Telechargé par henninlaura

Bouquet Olivier, « Maintien et reconversion des noblesses ottomanes aux débuts de la République turque

publicité
MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES AUX
DÉBUTS DE LA RÉPUBLIQUE TURQUE
Olivier Bouquet
Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »
2008/3 n° 99 | pages 129 à 142
ISSN 0294-1759
ISBN 9782724631029
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.
© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2008-3-page-129.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
VING_2008-03.book Page 129 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
Maintien et reconversion des
noblesses ottomanes aux débuts
de la République turque
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
L’historiographie turque traditionnelle a
longtemps considéré que la mise en place
de la République au début des années 1920
fut l’occasion d’une vaste remise en cause
des privilèges aristocratiques. Pourtant, la
complexité et la porosité des catégories
« nobiliaires » dans l’Empire ottoman, conjuguée aux diverses formes de reconversion
des élites au service du nouveau régime,
devraient contribuer à nuancer fortement
ce constat global. Olivier Bouquet, spécialiste de la haute administration ottomane,
propose ici de parler des « pachas de la
République » pour exprimer toute l’ambiguïté des rapports entretenus par la jeune
République vis-à-vis de ses anciennes élites
aristocratiques.
Peut-on parler d’élites aristocratiques dans la
Turquie des années 1920 ? Si en effet les kémalistes ont établi une république en 1923, contre
des élites d’ancien régime et par le concours de
ce que l’historiographie turque a identifié sous
la forme d’une « bourgeoisie nationale », ils
n’ont eu à supprimer aucune aristocratie officielle : jusqu’à l’effondrement de l’Empire
ottoman en 1922, la seule dynastie légitime à la
succession était la lignée du sultan, et nulle
noblesse n’était reconnue. Quant à la première
guerre mondiale, elle tient lieu d’une profonde
rupture dans l’histoire de la Turquie contemporaine : particulièrement longue (1911-1922), celleci s’est déployée en trois moments distincts : une
guerre coloniale inscrite dans la continuité de la
VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 99, JUILLET-SEPTEMBRE 2008, p. 129-142
Question d’Orient (en Tripolitaine, en 1911) et
doublée d’un conflit entre l’Empire et les
nations qui s’en sont détachées (dans les Balkans, en 1912) ; une guerre mondiale dont les
caractères sont à la fois radicalement nouveaux
et fortement similaires aux expériences européennes ; une guerre d’indépendance (1919-1922)
dont l’aboutissement fut la constitution d’une
nation républicaine : le « reflux ottoman » (Stéphane Yerasimos) consécutif aux défaites militaires subies dans les Balkans d’une part, et la
défense à tout prix d’un territoire (l’Anatolie)
défini par l’avancée des troupes alliées le jour
de l’armistice de Moudros signé le 30 octobre
1918 d’autre part, furent la matrice principale
du nationalisme turc tel qu’il existe encore
aujourd’hui.
Cette double thématique historiographique
(absence d’aristocratie, rupture fondamentale
de la guerre) mérite pourtant d’être nuancée.
Pour ce qui est de la première, il convient
d’admettre que les Ottomans avaient certes
créé un système politique dont le double principe d’intégrité territoriale et de continuité
dynastique excluait la reconnaissance de pouvoirs aristocratiques. Ils avaient toutefois
maintenu les noblesses pré-ottomanes ou prétendues telles, avaient intégré les notables
réfractaires à l’autorité centrale de l’État, et
avaient favorisé la constitution de nouvelles
noblesses au service de l’administration. Pour
ce qui est de la seconde thématique, on admettra que si la guerre mondiale a eu des conséquences politiques remarquables en ce qu’elle a
129
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
Olivier Bouquet
VING_2008-03.book Page 130 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
OLIVIER BOUQUET
130
dans la poursuite des objectifs affichés par le
nationalisme kémaliste, elle trouvait dans le
maintien et la valorisation des anciennes
noblesses impériales le moyen de renforcer les
cadres de l’État et d’asseoir sa légitimité démocratique.
