Pour penser la médicalisation de nos sociétés

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Pour penser la médicalisation de nos sociétés
Thierry Gutknecht
Dans Le sociographe 2020/4 (N°72), pages 36 à 48
Article
a médicalisation de nos sociétés contemporaines est souvent présentée comme un
trait central de ces dernières. Il est alors intéressant de se pencher sur ce processus
et de chercher à identifier en quoi le travail social est interrogé dans sa pratique par
la médicalisation. Nous proposons dans ce texte diférents éléments qui nous
paraissent significatifs et porteurs d’enjeux pour ce champ.
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L
Nous commençons par présenter certains traits caractéristiques du processus de
médicalisation. À partir de ceux-ci, nous énonçons ensuite quelques problèmes et
enjeux, pour le travail social, mais aussi pour la société en général. Enfin, nous
formulons trois niveaux – pratique, conceptuel-épistémique et éthique-politique — qui
doivent permettre de penser d’une manière sufisamment globale le champ de la santé
mentale dans son lien avec le processus de médicalisation et dont le travail social est un
élément désormais significatif.
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L’approche proposée est philosophique. Il s’agit de développer une rélexion critique sur
un champ de pratiques spécifiques, qui s’appuie entre autres sur des connaissances
développées par les sciences humaines et porte une attention particulière aux concepts.
La philosophie est donc comprise ici comme un outil rélexif, lequel, quitte à créer un
écart parfois radical avec certaines pratiques et représentations au sein d’un champ
particulier, cherche, à partir de ces rélexions locales, à participer à un diagnostic plus
global sur le fonctionnement de la société; mais aussi à mieux se situer, agir et à
transformer cette dernière, et donc également à chercher à mieux vivre dans son
époque, individuellement comme collectivement.
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Éléments autour de la médicalisation
Il faut entendre par médicalisation un processus global consistant en une extension du
champ de compétence de la médecine et par lequel des thèmes et des questions
considérés par le passé comme relevant d’un registre autre que médical relèvent
désormais de ce dernier. Ce mouvement implique une augmentation des aspects de la
vie quotidienne sur lesquels la médecine est considérée comme légitimée à intervenir.
L’expertise médicale ou psychiatrique, mobilisée dans des champs aussi divers que le
domaine judiciaire, scolaire, assurantiel ou contractuel, en est un exemple significatif.
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Comme le relève Aïach (2006, pp. 65 sq.), ce processus de médicalisation est également
caractérisé par une expansion du corps médical et de l’utilisation des services de santé,
ainsi que par une préoccupation de plus en plus forte pour la santé et le bien-être au
sein de nos sociétés contemporaines. Le sociologue parle d’idéologie de la santé. Il
implique par ailleurs un nombre conséquent d’agents, non plus uniquement
directement liés au champ de la médecine, mais aussi divers que des groupes de
patients, des industries pharmaceutiques, des compagnies d’assurances, l’État, etc.
Collin et Suissa (2007, p. 27) les présentent comme des acteurs relais et moteurs.
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Que l’on cherche à adopter une approche prioritairement descriptive de ce phénomène
de médicalisation; que l’on mette en avant sa dimension innovatrice et ses bienfaits,
notamment liés au progrès social; ou au contraire que l’on cherche à pointer ses efets
négatifs et totalisants, il est indiscutable qu’il s’agit là d’un fait de société, d’un
processus non seulement scientifique, technique, mais également sociopolitique,
économique et culturel, aussi complexe qu’incontournable, et donc une réalité qu’il
s’agit de rendre polémique, afin de la penser dans tous ses enjeux et ses dimensions.
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L’anthropologue et sociologue Fassin précise de manière pertinente cette question de la
médicalisation et des enjeux qui y sont reliés. À partir de ses analyses sur la question du
corps et de la santé, il cherche notamment à montrer les manières dont nos sociétés
traitent la question sociale. Deux points sont intéressants à souligner. Premièrement, à
la suite de Foucault, Fassin relève que la médicalisation prend toute son amplitude dès
lors que s’opère un déplacement au XIX siècle de la clinique médicale vers la santé
publique et la gestion collective de la santé comme bien public (Thiel, 2006, p. 102). La
médicalisation fonctionne dès lors comme contrôle et régulation des corps et des
populations, en agissant sur les représentations, sur les savoirs et sur les
comportements. Foucault parle d’ailleurs d’une médecine qui «commence à ne plus
avoir de domaine qui lui soit extérieur». Mais pour Fassin, ce processus doit également
être analysée aujourd’hui à partir de ce qu’il appelle le «gouvernement des corps».
