07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info Pour penser la médicalisation de nos sociétés Thierry Gutknecht Dans Le sociographe 2020/4 (N° 72), pages 36 à 48 Article L a médicalisation de nos sociétés contemporaines est souvent présentée comme un trait central de ces dernières. Il est alors intéressant de se pencher sur ce processus et de chercher à identifier en quoi le travail social est interrogé dans sa pratique par la médicalisation. Nous proposons dans ce texte di férents éléments qui nous paraissent significatifs et porteurs d’enjeux pour ce champ. 1 Nous commençons par présenter certains traits caractéristiques du processus de médicalisation. À partir de ceux-ci, nous énonçons ensuite quelques problèmes et enjeux, pour le travail social, mais aussi pour la société en général. Enfin, nous formulons trois niveaux – pratique, conceptuel-épistémique et éthique-politique — qui doivent permettre de penser d’une manière su fisamment globale le champ de la santé mentale dans son lien avec le processus de médicalisation et dont le travail social est un élément désormais significatif. 2 L’approche proposée est philosophique. Il s’agit de développer une ré lexion critique sur un champ de pratiques spécifiques, qui s’appuie entre autres sur des connaissances développées par les sciences humaines et porte une attention particulière aux concepts. La philosophie est donc comprise ici comme un outil ré lexif, lequel, quitte à créer un écart parfois radical avec certaines pratiques et représentations au sein d’un champ particulier, cherche, à partir de ces ré lexions locales, à participer à un diagnostic plus global sur le fonctionnement de la société ; mais aussi à mieux se situer, agir et à transformer cette dernière, et donc également à chercher à mieux vivre dans son époque, individuellement comme collectivement. 3 https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 1/13 07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info Éléments autour de la médicalisation Il faut entendre par médicalisation un processus global consistant en une extension du champ de compétence de la médecine et par lequel des thèmes et des questions considérés par le passé comme relevant d’un registre autre que médical relèvent désormais de ce dernier. Ce mouvement implique une augmentation des aspects de la vie quotidienne sur lesquels la médecine est considérée comme légitimée à intervenir. L’expertise médicale ou psychiatrique, mobilisée dans des champs aussi divers que le domaine judiciaire, scolaire, assurantiel ou contractuel, en est un exemple significatif. 4 Comme le relève Aïach (2006, pp. 65 sq.), ce processus de médicalisation est également caractérisé par une expansion du corps médical et de l’utilisation des services de santé, ainsi que par une préoccupation de plus en plus forte pour la santé et le bien-être au sein de nos sociétés contemporaines. Le sociologue parle d’idéologie de la santé. Il implique par ailleurs un nombre conséquent d’agents, non plus uniquement directement liés au champ de la médecine, mais aussi divers que des groupes de patients, des industries pharmaceutiques, des compagnies d’assurances, l’État, etc. Collin et Suissa (2007, p. 27) les présentent comme des acteurs relais et moteurs. 5 Que l’on cherche à adopter une approche prioritairement descriptive de ce phénomène de médicalisation ; que l’on mette en avant sa dimension innovatrice et ses bienfaits, notamment liés au progrès social ; ou au contraire que l’on cherche à pointer ses e fets négatifs et totalisants, il est indiscutable qu’il s’agit là d’un fait de société, d’un processus non seulement scientifique, technique, mais également sociopolitique, économique et culturel, aussi complexe qu’incontournable, et donc une réalité qu’il s’agit de rendre polémique, afin de la penser dans tous ses enjeux et ses dimensions. 6 L’anthropologue et sociologue Fassin précise de manière pertinente cette question de la médicalisation et des enjeux qui y sont reliés. À partir de ses analyses sur la question du corps et de la santé, il cherche notamment à montrer les manières dont nos sociétés traitent la question sociale. Deux points sont intéressants à souligner. Premièrement, à la suite de Foucault, Fassin relève que la médicalisation prend toute son amplitude dès lors que s’opère un déplacement au XIXe siècle de la clinique médicale vers la santé publique et la gestion collective de la santé comme bien public (Thiel, 2006, p. 102). La médicalisation fonctionne dès lors comme contrôle et régulation des corps et des populations, en agissant sur les représentations, sur les savoirs et sur les comportements. Foucault parle d’ailleurs d’une médecine qui « commence à ne plus avoir de domaine qui lui soit extérieur ». Mais pour Fassin, ce processus doit également être analysée aujourd’hui à partir de ce qu’il appelle le « gouvernement des corps ». Celui-ci est à