Les Ottomans : dynastie, aristocratie,
noblesses
Le terme aristocratie n’a pas d’équivalent en
ottoman. L’État s’est constitué à ce point
autour de la dynastie, jusqu’à en porter le nom
– Ottoman, Osmanll en turc, vient du nom du
fondateur de la lignée, Osman –, qu’il a exclu
toute noblesse qui aurait pu nuire à sa continuité. Les hautes dignités (vizir, pacha par
exemple) étaient biens viagers de l’État et ne
pouvaient être transmises aux descendants 1.
Dans l’ordre dynastique, tout était conçu afin
que les problèmes successoraux fussent évités :
le souverain ne prenait pas épouse parmi les
princesses des États environnants ou les grandes familles de l’Empire ; il préférait s’unir à de
simples esclaves ; ses filles n’étaient pas données en mariage à des dynastes musulmans,
afin d’empêcher l’émergence d’ayants droit
extérieurs susceptibles de menacer le monopole successoral de la lignée masculine ; la pratique du fratricide était courante, au moins
jusqu’au 16e siècle ; la fertilité des concubines
était limitée. Quant aux princes, ils ne siégeaient pas au divan impérial ; à partir du 16e
siècle, ils furent durablement écartés de la vie
politique : ils ne recevaient plus de gouvernements provinciaux dotés d’une petite cour ;
confinés dans la partie secrète du palais dans un
lieu appelé la « cage » (kafes), ils ne pouvaient
dès lors plus se rebeller contre leur père ou
œuvrer à hâter sa succession, si bien que ceux
(1) Le titre de pacha est conféré aux dignitaires dotés des
grades les plus élevés de l’administration civile et militaire,
comme celui de vizir.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
entraîné la disparition d’un État vieux de plus
de six siècles et l’institution de la première
république laïque en Méditerranée orientale,
elle n’a pas produit les effets sociaux que lui a
prêtés l’historiographie officielle, à savoir l’institution radicale d’une société méritocratique
sur les ruines d’une structure sociale d’ancien
régime.
La dynastie ottomane a certes été bannie du
pays et ses membres n’ont été admis à y revenir
que dans les années 1970 ; quant aux plus hauts
dignitaires, ils ont été exclus de la scène politique. Cela dit, bien des grandes familles avaient
déjà procédé à leur reconversion dans les
années 1900-1910. L’organisation du monde
administratif ottoman et l’apparition de nouvelles activités au sein de l’État avaient favorisé
la participation des employés à la création de
banques et de sociétés d’assurances ou à la fondation d’universités ou de musées ; en sorte que
lorsque la République fut instituée, la réputation de certains fils de dignitaires comme juristes, universitaires ou gestionnaires surpassait
largement la perception qu’ils donnaient d’eux
en tant qu’hommes d’ancien régime. Aussi
trouvèrent-ils aisément leur place dans un nouveau régime qui valorisait leur compétence plus
qu’il ne s’embarrassait de leur origine.
Si par ailleurs les kémalistes avaient dû proscrire les dignitaires qui symbolisaient l’Empire,
ils ne rechignaient pas à employer leurs
descendants : ceux qui avaient été formés dans
les universités européennes présentaient des
dispositions linguistiques et sociales adaptées à
la carrière diplomatique ; ceux qui étaient issus
de vieilles lignées provinciales étaient dotés
d’un prestige dont la République gagnait à se
revêtir. Ainsi, des membres de grandes familles
devinrent députés de circonscriptions dans des
régions que leurs ancêtres avaient tenues sous
leur coupe au 17e ou 18e siècles. Bref, si la Turquie républicaine proclamait la rupture sociopolitique la plus complète avec l’ancien régime
VING_2008-03.book Page 131 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
qui, parmi eux, accédèrent à la fonction
suprême étaient inconnus de leurs nouveaux
sujets 1. Enfin, à la différence des noblesses
européennes, le séniorat ne s’était jamais
imposé comme règle indépassable de succession. Celle-ci était en effet l’affaire de Dieu :
tout membre de la lignée royale avait un droit
légitime à la succession.
Toutefois, si la reconnaissance aristocratique se limitait à la famille ottomane, des
noblesses existaient – le vocabulaire ottoman
accueille cette notion. Était noble qui se distinguait par sa vertu, ses qualités, mais aussi par sa
position de grand notable ou de haut dignitaire. Et comme l’Empire ottoman était terre
d’islam, l’État reconnaissait une place aux
familles d’ascendance chérifienne. À la Cour et
dans certaines grandes villes de l’Empire, le
« surintendant des nobles » (nakib ül-eþ raf)
était le syndic des descendants du Prophète.
