineux.
Même si elle était « privée » de fonds européens, la
France serait donc arithmétiquement gagnante en refusant d’abonder le budget communautaire. D'autre part,
avec un système bancaire nationalisé et une monnaie
161
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
nationale, emprunter à la Banque européenne d’investissement ne serait plus d'aucune utilité.
Pour finir, la France pourrait éventuellement être
privée de son droit de vote dans les instances communautaires. Ce type de sanctions a été réclamé par la
chancelière allemande Angela Merkel pour punir les
pays qui ne respecteraient pas les critères de « bonne
gestion » imposés par Bruxelles. Si ce dispositif n’a pas
été mis en œuvre jusqu’à présent, on peut imaginer qu’il
puisse voir le jour en cas de désobéissance européenne.
Pour autant, l’impact d’une telle punition serait extrêmement limité. En effet, une majorité de gauche qui a
restauré la souveraineté juridique et monétaire n’a plus
qu’une seule motivation pour prendre part aux débats
dans le cadre de l’Union européenne : dénoncer les politiques eurolibérales et rallier à sa cause d'autres forces
politiques. Or, cette dénonciation peut très bien s'exercer
même sans droit de vote.
162
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
Aucune des sanctions envisageables dans le
cadre de l’Union européenne ne serait donc dramatique.
Mais surtout, ce qui précède est purement théorique et
ne tient pas compte du poids économique et politique de
la France. Concrètement, Bruxelles aurait de grandes
difficultés à se priver des 19 milliards de la contribution
française alors que son budget annuel n’est « que » de
116 milliards d’euros. Il devra y avoir des négociations.
La France pourra re-nationaliser la plupart des politiques transférées à l’Union européenne, c’est à dire en
reprendre un contrôle total. Elle pourra aussi se battre
pour la remise en cause du principe de « non-affectation », qui stipule qu’un État membre ne peut demander
d’affecter sa participation à une politique particulière. Si
elle l’obtient, elle sera alors en mesure de continuer à
abonder le budget européen pour quelques politiques,
mais en appliquant des conditions strictes. La contribution de l’État à l’Union européenne sera par exemple
orientée vers la préservation de l’environnement ou le
développement de l’agriculture biologique. Rien ne dit
163
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
que l’Union européenne acceptera un tel compromis,
mais un refus la placerait dans une situation financière
et politique délicate.
Au niveau international cette fois, un autre type
de sanction existe en théorie. Pour des États qui
défendent becs et ongles le libre échange, il s’agirait par
exemple de mettre des barrières à l’entrée des produits
français et, en sens inverse, de stopper leurs exportations vers la France. Mais dans la pratique, de telles
mesures sont très improbables et si elles advenaient, se
révéleraient inefficaces. D’une part, il serait difficile
d’obtenir une légitimité et une base juridique. Seules
des mesures de régulation des échanges commerciaux
prises par la France tomberaient sous le coup des règles
de l’Organisation mondiale du commerce. Le jeu serait
à somme nulle : les exportations françaises seraient
taxées, mais les importations également, ce qui favoriserait une relocalisation de l’économie. La désobéissance
européenne, par contre, n’est sanctionnable en tant que
164
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
telle par aucune organisation internationale. D’autre
part, il est illusoire d’imaginer que tous les grands pays
exportateurs trouvent un accord pour punir la France
dans un contexte où les négociations à l’OMC s’enlisent
et où se développent les accord bilatéraux. Des sanctions commerciales appliquées seulement par quelques
pays seraient inefficaces : ces pays se couperaient de
marchés d’exportation et d’autres pays prendraient leur
place. L’exemple de la Grèce en est une parfaite illustration :
abandonné
en
pleine
crise
par
l’Union
européenne, le pays s’est vu proposer un partenariat
économique par la Chine. Le marché français étant bien
plus important que le marché grec, aucun grand pays
exportateur ne pourrait envisager un blocus de la
France. Ainsi, les règles de la concurrence « libre et non
faussée » et le souci de rentabilité des capitaux à court
terme se retournent contre les tenants du capitalisme
néolibéral : le poids économique de la France est tel que
le souci de faire des affaires restera prioritaire.
