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Les formes de l’affect écologiste
Sortir du brouillage ?
Naturellement, il faut voir le présent de façon plus cruelle et plus juste :
les nouvelles Lumières écologiques n’ont réalisé dans l’histoire qu’une
petite fraction de ce que les autres mouvements de protection du corps
social ont atteint dans le passé. On pourrait contester ce point en rap-
pelant que les exemples cités plus haut en comparaison sont eux aussi
remis en question et, plus généralement, qu’il n’y a pas de marche irré-
versible de l’histoire. Au moins ont-ils eu des effets incontournables :
ils ont xé dans le présent un seuil d’exigence, des normes, des attentes.
En dépit de son ancrage dans une portion signicative de la population,
l’idéal écologique semble stagner. Il accumule les défaites électorales
et, pis encore, culturelles : les fétiches hérités de l’âge industriel que
sont la croissance, la liberté économique, l’abondance matérielle et ses
expressions les plus banales, comme la possession d’une automobile
personnelle, ne cèdent en rien le pas à d’autres désirs et à d’autres repères
de civilisation. L’école, par exemple, n’a pas fait de la connaissance du
vivant et des milieux un pilier de la culture commune, ce qui apparaîtrait
pourtant comme un premier pas vers la conscience partagée de leur
valeur. Enn, il faut bien sûr compter au nombre des défaites de ce
mouvement l’énergie récemment décuplée de ses opposants les plus
explicites, climato-sceptiques et avocats du pétrole, devenus les alliés
de circonstance du populisme conservateur qui s’attire les faveurs des
plus désemparés des citoyens, aux États-Unis et ailleurs. Bruno Latour
propose de considérer cette contre-révolution écologique comme une
boussole indiquant le sud, la direction exactement inverse à celle que
nous devons suivre1. La remarque est parfaitement juste, et sans doute
la situation est-elle aujourd’hui plus claire qu’elle ne l’a jamais été, mais
encore faut-il qu’une masse critique perçoive et tire les conséquences de
cette heuristique négative – ce qui n’est à ce jour pas le cas.
Si ces phénomènes sont les plus graves obstacles qui s’opposent à une
réorientation massive de l’histoire, ce ne sont pourtant pas les seuls ni les
plus troublants. En effet, ce qui entrave le développement de l’écologie
comme priorité sociale et économique est peut-être aussi à chercher en
son sein, au plus près de ce qui pourrait constituer le socle politique d’une
voix qui parle pour la protection conjointe de la Terre et des sociétés
1 - Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
© Éditions Esprit | Téléchargé le 29/05/2021 sur www.cairn.info par via Université Paris-Sud 11 (IP: 90.26.92.33)
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