Hors du cadre de cette noblesse islamique,
quelques familles jouissaient de droits politiques héréditaires liés au fonctionnement de
l’État dans des contextes très particuliers. Non
seulement l’État ottoman avait pragmatiquement maintenu les noblesses héréditaires
comme les seigneurs roumains (boyards), mais
il avait favorisé la constitution d’autres noblesses pour mieux les contrôler. Ainsi vit-on apparaître à Istanbul les Phanariotes (familles grecques ou hellénisées installées autour du
quartier du Phanar) qui se revendiquaient des
filiations avec d’illustres lignées byzantines.
Progressivement mêlées aux noblesses des pays
roumains, elles contribuèrent au renforcement
du contrôle de la Porte sur ces territoires au 18e
siècle. Cela dit, aucune famille de la noblesse
chrétienne ne disposait d’un droit héréditaire
sur un territoire ottoman : celui-ci était en effet
conçu comme indivisible. Aussi la création de
la dynastie égyptienne du Khédive fut-elle un
tournant : en 1841, le gouverneur général Mehmed Ali, entré en rébellion contre le sultan,
accepta de se retirer de la province syrienne
qu’il occupait depuis 1831, contre la reconnaissance par Istanbul des droits héréditaires de sa
famille sur le gouvernement de l’Égypte.
Bien plus répandus que ces cas isolés de
reconnaissance de droits héréditaires étaient
les phénomènes lignagers non reconnus par le
pouvoir impérial : entre le 17e et le début du 19 e
siècle, de grandes familles avaient profité du
recul de l’État dans les provinces pour se constituer en dynasties. De puissants potentats
occupaient désormais de vastes territoires : les
Baban contrôlaient toute la zone frontalière
avec l’Iran ; les Bedirhan tenaient sous leur
coupe une grande partie de l’Est anatolien ; les
Çapanzâde étendaient leur influence de l’Anatolie centrale aux côtes méditerranéennes.
Certes, la politique de centralisation entreprise
sous les Tanzimat (1839-1876) avait conduit à la
destruction de ces principautés. Mais d’autres
phénomènes héréditaires s’étaient maintenus
ou renforcés : dans les grandes villes de
l’Empire, quelques familles puissantes
veillaient à conserver les positions les plus
prestigieuses. Au sein de la haute administration, les pères aidaient les fils à se hisser à leurs
fonctions. Au 18e siècle, le corps des oulémas
avait été un monde de reproduction : au moins
86 % des grands muftis, avant et pendant les
Tanzimat, avaient un père religieux 2. Entre
1703 et 1839, treize des cinquante-huit grands
muftis étaient issus de trois familles dominantes ;
sur cent-quatre-vingt-huit « grands mollas »
(grands muftis et hauts dignitaires religieux
de rang inférieur), cent douze étaient fils de
(1) Nicolas Vatin et Gilles Veinstein, Le Sérail ébranlé : essai
sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans XIVeXIXe siècle, Paris, Fayard, 2003, p. 79-91, 169-171.
(2) Norman Itzkowitz et Joel Shinder, « The Office of Þeyh
ül-Islam and the Tanzimat : A Prosopographic Enquiry »,
Middle Eastern Studies, 8, janvier 1972, p. 93-101, p. 98.
131
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES
VING_2008-03.book Page 132 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
« grands mollas », quarante-et-un fils d’oulémas de rang inférieur 1.
Au 19e siècle, les formes de reproduction
étaient aussi spectaculaires : la majorité des
employés civils étaient des fils d’administrateurs 2 ; plus du quart des pachas étaient fils ou
descendant de pachas. Cette dignité, officiellement attribuée pour services rendus et non
transmissible aux descendants, était en partie
devenue un titre de famille. Un employé avait
d’autant plus de chances de l’obtenir qu’il épousait dans une famille pourvue de pachas. Nulle
noblesse d’État toutefois n’existait : l’hérédité du
titre s’épuisait généralement au bout d’une
génération ; les lignées de pachas étaient rares.
