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OLIVIER BOUQUET
« grands mollas », quarante-et-un fils d’oulé-
mas de rang inférieur 1
.
Au 19e siècle, les formes de reproduction
étaient aussi spectaculaires : la majorité des
employés civils étaient des fils d’administra-
teurs 2 ; plus du quart des pachas étaient fils ou
descendant de pachas. Cette dignité, officielle-
ment attribuée pour services rendus et non
transmissible aux descendants, était en partie
devenue un titre de famille. Un employé avait
d’autant plus de chances de l’obtenir qu’il épou-
sait dans une famille pourvue de pachas. Nulle
noblesse d’État toutefois n’existait : l’hérédité du
titre s’épuisait généralement au bout d’une
génération ; les lignées de pachas étaient rares.
Jusqu’à la toute fin de l’Empire, une même cul-
ture a-nobiliaire s’imposait : un pacha, tout fils
de marchand fût-il, ne cédait en rien à un autre
pacha, fût-il fils de pacha ; il y avait plus de pres-
tige à être grand vizir fils de marchand qu’à être
gouverneur fils de pacha. En terre ottomane,
seul le sultan donnait un statut que le temps le
plus long ne savait consacrer : s’il fallait selon
Somerset Maugham trois générations pour
faire un gentleman anglais, il n’en fallait qu’une
pour faire un pacha 3.
L’État n’anoblissait pas, mais il intégrait à
son service les noblesses existantes : tel fils de
notable d’Alep ou de Damas devenait fonction-
naire central à Istanbul avant d’être renvoyé
chez lui pour fédérer les clients de sa famille
autour de la légitimité dynastique. Les compé-
tences reconnues par l’État étaient cultivées au
sein des grandes familles : tel fils d’ambassa-
deur à Londres éduqué dans les meilleures uni-
versités européennes, parfaitement franco-
phone et anglophone, formé par son père au
métier, présentait un profil valorisé par l’admi-
nistration et pouvait espérer se hisser aux plus
hauts échelons de la carrière. C’était ainsi que
l’Empire tenait ses territoires, limitait les révol-
tes urbaines, et défendait ses positions au sein
du Concert des nations : pragmatiques en tou-
tes choses, la fidélisation et l’ottomanisation
des élites prolongeaient la politique d’intégrité
territoriale qui, depuis des siècles, avait exclu la
reconnaissance du fait aristocratique. Si l’État
valorisait le mérite comme critère de recrute-
ment, le sultan distinguait aussi ceux que ses
propres ancêtres avaient honorés. Les servi-
teurs de l’État le savaient bien, eux qui dans les
notices biographiques destinées à leur hiérar-
chie, prenaient soin d’indiquer leurs illustres
ascendants 4. Et aux yeux de ceux qui, à la veille
de la première guerre mondiale, voulaient les
mettre à bas, ils n’étaient rien d’autre que des
« hommes de Cour5».
La République contre toutes les noblesses
Les Jeunes Turcs de la révolution de 1908 se
voyaient comme les continuateurs de l’œuvre
de 1789. Nourris par la lecture de Saint-Just ou
de Condorcet, les officiers révolutionnaires
s’identifiaient au tiers état. Mustafa Kemal con-
naissait assez les pages glorieuses de la Révolu-
tion française pour proposer par la suite, lors
d’un banquet du 14 juillet, un cours ex cathedra
dans le but d’édifier la délégation française
présente 6. Pendant les événements révolution-
(1) Madeleine Zilfi, « Elite Circulation in the Ottoman
Empire : Great Mollas of the Eighteenth Century », Journal of
the Economy and Social History of the Orient, 26, 1983, p. 318-363,
320 , 326-327.
(2) Joseph S. Szyliowicz, « Changes in the Recruitment
Patterns and Career-lines of Ottoman Provincial Administra-
tors during the Nineteenth Century », in Moshe Ma’oz (dir.),
Studies on Palestine during the Ottoman Period, Jerusalem, The
Magnes Press, 1975, p. 249-283, p. 279.
(3) Olivier Bouquet, Les Pachas du sultan : essai sur les agents
supérieurs de l’État ottoman (1839-1909), Louvain, Peeters, 2007,
p. 202-214.
(4) Olivier Bouquet, « L’autobiographie par l’État sous les
derniers Ottomans », Turcica, 38, 2006, p. 251-279.
(5) Aykut Kansu, The Revolution of 1908, Leyde, E. J. Brill,
19 9 7, p . 3.
(6) Paul Dumont et Jean-Louis Bacqué-Grammont, La
Turquie et la France à l’époque d’Atatürk, Paris, Association pour
le développement des études turques, 1981, p. 99-102.
VING_2008-03.book Page 132 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
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