comprendre comme un mode d’intervention par l’État, et aussi, plus largement, par la société, « de manière souvent moins visible sur de multiples scènes de 7 https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 2/13 07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info la vie quotidienne » (Fassin et Memmi, 2004, p. 10). Nombreux sont en e fet les lieux qui laissent apparaître la place grandissante que prennent les questions de la santé et de la vie de l’individu singulier dans le gouvernement des a faires humaines. L’État n’y joue pas un rôle d’« ordonnateur exclusif » ; il est davantage à comprendre comme un « interlocuteur obligé » (ibid., p. 24), à la fois dans des relations avec d’autres acteurs de la société qui peuvent prendre de multiples formes — relations d’autorité, d’in luence, de négociation, etc. — et pris dans des contraintes tant économiques et morales qu’idéologiques. L’un des traits essentiels de cette gouvernementalité est de chercher à « faire que chacun se gouverne au mieux lui-même » à partir d’une intériorisation de la norme (ibid., p. 25). Le second point à relever est ce que Fassin (2000, p. 105) appelle la « sanitarisation du social ». Il faut entendre par là « la traduction de réalités sociales dans le langage sanitaire » (ibid., p. 109). La justification par l’existence d’une maladie grave de l’attribution d’un titre de séjour ou du relogement de personnes vivant en habitat précaire sont deux exemples relevés par Fassin et Memmi (op. cit., p. 10), valant comme indicateurs de la centralité du corps et de la santé dans les décisions des pouvoirs publics. La politique se dirait alors désormais de manière privilégiée dans le langage du médical, e façant en retour la possibilité d’aborder et de traiter d’une autre manière une réalité sociale qui pose problème. Le sociologue parle également de « biolégitimité », pour désigner la « priorité donnée au vivant dans le gouvernement des a faires humaines » (Fassin, 2000, p. 105). Médicalisation, travail social et société : quelques points de réflexion Ces éléments, autour du fait de société qu’est la médicalisation et les deux prolongements que nous avons proposés à partir de Fassin, permettent de souligner un premier point significatif pour une ré lexion sur le travail social, mais aussi plus largement pour la société en général. En e fet, l’expansion du champ de compétence de la médecine et la préoccupation de plus en plus forte pour la santé et le bien-être au sein de nos sociétés contemporaines comportent le risque d’une place du médical comme porte d’entrée limitée et réductrice de la définition et du traitement de certains problèmes sociaux. Le médecin Pilgrim (2012, p. 1) va dans ce sens lorsqu’il relève le risque e fectif d’une « résolution d’un problème de société […] déléguée aux médecins, au lieu de le traiter à la base ». Autrement dit, la médecine devient elle-même un problème lorsqu’elle « intègre des problèmes de société dans ses objectifs ». Il y aurait là une tendance à médicaliser certaines problématiques sociales. Les conséquences d’une telle dynamique sont d’occulter et d’éviter de penser des dimensions significatives dans l’émergence de la situation limite dans laquelle se trouve la personne et d’intervenir sur cette dernière et non sur la dimension structurelle de la société. https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 8 3/13 07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info Ce point nous renvoie à l’importance de penser la médicalisation dans sa complexité et donc avec d’autres traits qui caractérisent nos sociétés contemporaines. Nous pouvons mentionner par exemple l’autonomisation et la responsabilisation de l’individu, en tant que nouvelle normativité sociale propre à l’individualité contemporaine, mais aussi la participation ou encore la formalisation des rapports sociaux. Plus précisément, la psychologisation de la société est un autre trait souvent relevé pour ce qui est de l’intervention sociale. Martuccelli (2011, p. 16) évoque à ce sujet l’importance accordée aux états subjectifs qui seraient devenus des éléments majeurs de la perception collective et ce, depuis la fin du XIXe siècle. Il précise que nous assistons désormais à « la consolidation de modes d’intervention qui sollicitent activement la subjectivité des individus », ainsi qu’à « une vulgarisation plus ou moins généralisée du langage psychologique » (ibid., p. 23). D’autres chercheurs parlent également d’individualisation de l’accompagnement social. L’intervention sociale tendrait selon eux vers une prise en charge de plus en plus individualisée, mais aussi personnalisée et singularisée, cherchant à correspondre au plus près à la personne — traits, ressources, di ficultés, etc. (Bresson, 2006 ; Bresson, 2012) [1]. Ceci ne va pas sans ambiguïté. En e fet, une telle approche prend pour objet l’individu lui-même, se fixant principalement sur sa