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Pour penser la médicalisation de nos sociétés

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07/03/2021
Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info
Pour penser la médicalisation de nos sociétés
Thierry Gutknecht
Dans Le sociographe 2020/4 (N° 72), pages 36 à 48
Article
L
a médicalisation de nos sociétés contemporaines est souvent présentée comme un
trait central de ces dernières. Il est alors intéressant de se pencher sur ce processus
et de chercher à identifier en quoi le travail social est interrogé dans sa pratique par
la médicalisation. Nous proposons dans ce texte di férents éléments qui nous
paraissent significatifs et porteurs d’enjeux pour ce champ.
1
Nous commençons par présenter certains traits caractéristiques du processus de
médicalisation. À partir de ceux-ci, nous énonçons ensuite quelques problèmes et
enjeux, pour le travail social, mais aussi pour la société en général. Enfin, nous
formulons trois niveaux – pratique, conceptuel-épistémique et éthique-politique — qui
doivent permettre de penser d’une manière su fisamment globale le champ de la santé
mentale dans son lien avec le processus de médicalisation et dont le travail social est un
élément désormais significatif.
2
L’approche proposée est philosophique. Il s’agit de développer une ré lexion critique sur
un champ de pratiques spécifiques, qui s’appuie entre autres sur des connaissances
développées par les sciences humaines et porte une attention particulière aux concepts.
La philosophie est donc comprise ici comme un outil ré lexif, lequel, quitte à créer un
écart parfois radical avec certaines pratiques et représentations au sein d’un champ
particulier, cherche, à partir de ces ré lexions locales, à participer à un diagnostic plus
global sur le fonctionnement de la société ; mais aussi à mieux se situer, agir et à
transformer cette dernière, et donc également à chercher à mieux vivre dans son
époque, individuellement comme collectivement.
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Éléments autour de la médicalisation
Il faut entendre par médicalisation un processus global consistant en une extension du
champ de compétence de la médecine et par lequel des thèmes et des questions
considérés par le passé comme relevant d’un registre autre que médical relèvent
désormais de ce dernier. Ce mouvement implique une augmentation des aspects de la
vie quotidienne sur lesquels la médecine est considérée comme légitimée à intervenir.
L’expertise médicale ou psychiatrique, mobilisée dans des champs aussi divers que le
domaine judiciaire, scolaire, assurantiel ou contractuel, en est un exemple significatif.
4
Comme le relève Aïach (2006, pp. 65 sq.), ce processus de médicalisation est également
caractérisé par une expansion du corps médical et de l’utilisation des services de santé,
ainsi que par une préoccupation de plus en plus forte pour la santé et le bien-être au
sein de nos sociétés contemporaines. Le sociologue parle d’idéologie de la santé. Il
implique par ailleurs un nombre conséquent d’agents, non plus uniquement
directement liés au champ de la médecine, mais aussi divers que des groupes de
patients, des industries pharmaceutiques, des compagnies d’assurances, l’État, etc.
Collin et Suissa (2007, p. 27) les présentent comme des acteurs relais et moteurs.
5
Que l’on cherche à adopter une approche prioritairement descriptive de ce phénomène
de médicalisation ; que l’on mette en avant sa dimension innovatrice et ses bienfaits,
notamment liés au progrès social ; ou au contraire que l’on cherche à pointer ses e fets
négatifs et totalisants, il est indiscutable qu’il s’agit là d’un fait de société, d’un
processus non seulement scientifique, technique, mais également sociopolitique,
économique et culturel, aussi complexe qu’incontournable, et donc une réalité qu’il
s’agit de rendre polémique, afin de la penser dans tous ses enjeux et ses dimensions.
