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ESPRIT 1801 0130

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LES FORMES DE L’AFFECT ÉCOLOGISTE
Des attachements à la critique
Pierre Charbonnier
Éditions Esprit | « Esprit »
2018/1 Janvier-Février | pages 130 à 144
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ISSN 0014-0759
ISBN 9782372340380
Les formes de
l’affect écologiste
Des attachements à la critique
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L
’histoire peut-elle donner raison par elle-même à un mouvement
politique ? Nous sommes fondés à nous poser la question,
aujourd’hui plus qu’hier encore, au sujet de l’écologisme, puisque,
en apparence au moins, les transformations de la planète, du vivant et
du climat plaident d’elles-mêmes pour une réponse écologique. Ce serait
en quelque sorte le monde lui-même qui appellerait à sa protection, la
conjoncture matérielle, sociale et économique qui fournirait à la simple
intuition le geste critique approprié. Malheureusement, il n’en est rien :
les événements ne parlent pas dans le champ de la politique avec une voix
suffisante et il reste nécessaire d’élaborer la pensée politique de l’écologie
à l’intérieur de l’espace idéologique contemporain. Une vision optimiste
des décennies écoulées pourrait suggérer que le mouvement de protection de l’environnement est à l’évidence l’incarnation d’une nouvelle
rationalité politique vouée à s’imposer, dans les régions du monde les
plus industrialisées comme dans celles qui atteignent plus tardivement
ce que l’on appelle encore le « développement ». Comme nous avons
vécu par le passé l’émergence des droits individuels et de l’égalité, puis
de la protection sociale contre les dégâts de l’économie de marché et,
plus tard, la décolonisation et l’égalité des sexes, l’écologie serait la pointe
d’un mouvement dans lequel les sociétés identifient leurs pathologies
les plus graves et y répondent – de façon imparfaite et partielle, certes.
La cause de l’environnement correspondrait alors à une distanciation à
l’égard de l’idéal de progrès, orientée vers un progrès redéfini, un freinage
nécessaire de l’ordre économique autrefois réputé répondre sans failles
aux besoins de la société.
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Les formes de l’affect écologiste
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Naturellement, il faut voir le présent de façon plus cruelle et plus juste :
les nouvelles Lumières écologiques n’ont réalisé dans l’histoire qu’une
petite fraction de ce que les autres mouvements de protection du corps
social ont atteint dans le passé. On pourrait contester ce point en rappelant que les exemples cités plus haut en comparaison sont eux aussi
remis en question et, plus généralement, qu’il n’y a pas de marche irréversible de l’histoire. Au moins ont-ils eu des effets incontournables :
ils ont fixé dans le présent un seuil d’exigence, des normes, des attentes.
En dépit de son ancrage dans une portion significative de la population,
l’idéal écologique semble stagner. Il accumule les défaites électorales
et, pis encore, culturelles : les fétiches hérités de l’âge industriel que
sont la croissance, la liberté économique, l’abondance matérielle et ses
expressions les plus banales, comme la possession d’une automobile
personnelle, ne cèdent en rien le pas à d’autres désirs et à d’autres repères
de civilisation. L’école, par exemple, n’a pas fait de la connaissance du
vivant et des milieux un pilier de la culture commune, ce qui apparaîtrait
pourtant comme un premier pas vers la conscience partagée de leur
valeur. Enfin, il faut bien sûr compter au nombre des défaites de ce
mouvement l’énergie récemment décuplée de ses opposants les plus
explicites, climato-sceptiques et avocats du pétrole, devenus les alliés
de circonstance du populisme conservateur qui s’attire les faveurs des
plus désemparés des citoyens, aux États-Unis et ailleurs. Bruno Latour
propose de considérer cette contre-révolution écologique comme une
boussole indiquant le sud, la direction exactement inverse à celle que
nous devons suivre1. La remarque est parfaitement juste, et sans doute
la situation est-elle aujourd’hui plus claire qu’elle ne l’a jamais été, mais
encore faut-il qu’une masse critique perçoive et tire les conséquences de
cette heuristique négative – ce qui n’est à ce jour pas le cas.
Si ces phénomènes sont les plus graves obstacles qui s’opposent à une
réorientation massive de l’histoire, ce ne sont pourtant pas les seuls ni les
plus troublants. En effet, ce qui entrave le développement de l’écologie
comme priorité sociale et économique est peut-être aussi à chercher en
son sein, au plus près de ce qui pourrait constituer le socle politique d’une
voix qui parle pour la protection conjointe de la Terre et des sociétés
1 - Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
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Sortir du brouillage ?