trajectoire et son état, et porte le risque de ne rendre compte que partiellement d’une réalité complexe. On en vient ainsi à activer les capacités et ressources de l’individu en lui demandant un travail sur soi, ainsi que de s’adapter à un contexte et à des structures elles-mêmes problématiques et génératrices de sou frances. Cette exigence de transformation des individus participerait d’une tendance globale des politiques sociales depuis les années 1980 qui entendent activer et mobiliser les personnes par les principes d’autonomisation et de responsabilisation, sans interroger le temps, les moyens et opportunités à disposition, les structures elles-mêmes, ni ces deux principes, tant dans la définition qui leur est donnée que dans leur application. Si l’on suit Bresson (2012, pp. 72-73), nous serions là en présence d’une « nouvelle manière de penser la gouvernementalité à partir d’un traitement (de masse) des individus », qui prendrait des formes incitatives, coercitives, mais aussi moralisatrices. 9 Par ailleurs, une telle gouvernementalité doit être reliée au concept de sécurité, autre trait essentiel de nos sociétés actuelles. Gouverner, comme le relève Foucault (Gutknecht, 2016, pp. 175-177), consiste à exercer un pouvoir visant à réguler les conduites individuelles ainsi qu’à structurer le champ d’action d’autrui. Mais, si la gouvernementalité suscite la liberté des individus, le fait même d’instituer ces libertés ouvre un risque de démesure et de dysfonctionnement individuel et collectif, ce qui donne lieu paradoxalement à la mise sur pied de dispositifs de sécurité. De tels dispositifs sont acceptés par les acteurs, qui sont conditionnés à éprouver leur existence et l’avenir comme étant porteurs de dangers. Cette articulation entre liberté et sécurité exige d’être pensée dans toute sa complexité, notamment dans le travail social au sein duquel des outils de contrôle et de sécurité sont parfois instaurés de manière à ce 10 https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 4/13 07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info qu’une aide personnalisée soit rendue possible, ceci non sans une certaine ambiguïté pour ce qui est du risque de cristallisation du regard de la collectivité sur certains de ses membres et de la place qu’occupent plus largement les dispositifs de sécurité au sein même de la société [2]. Ces di férents points nous rendent sensibles à l’importance de penser et d’inscrire la médicalisation dans un agencement sociétal large, mais aussi de garder en ligne de mire le risque de la médicalisation des problèmes sociaux et donc la centralité de la définition et de l’identification des causes structurelles de ces derniers. 11 Médicalisation, santé mentale et travail social : trois niveaux d’action Cette dernière partie reprend les di férents points relevés ci-dessus, en les inscrivant dans le domaine de la santé mentale. Nous cherchons à appréhender ce dernier d’une manière su fisamment globale et en considération des exigences qu’impose la complexité d’un tel domaine. Pour ce faire, en nous appuyant notamment sur notre pratique de travailleur social en santé mentale, nous identifions trois niveaux d’actions. Il s’agit des niveaux pratique, conceptuel-épistémique et éthique-politique. 12 Un premier niveau : pratique Le dispositif contemporain de santé mentale s’appuie sur une approche bio-psychosociale. Celle-ci considère les interactions entre des facteurs biologiques — relatifs aux caractéristiques génétiques et physiologiques de la personne —, des facteurs psychologiques — liés aux aspects cognitifs, a fectifs et relationnels — et des facteurs contextuels, qui ont trait aux relations entre la personne et son environnement. Le psychanalyste Gori, qui parle explicitement d’« une médicalisation de l’existence », porte un regard fortement critique sur une telle approche. Il parle de « cette notion molle d’un individu bio-psycho-social » (Gori, 2015, p. 127-129) et la relie au développement de la psychiatrie contemporaine. Cette dernière se réduit selon lui à une classification, qualification et évaluation des individus, centrée sur les « troubles du comportement », « notion extrêmement lexible », et donc ambiguë et à risques. Nous aurions là une « figure anthropologique d’un homme biomédical », dont le schéma de classification du DSM-V est la référence essentielle. 