Jusqu’à la toute fin de l’Empire, une même culture a-nobiliaire s’imposait : un pacha, tout fils
de marchand fût-il, ne cédait en rien à un autre
pacha, fût-il fils de pacha ; il y avait plus de prestige à être grand vizir fils de marchand qu’à être
gouverneur fils de pacha. En terre ottomane,
seul le sultan donnait un statut que le temps le
plus long ne savait consacrer : s’il fallait selon
Somerset Maugham trois générations pour
faire un gentleman anglais, il n’en fallait qu’une
pour faire un pacha 3.
L’État n’anoblissait pas, mais il intégrait à
son service les noblesses existantes : tel fils de
notable d’Alep ou de Damas devenait fonctionnaire central à Istanbul avant d’être renvoyé
chez lui pour fédérer les clients de sa famille
autour de la légitimité dynastique. Les compétences reconnues par l’État étaient cultivées au
(1) Madeleine Zilfi, « Elite Circulation in the Ottoman
Empire : Great Mollas of the Eighteenth Century », Journal of
the Economy and Social History of the Orient, 26, 1983, p. 318-363,
320, 326-327.
(2) Joseph S. Szyliowicz, « Changes in the Recruitment
Patterns and Career-lines of Ottoman Provincial Administrators during the Nineteenth Century », in Moshe Ma’oz (dir.),
Studies on Palestine during the Ottoman Period, Jerusalem, The
Magnes Press, 1975, p. 249-283, p. 279.
(3) Olivier Bouquet, Les Pachas du sultan : essai sur les agents
supérieurs de l’État ottoman (1839-1909), Louvain, Peeters, 2007,
p. 202-214.
132
sein des grandes familles : tel fils d’ambassadeur à Londres éduqué dans les meilleures universités européennes, parfaitement francophone et anglophone, formé par son père au
métier, présentait un profil valorisé par l’administration et pouvait espérer se hisser aux plus
hauts échelons de la carrière. C’était ainsi que
l’Empire tenait ses territoires, limitait les révoltes urbaines, et défendait ses positions au sein
du Concert des nations : pragmatiques en toutes choses, la fidélisation et l’ottomanisation
des élites prolongeaient la politique d’intégrité
territoriale qui, depuis des siècles, avait exclu la
reconnaissance du fait aristocratique. Si l’État
valorisait le mérite comme critère de recrutement, le sultan distinguait aussi ceux que ses
propres ancêtres avaient honorés. Les serviteurs de l’État le savaient bien, eux qui dans les
notices biographiques destinées à leur hiérarchie, prenaient soin d’indiquer leurs illustres
ascendants 4 . Et aux yeux de ceux qui, à la veille
de la première guerre mondiale, voulaient les
mettre à bas, ils n’étaient rien d’autre que des
« hommes de Cour 5 ».
La République contre toutes les noblesses
Les Jeunes Turcs de la révolution de 1908 se
voyaient comme les continuateurs de l’œuvre
de 1789. Nourris par la lecture de Saint-Just ou
de Condorcet, les officiers révolutionnaires
s’identifiaient au tiers état. Mustafa Kemal connaissait assez les pages glorieuses de la Révolution française pour proposer par la suite, lors
d’un banquet du 14 juillet, un cours ex cathedra
dans le but d’édifier la délégation française
présente 6. Pendant les événements révolution(4) Olivier Bouquet, « L’autobiographie par l’État sous les
derniers Ottomans », Turcica, 38, 2006, p. 251-279.
(5) Aykut Kansu, The Revolution of 1908, Leyde, E. J. Brill,
1997, p. 3.