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– c’est-à-dire de cela même que l’on reconnaîtrait comme l’objectif le
plus large de l’écologie. En effet, l’errance idéologique et la confusion,
les opportunismes et les malentendus s’accumulent et privent ce mouvement de son unité, de son énergie, et donc de son emprise sur les événements. Il serait trop long et trop fastidieux de donner la liste complète
de ces tensions internes au mouvement écologique, mais on peut d’abord
noter que l’intérêt pour l’intégration des limites matérielles de la planète à
l’économie, la valeur du vivant et notamment des espèces domestiquées,
ou même la critique de la globalisation néolibérale se retrouvent partout
dans le spectre politique actuel. Il semble en effet possible de mobiliser la
vulnérabilité de la nature comme un argument enchâssé dans des visions
appartenant à la droite, voire à l’extrême droite, comme à la gauche2. On
sait que l’idéologie conservatrice exploite depuis longtemps l’idée de
« nature » pour légitimer un ordre social et moral inégalitaire. Doit-on
alors parler au nom de cette nature réactionnaire ? Que peut-on répondre
à ceux qui considèrent que l’on peut mettre sur le même plan l’« origine »
d’une barquette de fraises et celle d’un migrant, ou que l’ordre familial
patriarcal doit être préservé au même titre que les terres agricoles ? Un
travail de clarification des catégories de l’entendement écologique reste
à faire, et leur articulation à la pensée émancipatrice, égalitaire et critique,
si elle a été affirmée par le passé, doit sans doute être recommencée.
On attend ainsi d’une institution
qui a rendu possibles
la dépendance aux énergies
fossiles et l’accroissement
des inégalités qu’elle répare
d’elle-même ce qu’elle a brisé.
Le brouillage interne des objectifs politiques de l’écologie provient
aussi, et sans doute plus nettement encore, de l’abaissement continu
des exigences qu’elle porte en puissance. En effet, sous l’influence
d’une pensée qui se veut pragmatique, ou parfois « éco-moderniste », le
potentiel critique de la protection de la planète s’évapore à mesure qu’il
est intégré à l’ordre économique et politique dominant – celui-ci sachant
2 - Voir Zoé Carles, « Contre-révolutions écologiques », Revue du crieur, no 8, octobre 2017.
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très bien, comme la situation actuelle le prouve, s’assurer l’alliance des
porte-parole de la cause considérés par le plus grand nombre comme
légitimes. L’écologie est alors présentée comme un enjeu transpartisan,
sans contenu idéologique propre, destinée à simplement interdire ou
surtaxer les substances dangereuses (dans la mesure où le rapport de
force avec l’industrie le permet), ou à encourager les comportements
individuels jugés responsables (en général inaccessibles aux catégories de
population les plus défavorisées). Cette écologie, aujourd’hui parvenue
en France au pouvoir, est en phase avec le credo libéral classique, qui
voit dans le marché un mécanisme autonome, capable de faire triompher
l’intérêt commun à partir des choix et des intérêts individuels, seulement
canalisés par de discrètes incitations de la puissance publique. On attend
ainsi d’une institution qui a rendu possibles la dépendance aux énergies
fossiles et l’accroissement des inégalités qu’elle répare d’elle-même ce
qu’elle a brisé. Là encore, une réponse se fait attendre du côté de ceux
qui conçoivent l’écologie politique comme un travail exigeant de réélaboration de nos catégories juridiques et économiques.
L’écologie politique a des alliés fragiles, perdus ou opportunistes, sur
lesquels elle ne peut pas compter dans la lutte contre ses ennemis les
plus directs. C’est ce qui prouve le mieux sans doute le fait qu’il s’agit
d’une élaboration critique à ce jour incomplète, encore à la recherche
de ce qui la définit comme un bouleversement susceptible de toucher
non seulement une série de décisions ponctuelles, mais la façon dont se
compose l’espace contemporain du politique.
Politiser l’affect
Pour tenter de comprendre cet inachèvement et les défaites auxquelles
il donne lieu, nous ferons l’hypothèse que les affects et les attachements
mobilisés dans le discours de protection de la nature ne sont pas (encore)
correctement ajustés au problème politique que constituerait une issue
démocratique à la surexploitation de la planète et à ses conséquences inégalitaires. La mise en jeu des équilibres écologiques comme levier d’interrogation, comme motif critique, comme point de vue intellectuellement
productif pour éclairer le présent n’a en effet peut-être pas rencontré
les aspirations subjectives à un meilleur traitement de l’environnement.