6
L’anthropologue et sociologue Fassin précise de manière pertinente cette question de la
médicalisation et des enjeux qui y sont reliés. À partir de ses analyses sur la question du
corps et de la santé, il cherche notamment à montrer les manières dont nos sociétés
traitent la question sociale. Deux points sont intéressants à souligner. Premièrement, à
la suite de Foucault, Fassin relève que la médicalisation prend toute son amplitude dès
lors que s’opère un déplacement au XIXe siècle de la clinique médicale vers la santé
publique et la gestion collective de la santé comme bien public (Thiel, 2006, p. 102). La
médicalisation fonctionne dès lors comme contrôle et régulation des corps et des
populations, en agissant sur les représentations, sur les savoirs et sur les
comportements. Foucault parle d’ailleurs d’une médecine qui « commence à ne plus
avoir de domaine qui lui soit extérieur ». Mais pour Fassin, ce processus doit également
être analysée aujourd’hui à partir de ce qu’il appelle le « gouvernement des corps ».
Celui-ci est à comprendre comme un mode d’intervention par l’État, et aussi, plus
largement, par la société, « de manière souvent moins visible sur de multiples scènes de
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la vie quotidienne » (Fassin et Memmi, 2004, p. 10). Nombreux sont en e fet les lieux qui
laissent apparaître la place grandissante que prennent les questions de la santé et de la
vie de l’individu singulier dans le gouvernement des a faires humaines. L’État n’y joue
pas un rôle d’« ordonnateur exclusif » ; il est davantage à comprendre comme un
« interlocuteur obligé » (ibid., p. 24), à la fois dans des relations avec d’autres acteurs de
la société qui peuvent prendre de multiples formes — relations d’autorité, d’in luence,
de négociation, etc. — et pris dans des contraintes tant économiques et morales
qu’idéologiques. L’un des traits essentiels de cette gouvernementalité est de chercher à
« faire que chacun se gouverne au mieux lui-même » à partir d’une intériorisation de la
norme (ibid., p. 25). Le second point à relever est ce que Fassin (2000, p. 105) appelle la
« sanitarisation du social ». Il faut entendre par là « la traduction de réalités sociales
dans le langage sanitaire » (ibid., p. 109). La justification par l’existence d’une maladie
grave de l’attribution d’un titre de séjour ou du relogement de personnes vivant en
habitat précaire sont deux exemples relevés par Fassin et Memmi (op. cit., p. 10), valant
comme indicateurs de la centralité du corps et de la santé dans les décisions des
pouvoirs publics. La politique se dirait alors désormais de manière privilégiée dans le
langage du médical, e façant en retour la possibilité d’aborder et de traiter d’une autre
manière une réalité sociale qui pose problème. Le sociologue parle également de
« biolégitimité », pour désigner la « priorité donnée au vivant dans le gouvernement des
a faires humaines » (Fassin, 2000, p. 105).
Médicalisation, travail social et société : quelques points
de réflexion
Ces éléments, autour du fait de société qu’est la médicalisation et les deux
prolongements que nous avons proposés à partir de Fassin, permettent de souligner un
premier point significatif pour une ré lexion sur le travail social, mais aussi plus
largement pour la société en général. En e fet, l’expansion du champ de compétence de
la médecine et la préoccupation de plus en plus forte pour la santé et le bien-être au sein
de nos sociétés contemporaines comportent le risque d’une place du médical comme
porte d’entrée limitée et réductrice de la définition et du traitement de certains
problèmes sociaux. Le médecin Pilgrim (2012, p. 1) va dans ce sens lorsqu’il relève le
risque e fectif d’une « résolution d’un problème de société […] déléguée aux médecins,
au lieu de le traiter à la base ». Autrement dit, la médecine devient elle-même un
problème lorsqu’elle « intègre des problèmes de société dans ses objectifs ». Il y aurait là
une tendance à médicaliser certaines problématiques sociales. Les conséquences d’une
telle dynamique sont d’occulter et d’éviter de penser des dimensions significatives dans
l’émergence de la situation limite dans laquelle se trouve la personne et d’intervenir sur
cette dernière et non sur la dimension structurelle de la société.