13 Tout en prenant au sérieux une telle critique, il vaut la peine de partir de l’intérieur même de l’approche bio-psycho-sociale et de s’appuyer sur le constat empirique minimal que l’intervention, à partir de ces trois facteurs, a des e fets positifs auprès de patients. Autrement dit, la prise de médicaments, l’intervention psychothérapeutique et 14 https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 5/13 07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info la modification de l’environnement peuvent être des paramètres significatifs pour l’amélioration de la santé mentale d’une personne. Il s’agit pour le praticien de tirer une exigence de ce point de départ et de développer une application maximale de l’approche bio-psycho-sociale. Cette dernière doit alors être lue comme constitutive d’un milieu dont le praticien est un élément parmi d’autres et doit, de ce fait, s’en sentir responsable. Surtout, cela signifie que les conditions pour une pratique maximale dans ce milieu sont multiples, ce qui donne à celle-ci une dimension critique, voire subversive : application solidaire des trois dimensions, temps et moyens su fisants à disposition, souci de la singularité du patient, développement de connaissances plurielles incluant celles des patients, attitude critique sur les e fets de ses propres actions et représentations, centralité du travail en réseau, conceptualisation en lien avec sa pratique, ouverture sur les dispositifs extérieurs, ré lexion sur les finalités du dispositif en lien avec le développement de la société, intégration d’autres dimensions telles que la spiritualité et la citoyenneté, augmentation du pouvoir d’agir de tous les acteurs, intégration de pratiques alternatives, curiosité, etc. Ce milieu ainsi constitué dans lequel le praticien est engagé par sa pratique, ses valeurs, ses concepts, son sérieux, mais aussi par ses a fects, doit bien entendu être jugé à l’aune de critiques telles que celles de Gori et de ce qu’il appelle « une médicalisation de l’existence », pour être modifié, amélioré, mais aussi possiblement invalidé. Ce milieu doit également être considéré comme un dispositif clairement traversé par des rapports de forces et des enjeux globaux de société, ce qui implique de le considérer comme un lieu fortement politique (Gutknecht, 2019). Un second niveau : conceptuel-épistémique L’idée de ce second niveau est d’appréhender le champ de pratiques de la santé mentale, d’une part par une attention aux notions ou concepts déjà présents dans les discours liés à ce domaine – discours des praticiens, des politiques, des médias, etc. —, qu’il s’agit de s’approprier et d’analyser, et, d’autre part, par le développement de concepts spécifiques qui doivent permettre une problématisation su fisante de ce champ. Nous aurions, avec un tel exercice, une élaboration singulière à reprendre, à confronter à d’autres élaborations, et à faire évoluer avec exigence. 15 Cette importance donnée aux concepts fait écho à ce que Fassin appelle une configuration sémantique. Il la définit comme « l’ensemble de notions qui sont construites ensemble, se répondent et se complètent afin de rendre compte d’une réalité sociale » (2006, p. 137). Il mentionne par exemple l’apparition, en France dans les années 1990, de lieux d’écoute de la sou france de personnes confrontées à des situations sociales défavorables (précarité, exclusion, etc.). Avec la sou france, « le normal entre dans le champ de la santé mentale » (ibid. p. 13). L’exclusion, la sou france et l’écoute forment une configuration sémantique spécifique, que Fassin qualifie de 16 https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 6/13 07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info compassionnelle, et qui est aussi caractéristique d’une période précise : les problèmes sociaux sont interprétés sous la forme de l’exclusion, la sou france en est la conséquence et l’écoute, la solution apportée. Dans un sens proche, nous parlons pour notre part d’agencement conceptuel significatif. Nous proposons par exemple d’agencer les notions de prévention, de coût et de réseau, afin de mettre en évidence une possible ambiguïté de la question de la prévention au sein de l’action sociale (Gutknecht, 2016, pp. 148-152). Cette démarche de mise en concepts peut être pertinente pour ce qui est de la médicalisation, qu’il s’agit alors de relier avec d’autres concepts. Une telle entreprise comporte une exigence conceptuelle et épistémique forte, tout en assumant en quelque sorte un scepticisme modéré. Il s’agit en e fet, tout en gardant en tête notre impossibilité à la saisir complètement, de chercher à appréhender la réalité de manière su fisamment adéquate pour l’interroger, pour nous y engager et agir. L’un des enjeux d’une telle mise en concept est de rendre visible et lisible ce qui peut s’avérer être un point aveugle d’une pratique, d’une collectivité ou plus largement d’une société. 17 Un troisième niveau : éthique-politique Cette question de l’engagement et de l’agir — pratiques, mais aussi conceptuels — dans un champ spécifique et de la mise en visibilité d’éventuels points aveugles nous renvoie à un dernier niveau, que nous appelons éthique-politique. Deux points nous semblent importants à souligner ici autour de la médicalisation. 