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Les formes de l’affect écologiste
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Il ne s’agit donc pas d’opposer une perception affective, passionnelle,
des choses à leur considération objective et distanciée, mais plutôt de
rechercher les conditions dans lesquelles l’énergie des affects écologistes
pourrait s’investir en adéquation avec des enjeux véritablement politiques, que l’on pourrait déduire de notre connaissance de l’histoire et de
l’économie. Il y a du jeu, quelque chose d’irrésolu, entre ce dont l’écologie
politique est l’expression, qui reste au demeurant toujours à définir, et
la façon dont elle l’exprime dans la sphère publique. Les raisons de ce
décalage sont nombreuses et renvoient à la façon dont s’est constitué,
dans les sociétés modernes, le rapport entre les catégories politiques et
le monde matériel.
La distinction opérée ici entre l’affect écologiste et le problème auquel il
entend encore confusément faire face a nécessairement quelque chose
d’artificiel, dans la mesure où l’espace des représentations dites politiques
ne peut pas être totalement séparé des forces sociales et historiques
qui déterminent, de façon plus profonde, plus puissante, mais aussi
plus lente, l’idée même que l’on se fait d’un problème politique. Mais le
caractère inouï de l’idée écologique tient peut-être justement en partie à
cette spécificité : la rapidité avec laquelle elle est apparue, qui plus est sous
la forme d’une urgence, et le fait que certains de ses objectifs apparaissent
en contradiction avec les finalités traditionnellement acceptées de l’action
politique expliquent que l’on ne soit pas encore en pleine possession de
ses véritables ressorts. Un rapide coup d’œil vers le passé peut suffire à se
donner une idée de cette caractéristique. Si le mouvement de protection
de la nature peut être rattaché à des racines intellectuelles et culturelles
lointaines, si lointaines d’ailleurs que ce projet de remontée à l’origine
perd son sens, la possibilité d’intervenir dans l’espace politique au nom
des intérêts ou de la valeur de la nature est quelque chose de tout à fait
récent. Cela ne s’est pas produit avant la fin du xixe siècle, avec la création
des premiers parcs naturels, et l’émergence d’une conscience politique
explicitement écologiste a dû attendre la seconde moitié du xxe siècle.
Que l’on compare simplement cela à l’exigence d’une distribution juste
des richesses ou des pouvoirs, par exemple : celle-ci est sans doute aussi
ancienne que la pratique et la parole politiques elles-mêmes et, si elle
a pris des formes extrêmement variées au cours du temps, elle semble
constitutive des opérations par lesquelles la chose commune est prise
en charge. Autrement dit, il n’est pas surprenant que l’absorption du
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problème écologique par la pensée politique soit encore devant nous :
ce processus est encore très jeune, si nous le mesurons à l’échelle que
constituerait la structuration pluriséculaire des questions centrales de la
politique moderne, telles que la neutralité religieuse de l’État, son attitude
face au marché ou encore la mise au point des dispositifs représentatifs.
Les symptômes d’un bouleversement historique majeur sont donc bel
et bien visibles, mais la réponse écologiste, elle, n’a peut-être pas encore
bénéficié de l’expérience historique nécessaire à la constitution d’un enjeu
massivement reconnu comme central.