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Ce point nous renvoie à l’importance de penser la médicalisation dans sa complexité et
donc avec d’autres traits qui caractérisent nos sociétés contemporaines. Nous pouvons
mentionner par exemple l’autonomisation et la responsabilisation de l’individu, en tant
que nouvelle normativité sociale propre à l’individualité contemporaine, mais aussi la
participation ou encore la formalisation des rapports sociaux. Plus précisément, la
psychologisation de la société est un autre trait souvent relevé pour ce qui est de
l’intervention sociale. Martuccelli (2011, p. 16) évoque à ce sujet l’importance accordée
aux états subjectifs qui seraient devenus des éléments majeurs de la perception
collective et ce, depuis la fin du XIXe siècle. Il précise que nous assistons désormais à
« la consolidation de modes d’intervention qui sollicitent activement la subjectivité des
individus », ainsi qu’à « une vulgarisation plus ou moins généralisée du langage
psychologique » (ibid., p. 23). D’autres chercheurs parlent également d’individualisation
de l’accompagnement social. L’intervention sociale tendrait selon eux vers une prise en
charge de plus en plus individualisée, mais aussi personnalisée et singularisée,
cherchant à correspondre au plus près à la personne — traits, ressources, di ficultés, etc.
(Bresson, 2006 ; Bresson, 2012) [1]. Ceci ne va pas sans ambiguïté. En e fet, une telle
approche prend pour objet l’individu lui-même, se fixant principalement sur sa
trajectoire et son état, et porte le risque de ne rendre compte que partiellement d’une
réalité complexe. On en vient ainsi à activer les capacités et ressources de l’individu en
lui demandant un travail sur soi, ainsi que de s’adapter à un contexte et à des structures
elles-mêmes problématiques et génératrices de sou frances. Cette exigence de
transformation des individus participerait d’une tendance globale des politiques
sociales depuis les années 1980 qui entendent activer et mobiliser les personnes par les
principes d’autonomisation et de responsabilisation, sans interroger le temps, les
moyens et opportunités à disposition, les structures elles-mêmes, ni ces deux principes,
tant dans la définition qui leur est donnée que dans leur application. Si l’on suit Bresson
(2012, pp. 72-73), nous serions là en présence d’une « nouvelle manière de penser la
gouvernementalité à partir d’un traitement (de masse) des individus », qui prendrait
des formes incitatives, coercitives, mais aussi moralisatrices.
9
Par ailleurs, une telle gouvernementalité doit être reliée au concept de sécurité, autre
trait essentiel de nos sociétés actuelles. Gouverner, comme le relève Foucault
(Gutknecht, 2016, pp. 175-177), consiste à exercer un pouvoir visant à réguler les
conduites individuelles ainsi qu’à structurer le champ d’action d’autrui. Mais, si la
gouvernementalité suscite la liberté des individus, le fait même d’instituer ces libertés
ouvre un risque de démesure et de dysfonctionnement individuel et collectif, ce qui
donne lieu paradoxalement à la mise sur pied de dispositifs de sécurité. De tels
dispositifs sont acceptés par les acteurs, qui sont conditionnés à éprouver leur existence
et l’avenir comme étant porteurs de dangers. Cette articulation entre liberté et sécurité
exige d’être pensée dans toute sa complexité, notamment dans le travail social au sein
duquel des outils de contrôle et de sécurité sont parfois instaurés de manière à ce
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qu’une aide personnalisée soit rendue possible, ceci non sans une certaine ambiguïté
pour ce qui est du risque de cristallisation du regard de la collectivité sur certains de ses
membres et de la place qu’occupent plus largement les dispositifs de sécurité au sein
même de la société [2].
Ces di férents points nous rendent sensibles à l’importance de penser et d’inscrire la
médicalisation dans un agencement sociétal large, mais aussi de garder en ligne de
mire le risque de la médicalisation des problèmes sociaux et donc la centralité de la
définition et de l’identification des causes structurelles de ces derniers.
11
Médicalisation, santé mentale et travail social : trois
niveaux d’action
Cette dernière partie reprend les di férents points relevés ci-dessus, en les inscrivant
dans le domaine de la santé mentale. Nous cherchons à appréhender ce dernier d’une
manière su fisamment globale et en considération des exigences qu’impose la
complexité d’un tel domaine. Pour ce faire, en nous appuyant notamment sur notre
pratique de travailleur social en santé mentale, nous identifions trois niveaux d’actions.