165
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
L'idée de désobéir à l'Union européenne peut
légitimement inquiéter, car après plusieurs décennies de
politiques ultralibérales, elle apparaît comme un saut
dans l'inconnu. Mais soyons sérieux : si la fin du monde
n'a pas eu lieu le 29 mai 2005, après le « non » de la
France au traité constitutionnel, la rupture avec l'eurolibéralisme ne la déclenchera pas non plus. La politique
reprendra ses droits, et avec elle, la négociation entre
États, mais sans soumission automatique à l'ordre néolibéral.
Après la désobéissance européenne
Pour un gouvernement de gauche radicale,
restaurer la souveraineté juridique et monétaire de la
France ouvre de très nombreuses possibilités. C'est la
conception même de la production, de l'emploi, du fonctionnement de l’État et des relations internationales qui
peuvent (et doivent) être transformées.
166
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
Reconstruire la production agricole et industrielle
Pour l'agriculture comme pour l'industrie, le
traité de fonctionnement de l'Union européenne impose
des orientations productivistes, libre-échangistes et de
libre concurrence. Dans l'article 39, on peut lire que
« La politique agricole commune a pour but d'accroître
la productivité de l'agriculture en développant le progrès
technique, en assurant le développement rationnel de la
production agricole ainsi qu'un emploi optimum des
facteurs de production, notamment de la main
d’œuvre ». L'article 173 stipule quand à lui que
« L'Union et les États membres veillent à ce que les
conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie
de l'Union soient assurées [...] conformément à un
système de marchés ouverts et concurrentiels ». En
toute logique, l'organisation des infrastructures (transports, énergie, communication...) est mise, elle aussi, au
service du libre échange et de la libre concurrence : l'article 170 précise que « dans le cadre d'un système de
167
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
marchés ouverts et concurrentiels, l'action de l'Union
vise à favoriser l'interconnexion et l'interopérabilité des
réseaux nationaux ainsi que l'accès à ces réseaux ».
Enfin, les règles de concurrence établissent le principe
suivant : « Est incompatible avec le marché intérieur et
interdit, dans la mesure où le commerce entre États
membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour
une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive
une position dominante sur le marché intérieur ou dans
une partie substantielle de celui-ci » (Article 102). En
l'absence de précision, la « position dominante » est
condamnée pour l'entreprise publique comme pour l'entreprise privée.
Les principes de libre échange et de libre concurrence sont ensuite déclinés à tous les niveaux
d'intervention de l'Union européenne, par exemple dans
la passation des marchés publics régie par les directives
européennes 2004/17/CE et 2004/18/CE. L’Union européenne prohibe en effet toute clause qui constituerait
168
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
une entrave au commerce entre États membres. Alors
qu’elle prétend hypocritement être en pointe dans la
lutte contre les dérèglements du climat, elle interdit de
choisir le prestataire le plus proche du lieu d’exécution
du marché pour réduire les impacts du transport. Alors
qu’elle prétend vouloir relancer l’industrie et l’emploi,
elle empêche de choisir des marchés locaux qui permettraient une relocalisation des activités.
En matière de production, une politique de
gauche doit suivre deux grandes orientations totalement
opposées à celles de l'Union européenne : satisfaire des
besoins sociaux définis collectivement, y compris le
besoin de vivre de son travail, et permettre autant que
possible l'autonomie nationale, condition d'un véritable
souveraineté populaire. Pour y parvenir, la nationalisation de certains secteurs d'activité est nécessaire : dans
la production, le transport et la distribution d'énergie,
dans l'assainissement et la distribution d'eau potable,
dans les communications (postes, téléphone, Internet),
169
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
dans les transports (train, réseaux routiers)... Ne plus
être soumis aux règles de libre concurrence de l'Union
européenne autorise ces nationalisations, tout comme le
fait de sortir d'un « système de marchés ouverts et
concurrentiels » autorise le protectionnisme pour développer l'emploi. En parallèle, la sortie de l'euro
permettra de s'affranchir de la tutelle des marchés financiers et de financer une économie « réelle » et
socialement utile. Collectée par des banques et des
sociétés d'assurance nationalisées, l'épargne des citoyens
financera les petites et moyennes entreprises, dans le
strict respect de règles sociales et environnementales
ambitieuses.