On pourrait d’ailleurs se demander ce qu’il en est, de manière analogue, de processus critiques passés, plus anciens. Peut-on affirmer,
par exemple, que le mouvement pour les droits de l’homme, que l’on
considère généralement comme hérité des Lumières, s’est longtemps
cherché avant de trouver une expression politique réellement adéquate
aux torts qu’il entendait corriger ? Cet exemple est instructif, dans la
mesure où l’universalité abstraite du concept de droits humains induit
une tension par rapport à la singularité des cas que l’on entend traiter
sous leur autorité : ils ne se sont ainsi réalisés qu’imparfaitement, en
ne cessant d’être redéfinis dans leur contenu et parfois même opposés
entre eux. La volonté exprimée dans l’idée de droits de l’homme a donc
plus été un idéal régulateur qu’une norme transparente définie une fois
pour toutes, et c’est de cette manière qu’elle s’est rendue sensible aux
situations historiques. De ce point de vue, la leçon peut être retenue : il
s’agit peut-être moins, au sujet de l’environnement, de développer des
principes fermés et dogmatiques que d’actualiser le potentiel critique
présent dans l’interrogation sur les relations entre nature et société,
même si celui-ci est situé historiquement. Si nous pensons à présent
à la critique des conditions de travail industrielles, il est clair qu’une
période assez longue s’est déroulée entre les premières manifestations
de la misère ouvrière et la garantie par le droit social de certaines protections. Mais s’agit-il vraiment d’un temps d’incubation entre le symptôme,
la souffrance et son élaboration ­complète sous la forme d’un défi lancé
aux politiques libérales ? On pourrait penser au contraire, au vu de
l’histoire de la pensée socialiste notamment, et pas seulement de Marx,
que la critique des asymétries économiques et juridiques typiques de la
société industrielle a été immédiatement élaborée, dès le premier tiers
du xixe siècle. Sans avoir à se prononcer de façon définitive sur cette
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Les formes de l’affect écologiste
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question, nous pouvons toutefois faire l’hypothèse que les questions
environnementales n’obéissent pas à ce schéma : après une très longue
période pendant laquelle le monde social s’est soucié de son autonomie
en tant que corps composé d’individus libres et égaux, l’incorporation
des choses, des vivants, de la Terre, en tant qu’éléments constitutifs de
la dynamique d’émancipation collective, ne peut aller de soi. S’il en est
ainsi, c’est d’abord parce que le sujet politique de l’écologie est difficile
à situer : s’agit-il de l’humanité en général, des élites savantes en rupture
avec les schémas du développement économique, des victimes des catastrophes environnementales ou de tout cela à la fois ? Aucun sujet n’étant
similaire à ce que le prolétariat, puis les employés des classes moyennes
ont incarné historiquement, il manque à l’écologie l’ancrage sociologique
susceptible de mobiliser un bloc significatif.
S’il n’y a donc pas lieu de remettre en question de façon brutale ce que l’on
pourrait appeler l’affect écologiste, c’est-à-dire l’ensemble des valeurs et
des attachements qui ont construit la culture environnementale contemporaine, il faut toutefois le prendre pour ce qu’il est – un foyer de problématisation et de politisation dont l’état présent n’est sans doute pas
encore à la hauteur de ce que, pourtant, il tente d’exprimer. C’est même en
réalité au nom de cet affect que l’on peut se donner pour tâche d’éclairer sa
signification plus complète, pour l’attacher à une histoire et à une ambition
qui ne sont pas toujours reconnues comme étant les siennes.
Contre-politique écologique
Soyons à présent plus directs et mettons des mots sur le décalage entre
l’écologie et sa politique, entre la culture environnementale dominante et
ce que nous considérons être l’héritage critique dont elle doit se saisir. Par
contraste avec les idées et les revendications structurant l’espace politique
ordinaire, allant du plus au moins libéral, ou du plus au moins régulateur,
les idées écologistes se sont souvent présentées comme étant en rupture
avec la logique commune à ces différentes positions.
D’abord, l’affect écologiste est profondément et prioritairement moral :
la société de consommation et son caractère destructeur ne sont pas
seulement rejetés en tant que résultats d’un certain nombre de décisions
politiques délétères, mais plutôt comme l’image d’une corruption latente
du monde social, de son incapacité à se tenir dans des limites pourtant
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définies par la nature elle-même. Le motif longtemps en vogue consistant
à « sauver » la planète exprimait bien cette alerte morale et son caractère
d’exception : il ne s’agit pas seulement d’organiser la vie publique selon
de justes principes, mais de répondre à un appel qui revêt une priorité
absolue par rapport à la politique ordinairement conçue. Si l’écologie
a longtemps pris la forme de l’alerte, en faisant appel aux consciences
et à leur capacité à s’élever au-dessus du jeu des préférences de parti,
c’est bien sûr parce qu’elle ne pouvait pas être située dans la polarisation
politique de la guerre froide entre marché et socialisme d’État, mais aussi
parce qu’elle s’est souvent pensée comme une intervention de la morale
dans la politique, pour la suspendre et se poser comme extérieure à elle.
En philosophie, ce caractère d’intervention, coupant court au débat tel
que la tradition démocratique l’avait instauré, est particulièrement visible,
que ce soit du côté de la deep ecology anglo-saxonne ou des penseurs « anticonformistes » français, comme Jacques Ellul ou Bernard Charbonneau.