Il s’agit des niveaux pratique, conceptuel-épistémique et éthique-politique.
12
Un premier niveau : pratique
Le dispositif contemporain de santé mentale s’appuie sur une approche bio-psychosociale. Celle-ci considère les interactions entre des facteurs biologiques — relatifs aux
caractéristiques génétiques et physiologiques de la personne —, des facteurs
psychologiques — liés aux aspects cognitifs, a fectifs et relationnels — et des facteurs
contextuels, qui ont trait aux relations entre la personne et son environnement. Le
psychanalyste Gori, qui parle explicitement d’« une médicalisation de l’existence », porte
un regard fortement critique sur une telle approche. Il parle de « cette notion molle d’un
individu bio-psycho-social » (Gori, 2015, p. 127-129) et la relie au développement de la
psychiatrie contemporaine. Cette dernière se réduit selon lui à une classification,
qualification et évaluation des individus, centrée sur les « troubles du comportement »,
« notion extrêmement lexible », et donc ambiguë et à risques. Nous aurions là une
« figure anthropologique d’un homme biomédical », dont le schéma de classification du
DSM-V est la référence essentielle.
13
Tout en prenant au sérieux une telle critique, il vaut la peine de partir de l’intérieur
même de l’approche bio-psycho-sociale et de s’appuyer sur le constat empirique
minimal que l’intervention, à partir de ces trois facteurs, a des e fets positifs auprès de
patients. Autrement dit, la prise de médicaments, l’intervention psychothérapeutique et
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la modification de l’environnement peuvent être des paramètres significatifs pour
l’amélioration de la santé mentale d’une personne. Il s’agit pour le praticien de tirer une
exigence de ce point de départ et de développer une application maximale de l’approche
bio-psycho-sociale. Cette dernière doit alors être lue comme constitutive d’un milieu
dont le praticien est un élément parmi d’autres et doit, de ce fait, s’en sentir
responsable. Surtout, cela signifie que les conditions pour une pratique maximale dans
ce milieu sont multiples, ce qui donne à celle-ci une dimension critique, voire
subversive : application solidaire des trois dimensions, temps et moyens su fisants à
disposition, souci de la singularité du patient, développement de connaissances
plurielles incluant celles des patients, attitude critique sur les e fets de ses propres
actions et représentations, centralité du travail en réseau, conceptualisation en lien avec
sa pratique, ouverture sur les dispositifs extérieurs, ré lexion sur les finalités du
dispositif en lien avec le développement de la société, intégration d’autres dimensions
telles que la spiritualité et la citoyenneté, augmentation du pouvoir d’agir de tous les
acteurs, intégration de pratiques alternatives, curiosité, etc. Ce milieu ainsi constitué
dans lequel le praticien est engagé par sa pratique, ses valeurs, ses concepts, son
sérieux, mais aussi par ses a fects, doit bien entendu être jugé à l’aune de critiques telles
que celles de Gori et de ce qu’il appelle « une médicalisation de l’existence », pour être
modifié, amélioré, mais aussi possiblement invalidé. Ce milieu doit également être
considéré comme un dispositif clairement traversé par des rapports de forces et des
enjeux globaux de société, ce qui implique de le considérer comme un lieu fortement
politique (Gutknecht, 2019).
Un second niveau : conceptuel-épistémique
L’idée de ce second niveau est d’appréhender le champ de pratiques de la santé mentale,
d’une part par une attention aux notions ou concepts déjà présents dans les discours
liés à ce domaine – discours des praticiens, des politiques, des médias, etc. —, qu’il s’agit
de s’approprier et d’analyser, et, d’autre part, par le développement de concepts
spécifiques qui doivent permettre une problématisation su fisante de ce champ. Nous
aurions, avec un tel exercice, une élaboration singulière à reprendre, à confronter à
d’autres élaborations, et à faire évoluer avec exigence.