Concrètement, imaginons la mise en œuvre d'une
telle politique dans l'agriculture. Un gouvernement de
gauche libéré du droit européen pourra élaborer un
« plan de relocalisation et de désintensification de la
production agricole et alimentaire ». Pour accroître l'autonomie de l'agriculture française, ce plan devra relancer
170
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
la production nationale de protéagineux (soja, pois,
fèves...) qui entrent dans la composition d'aliments pour
le bétail. En 2009, la France importait 4,63 millions de
tonnes de soja, à 70 % transgénique, majoritairement
produit par de grandes multinationales implantées en
Amérique du Sud. Afin d'éviter la concurrence déloyale
de ces productions intensives, des quotas d'importation
seront progressivement mis en place : plus la France
produira elle-même ses protéagineux, plus les quotas
seront revus à la baisse. Plus généralement, des mesures
de protection des importations de produits agricoles et
alimentaires permettront de redresser la part de la
production nationale dans la consommation. Libéré de
la règle de libre concurrence, l’État pourra imposer des
modes de production respectueux de l'environnement et
créateurs d'emploi : forte taxation des pollutions, redistribution
du
foncier,
encouragements
à
la
diversification... Avec les collectivités locales, il pourra
également privilégier les approvisionnements de proximité via la commande publique de manière à développer
171
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
l'emploi localement et à limiter les pollutions liées au
transport.
Étendre les services publics et le secteur non
marchand
Adoptée le 12 décembre 2006, la directive
« Services » a pour objectif officiel le « développement
du marché intérieur des services », mais cache deux
ambitions : faciliter l’exercice de la liberté d’établissement des prestataires et faciliter la libre circulation des
services. Dans son considérant numéro 2 39, le ton est
donné : « Il est impératif d’avoir un marché des services
concurrentiel pour favoriser la croissance économique et
la création d’emplois dans l’Union européenne. À
l’heure
actuelle,
un
grand
nombre
d’obstacles
empêchent, au sein du marché intérieur, les prestataires,
notamment les petites et moyennes entreprises (PME),
de se développer au-delà de leurs frontières nationales et
39
Les lois sont toujours précédées de considérants, qui en exposent les
motifs, le sens, la portée.
172
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
de bénéficier pleinement du marché intérieur. La
compétitivité mondiale des prestataires de l’Union européenne s’en trouve affectée. Un marché libre obligeant
les États membres à supprimer les obstacles à la circulation transfrontalière des services, tout en renforçant la
transparence et l’information pour les consommateurs,
offrirait un plus grand choix et de meilleurs services, à
des prix plus bas, aux consommateurs ».
Cette directive s’appuie sur plusieurs articles du
traité de fonctionnement de l'Union européenne : l’article 49 et les articles 56 à 62 de la version de Lisbonne.
L’article 49 stipule notamment : « Les restrictions à la
liberté d’établissement des ressortissants d’un État
membre dans le territoire d’un autre État membre sont
interdites. Cette interdiction s’étend également aux
restrictions à la création d’agences, de succursales ou de
filiales, par les ressortissants d’un État membre établis
sur le territoire d’un État membre. » Ainsi, même si le
transport et la distribution d'énergie relèvent du service
173
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
public, l’État français ne doit pas pouvoir s'opposer à
l'implantation d'un fournisseur étranger et doit lui
garantir l'accès au réseau national.
La directive « Services » ne se contente pas de
concrétiser le Traité. Elle est fondée sur la jurisprudence
de la Cour de justice des Communautés européennes en
la matière, qui donne largement raison aux entreprises
privées au détriment des législations nationales protectrices des droits des salariés. Le texte de la directive
définit le « service » comme toute activité économique
non salariée, exercée normalement contre rémunération.
Dans son article 2, elle exclut explicitement douze types
de services, parmi lesquels on trouve les « services d’intérêt général non économiques », les soins de santé, les
« activités
participant
à
l’exercice
de
l’autorité
publique » (police, armée...), les « services sociaux relatifs au logement social, à l’aide à l’enfance et à l’aide
aux familles et aux personnes se trouvant de manière
174
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
permanente ou temporaire dans une situation de
besoins ».