Ces différentes positions partagent l’idée nostalgique que quelque chose
s’est perdu dans le rapport au monde moderne et que cette perte est
d’abord une défaillance morale. Ce monde plus plein, plus complet,
meilleur, on le retrouvera en se déplaçant fictivement vers le temps perdu
de l’harmonie pré-moderne (dans les écologies réactionnaires), ou dans
l’espace non conquis de la nature sauvage, des parcs naturels, c’est-à-dire
des milieux protégés de la faute originelle. Mais que ce soit dans l’espace
ou dans le temps, la réponse à l’alerte morale prend le plus souvent la
forme d’une sortie de la modernité.
Le second trait qui confère à l’écologie son caractère d’exception par
rapport au discours politique ordinaire est l’appel à un ordre nouveau
des personnes et des choses. L’écologie ne se satisfait pas de l’idée selon
laquelle il faut organiser la vie collective sur la base d’un contrat scellé
entre hommes et dont dérivent un certain nombre d’obligations et
­d’interdits. Même si le système prescriptif de la politique concerne en
second lieu des choses, des vivants, des espaces, qui seront appropriés,
échangés, voire protégés, cette secondarité pose problème pour l’écologie,
qui recherche une symétrisation plus radicale des statuts de l’humain et
du non-humain, voire la représentation de ces derniers à un titre égal aux
humains3. La thématique de l’anthropo­centrisme, c’est-à-dire de l’idée
3 - Voir, par exemple, Sue Donaldson et Will Kymlick, Zoopolis, Paris, Alma, 2016.
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Les formes de l’affect écologiste
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selon laquelle seuls les humains posent des valeurs et sont susceptibles
d’être la finalité d’un acte moral, a configuré cette pensée depuis longtemps : à rebours des élaborations qui avaient constitué le fonds commun
de la morale et de la politique moderne – et dont Kant a sans doute
donné la forme la plus pure – le refus total d’un rapport instrumental
au non-humain suppose que le principe d’égalité reçoive une acception
cosmologique et non plus intersubjective. Élégamment formulée par
Arne Næss à travers le concept d’« égalitarisme biosphérique 4 », cette idée a
alimenté ­l’essentiel de la philosophie environnementale, pas seulement
de tradition américaine. En effet, si le contrat social moderne avait été
conçu de façon délibérément restrictive, pour donner à l’égalité entre
hommes une valeur contrastive par rapport aux relations asymétriques
entre humains et non-humains, la dénonciation de cette restriction a
fonctionné comme une opération fédératrice pour un grand nombre de
pensées vertes. Ce déplacement de la problématique sociale moderne est
pourtant souvent resté à l’état d’ébauche, puisque ses accents proprement
utopiques ont souvent été atténués : en effet, l’ordre nouveau promu
par cette pensée, où chaque chose se voit attribuer une valeur indépendante de l’utilité, suppose qu’un appareil normatif complet, définissant
les droits et les devoirs de chacune de ces choses, soit mis au point. Or
cela n’a quasiment jamais été le cas, ­l’argumentation se contentant d’une
appréciation critique générale de l’anthropocentrisme, pour laisser relativement confus les traits que devrait prendre une mise en politique de
toutes choses, de tous les vivants.
L’affect écologiste,
dans sa formulation la plus
radicale, a bien souvent pris la
forme d’une contre-politique.
L’affect écologiste, dans sa formulation la plus radicale, a donc bien
souvent pris la forme d’une contre-politique : non pas d’une politique
opposée à d’autres politiques, mais d’une pensée pour laquelle l’ordre
politique lui-même est pris en défaut, d’une part, parce que ce sont
4 - Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie [1989], traduction par Charles Ruelle, révisée par
Hicham-Stéphane Afeissa, Paris, Éditions MF, 2008.
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des normes morales qui sont mises en jeu et, d’autre part, parce que la
communauté visée par l’écologie n’est pas peuplée des mêmes êtres que la
communauté politique ordinaire. L’une des questions les plus importantes
que soulève ce constat est celle du voisinage entre écologie et religion :
même si le mouvement pour l’environnement n’a pas été porté de façon
univoque par des groupes sociaux proches des religions constituées, tant
s’en faut, ses idéaux reprennent d’un même coup la genèse de la communauté et celle des valeurs. On s’est souvent demandé si l’écologie devait
être pensée comme une religion civile, c’est-à-dire comme quelque chose
qui se substitue aux dogmes religieux en remplissant leurs fonctions sur
le plan séculier, ou comme une sacralisation du profane, c’est-à-dire une
idéologie qui réactive la présence du théologique dans le politique. Cette
caractéristique est un trait supplémentaire de l­’exception écologiste au
regard de la politique ordinaire : sous la forme d’un ré-enchantement du
monde, via la contestation de l’objectivation de la nature ou sa requalification comme personne, la pensée environnementale n’entend pas seulement toucher à la façon dont sont organisés les hommes en vue d’une
finalité prédéfinie comme politique, mais bien plutôt mettre en question
cette finalité telle que l’histoire nous l’a léguée.