15
Cette importance donnée aux concepts fait écho à ce que Fassin appelle une
configuration sémantique. Il la définit comme « l’ensemble de notions qui sont
construites ensemble, se répondent et se complètent afin de rendre compte d’une réalité
sociale » (2006, p. 137). Il mentionne par exemple l’apparition, en France dans les années
1990, de lieux d’écoute de la sou france de personnes confrontées à des situations
sociales défavorables (précarité, exclusion, etc.). Avec la sou france, « le normal entre
dans le champ de la santé mentale » (ibid. p. 13). L’exclusion, la sou france et l’écoute
forment une configuration sémantique spécifique, que Fassin qualifie de
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compassionnelle, et qui est aussi caractéristique d’une période précise : les problèmes
sociaux sont interprétés sous la forme de l’exclusion, la sou france en est la conséquence
et l’écoute, la solution apportée. Dans un sens proche, nous parlons pour notre part
d’agencement conceptuel significatif. Nous proposons par exemple d’agencer les
notions de prévention, de coût et de réseau, afin de mettre en évidence une possible
ambiguïté de la question de la prévention au sein de l’action sociale (Gutknecht, 2016,
pp. 148-152).
Cette démarche de mise en concepts peut être pertinente pour ce qui est de la
médicalisation, qu’il s’agit alors de relier avec d’autres concepts. Une telle entreprise
comporte une exigence conceptuelle et épistémique forte, tout en assumant en quelque
sorte un scepticisme modéré. Il s’agit en e fet, tout en gardant en tête notre
impossibilité à la saisir complètement, de chercher à appréhender la réalité de manière
su fisamment adéquate pour l’interroger, pour nous y engager et agir. L’un des enjeux
d’une telle mise en concept est de rendre visible et lisible ce qui peut s’avérer être un
point aveugle d’une pratique, d’une collectivité ou plus largement d’une société.
17
Un troisième niveau : éthique-politique
Cette question de l’engagement et de l’agir — pratiques, mais aussi conceptuels — dans
un champ spécifique et de la mise en visibilité d’éventuels points aveugles nous renvoie
à un dernier niveau, que nous appelons éthique-politique. Deux points nous semblent
importants à souligner ici autour de la médicalisation.
18
Premièrement, comme relevé dans la partie précédente, les sociétés contemporaines se
caractérisent par de nombreux traits qui viennent s’ajouter à celui de la médicalisation
et qui nous obligent à penser le champ de la santé mentale d’une manière plus globale et
dans un temps long. Nous avons déjà évoqué le thème de la sécurité dans son lien avec
le libéralisme et un processus de sensibilisation à l’insécurité qu’il s’agit de relier
aujourd’hui avec une nouvelle gouvernementalité qui s’appuierait sur la gestion
anticipée des risques (Sicot, 2006, p. 76 sq.). Nous avons également évoqué la
valorisation de l’autonomie, de la responsabilité, de la prise d’initiative, mais aussi de la
performance, avec toutes les ambiguïtés que ces principes comportent dans leur
application. Il faut encore ajouter, de manière apparemment paradoxale avec ce qui
précède, l’exigence de la capacité à s’adapter à un fonctionnement et à un contexte
sociétal (Otero, 2005, pp. 81-83). Mais aussi, une société réglée sur une économie
néolibérale, une nouvelle gestion publique fixée sur la logique de l’e ficience ainsi qu’un
processus d’accélération sociale (Rosa in Gutknecht, 2019, pp. 25-26). Ces éléments,
parmi bien d’autres, ont un rapport avec le dispositif de santé mentale, en tant qu’ils
peuvent avoir une in luence sur la santé mentale des gens — Otero (2005, p. 86) fait
mention d’une multiplication inédite de problèmes de santé mentale dans les sociétés
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actuelles —, mais également sur le fonctionnement et la structure même du dispositif,
ses modes de financement, ses valeurs, ses référentiels, ses représentations, etc. [3] Le
second point renvoie au constat que la santé des individus est in luencée par leur statut
socioéconomique. Ceci doit nous rendre sensibles à la question des inégalités sociales
en matière de santé (Bourque et Quesnel-Vallée, 2006, p. 46) et aux déterminants
sociaux de cette dernière que sont l’exclusion sociale, le chômage, le logement,
l’alimentation, la petite enfance, le gradient social, l’éducation, le stress
environnemental, etc. [4] Si l’on considère que les inégalités sociales sont aujourd’hui en
augmentation et qu’elles se traduisent sous la forme de disparités de morbidité, de
mortalité et d’espérance de vie, alors il y a bien, comme le relève Fassin (2000, p. 100),
« une incorporation de l’inégalité, réalisant l’inscription de l’ordre social dans les
corps ».