Malgré ces exclusions, il reste de nombreux
secteurs couverts, comme par exemple la distribution du
courrier, de l’électricité, du gaz, de l’eau, le traitement
des déchets. Qui plus est, cette liste doit faire l’objet de
révisions en cours d’application. Dans un rapport d’information, le sénateur UMP Jean Bizet écrit : « Il n’est
pas inenvisageable que certains secteurs aujourd’hui
exclus du champ de la “directive Services” y soient
réintégrés à l’avenir. [...] La “directive Services” verrait
alors son champ d’application progressivement élargi.
Une telle évolution reste envisageable, voire souhaitable. »40
Surtout, le nœud du problème se trouve dans la
définition donnée par l'Union européenne du « service
d’intérêt général non économique », très différente de la
notion française de service public. Puisque la plupart
40
Jean Bizet, Où en est la transposition de la directive « Services » ?,
Rapport d’information n° 199 déposé le 7 février 2008.
175
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
des « opérateurs sociaux » interviennent dans des
secteurs ouverts à la concurrence ou susceptibles de
l’être, le « service d’intérêt général non économique »,
vu par Bruxelles, pourrait finalement être une catégorie
vide. Dans le domaine de la petite enfance, par exemple,
il existe des crèches privées qui ne sont pas considérées
par les autorités françaises comme des « opérateurs
sociaux » ; dès lors, l'activité des crèches publiques
pourrait ne plus être considérée comme un « service
d’intérêt général non économique » et tomberait sous le
coup de la directive, conduisant à une mise en concurrence « libre et non faussée » avec le privé.
Si les PME sont censées être les grandes
gagnantes de cette ouverture à la concurrence, ce sont
les multinationales, qui entendent bien se jeter sur ces
nouveaux marchés, qui réclament leur libéralisation à
cor et à cri. Certaines entreprises commencent d'ailleurs
à comprendre que cette directive ne se contente pas
d'ouvrir le marché aux prestataires européens, mais à la
176
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
concurrence internationale dans laquelle les Chinois ou
les Indiens possèdent un « avantage » incomparable.
En parallèle, comme l’ont indiqué des fonctionnaires de la Commission européenne à M. Jean Bizet, et
comme ce dernier l’avoue dans son rapport, la transposition de la « directive Services » est une « occasion en
or pour réformer l’État ». Il s’agit de « moderniser et
simplifier » les législations nationales pour « s’adapter à
la mondialisation ». Puisque « les coûts administratifs
représenteraient 3,5 % du PIB de l’Union européenne »,
cette simplification permettrait de s’inscrire dans l’objectif global de l’Union européenne de réduire « d’ici
2012 de 25 % les charges administratives imposées aux
entreprises ». Plus de concurrence, moins de contrôle, et
bien sûr, moins de fonctionnaires...
À l'inverse de cette logique ultralibérale, un
gouvernement de gauche doit défendre et étendre les
services publics et les activités non marchandes, en les
plaçant à l'abri de la concurrence et des visées commer177
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
ciales. Une fois la directive service et le traité de fonctionnement de l'Union européenne dénoncés, il est
possible de socialiser totalement (en nationalisant ou en
municipalisant) certains secteurs d'activité et d'en faire
de véritables services publics, répondant à un souci
d'égalité d'accès et de traitement pour les citoyens. Dans
le domaine de l'eau, par exemple, on peut imaginer un
système à deux étages : une gestion publique municipale
de la distribution d'eau potable, mais une tarification
nationale homogène sur tout le territoire, l’État reversant ensuite les fonds perçus aux collectivités en
fonction de leurs besoins. Pour financer les créations
d'emploi dans les structures publiques nationales ou
locales, la fiscalité sera pleinement utilisée, car avec un
contrôle strict des mouvements de capitaux, les grandes
entreprises et les grandes fortunes ne pourront plus
échapper à l'impôt. D'autre part, à l'image du « Livret
A » qui finance le logement social, une partie de
l'épargne des citoyens sera mobilisée pour les grands
projets publics.
178
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
Refonder les relations internationales
Dans une perspective de gauche, restaurer la
souveraineté nationale n'est pas une fin en soi, mais
seulement un moyen de sortir des politiques ultralibérales et de mener enfin des politiques écologiques et
sociales en France. Si la révolution nationale est indispensable, elle n'est pas suffisante, à la fois pour une
question de principe et pour des questions pratiques.
