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étude guidée lettre 161 Lettres Persanes

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ANALYSE LINÉAIRE
Lettres Persanes (161)
En quoi cette lettre esquisse-t-elle le portrait
d’une femme qui, en mourant, affirme sa liberté ?
Dans quelle mesure ce dénouement tragique transforme-t-il
le personnage féminin en porte parole des Lumières ?
mouvements du texte
- l. 1- 8
- l. 9-25
- l. 26-30
de l’aveu à l’adieu
l’affirmation d’une femme libre
une mort qui affranchit
I) Des aveux inattendus aux allures tragiques
=
lettre début par un aveu de tromperie
première information livrée, introduite par l’adverbe ‘oui’
>
pourquoi des ‘allures tragiques’ ?
le fait de commencer par ‘oui’ donne l’impression que
Roxane répond à une question préalablement posée
suscite immédiatement l’attention du lecteur
>>
ainsi donne d’emblée l’impression d’une tirade de tragédie
(2 premières propositions forment d’ailleurs un alexandrin)
=
‘Oui’ + rythme quaternaire (l. 1/2) + ‘j’ai su’ (l.2)
peint une héroïne provocatrice, qui montre à quel point
elle a fait preuve d’habileté et de manipulation
>
=
confirmation avec le champ lexical de la tromperie
‘trompé’, ‘séduit’, ‘jouée de’ (l.1)
=
>
pronom personnel ‘je’ plus que visible (répétition)
sujet de ces 4 phrases
affirme la supériorité de Roxane, à l’origine de chaque act°
=
antiphrase (l. 2-3 affreux sérail / lieu de délices et de plaisirs’)
met en évidence l’ingéniosité de Roxane, parvenue à
métamorphoser le harem d’un tyran en un endroit agréable
=
>
cette lettre est de façon naturelle la dernière
on parle de dénouement tragique
on le comprend dès la 2e phrase (l.4)
ANALYSE LINÉAIRE
Lettres Persanes (161)
ici
double référence à Racine
-
Phèdre (l.4) ‘J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brulantes
veines / Un poison que Médée apporta dans Athènes)
=
>
Bajazet, pour le prénom Roxane (emprunté à la pièce)
prénom le moins oriental du harem
renvoie directement à la tragédie, sans doute possible
=
registre pathétique : son sort est scellé (‘je vais mourir’ l.4)
présent à valeur de futur proche (destin inéluctable)
mais en choisissant l’instant de sa mort, elle défie Usbek
>
elle choisit sa punition (allitération en -v- le renforce l.4)
l.5
=
=
>
Q° réthorique donne de suite la raison (‘car’, ‘puisque’)
l’homme qu’elle aime, le ‘seul’, ’n’est plus’ (litote)
sa vie était conditionnée à sa vie (conditionnel)
elle n’a plus rien à y faire (verbe employé)
ainsi utilise déjà le passé pour parler de son existence
(imparfait ‘retenait’ l.5) pour un tragique à son paroxysme
=
gradation arrive l.6 avec ‘Je meurs’ (cf. ‘Je vais mourir’)
dramatise cette mort, qui se produit peu à peu,
comme devant nos yeux
puis style d’écriture classique, épuré, noble (violence attendue)
-
poésie de son propos (métaphore de l’ombre l.6)
-
contrebalancée par l’ironie ‘bien accompagnée’
-
euphémisme du passé récent ‘je viens d’envoyer devant moi’
-
périphrase antipathique ‘gardiens sacrilèges’ (l.7)
-
lyrisme élégiaque de l’hyperbole ‘plus beau sang du monde’
Ce premier mouvement a donc tout pour nous rappeler les tragédies
grecques récemment adaptées par le grand Racine, en reprenant ce
topos du suicide de l’héroïne par le poison parce qu’on lui a ôté
l’objet de son désir. Roxane avoue mais fièrement, sans se défiler, loin
de là : elle n’omet aucun de ses crimes et en retire une visible
satisfaction (autocélébration de mise). C’est l’exaltation du ‘moi’,
l’hybris tragique (démesure).
ANALYSE LINÉAIRE
Lettres Persanes (161)
Son ‘je’ est partout, tout comme la mort, pesant sur tout ce premier
mouvement (champ lexical avec ‘mourir’, ‘poison’, ‘répandre le
sang’, ‘je meurs’…). La mort de l’homme qu’elle aimait, la mort des
eunuques, satisfaisante vengeance : comme si sa propre mort se
doublait, s’accentuait.
Le ton est provocateur mais grandiose, tragiquement poétique,
théâtral, classique et on ne peut plus prenant : le pathétique fait son
oeuvre, le lecteur est emporté et veut connaître la suite, la fin des fins.