Ces deux points renvoient à l’enjeu de l’identification des mécanismes structurels à
l’origine de situations limites qui peuvent donner lieu à l’apparition de troubles
psychiques. Il s’agit ici de tourner son regard sur les causes structurelles, davantage que
sur les causes individuelles et sur les symptômes, de manière à éviter une lecture
réductrice de la sou france d’une personne. Mais aussi, apparaît à partir de ces deux
points ce que Fassin (2000, p. 111) appelle « des hiérarchies implicites d’humanité ». Si
dans les textes fondamentaux et constitutifs de nos sociétés est énoncée et valorisée une
égalité entre les êtres humains, il s’avère au contraire qu’un traitement di férencié des
vies est institué par le politique et dans le concret du fonctionnement de nos sociétés.
Ces inégalités de fait entre les existences sont dues à ce qu’il appelle des « politiques de
vie » instaurées par les États. Fassin (2018) prend comme situations limites
paradigmatiques celles de personnes ayant dû fuir leur pays — qu’il appelle « nomades
forcés » —, et qui se retrouvent confrontées à ce traitement inégalitaire dans leur pays
d’accueil.
20
Cette question de la valeur donnée à une existence ne peut qu’interpeller de manière
plus générale les acteurs du champ du social, pris parfois dans des pratiques sous
tension qui mènent « à forcer des destins » (Vrancken, 2006, p. 34) et à reproduire une
telle inégalité. C’est bien ici toute la question de la justice sociale et de la solidarité qui
est posée, et donc de la sensibilité, de la posture et de l’engagement non seulement
éthique, mais aussi politique du travailleur social. Ce dernier actualise en e fet ses
propres valeurs dans son rapport à autrui, toujours situé, se constituant par là même
comme sujet éthique ; mais aussi, il a à penser la complexité de sa pratique comme
insérée dans une époque et en faveur d’une personne dont le parcours est conditionné
par des choix politiques et de société. Ceci implique d’interroger collectivement
l’orientation de la société, ses fondements, ses valeurs, la qualité du vivre-ensemble, et
de garder en tête l’idéal d’un monde commun à construire (Gutknecht, 2016, pp. 227 sq.).
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En résumé, les trois niveaux énoncés ci-dessus sont à saisir comme trois mises à
l’épreuve d’une pratique globale dans le champ de la santé mentale et du travail social —
par la pratique, par les concepts et par l’éthico-politique.
22
Conclusion
Se pencher sur le thème de la médicalisation nous rend sensibles à la complexité non
seulement de ce processus et de la nécessité de le relier à d’autres dimensions de nos
sociétés contemporaines, mais aussi à l’enjeu de l’identification des causes qui ont mené
des personnes à se retrouver dans des situations et des états qui nécessitent à un
moment donné l’intervention du champ médical. Pour le travail social, en lien avec la
santé mentale, mais pas uniquement, ceci implique de penser son agir à di férents
niveaux – pratique, conceptuel-épistémique, éthique-politique — et de prendre au
sérieux l’élaboration de la chaîne explicative des problèmes non seulement de la
personne, mais aussi du contexte large dans lequel elle se situe, partant de l’idée que le
champ médical devient lui-même problématique lorsqu’il « intègre des problèmes de
société dans ses objectifs » (Pilgrim, 2012, p. 1). Il y a bien là un enjeu de la définition et
du traitement des problèmes sociaux, que le processus de médicalisation de la société
rend opaque, et donc d’une considération su fisante de l’état de la société et de son
évolution. S’ouvre alors la question de la justice sociale, de la solidarité et de la valeur
des vies humaines dans ce qu’elles ont de plus concret et de quotidien. Entreprise des
plus exigeantes et incertaines. Mais c’est à ce prix que l’on peut a firmer se soucier
réellement de l’existence singulière des individus confrontés à des situations limites.