(6) Paul Dumont et Jean-Louis Bacqué-Grammont, La
Turquie et la France à l’époque d’Atatürk, Paris, Association pour
le développement des études turques, 1981, p. 99-102.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
OLIVIER BOUQUET
VING_2008-03.book Page 133 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
naires de juillet 1908, on chantait La Marseillaise à Istanbul. Une fois au pouvoir, les leaders du mouvement nationaliste (les membres
du Comité Union et Progrès) s’efforcèrent de
mettre à l’index les serviteurs d’un ancien
régime désormais indésirables. Les dignitaires
d’Abdülhamid II (1876-1909), comme le ministre de la guerre Ali Rlza, furent interpellés par
la foule ; les plus honnis d’entre eux furent
contraints à la fuite ; l’ensemble de l’administration fut frappé par de gigantesques purges
en 1909. Toutefois, bien des hommes d’Abdülhamid parvinrent à reconquérir de hautes
fonctions : la nécessité de la machine bureaucratique ottomane reprenait ses droits sur les
exigences du jeu politique. À l’évidence, l’État
avait encore besoin de ses vieux pachas : en
1911-1912, Mehmed Said et Mehmed Kâmil
furent rappelés au poste de grand vizir qu’ils
avaient occupé à de nombreuses reprises sous
Abdülhamid.
En comparaison, la guerre d’indépendance
(1919-1922) eut des effets bien plus radicaux.
Presque aucun ministre ottoman n’obtint de
portefeuille sous la République. Tous les dignitaires de l’Empire furent contraints à la retraite,
à l’exil, ou à la mort, selon le degré de compromission avec l’ancien régime qui était prêté à
chacun : en novembre 1922, l’ancien ministre
de l’Intérieur, Ali Kemal Bey, fut ainsi kidnappé. À Izmit où il fut envoyé, le commandant de la première armée le livra à la foule qui
se chargea de le lyncher. L’homme avait tout
d’une cible : il s’était employé à briser le mouvement d’indépendance nationale ; il avait critiqué farouchement le Comité Union et Progrès avant de déverser son fiel sur Mustafa
Kemal. Mais surtout, il incarnait plus que tout
autre l’ancien régime : il avait appartenu au
cabinet d’un grand vizir (Damad Ferid Pacha),
lequel était non seulement gendre du sultan,
mais s’était employé à briser le mouvement
indépendantiste. Ali Kemal était lui-même
gendre d’un des plus puissants hauts dignitaires
sous Abdülhamid, le grand-maître de l’artillerie, Zeki Pacha. Par ses études à Paris et sa connaissance du français, il incarnait une « culture
de palais » opposée à une « culture des
provinces » dont se revendiquaient les unionistes puis les kémalistes 1.
Mustafa Kemal le voulait ainsi : la radicalité
du changement des élites devait être à la
mesure de l’exceptionnalité de la guerre
d’indépendance ; la nation n’avait-elle pas été
comparée à la patrie française sauvée par la
levée en masses de 1792 2. Aussi, après que la
République fut créée en 1923 et le califat supprimé l’année suivante, les membres de la
dynastie ottomane eurent dix jours pour faire
leurs bagages. Encore, certains kémalistes y
virent trop de clémence : un membre important du parti du Peuple, Ihsan (Eryavuz), proclama en pleine assemblée que « les os de leur
tête devraient être extirpés et dispersés 3 ».
Plus conciliantes, les autorités remirent deux
mille dollars au calife et le conduisirent à la
frontière, avec deux de ses quatre femmes, ses
enfants, son chambellan et un secrétaire. La
Suisse s’arrangea pour l’accueillir malgré une
loi interdisant l’immigration des polygames.
L’homme trouva le pays trop cher, et partit
vivre à Nice 4 . Quelques jours après son départ,
cent seize membres de la dynastie le suivirent
en exil. La plupart d’entre eux ne revirent
jamais Istanbul. À l’étranger, la dynastie ottomane poursuivit ses alliances avec la famille
(1) Je reprends les termes de la distinction proposée par
Serif Mardin, « Power, Civil Society and Culture in the Ottoman Empire », Comparative Studies in Society and History, 11,
1969, p. 258-281, p. 270.
(2) Hamit Bozarslan, « Les courants de pensée dans
l’Empire ottoman, 1908-1918 », thèse de doctorat de l’EHESS,
1992, p. 148-150.
(3) Andrew Mango, Atatürk, Londres, John Murray, 1999,
2004, p. 405.
(4) Seçil Akgün, Halifeliðin Kald¤r¤lmas¤ ve Laiklik, Istanbul,
Turhan, s. d., p. 195-214.
133
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES
VING_2008-03.book Page 134 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
OLIVIER BOUQUET
(1) Bernard Lewis, The Emergence of Modern Turkey, Oxford,
Oxford University Press, 1968 ; trad. fr., Islam et laïcité : la naissance de la Turquie moderne, trad. de l’angl. par Philippe Delamare, Paris, Fayard, 1988, p. 407.