La protection de la nature, que nous l’entendions au sens des espaces
sauvages en marge de l’habitat humain, de la nature ordinaire que nous
fréquentons quotidiennement ou même de la nature fonctionnelle des
grands équilibres climatiques et évolutifs, se trouve en porte-à-faux par
rapport aux justifications traditionnelles de l’action politique. Le bien et
le juste auxquels nous faisons référence sont réaménagés, les êtres dotés
de considération ne sont pas les mêmes et, surtout, le cadre temporel
dans lequel nous nous situons est tout à fait spécifique, plus long et
plus urgent à la fois. Et puis, il faut reconnaître que l’affect écologiste a
quelque chose d’irréductible : une personne qui aurait été socialisée sans
que jamais les plantes, les animaux, les paysages ne se voient attribuer
une valeur affective ou esthétique spécifique, ou sans qu’ils n’aient fait
l’objet d’une attention singulière, une telle personne a peu de chance
de contracter un ethos de protecteur de la nature. Sans une certaine
dose de littératie écologique, il y a donc peu de chances pour qu’une
masse critique de citoyens engagés emporte la mise sur cette question.
C’est d’ailleurs sans doute ce qui explique l’inaction qui règne encore
aujourd’hui : non seulement il y a objectivement un écart entre ce qu’il
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Les formes de l’affect écologiste
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y a à faire et les chemins couramment empruntés par l’action politique,
mais il est parfaitement possible d’être indifférent au destin des choses
non humaines parce qu’on ne se sent pas lié à elles. Autrement dit,
l’opération écologique n’est pas marginale : elle touche à ce qu’il y a de
mieux ancré dans les habitudes individuelles et collectives et son ambition
propre tend sans surprise à faire fléchir les cadres les mieux reçus de la
pensée et de l’action.
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Pourtant, les choses se compliquent encore lorsque l’on note que les
impératifs rassemblés sous le concept d’environnement ont été très largement absorbés par les politiques menées en Europe et dans le monde
selon le régime de la normalité la plus banale. Depuis les années 1970,
pour la plupart des nations développées, plus tard pour les autres, un
arsenal de plus en plus en large et détaillé de normes environnementales
et sanitaires est venu encadrer le déploiement des activités industrielles,
de l’économie en général. Dans quelques cas très spécifiques, des mesures
de protection de l’environnement ont même été imposées au niveau
international, comme avec l’interdiction des chlorofluorocarbones (Cfc)
provoquant le fameux « trou » dans la couche d’ozone (protocole de
Montréal de 1987, révisé et ratifié tout au long des années 1990). Ces
mesures ont bien évidemment été prises sous la pression d’une partie
significative de la société, convaincue par les arguments écologiques,
ainsi qu’à l’instigation de figures scientifiques amenées à assumer leur
rôle politique.
Néanmoins, on peut douter qu’il s’agisse là véritablement d’une réalisation
des idéaux écologistes, dans leur version pleine et entière. La stagnation
électorale des partis verts, mais aussi l’incapacité de ce mouvement à
s’imposer comme une force culturelle et idéologique majoritaire n’ont
pas freiné le travail d’élaboration juridique qui conduit à la mise en place
progressive d’un droit de l’environnement. Celui-ci, de façon tout à fait
frappante, constitue un appareil normatif qui peut à l’occasion répondre
aux idéaux écologistes, mais qui se situe de façon manifeste en deçà de
l’alerte et de l’urgence qui définissent ces idéaux. Incorporées à l’appareil
d’État et à son fonctionnement quotidien, les normes environnementales
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Normalisation de l’écologie
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sont certes régulièrement affichées comme les preuves d’une bonne
volonté de l’action publique et même de son caractère progressiste, mais
elles relèvent le plus souvent de la régulation, de la réparation, et non de
décisions structurelles affectant l’orientation industrielle, économique,
énergétique, sociale, des nations. Cette normalisation de l’écologie dans
l’espace public ne s’est pas faite sans trahir l’affect écologiste, principalement parce que le cœur de la controverse, c’est-à-dire l’appel à une
contre-politique, a constamment été évité, contourné, repoussé à plus
tard, dans un contexte historique où d’autres priorités ont pris le dessus.