23
Notes
[1]
Pour une distinction entre psychologisation et individualisation, et plus généralement
autour de la psychologisation de l’intervention sociale, nous renvoyons aux deux
textes susmentionnés de Bresson.
[2]
La pensée de Foucault permet d’élaborer di férentes hypothèses pour penser et
problématiser le travail social dans son lien, non seulement avec la médicalisation,
mais également avec ce qu’il appelle la biopolitique et la gouvernementalité. Nous
renvoyons à ce sujet à notre ouvrage Actualité de Foucault. Une problématisation du
travail social (Gutknecht, 2016, pp. 172-179).
[3]
Si l’on se réfère aux critiques de Gori, on peut à ce sujet relever l’imbrication du champ
de la santé mentale avec les firmes pharmaceutiques, la place centrale occupée par le
schéma de classification du DSM-V ou encore la logique des mandats de prestations
dont dépendent désormais les dispositifs de santé mentale.
[4]
Il apparaît par ailleurs que 90 % des déterminants du capital-santé sont non médicaux
(Thiel, 2006, pp. 100 et 113).
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Résumé
FrançaisCe texte propose de mettre en avant certains questionnements et enjeux en
lien avec le processus de médicalisation en cours dans nos sociétés contemporaines et
plus précisément de montrer en quoi le travail social est interrogé par ce processus.
Nous cherchons entre autres à relever l’importance de penser la médicalisation avec
d’autres dimensions de la société – individualisation, gouvernementalité, sécurité, etc.
Nous proposons également de nous pencher sur le champ de la santé mentale, en
considérant notamment certains éléments significatifs de ce processus.
EnglishThinking about the medicalisation of our societies
This text o fers to highlight some questions and issues linked to the ongoing process of
medicalisation in our contemporary societies specifically to show how social work is
questioned by this process. Among other things, we seek to highlight the importance of
thinking about medicalisation within other dimensions of society – individualisation,
governmentally, security, etc. We also o fer to look at the mental health field,
considering in particular some significant elements of this process.
Plan
Éléments autour de la médicalisation
Médicalisation, travail social et société : quelques points de ré lexion
Médicalisation, santé mentale et travail social : trois niveaux d’action
Un premier niveau : pratique
Un second niveau : conceptuel-épistémique
Un troisième niveau : éthique-politique
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Conclusion
Bibliographie
Aïchach, Pierre, « Médicalisation/santéisation et psychopathologisation du social », in
Bresson, Maryse (dir.), La psychologisation de l’intervention sociale : mythes et réalités, Paris,
L’Harmattan, 2006, pp. 65-73.
Bourque, Mélanie et Quesnel-Vallée, Amélie, « Politiques sociales : un enjeu de santé
publique ? », in Lien social et Politiques, n° 55, La santé au risque du social, 2006, pp. 45–52.
Bresson, Maryse (dir.), La psychologisation de l’intervention sociale : mythes et réalités, Paris,
L’Harmattan, 2006.
Bresson, Maryse, « La psychologisation de l’intervention sociale : paradoxes et enjeux »,
in Informations sociales, n° 169, L’accompagnement social vers l’emploi, 2012/1, pp. 68-75.
Collin, Johanne et Suissa, Amnon Jacob, « Les multiples facettes de la médicalisation du
social », in Nouvelles pratiques sociales, n° 19 (2), Le phénomène de la médicalisation du social :
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Auteur
Thierry Gutknecht
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Travailleur social en santé mentale et enseignant en philosophie.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/02/2021
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