Celui-ci est à comprendre comme un mode d’intervention par l’État, et aussi, plus
largement, par la société, «de manière souvent moins visible sur de multiples scènes de
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Médicalisation, travail social et société: quelques points
de réflexion
la vie quotidienne» (Fassin et Memmi, 2004, p. 10). Nombreux sont en efet les lieux qui
laissent apparaître la place grandissante que prennent les questions de la santé et de la
vie de l’individu singulier dans le gouvernement des afaires humaines. L’État n’y joue
pas un rôle d’«ordonnateur exclusif»; il est davantage à comprendre comme un
«interlocuteur obligé» (ibid., p. 24), à la fois dans des relations avec d’autres acteurs de
la société qui peuvent prendre de multiples formes — relations d’autorité, d’inluence,
de négociation, etc. — et pris dans des contraintes tant économiques et morales
qu’idéologiques. L’un des traits essentiels de cette gouvernementalité est de chercher à
«faire que chacun se gouverne au mieux lui-même» à partir d’une intériorisation de la
norme (ibid., p. 25). Le second point à relever est ce que Fassin (2000, p. 105) appelle la
«sanitarisation du social». Il faut entendre par là «la traduction de réalités sociales
dans le langage sanitaire» (ibid., p. 109). La justification par l’existence d’une maladie
grave de l’attribution d’un titre de séjour ou du relogement de personnes vivant en
habitat précaire sont deux exemples relevés par Fassin et Memmi (op. cit., p. 10), valant
comme indicateurs de la centralité du corps et de la santé dans les décisions des
pouvoirs publics. La politique se dirait alors désormais de manière privilégiée dans le
langage du médical, efaçant en retour la possibilité d’aborder et de traiter d’une autre
manière une réalité sociale qui pose problème. Le sociologue parle également de
«biolégitimité», pour désigner la «priorité donnée au vivant dans le gouvernement des
afaires humaines» (Fassin, 2000, p. 105).
Ces éléments, autour du fait de société qu’est la médicalisation et les deux
prolongements que nous avons proposés à partir de Fassin, permettent de souligner un
premier point significatif pour une rélexion sur le travail social, mais aussi plus
largement pour la société en général. En efet, l’expansion du champ de compétence de
la médecine et la préoccupation de plus en plus forte pour la santé et le bien-être au sein
de nos sociétés contemporaines comportent le risque d’une place du médical comme
porte d’entrée limitée et réductrice de la définition et du traitement de certains
problèmes sociaux. Le médecin Pilgrim (2012, p. 1) va dans ce sens lorsqu’il relève le
risque efectif d’une «résolution d’un problème de société […] déléguée aux médecins,
au lieu de le traiter à la base». Autrement dit, la médecine devient elle-même un
problème lorsqu’elle «intègre des problèmes de société dans ses objectifs». Il y aurait là
une tendance à médicaliser certaines problématiques sociales. Les conséquences d’une
telle dynamique sont d’occulter et d’éviter de penser des dimensions significatives dans
l’émergence de la situation limite dans laquelle se trouve la personne et d’intervenir sur
cette dernière et non sur la dimension structurelle de la société.
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Ce point nous renvoie à l’importance de penser la médicalisation dans sa complexité et
donc avec d’autres traits qui caractérisent nos sociétés contemporaines. Nous pouvons
mentionner par exemple l’autonomisation et la responsabilisation de l’individu, en tant
que nouvelle normativité sociale propre à l’individualité contemporaine, mais aussi la
participation ou encore la formalisation des rapports sociaux. Plus précisément, la
psychologisation de la société est un autre trait souvent relevé pour ce qui est de
l’intervention sociale. Martuccelli (2011, p. 16) évoque à ce sujet l’importance accordée
aux états subjectifs qui seraient devenus des éléments majeurs de la perception
collective et ce, depuis la fin du XIX siècle. Il précise que nous assistons désormais à
«la consolidation de modes d’intervention qui sollicitent activement la subjectivité des
individus», ainsi qu’à «une vulgarisation plus ou moins généralisée du langage
psychologique» (ibid., p. 23). D’autres chercheurs parlent également d’individualisation
de l’accompagnement social. L’intervention sociale tendrait selon eux vers une prise en
charge de plus en plus individualisée, mais aussi personnalisée et singularisée,
cherchant à correspondre au plus près à la personne — traits, ressources, dificultés, etc.