Premièrement, la gauche radicale se doit d'être internationaliste et de défendre, partout où elle le peut, l'intérêt
des peuples contre celui des puissances financières.
C'est ce qui la distingue fondamentalement de la droite,
et plus encore de l'extrême droite, même quand ces
dernières se disent « sociales ». Deuxièmement, il est
tout bonnement impossible de « se replier sur les frontières nationales » dès lors que la gestion des ressources
naturelles et des pollutions nous oblige à penser le
niveau international. Ce n'est donc pas l'économie ou un
quelconque phénomène inexorable de « mondialisa179
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
tion » qui impose la coopération entre États ; c'est un
choix politique conscient, qui, pour la gauche, est celui
de la solidarité, de l'écologie, de la recherche de paix.
Les principes qui sous-tendent cette refonte de
l'ordre international existent déjà, notamment dans la
déclaration de Cocoyoc de 1974 sur l'environnement et
le développement et dans la charte de la Havane de
1948 sur le commerce international 41. Le premier geste
d'un gouvernement de gauche radicale en direction des
pays tiers sera de proposer une nouvelle charte, qui
s'inspire de ces textes anciens. De la déclaration de
Cocoyoc, on retiendra l'idée que chaque État doit
conquérir son autonomie et sa démocratie, en ayant
notamment la pleine maîtrise de ses ressources naturelles. Sans cette autonomie politique et économique, il
n'y a pas de coopération possible, mais un rapport de
domination entre États puissants et faibles. De la charte
de la Havane, on reprendra l'idée que le commerce doit
être équilibré, et que chaque pays à le droit de protéger
41
Aurélien Bernier, Comment la mondialisation a tué l'écologie, Op. Cit.
180
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
son agriculture, son industrie, ses services, y compris
par des taxes et des droits de douane.
Bien-sûr, rebâtir un nouvel ordre international est
long et difficile, et une simple charte ne saurait suffire.
Il faut donc agir sans attendre. Dès les premiers jours de
son mandat, la gauche radicale au pouvoir devra
apporter un soutien concret aux mouvements sociaux
progressistes, dans l'Union européenne et au delà, afin
de prouver que la rupture avec l'ordre juridique et monétaire européen est une rupture avec le capitalisme, et
non avec les peuples. Pour des raisons stratégiques, ce
soutien sera particulièrement orienté vers l'Allemagne.
Des liens étroits seront entretenus avec la gauche radicale allemande, largement regroupée aujourd'hui dans le
parti Die Linke, par le biais d'échanges d'informations
en continu, de rencontres régulières, de colloques
communs, d'aides financières, humaines et matérielles.
Des grèves comme celle qu'ont menées des salariés allemands de la multinationale Amazon en juin 2013 seront
181
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
soutenues, ce qui tuera dans l’œuf la propagande du
« repli national » que les libéraux ne manqueront pas
d'utiliser contre la France.
Dans ses accords bilatéraux, la France devra
mettre en pratique les principes de la déclaration de
Cocoyoc et de la charte de la Havane : favoriser l'autonomie, la démocratie, la coopération et l'équilibre des
échanges. La stratégie utilisée ne sera pas seulement
économique, mais politique, les accords étant à rechercher en priorité avec des pays qui mettent en œuvre des
mesures progressistes. Par exemple, en 2010, la France
n'était que le dix-septième partenaire commercial du
Venezuela dirigé à cette époque par le socialiste Hugo
Chavez, les deux premiers étant les États-Unis et la
Chine42. Un gouvernement de gauche radicale peut faire
en sorte qu'elle devienne le premier partenaire de
Caracas. En 2011, la France importait 64,4 millions de
tonnes de pétrole, mais les importations en provenance
42
« Le commerce bilatéral entre la France et le Venezuela en 2011 », Direction générale du Trésor, février 2012.
