LES FORMES DE L’AFFECT ÉCOLOGISTE
Des attachements à la critique
Pierre Charbonnier
Éditions Esprit | « Esprit »
2018/1 Janvier-Février | pages 130 à 144
ISSN 0014-0759
ISBN 9782372340380
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-esprit-2018-1-page-130.htm
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© Éditions Esprit | Téléchargé le 29/05/2021 sur www.cairn.info par via Université Paris-Sud 11 (IP: 90.26.92.33)
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Les formes de
l’affect écologiste
Des attachements à la critique
Pierre Charbonnier
L’histoire peut-elle donner raison par elle-même à un mouvement
politique ? Nous sommes fondés à nous poser la question,
aujourd’hui plus qu’hier encore, au sujet de l’écologisme, puisque,
en apparence au moins, les transformations de la planète, du vivant et
du climat plaident d’elles-mêmes pour une réponse écologique. Ce serait
en quelque sorte le monde lui-même qui appellerait à sa protection, la
conjoncture matérielle, sociale et économique qui fournirait à la simple
intuition le geste critique approprié. Malheureusement, il n’en est rien :
les événements ne parlent pas dans le champ de la politique avec une voix
sufsante et il reste nécessaire d’élaborer la pensée politique de l’écologie
à l’intérieur de l’espace idéologique contemporain. Une vision optimiste
des décennies écoulées pourrait suggérer que le mouvement de pro-
tection de l’environnement est à l’évidence l’incarnation d’une nouvelle
rationalité politique vouée à s’imposer, dans les régions du monde les
plus industrialisées comme dans celles qui atteignent plus tardivement
ce que l’on appelle encore le « développement ». Comme nous avons
vécu par le passé l’émergence des droits individuels et de l’égalité, puis
de la protection sociale contre les dégâts de l’économie de marché et,
plus tard, la décolonisation et l’égalité des sexes, l’écologie serait la pointe
d’un mouvement dans lequel les sociétés identient leurs pathologies
les plus graves et y répondent – de façon imparfaite et partielle, certes.
La cause de l’environnement correspondrait alors à une distanciation à
l’égard de l’idéal de progrès, orientée vers un progrès redéni, un freinage
nécessaire de l’ordre économique autrefois réputé répondre sans failles
aux besoins de la société.
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Sortir du brouillage ?
Naturellement, il faut voir le présent de façon plus cruelle et plus juste :
les nouvelles Lumières écologiques n’ont réalisé dans l’histoire qu’une
petite fraction de ce que les autres mouvements de protection du corps
social ont atteint dans le passé. On pourrait contester ce point en rap-
pelant que les exemples cités plus haut en comparaison sont eux aussi
remis en question et, plus généralement, qu’il n’y a pas de marche irré-
versible de l’histoire. Au moins ont-ils eu des effets incontournables :
ils ont xé dans le présent un seuil d’exigence, des normes, des attentes.
En dépit de son ancrage dans une portion signicative de la population,
l’idéal écologique semble stagner. Il accumule les défaites électorales
et, pis encore, culturelles : les fétiches hérités de l’âge industriel que
sont la croissance, la liberté économique, l’abondance matérielle et ses
expressions les plus banales, comme la possession d’une automobile
personnelle, ne cèdent en rien le pas à d’autres désirs et à d’autres repères
de civilisation. L’école, par exemple, n’a pas fait de la connaissance du
vivant et des milieux un pilier de la culture commune, ce qui apparaîtrait
pourtant comme un premier pas vers la conscience partagée de leur
valeur. Enn, il faut bien sûr compter au nombre des défaites de ce
mouvement l’énergie récemment décuplée de ses opposants les plus
explicites, climato-sceptiques et avocats du pétrole, devenus les alliés
de circonstance du populisme conservateur qui s’attire les faveurs des
plus désemparés des citoyens, aux États-Unis et ailleurs. Bruno Latour
propose de considérer cette contre-révolution écologique comme une
boussole indiquant le sud, la direction exactement inverse à celle que
nous devons suivre1. La remarque est parfaitement juste, et sans doute
la situation est-elle aujourd’hui plus claire qu’elle ne l’a jamais été, mais
encore faut-il qu’une masse critique perçoive et tire les conséquences de
cette heuristique négative – ce qui n’est à ce jour pas le cas.