Autrement dit, en même temps que la pensée écologique était intellectuellement et publiquement confinée dans un statut de front secondaire
de la critique, avec d’autres luttes qualifiées de sectorielles (droits des
femmes et des minorités, notamment), la reconnaissance par les pouvoirs
publics d’une part de « responsabilité environnementale » de l’économie,
pour reprendre l’expression en vogue, se réalisait sous la forme de mutations discrètes, acritiques.
Le potentiel critique
et régénérateur de l’idée
écologiste a sans doute été évacué
de l’horizon des possibles
à mesure qu’il a été retraduit
sous la forme de mesures
normatives ponctuelles.
Dans la France actuelle, cela aboutit à une situation où l’État peut se prévaloir d’un rôle de leader dans la signature d’un accord sur le climat (Cop21,
décembre 2015) tout en demeurant un poids lourd de ­l’agro-industrie et
de la filière nucléaire. Le durcissement de la compétition économique
et de ses règles internationales, devenues spectaculaires à mesure que
les opportunités de croissance se faisaient rares, n’a donc pas été perçu
dans sa contradiction avec l’exigence environnementale. Celle-ci s’est
alors affadie et banalisée, pour devenir une finalité d’autant plus fédératrice et consensuelle que ses moyens adéquats sont soigneusement
laissés de côté dans l’échange démocratique. Il faudrait même dire de
façon plus nette encore : le potentiel critique et régénérateur de l’idée
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Les formes de l’affect écologiste
Pierre Charbonnier
écologiste a sans doute été évacué de l’horizon des possibles à mesure
qu’il a été retraduit sous la forme de mesures normatives ponctuelles.
Les politiques environnementales qui se sont mises en place dans les
anciennes régions industrielles du monde ont majoritairement répondu à
un principe d’éco-efficacité, et doivent alors être conçues comme la petite
monnaie d’un projet plus vaste et plus radical, que son inachèvement
idéologique constitutif a fractionné sous cette forme apolitique.
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Même si de nombreuses voix ont fait un mot d’ordre de la politisation
de l’écologie, celle-ci reste donc largement devant nous, principalement
pour ces deux raisons qui sont le miroir l’une de l’autre : d’un côté, l’affect
qui anime le mouvement idéologique pour la défense de la nature se
formule en tant que refus de la politique constituée ; de l’autre, on a affaire
à une infra-politique qui se situe manifestement en deçà des attentes
légitimement formulées par les pensées critiques faisant des ­rapports à
la nature le centre de gravité d’une altération historique majeure de la
modernité. Ces deux phénomènes constituent un paradoxe, mais pas
une contradiction stricte : en effet, on peut penser que la formulation
idéale de l’écologie comme volonté de rupture avec l’ordre politique a
­compromis sa capacité à peser sur l’évolution des idées et des actes politiques dans la France et l’Europe des dernières décennies – incapacité
qui, par contraste, a donné licence à l’écologie gestionnaire.
Considérons en effet cette simple question : la politique est-elle quelque
chose que l’on peut délibérément suspendre ? Ne faut-il pas prendre au
second degré la volonté de rupture morale et d’instauration d’un ordre
fondamentalement nouveau, pour réintégrer ces idéaux dans le cours
« normal » de l’histoire – dans une dynamique sociale et politique qui, si elle
est parfois saisie par des moments qui semblent la fractionner, demeure
quoi qu’il en soit l’histoire, la seule, dans son unité ? Et surtout : n’est-on
pas mieux en mesure de comprendre l’ambition politique de l’écologie si
on la rapporte à une histoire profonde des catégories politiques modernes,
des modalités de la critique sociale et des relations collectives à la nature
au sein des civilisations industrielles ? En effet, même à considérer la
radicalité absolue de l’écologie comme refondation de toutes les valeurs,
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Dans la modernité
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cette radicalité procède, qu’elle le reconnaisse ou non, d’un constat relatif
au présent, d’une volonté d’imprimer à l’histoire une réorientation qui,
d’une certaine manière, constitue un lien avec le passé. En d’autres termes,
il faut réussir à concevoir la rupture comme une continuité d’un genre
singulier et voir la tension vers un « autre » monde comme procédant de
ce monde, tout simplement pour qu’elle fasse histoire.