182
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
du Venezuela ne représentaient que 1 % de sa facture
énergétique. Le gouvernement vénézuélien, qui cherche
à moins dépendre de son client principal, les États-Unis,
sera tout à fait favorable au fait d'augmenter ses exportations de brut vers la France. En contrepartie, Paris
pourra apporter une expertise technique aux entreprises
locales : Caracas souhaite développer les transports en
commun, notamment le métro de la capitale, et structurer un réseau ferré quasi inexistant ; une fois
redevenues totalement publiques, des firmes françaises
comme Alstom ou Thales pourront transférer leurs
connaissances à leurs homologues vénézuéliennes. Il
faut même aller plus loin, et aider concrètement le pays
à reconstruire sa souveraineté industrielle. Paris devra
proposer la cession des filiales françaises d'entreprises
redevenues publiques implantées au Venezuela, ce qui
n'empêchera en rien de poursuivre les coopérations
entre les deux pays. Elle devra également favoriser la
relocalisation. Dans le domaine de l'automobile, les
firmes françaises PSA et Renault ont des succursales,
183
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
mais aucune usine au Venezuela : elles importent des
véhicules qu'elles fabriquent au Brésil ou en Argentine.
En 2011, elles détenaient pourtant près de 20 % du
marché. La France devra proposer à Caracas l'installation d'usines sur place, dans un premier temps pour
assembler puis pour produire les voitures vendues au
Venezuela.
Même avec des pays qui ne partageront pas les
grandes orientations politiques de la France, il sera
nécessaire d'appliquer des principes similaires. En
décembre 2007, le président de la République Nicolas
Sarkozy signait avec l'Algérie d'Abdelaziz Bouteflika
un ensemble de contrats commerciaux portant sur
l'énergie nucléaire, le gaz ou encore les transports, pour
le plus grand bonheur de firmes françaises comme Total,
GDF-Suez ou RATP-Développement. Après le changement de majorité, la ministre socialiste du Commerce
extérieur, Nicole Bricq, signait le 20 décembre 2012 un
contrat permettant à Sanofi-Aventis, géant français des
184
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE
produits pharmaceutiques, de construire une usine dans
la ville algérienne de Sidi Abdallah. En 2012, le groupe
bancaire BNP-Paribas comptait 42 agences en Algérie et
la Société générale, 8443. Malgré cela, le taux de
chômage algérien est encore de 10 % en 2011, et de plus
de 22 % chez les jeunes. Que ferait un gouvernement de
gauche radicale de cette situation ? Impossible en effet
de se retirer unilatéralement au motif que l'Algérie n'est
pas un pays démocratique, car le peuple en ferait immédiatement les frais. Impossible également de faire
comme si de rien n'était, et de continuer à commercer
avec le régime de Bouteflika comme au temps de la
droite ou du Parti socialiste. La négociation pourra être
la suivante : en échange d'avancées démocratiques,
sociales, écologiques, le France maintiendra son activité
par l'intermédiaire de ses entreprises devenues publiques
(banques,
producteurs
d'énergie,
sociétés
de
transport...), la renforcera, et proposera leur cession
43
Lynda Graiche, Les formes d'implantation des firmes multinationales en
Algérie : objectifs et stratégies, juin 2012.
185
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
progressive à l’État algérien. Alors que 97 % des exportations algériennes sont des hydrocarbures, la France
soutiendra particulièrement la diversification de l'économie algérienne : construction de réseaux de transport,
appui à l'agriculture vivrière, rénovation des infrastructures sanitaires... Une des conditions posées sera le strict
respect du droit du travail, et notamment des droits
syndicaux, et des normes environnementales.
Libérée de la contrainte de conquérir en permanence de nouveaux marchés, la France utilisera le
commerce comme un outil politique et pourra faire
bouger les lignes. Voilà le véritable sens qu'il faut
donner au terme « démondialisation » : il ne s'agit pas
de se replier sur des frontières nationales, mais de
défaire méthodiquement les rouages de la mondialisation, qui ont conduit le pouvoir politique à l'impuissance
et à la démission.
186
CONCLUSION : BRISER L’OMERTA
Le divorce entre les peuples et l'Union européenne est plus profond qu'il n'a jamais été. Les peuples
savent à présent que l'Europe ne les protège pas, ni
contre la rapacité de la finance, ni contre une concurrence internationale totalement déloyale. Ils paieront par
l'austérité, par le démantèlement des services publics,
par le poids des dettes souveraines, par la désindustrialisation et le chômage une crise venue d'ailleurs. La
187
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
stratégie poursuivie par les dirigeants européens est
finalement l'aboutissement de la logique de libre
concurrence et de libre échange : appauvrir violemment
les peuples pour les rendre compétitifs face à la main
d’œuvre des pays émergents.