18 Premièrement, comme relevé dans la partie précédente, les sociétés contemporaines se caractérisent par de nombreux traits qui viennent s’ajouter à celui de la médicalisation et qui nous obligent à penser le champ de la santé mentale d’une manière plus globale et dans un temps long. Nous avons déjà évoqué le thème de la sécurité dans son lien avec le libéralisme et un processus de sensibilisation à l’insécurité qu’il s’agit de relier aujourd’hui avec une nouvelle gouvernementalité qui s’appuierait sur la gestion anticipée des risques (Sicot, 2006, p. 76 sq.). Nous avons également évoqué la valorisation de l’autonomie, de la responsabilité, de la prise d’initiative, mais aussi de la performance, avec toutes les ambiguïtés que ces principes comportent dans leur application. Il faut encore ajouter, de manière apparemment paradoxale avec ce qui précède, l’exigence de la capacité à s’adapter à un fonctionnement et à un contexte sociétal (Otero, 2005, pp. 81-83). Mais aussi, une société réglée sur une économie néolibérale, une nouvelle gestion publique fixée sur la logique de l’e ficience ainsi qu’un processus d’accélération sociale (Rosa in Gutknecht, 2019, pp. 25-26). Ces éléments, parmi bien d’autres, ont un rapport avec le dispositif de santé mentale, en tant qu’ils peuvent avoir une in luence sur la santé mentale des gens — Otero (2005, p. 86) fait mention d’une multiplication inédite de problèmes de santé mentale dans les sociétés 19 https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 7/13 07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info actuelles —, mais également sur le fonctionnement et la structure même du dispositif, ses modes de financement, ses valeurs, ses référentiels, ses représentations, etc. [3] Le second point renvoie au constat que la santé des individus est in luencée par leur statut socioéconomique. Ceci doit nous rendre sensibles à la question des inégalités sociales en matière de santé (Bourque et Quesnel-Vallée, 2006, p. 46) et aux déterminants sociaux de cette dernière que sont l’exclusion sociale, le chômage, le logement, l’alimentation, la petite enfance, le gradient social, l’éducation, le stress environnemental, etc. [4] Si l’on considère que les inégalités sociales sont aujourd’hui en augmentation et qu’elles se traduisent sous la forme de disparités de morbidité, de mortalité et d’espérance de vie, alors il y a bien, comme le relève Fassin (2000, p. 100), « une incorporation de l’inégalité, réalisant l’inscription de l’ordre social dans les corps ». Ces deux points renvoient à l’enjeu de l’identification des mécanismes structurels à l’origine de situations limites qui peuvent donner lieu à l’apparition de troubles psychiques. Il s’agit ici de tourner son regard sur les causes structurelles, davantage que sur les causes individuelles et sur les symptômes, de manière à éviter une lecture réductrice de la sou france d’une personne. Mais aussi, apparaît à partir de ces deux points ce que Fassin (2000, p. 111) appelle « des hiérarchies implicites d’humanité ». Si dans les textes fondamentaux et constitutifs de nos sociétés est énoncée et valorisée une égalité entre les êtres humains, il s’avère au contraire qu’un traitement di férencié des vies est institué par le politique et dans le concret du fonctionnement de nos sociétés. Ces inégalités de fait entre les existences sont dues à ce qu’il appelle des « politiques de vie » instaurées par les États. Fassin (2018) prend comme situations limites paradigmatiques celles de personnes ayant dû fuir leur pays — qu’il appelle « nomades forcés » —, et qui se retrouvent confrontées à ce traitement inégalitaire dans leur pays d’accueil. 20 Cette question de la valeur donnée à une existence ne peut qu’interpeller de manière plus générale les acteurs du champ du social, pris parfois dans des pratiques sous tension qui mènent « à forcer des destins » (Vrancken, 2006, p. 34) et à reproduire une telle inégalité. C’est bien ici toute la question de la justice sociale et de la solidarité qui est posée, et donc de la sensibilité, de la posture et de l’engagement non seulement éthique, mais aussi politique du travailleur social. Ce dernier actualise en e fet ses propres valeurs dans son rapport à autrui, toujours situé, se constituant par là même comme sujet éthique ; mais aussi, il a à penser la complexité de sa pratique comme insérée dans une époque et en faveur d’une personne dont le parcours est conditionné par des choix politiques et de société. Ceci implique d’interroger collectivement l’orientation de la société, ses fondements, ses valeurs, la qualité du vivre-ensemble, et de garder en tête l’idéal d’un monde commun à construire (Gutknecht, 2016, pp. 227 sq.). 21 https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 8/13 07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info En résumé, les trois niveaux énoncés ci-dessus sont à saisir comme trois mises à l’épreuve d’une pratique globale dans le champ de la santé mentale et du travail social — par la pratique, par les concepts et par l’éthico-politique. 