II) Refus de la soumission & liberté féminine revendiquée :
l’expression de la révolte
=
confrontation commence alors
nouvelle question réthorique, négative ici (l.9-10)
(mode interrogatif rappelle le monologue tragique)
=
cherche à montrer l’aveuglement de son tyran
retour sur le passé pour ouvrir les yeux d’Usbek
>
ton on ne peut plus provocateur, méprisant
(‘crédule’, caprices’ l.9-10)
ici
Usbek persuadé de contrôler les femmes de son harem
s’octroyant tous les droits ('tu te permets tout’ l.7)
>
ridiculisé par la vengeance d’une femme
qui s’attache à lui montrer comment elle s’est jouée de lui
l.11 opposition entre les comportements masculins & féminins
=
‘tu te permets tout’ & ‘le droit d’affliger tous mes désirs’
>
montrer un déséquilibre, une injustice, flagrante
=
>
la réponse ne se fait pas attendre, c’est ‘Non’ (l.12)
comme un cri, celui d’une femme refusant la soumission
elle revendique sa liberté (cf. le ‘oui’ de son aveu)
ainsi affirme sa liberté d’esprit (antithèse l.12)
=
‘j’ai pu vivre dans la servitude mais j’ai toujours été libre’
>
une liberté nouvelle, pas seulement celle qu’elle montre
aux yeux d’Usbek par cette lettre et par son suicide
(verbe être met en valeur un état, un trait de sa pers.
et non un événement ponctuel)
ANALYSE LINÉAIRE
Lettres Persanes (161)
>>
la liberté fait partie du personnage de Roxane, la définit
(même dans l’apparente servitude d’une femme)
=
suite de la phrase renforce encore un peu plus le tout
verbe d’action réformer (l.13)
>
=
offre le portrait d’une femme intelligente, ingénieuse
a changé les règles du sérail
(lieu où la religion & la politique triomphaient)
=
elle y a rétabli la nature, et donc la liberté
‘mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance’(l.13-14)
(devance le voeu des philosophes des Lumières)
ainsi la vie maritale n’est qu’un théâtre,
où la soumission de la femme cache la révolte
provocation se poursuit au paragraphe suivant
l.15 ‘Tu devrais’ (conditionnel dont Usbek est le sujet, quasi ordre)
‘me rendre grâce’ (+ que provocateur)
=
pourquoi ? car elle a feint d’être fidèle
représente un ‘sacrifice’, synonyme d’abaissement (l.16)
ici
=
=
Roxane affirme son refus du paraître et du mensonge
champ lexical de l’apparence (l.16-17)
‘paraître’ (X2) ; ‘lâchement’ ; ‘gardé dans mon coeur’
ainsi exprime le regret d’avoir cacher sa vraie nature (‘j’aurais dû’)
se sent méprisable (‘lâchement’)
car ce comportement hypocrite l’a détournée de ses idéaux
>
la vraie ‘vertu’ n’est pas la (sa) ‘soumission’ (l.18-19)
(tes ‘fantaisies’ cf. ‘caprices’ d’un enfant tyran l.10)
l.20 ‘Tu étais étonné’ met l’accent sur l’aveuglement d’Usbek
(à nouveau sujet de la phrase)
=
‘si tu m’avais bien connue’ (encore une preuve)
=
=
antithèse ‘transports de l’amour’ & ‘violence de la haine’
l’amour n’existait pas (négation l.20)
la haine, elle est totale (‘toute’) et ‘violente’ (l.21)
ANALYSE LINÉAIRE
Lettres Persanes (161)
l.18 ‘tu as eu longtemps l’avantage de croire’
=
verbe ‘croire’ fait écho au paraître que Roxane a su créer
=
à l’image d’elle-même qu’Usbek avait
=
‘un coeur comme le mien’ ≠ coeur comme les autres
coeur d’une femme habile, libre, affranchie
=
ironie visible ‘Nous étions tous deux heureux’ (l.24)
se moque de la naïveté d’Usbek qui croyait être aimé
ici
=
chiasme & inversion des pronoms personnels (l.24-25)
‘tu me croyais trompée’ (Usbek sujet & Roxane objet)
>
‘je te trompais’ (Roxane devient le sujet)
>>
c’est bien elle, la maîtresse des illusions
Cette lettre est donc bien l’occasion de faire éclater la vérité, et de
montrer que, malgré la soumission physique, la liberté intellectuelle de
Roxane n’a jamais été mise à mal. C’est l’inversion des rapports de
force entre Roxane et Usbek, entre le dominant et le dominé.
Montesquieu montre donc une chose bien révolutionnaire : l’inversion
peut avoir lieu, il lui donne vie dans cette lettre. La femme est investie
du pouvoir du langage et elle dit tout ce qu’elle a à dire.
Nous sommes alors très loin de l’image qu’on nous avait décrite
jusqu’à présent dans ces Lettres Persanes, avec une Roxane
vertueuse, véritable modèle féminin (‘La seule Roxane est restée dans
le devoir et conserve la modestie’ lettre 51). Cette femme dont la
vraie vertu a été bafouée avait une revanche à prendre et c’est
chose faite. Brillantissime manipulatrice, elle a dupé tout le monde :
c’est elle qui haïssait le plus Usbek et qui a entraîné le chaos au sérail.