La campagne contre le Traité constitutionnel de
2005 a au moins permis aux citoyens de prendre
conscience d’une chose : comme l'Esprit saint dans la
chrétienté, l’Union européenne est partout. À l’Assemblée nationale et au Sénat, où la totalité des textes votés
doit être compatible avec le droit européen. Dans
chaque collectivité locale, où les passations de marchés
doivent se conformer au dogme de la libre concurrence
imposé par les directives sur la commande publique.
Dans les entreprises et les services publics, qui doivent
se plier aux règles du libre échange et de la dérégulation. Le système de Bruxelles est partout, sa ferveur
ultralibérale n’est plus un secret pour personne, mais il
est toujours défendu par les principaux partis poli-
188
CONCLUSION : BRISER L’OMERTA
tiques : conservateurs, centristes, sociaux-démocrates,
écologistes.
Comme dans toute période de crise, une partie
des victimes est tentée par l'exutoire de la haine, du
racisme, de la xénophobie, du nationalisme portés par
l’extrême droite. Les élections européennes de mai 2014
sont un scrutin à haut risque, particulièrement en
France, où le Front national pourrait tout à fait arriver
en tête grâce aux politiques antisociales menées depuis
2012 par le Parti socialiste. Dans ce contexte, la seule
question qui vaille est la suivante : la gauche radicale
peut-elle barrer la route de l'extrême droite avec un
projet concret, progressiste et enthousiasmant pour
sortir de la crise ? Sans doute, mais à la seule condition
de lever le tabou de la désobéissance européenne.
En effet, il règne dans les mouvements de gauche
et dans le monde syndical une véritable omerta : comme
dans les régions mafieuses, tout le monde sait mais
personne ne parle. Tout le monde sait qu’aucun
189
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
programme de gauche radicale ne peut être mis en
œuvre dans le cadre du droit européen. Que le contrôle
des mouvements de capitaux, le protectionnisme, les
nationalisations, le développement des services publics
sont définitivement bannis des politiques européennes.
Tout le monde le sait, mais personne ne le dit. Les associations comme Attac, la presse de gauche ou alternative
ne sont pas plus en pointe sur ce thème que les partis
politiques. Ils dénoncent les mesures de casse sociale ou
de destruction de l'environnement, proposent des alternatives, mais ne parlent quasiment jamais de la chape de
plomb européiste qui les rend impossibles. Quant aux
syndicats, hormis des tentatives de manifestations européennes qui mobilisent très peu, on en viendrait presque
à croire en lisant leurs analyses que l’Union européenne
n’existe pas !
Puisque toute politique de gauche est incompatible avec le droit européen, il ne reste que deux
solutions, pas une de plus. Soit l’inaction, soit la déso-
190
CONCLUSION : BRISER L’OMERTA
béissance européenne. Les programmes politiques de la
gauche radicale devraient comporter un chapeau introductif. Une première possibilité serait d’écrire : « Nous
prenons acte du fait que le droit européen s’impose aux
États, et que bon nombre de nos propositions ne sont
pas compatibles avec les textes communautaires. Nous
voulons changer l’Europe de l’intérieur, ce qui prendra
un temps certain, pour ne pas dire quelques décennies.
D’ici là, nous renonçons à appliquer le programme que
nous soumettons au vote des électeurs. Nous nous en
excusons d’avance auprès du peuple ». La seconde
option serait la suivante : « Le droit communautaire
élaboré par des commissaires non élus et obéissant aux
lobbies économiques est un droit illégitime, qui viole la
souveraineté populaire. Nous présentons un programme
de gouvernement que nous voulons mettre en œuvre
point par point une fois élus. En cas de victoire, ce
programme aura, contrairement au droit européen, la
légitimité du vote démocratique. Nous nous engageons
donc solennellement à pratiquer la désobéissance euro191
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
péenne autant que nécessaire pour respecter nos
promesses électorales ».