(Bresson, 2006; Bresson, 2012) [1]. Ceci ne va pas sans ambiguïté. En efet, une telle
approche prend pour objet l’individu lui-même, se fixant principalement sur sa
trajectoire et son état, et porte le risque de ne rendre compte que partiellement d’une
réalité complexe. On en vient ainsi à activer les capacités et ressources de l’individu en
lui demandant un travail sur soi, ainsi que de s’adapter à un contexte et à des structures
elles-mêmes problématiques et génératrices de soufrances. Cette exigence de
transformation des individus participerait d’une tendance globale des politiques
sociales depuis les années 1980 qui entendent activer et mobiliser les personnes par les
principes d’autonomisation et de responsabilisation, sans interroger le temps, les
moyens et opportunités à disposition, les structures elles-mêmes, ni ces deux principes,
tant dans la définition qui leur est donnée que dans leur application. Si l’on suit Bresson
(2012, pp. 72-73), nous serions là en présence d’une «nouvelle manière de penser la
gouvernementalité à partir d’un traitement (de masse) des individus», qui prendrait
des formes incitatives, coercitives, mais aussi moralisatrices.
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Par ailleurs, une telle gouvernementalité doit être reliée au concept de sécurité, autre
trait essentiel de nos sociétés actuelles. Gouverner, comme le relève Foucault
(Gutknecht, 2016, pp. 175-177), consiste à exercer un pouvoir visant à réguler les
conduites individuelles ainsi qu’à structurer le champ d’action d’autrui. Mais, si la
gouvernementalité suscite la liberté des individus, le fait même d’instituer ces libertés
ouvre un risque de démesure et de dysfonctionnement individuel et collectif, ce qui
donne lieu paradoxalement à la mise sur pied de dispositifs de sécurité. De tels
dispositifs sont acceptés par les acteurs, qui sont conditionnés à éprouver leur existence
et l’avenir comme étant porteurs de dangers. Cette articulation entre liberté et sécurité
exige d’être pensée dans toute sa complexité, notamment dans le travail social au sein
duquel des outils de contrôle et de sécurité sont parfois instaurés de manière à ce
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Médicalisation, santé mentale et travail social: trois
niveaux d’action
Un premier niveau: pratique
qu’une aide personnalisée soit rendue possible, ceci non sans une certaine ambiguïté
pour ce qui est du risque de cristallisation du regard de la collectivité sur certains de ses
membres et de la place qu’occupent plus largement les dispositifs de sécurité au sein
même de la société [2].
Ces diférents points nous rendent sensibles à l’importance de penser et d’inscrire la
médicalisation dans un agencement sociétal large, mais aussi de garder en ligne de
mire le risque de la médicalisation des problèmes sociaux et donc la centralité de la
définition et de l’identification des causes structurelles de ces derniers.
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Cette dernière partie reprend les diférents points relevés ci-dessus, en les inscrivant
dans le domaine de la santé mentale. Nous cherchons à appréhender ce dernier d’une
manière sufisamment globale et en considération des exigences qu’impose la
complexité d’un tel domaine. Pour ce faire, en nous appuyant notamment sur notre
pratique de travailleur social en santé mentale, nous identifions trois niveaux d’actions.
Il s’agit des niveaux pratique, conceptuel-épistémique et éthique-politique.
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Le dispositif contemporain de santé mentale s’appuie sur une approche bio-psycho-
sociale. Celle-ci considère les interactions entre des facteurs biologiques — relatifs aux
caractéristiques génétiques et physiologiques de la personne —, des facteurs
psychologiques — liés aux aspects cognitifs, afectifs et relationnels — et des facteurs
contextuels, qui ont trait aux relations entre la personne et son environnement. Le
psychanalyste Gori, qui parle explicitement d’«une médicalisation de l’existence», porte
un regard fortement critique sur une telle approche. Il parle de «cette notion molle d’un
individu bio-psycho-social» (Gori, 2015, p. 127-129) et la relie au développement de la
psychiatrie contemporaine. Cette dernière se réduit selon lui à une classification,
qualification et évaluation des individus, centrée sur les «troubles du comportement»,
«notion extrêmement lexible», et donc ambiguë et à risques. Nous aurions là une
«figure anthropologique d’un homme biomédical», dont le schéma de classification du
DSM-V est la référence essentielle.
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Tout en prenant au sérieux une telle critique, il vaut la peine de partir de l’intérieur
même de l’approche bio-psycho-sociale et de s’appuyer sur le constat empirique
minimal que l’intervention, à partir de ces trois facteurs, a des efets positifs auprès de
patients. Autrement dit, la prise de médicaments, l’intervention psychothérapeutique et
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