(2) Ibid., p. 409.
134
que citoyen turc devait opter pour un nom
de famille. Le premier d’entre eux donnait
l’exemple : Mustafa Kemal Pacha, général de
l’Empire, devint Mustafa Kemal Atatürk, président de la République. Selon un phénomène
de substitution symbolique, la naissance du
nom turc coïncidait avec la mise à mort du plus
ottoman des titres.
La tabula rasa ottomana : expressions
idéologiques et reconfiguration des élites
Cette tabula rasa était d’abord le produit d’une
réflexion idéologique aboutie dans les années
1910 : comme l’a noté Serif Mardin, les intellectuels nationalistes considéraient que la
société politique héritée des Ottomans était à
ce point bloquée par le manque de mobilité
sociale et dominée par des élites héréditaires,
stambouliotes, cosmopolites, et par trop fascinées par une imitation esthétique de l’Occident, qu’elle ne pouvait que desservir la nation.
Pour Mizanci Murad par exemple, le monde
du Palais avait tout de la Byzance déclinante de
la fin du Moyen Âge 3. Istanbul, la ville cosmopolite de la décadence morale déchaînait la
haine des publicistes. Mustafa Kemal ne
l’aimait pas : en octobre 1923, il la déchut de
son rang de capitale ; il n’y remit les pieds
qu’en 1927. Aux yeux des principaux idéologues
nationalistes (Ziya Gökalp, Tekin Alp ou Yusuf
Akçura), l’ancienne élite du Palais avait été
trop déconnectée des réalités populaires. Le
moment était venu de lui substituer une nouvelle élite mieux à même de défendre les intérêts de la nation 4 . Il était hors de question en
effet de laisser le peuple se gouverner luimême : en majorité issus des franges de la
bourgeoisie provinciale moyenne, les idéologues nationalistes se méfiaient des débordements populaires et du principe de représenta(3) Hamit Bozarslan, op. cit., p. 255.
(4) Ibid., p. 155-156.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
princière d’Égypte, ce d’autant plus qu’étant
non chrétienne, elle ne put s’intégrer au marché matrimonial européen. Toute une noblesse
vécut en exil, parfois sans le sou. Cette histoire
est célèbre : Rlza Pacha avait été ministre
Abdülhamid. C’était un homme extrêmement
puissant et d’une grande richesse, à la tête de
dizaines de propriétés. Exilé d’abord à Mythilène puis à Genève, il lui fallait désormais acheter des légumes chez un grossiste et charger ses
proches du transport – pour éviter de louer les
services d’un porteur – dans la dernière des
voitures…
À Ankara, l’ordre républicain s’imposait, au
long de diverses réformes. L’égalité politique
prétendait se substituer aux inégalités de statut
d’ancien régime : « Tous les Turcs sont égaux
devant la loi » disposait l’article 69 de la Constitution de 1924. Dans un discours de décembre 1921, Mustafa Kemal affirmait que « le
gouvernement du peuple » devait reposer sur
« une base sociologique claire », c’est-à-dire
élargie à l’ensemble des catégories sociales de la
nation 1. Il rejetait certes le principe de lutte des
classes, mais défendait celui de souveraineté
économique fondé sur la mobilisation de quatre catégories : commerçants, artisans, ouvriers
et paysans 2. L’introduction du code foncier
suisse en 1926 unifiait le système d’utilisation
des terres, en partie redistribuées aux petits
paysans. Un système d’éducation unique (publique) fut institué. Ankara, ville du renouveau,
accueillait les écoles de cadres, comme l’École
d’administration civile. Les titres de l’ancien
régime furent supprimés en 1934, notamment
celui de pacha. Dans ce même esprit d’égalité
républicaine et de renouveau nationaliste, cha-
VING_2008-03.book Page 135 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
tion politique directe. Ziya Gökalp opposait ainsi
radicalement les classes laborieuses – artisans,
paysans et commerçants qu’il s’agissait d’unir
dans une même classe pour mieux en prendre la
défense – aux gouvernants auxquels il revenait
d’assurer la gestion de l’État 1. Entre les deux,
il fallait qu’émergeât une nouvelle bourgeoisie
nationale.