Roxane ne s’en tient pas aux pensées et aux paroles puisqu’arrive la
libération ultime, fidèle au destin tragique d’une femme, qui a tout
d’une héroïne romanesque moderne.
III) Un adieu au monde qui libère
=
met en valeur le caractère inédit de ces prises de position
‘Ce langage, sans doute te paraît nouveau.’ (l.26)
>
une femme parle, sans être interrompue (grâce au genre)
>>
elle a tout avoué et revendiqué sa liberté
>>> idéal d’émancipation des Lumières (LIBERTÉ cô fondement)
ANALYSE LINÉAIRE
Lettres Persanes (161)
-
formule une ultime pique (l.26-28)
=
+
+
renverse les rôles en utilisant le verbe de soumission ‘forcer’
met en scène le pouvoir qu’elle lui a imposé (‘accablé’)
utilise la vertu du ‘courage’, qu’elle fait sienne
>>
rappelle une dernière fois que c’est elle, la véritable héroïne,
la femme forte
vient alors le temps de la libération ultime
l.28 ‘c’en est fait’, l’heure est venue
(p. composé pour un fait accompli : la mort est là, tout près)
-
mention du poison, comme au début de la lettre
>
=
‘poison’ qui fait l’action et Roxane qui la subit (voix passive)
la mort progresse, sans qu’elle puisse l’arrêter
=
une fin de l’extrait composée de propositions brèves
séparées par des virgules et points-virgules
>
révèlent la difficulté à écrire, à parler du personnage
(les silences qui s’installent entre chaque juxtaposition parce
que le poison est en train d’agir et qu’elle meurt peu à peu)
=
‘sa force l’abandonne’ mais elle regarde la mort en face
elle l’accepte, sans pleurer, plus résolue que jamais
=
on suit ses derniers instants ici mis en scène en temps réel
présent d’énonciation & ralentissement narratif (l.29)
>
l’allitération en -m- (l.28-30) rend audible son murmure
//
nouvelle référence à Phèdre avec cette mort parlée
(rare héroïne tragique à mourir sur scène > bienséance)
=
une héroïne centrée sur ses sensations pour sa fin
‘je sens’ (l.29)
-
mort sous forme pronominale (‘je me meurs’ l.30)
Roxane est à la fois sujet & objet de la phrase,
comme elle l’est de sa mort (initiatrice & victime)
=
ainsi en se donnant la mort, elle empêche Usbek de se venger
=
elle le prive de son pouvoir tyrannique
ANALYSE LINÉAIRE
CCL°
>
=
Lettres Persanes (161)
par la mort, elle se libère : elle n’appartient plus au tyran
mais à elle seule (elle a repris possession d’elle-même)
met ainsi fin au régime tyrannique
suicide comme acte de liberté, salvatrice
C’est ainsi que Montesquieu met fin à la première oeuvre de sa vie, sur
ce défi tragique de Roxane. Le philosophe se fait alors l’avocat de la
condition féminine. Après avoir beaucoup moqué les femmes
européennes dans ses Lettres Persanes, il finit tenir un propos on ne
peut plus moderne sur la place de la femme dans la société..
orientale! Car c’est bien là la plus grande spécificité de cette dernière
lettre : il ne s’agit pas pour Montesquieu de critiquer l’Occident, mais
bien ce monde oriental qui fascine tant l’Europe du XVIIIe siècle. Cette
civilisation étrangère, qui permettait le regard éloigné sur la société
occidentale ne se trouve pas être un modèle plus satisfaisant aux yeux
de Montesquieu. Le précurseur des Lumières dénonce par cet ultime
cri, les abus de pouvoirs des hommes de son temps : en somme, la
domination de l’Homme par l’Homme, lui qui prône la liberté et
annonce le concept d’égalité.
La mort de Roxane a d’ailleurs une fonction double : même si elle est
tragique, elle apparaît comme un véritable accomplissement, comme
une ultime victoire du personnage féminin. Mais elle est aussi un
symbole important : celui de l’échec d’Usbek. Il n’a pas assez réfléchi,
fait usage de sa raison, ne s’est pas assez ouvert à l’esprit des Lumières
pendant son immersion en Europe. En conséquence, c’est le chaos
chez lui, là où il est tyran, lui-même qui déteste la dictature..!
Incapable de mettre en cohérence ses actes et ses pensées, il est puni
de sa faiblesse.
C’est donc l’affrontement entre tyrannie et liberté, et Montesquieu
donne évidemment la victoire à la liberté, la valeur la plus chère à ses
yeux, comme il l’a montré dans chacune de ses lettres. C’est
l’aboutissement ultime de cette oeuvre, dont toute la philosophie se
verra éclaircie dans De l’esprit des lois, presque trente ans plus tard, en
1748.
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