Il y a deux raisons pour préférer cette lecture de l’écologie à une compréhension au pied de la lettre de son caractère d’exception. La première,
la plus intuitive, est que la transformation du socle matériel des sociétés
au cours du xixe siècle est indissociable des évolutions du droit, de l’idéal
d’émancipation et in fine de la démocratisation de la société. Le long processus d’accumulation, de libération des forces productives et de désinhibition face aux risques, tout en rendant nécessaire un travail éclairant
ses raisons et ses mécanismes spécifiques, demeure un phénomène historique compréhensible en des termes relativement classiques. Les motifs
avancés pour justifier et réaliser cette dynamique sont nés dans l’Occident
moderne, ils étaient pour ainsi dire embarqués au sein des justifications
de l’industrie et du progrès sans que l’on ne s’en aperçoive toujours, ils
étaient les alliés des libertés publiques et de l’amélioration des conditions
d’existence, et jamais ils ne sont apparus comme requérant une révolution axiologique et/ou ontologique. En somme, c’est du libéralisme,
de l’idéologie propriétaire et de l’économie acquisitive qu’il est question
lorsque nous entendons transformer à nouveau notre socle matériel,
pour le meilleur cette fois. Or il faut bien supposer une certaine homogénéité entre une lutte et sa cible, entre ce qu’il y a à juger, à défaire et
les moyens inventés pour juger, pour refaire. Si la politique de l’écologie
doit se concevoir comme un contre-mouvement, il faut alors qu’elle
admette de partager avec le mouvement contre lequel elle s’élève une
appartenance historique commune, fonctionnant comme l’espace d’une
controverse possible. Se projeter dans une réalité de rupture court donc
le risque de déconnexion, de désajustement, qui provoquerait un hiatus
impossible à combler entre la critique et son objet.
La seconde raison a déjà été évoquée : il faut résister à la tentation suscitée
par les idéaux écologistes d’une issue qui prendrait la forme d’une fuite,
d’une sortie du territoire commun de la modernité. Dans les dernières
années, nous avons beaucoup entendu le slogan affirmant qu’il n’existe
pas de « planète B » : cela signifie, très justement, que la communauté
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Les formes de l’affect écologiste
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mondiale doit vivre dans les limites biologiques, géologiques et climatiques de la Terre et que l’on ne peut s’en remettre rationnellement à
des solutions fondées sur le dépassement de ces seuils. Mais ce principe
doit, ironiquement, s’appliquer au mouvement environnementaliste luimême : il n’existe en effet pas de « société B » où nous serions confortablement réunis entre convaincus de l’écologie et de ses gestes responsables. L’idéal sécessionniste des gated communities, ces communautés
privilégiées qui assument de rompre les liens avec les vulnérabilités du
plus grand nombre pour vivre protégées dans des îlots de prospérité
durable, ne peut devenir celui des élus de l’éco-responsabilité. L’écologie
ainsi conçue et expérimentée comme un canot de sauvetage deviendrait
alors une force contribuant à la dislocation du social et de ses solidarités
constitutives, qui sont pourtant déjà soumises à des épreuves importantes, et qu’il s’agit bien entendu de recomposer.
Autrement dit, la critique écologique, prise au sérieux, est le produit
des tensions internes aux structures idéologiques et sociales modernes,
notamment dans leurs développements les plus récents et les plus tragiques
que sont le changement climatique, l’érosion massive de la biodiversité et la
montée des inégalités provoquée par l’obsession de la croissance. Comme
le mouvement socialiste avant elle, qui a constitué la première occurrence
historique d’un déplacement des catégories idéologiques et économiques
associées à l’ère industrielle, l’écologie politique ne se laisse réduire ni
à un point de vue normatif exogène et spéculatif, ni à un ensemble de
réglages administratifs visant à atténuer le choc. L’écologie est aujourd’hui
la seule force intellectuelle et sociale en situation de s’affranchir à la fois des
mythes du marché et de la nation, qui constituent pourtant la polarisation
la plus couramment adoptée dans les débats actuels5. L’écologie politique
doit s’opposer à cette configuration néfaste du débat en définissant un
au-delà du choix entre protection identitaire et ouverture commerciale,
c’est-à-dire le seul horizon de démocratisation véritable qui nous reste
aujourd’hui après l’effondrement du socialisme de parti et la paralysie
des institutions européennes. Mais pour cela, elle doit encore clarifier ce
dont elle hérite des contre-mouvements du passé et ce en quoi elle est
absolument nouvelle dans le spectre politique contemporain.
5 - Sur cette polarisation, voir Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Sociologie et socialisme, Paris, Éditions
de l’Ehess, 2017.
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