22 Conclusion Se pencher sur le thème de la médicalisation nous rend sensibles à la complexité non seulement de ce processus et de la nécessité de le relier à d’autres dimensions de nos sociétés contemporaines, mais aussi à l’enjeu de l’identification des causes qui ont mené des personnes à se retrouver dans des situations et des états qui nécessitent à un moment donné l’intervention du champ médical. Pour le travail social, en lien avec la santé mentale, mais pas uniquement, ceci implique de penser son agir à di férents niveaux – pratique, conceptuel-épistémique, éthique-politique — et de prendre au sérieux l’élaboration de la chaîne explicative des problèmes non seulement de la personne, mais aussi du contexte large dans lequel elle se situe, partant de l’idée que le champ médical devient lui-même problématique lorsqu’il « intègre des problèmes de société dans ses objectifs » (Pilgrim, 2012, p. 1). Il y a bien là un enjeu de la définition et du traitement des problèmes sociaux, que le processus de médicalisation de la société rend opaque, et donc d’une considération su fisante de l’état de la société et de son évolution. S’ouvre alors la question de la justice sociale, de la solidarité et de la valeur des vies humaines dans ce qu’elles ont de plus concret et de quotidien. Entreprise des plus exigeantes et incertaines. Mais c’est à ce prix que l’on peut a firmer se soucier réellement de l’existence singulière des individus confrontés à des situations limites. 23 Notes [1] Pour une distinction entre psychologisation et individualisation, et plus généralement autour de la psychologisation de l’intervention sociale, nous renvoyons aux deux textes susmentionnés de Bresson. [2] La pensée de Foucault permet d’élaborer di férentes hypothèses pour penser et problématiser le travail social dans son lien, non seulement avec la médicalisation, mais également avec ce qu’il appelle la biopolitique et la gouvernementalité. Nous renvoyons à ce sujet à notre ouvrage Actualité de Foucault. Une problématisation du travail social (Gutknecht, 2016, pp. 172-179). [3] Si l’on se réfère aux critiques de Gori, on peut à ce sujet relever l’imbrication du champ de la santé mentale avec les firmes pharmaceutiques, la place centrale occupée par le schéma de classification du DSM-V ou encore la logique des mandats de prestations dont dépendent désormais les dispositifs de santé mentale. [4] Il apparaît par ailleurs que 90 % des déterminants du capital-santé sont non médicaux (Thiel, 2006, pp. 100 et 113). https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 9/13 07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info Résumé FrançaisCe texte propose de mettre en avant certains questionnements et enjeux en lien avec le processus de médicalisation en cours dans nos sociétés contemporaines et plus précisément de montrer en quoi le travail social est interrogé par ce processus. Nous cherchons entre autres à relever l’importance de penser la médicalisation avec d’autres dimensions de la société – individualisation, gouvernementalité, sécurité, etc. Nous proposons également de nous pencher sur le champ de la santé mentale, en considérant notamment certains éléments significatifs de ce processus. EnglishThinking about the medicalisation of our societies This text o fers to highlight some questions and issues linked to the ongoing process of medicalisation in our contemporary societies specifically to show how social work is questioned by this process. Among other things, we seek to highlight the importance of thinking about medicalisation within other dimensions of society – individualisation, governmentally, security, etc. We also o fer to look at the mental health field, considering in particular some significant elements of this process. Plan Éléments autour de la médicalisation Médicalisation, travail social et société : quelques points de ré lexion Médicalisation, santé mentale et travail social : trois niveaux d’action Un premier niveau : pratique Un second niveau : conceptuel-épistémique Un troisième niveau : éthique-politique https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 10/13 07/03/2021 Pour penser la médicalisation de nos sociétés | Cairn.info Conclusion Bibliographie Aïchach, Pierre, « Médicalisation/santéisation et psychopathologisation du social », in Bresson, Maryse (dir.), La psychologisation de l’intervention sociale : mythes et réalités, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 65-73. Bourque, Mélanie et Quesnel-Vallée, Amélie, « Politiques sociales : un enjeu de santé publique ? », in Lien social et Politiques, n° 55, La santé au risque du social, 2006, pp. 45–52. 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Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit. Cairn.info | Accès via Université Louis Lumière Lyon 2 https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-sociographe-2020-4-page-36.htm 13/13