Certes, le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon a progressé vers la notion de désobéissance
européenne, entraînant avec lui son principal allié au
sein du Front de gauche, le Parti communiste. Mais
pourquoi ne pas aller jusqu'au bout du raisonnement et
admettre qu'il faut purement et simplement sortir de
l'ordre juridique et monétaire européen pour gouverner à
gauche ? Pourquoi vouloir « sortir du traité de
Lisbonne » mais s'accrocher à l'euro ? Pourquoi reléguer
la désobéissance européenne en arrière plan des
campagnes électorales, alors qu'elle devrait être le principal sujet de mobilisation ? Quelle peur, consciente ou
inconsciente, empêche le Front de gauche d'aller plus
loin ? Celle d'abandonner définitivement l'idée fédérale ? Celle de paraître trop radical aux yeux des classes
moyennes ? Ou celle, totalement irrationnelle, de provo-
192
CONCLUSION : BRISER L’OMERTA
quer, par la rupture institutionnelle, une troisième guerre
mondiale ? On ne peut répondre à sa place.
Ce qui est certain, c'est que la gauche radicale
échoue à endiguer la montée effarante du Front national
et de l'abstention. Elle attire la sympathie mais n'est plus
synonyme de changement concret et immédiat. Elle ne
suscite plus l'enthousiasme, parce que l'ultralibéral Alain
Madelin avait raison : l'Union européenne est bel et bien
« une assurance-vie contre le socialisme »44.
Si le changement tarde à venir de la part des dirigeants politiques, il faut qu'il vienne des citoyens.
Allons dans les meetings, les débats publics, et posons
les questions qui fâchent. Que ceux qui veulent promouvoir une agriculture durable nous disent comment
contourner les orientations productivistes de la Politique
agricole commune sans faire de désobéissance européenne. Que ceux qui veulent préserver la santé, la
Poste ou l’éducation nous disent ce qu’ils feront des
44
Serge Halimi, Le grand bond en arrière, Fayard, 2004.
193
DÉSOBÉISSONS À L'UNION EUROPÉENNE !
directives qui en organisent la libéralisation. Que ceux
qui veulent taxer les capitaux nous disent comment
contourner le fait que toute décision de ce type réclame
l’unanimité des vingt-huit États membres et soit
contraire à plusieurs articles du Traité. Harcelons les
partis, les syndicats, les associations politisées, les intellectuels sur ces questions. Obligeons-les à répondre, à
argumenter. Alors, la sortie de l'ordre juridique et monétaire européen deviendra vite une évidence et rendra les
autres mesures progressistes crédibles. En abandonnant
l'euro-réformisme pour la désobéissance européenne, la
gauche radicale redeviendra révolutionnaire et sera, sans
doute, enfin victorieuse.
JANVIER 2014
194
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION..........................................................................9
L’UNION EUROPÉENNE, FORTERESSE ULTRALIBÉRALE.............33
Une construction des puissances économiques................36
Un arsenal juridique érigé contre les peuples..................54
L’ultralibéralisme gravé dans le marbre des traités..........68
Un Parlement européen et des États impuissants.............72
La Cour de justice des communautés européennes
gardienne de l'ordre juridique..........................................77
Des coopérations « renforcées », mais toujours libérales.80
Le carcan monétaire de l'euro..........................................81
LES PARTIS POLITIQUES PIÉGÉS PAR LE MYTHE EUROPÉEN......89
Le choix de « l'Europe » contre le socialisme..................92
L’Europe repeinte en vert des écologistes......................102
L'hypocrisie absolue de la droite libérale.......................110
La droite républicaine : eurosceptique, mais pas
anticapitaliste.................................................................117
À gauche, l’illusion du changement de l’intérieur.........125
La stratégie antimondialiste de Marine Le Pen..............137
LA DÉSOBÉISSANCE EUROPÉENNE EN PRATIQUE.....................143
Désobéir pour quel projet ?...........................................144
Restaurer la primauté du droit national..........................148
Sortir de la monnaie unique...........................................153
Engager un bras de fer politique....................................158
Après la désobéissance européenne...............................166
Reconstruire la production agricole et industrielle.......167
Étendre les services publics et le secteur non marchand
......................................................................................172
Refonder les relations internationales...........................179
CONCLUSION : BRISER L’OMERTA.........................................187
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