Si ces phénomènes sont les plus graves obstacles qui s’opposent à une
réorientation massive de l’histoire, ce ne sont pourtant pas les seuls ni les
plus troublants. En effet, ce qui entrave le développement de l’écologie
comme priorité sociale et économique est peut-être aussi à chercher en
son sein, au plus près de ce qui pourrait constituer le socle politique d’une
voix qui parle pour la protection conjointe de la Terre et des sociétés
1 - Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
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c’est-à-dire de cela même que l’on reconnaîtrait comme l’objectif le
plus large de l’écologie. En effet, l’errance idéologique et la confusion,
les opportunismes et les malentendus s’accumulent et privent ce mou-
vement de son unité, de son énergie, et donc de son emprise sur les évé-
nements. Il serait trop long et trop fastidieux de donner la liste complète
de ces tensions internes au mouvement écologique, mais on peut d’abord
noter que l’intérêt pour l’intégration des limites matérielles de la planète à
l’économie, la valeur du vivant et notamment des espèces domestiquées,
ou même la critique de la globalisation néolibérale se retrouvent partout
dans le spectre politique actuel. Il semble en effet possible de mobiliser la
vulnérabilité de la nature comme un argument enchâssé dans des visions
appartenant à la droite, voire à l’extrême droite, comme à la gauche2. On
sait que l’idéologie conservatrice exploite depuis longtemps l’idée de
« nature » pour légitimer un ordre social et moral inégalitaire. Doit-on
alors parler au nom de cette nature réactionnaire ? Que peut-on répondre
à ceux qui considèrent que l’on peut mettre sur le même plan l’« origine »
d’une barquette de fraises et celle d’un migrant, ou que l’ordre familial
patriarcal doit être préservé au même titre que les terres agricoles ? Un
travail de clarication des catégories de l’entendement écologique reste
à faire, et leur articulation à la pensée émancipatrice, égalitaire et critique,
si elle a été afrmée par le passé, doit sans doute être recommencée.
On attend ainsi d’une institution
qui a rendu possibles
la dépendance aux énergies
fossiles et l’accroissement
des inégalités qu’elle répare
d’elle-même ce qu’elle a brisé.
Le brouillage interne des objectifs politiques de l’écologie provient
aussi, et sans doute plus nettement encore, de l’abaissement continu
des exigences qu’elle porte en puissance. En effet, sous l’inuence
d’une pensée qui se veut pragmatique, ou parfois « éco-moderniste », le
potentiel critique de la protection de la planète s’évapore à mesure qu’il
est intégré à l’ordre économique et politique dominant – celui-ci sachant
2 - Voir Zoé Carles, « Contre-révolutions écologiques », Revue du crieur, no 8, octobre 2017.
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très bien, comme la situation actuelle le prouve, s’assurer l’alliance des
porte-parole de la cause considérés par le plus grand nombre comme
légitimes. L’écologie est alors présentée comme un enjeu transpartisan,
sans contenu idéologique propre, destinée à simplement interdire ou
surtaxer les substances dangereuses (dans la mesure le rapport de
force avec l’industrie le permet), ou à encourager les comportements
individuels jugés responsables (en général inaccessibles aux catégories de
population les plus défavorisées). Cette écologie, aujourd’hui parvenue
en France au pouvoir, est en phase avec le credo libéral classique, qui
voit dans le marché un mécanisme autonome, capable de faire triompher
l’intérêt commun à partir des choix et des intérêts individuels, seulement
canalisés par de discrètes incitations de la puissance publique. On attend
ainsi d’une institution qui a rendu possibles la dépendance aux énergies
fossiles et l’accroissement des inégalités qu’elle répare d’elle-même ce
qu’elle a brisé. Là encore, une réponse se fait attendre du côté de ceux
qui conçoivent l’écologie politique comme un travail exigeant de rééla-
boration de nos catégories juridiques et économiques.
L’écologie politique a des alliés fragiles, perdus ou opportunistes, sur
lesquels elle ne peut pas compter dans la lutte contre ses ennemis les
plus directs. C’est ce qui prouve le mieux sans doute le fait qu’il s’agit
d’une élaboration critique à ce jour incomplète, encore à la recherche
de ce qui la dénit comme un bouleversement susceptible de toucher
non seulement une série de décisions ponctuelles, mais la façon dont se
compose l’espace contemporain du politique.
Politiser l’affect
Pour tenter de comprendre cet inachèvement et les défaites auxquelles
il donne lieu, nous ferons l’hypothèse que les affects et les attachements
mobilisés dans le discours de protection de la nature ne sont pas (encore)
correctement ajustés au problème politique que constituerait une issue
démocratique à la surexploitation de la planète et à ses conséquences iné-
galitaires. La mise en jeu des équilibres écologiques comme levier d’inter-
rogation, comme motif critique, comme point de vue intellectuellement
productif pour éclairer le présent n’a en effet peut-être pas rencontré
les aspirations subjectives à un meilleur traitement de l’environnement.
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