La suppression des capitulations décidée
unilatéralement en septembre 1914, la volonté
affichée d’instituer une « économie de guerre »
afin de répondre à l’explosion des dépenses en
1915, le poids politique renforcé de l’allié allemand, l’influence croissante de Friedrich List
sur la pensée économique des théoriciens nationalistes, étaient autant de facteurs qui orientaient le pays « vers une économie nationale »,
pour reprendre les termes de Tekin Alp. Selon
Yusuf Akçura et Ziya Gökalp, le cosmopolitisme économique ottoman avait été fondé sur
le principe de « laissez faire, laissez passer »,
dont les principales bénéficiaires avaient été les
minorités levantines, grecques, juives et arméniennes. Or tous considéraient que la guerre
constituait un tournant décisif : désormais responsable de l’émergence de la nation, la bourgeoisie turque entrepreneuriale devait entraîner
l’« économie nationale » et constituer celle-ci
en un « tout complet » (Ziya Gökalp 2). À
l’école de cette économie politique, le pouvoir
républicain encouragea la création de sociétés
anonymes dans les années 1920, de même qu’il
promut l’activité industrielle par la mise en
place d’un plan quinquennal entre 1934 et 1939.
La remise en question de l’ancien régime
était dans l’ordre des idéologies ce que la
reconfiguration des élites était dans l’ordre de
la société politique. Les bureaucrates ottomans
(1) Serif Mardin, op. cit., p. 277.
(2) Zafer Toprak, Türkiye’de Ekonomi ve Toplum (1908-1950) :
Milli Iktisat-Milli Burjuvazi, Istanbul, Tarim Vakfl Yurt Yayllarl, 1995, p. 12-13.
étaient durablement ostracisés : ils avaient
laissé entrer les alliés à Istanbul en novembre
1918 ; ils avaient signé le traité de Sèvres qui
consacrait le démembrement de l’Empire
ottoman ; en 1922, le premier d’entre eux, le
dernier grand vizir de l’Empire (Ahmed Tevfik
Pacha, ancien ministre des Affaires étrangères
sous Abdülhamid, moqué par ses adversaires
comme « ministre étranger aux affaires »), était
un vieillard malade, symbole d’un régime finissant. Les intellectuels avaient en revanche le
vent en poupe : ils jouissaient désormais d’une
autonomie d’expression qu’ils n’avaient jamais
eue dans les décennies précédentes. Sous
Abdülhamid II, ces bureaucrates de formation
étaient encore trop liés au régime pour en contester radicalement les fondements – plusieurs
Jeunes Turcs étaient rentrés dans le rang,
séduits par les perspectives de carrière offertes
par le souverain. Mais avec la fin de la censure
impériale et le développement de la presse dans
les années 1910, la différenciation des carrières
administratives et des carrières intellectuelles
s’accentua, si bien qu’au moment de la guerre,
les intellectuels avaient acquis une indépendance suffisante pour assurer la critique des élites politiques : ils jouaient désormais un véritable rôle de journalistes polémistes avec lesquels
le nouveau pouvoir républicain devait compter.
Certains d’entre eux émergèrent comme intellectuels officiels, disposés à endosser la fonction de « briseurs d’élite 3 », à faire la chasse
aux publicistes contestataires de la légitimité
kémaliste, et à soutenir les élites les plus puissantes du régime, à savoir les militaires.
De fait, les officiers ne pouvaient être contestés à la tête du nouveau régime. Ils s’étaient
acquitté de leur mission : ils avaient fait la
guerre. Le plus prestigieux d’entre eux, Mustafa
Kemal, leader sans partage du mouvement de
(3) Hamit Bozarslan, op. cit., p. 409.
135
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES
VING_2008-03.book Page 136 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
OLIVIER BOUQUET
(1) Ibid., p. 283.
136
anciennes familles ottomanes. La révolution de
1908 était présentée comme le fait de petits
officiers issus de classes moyennes ; les membres du triumvirat au pouvoir pendant la première guerre mondiale étaient d’origine
modeste (Talaat, Enver et Cemal étaient respectivement fils de juge, de gardien de pont, de
pharmacien militaire) ; les héros de la guerre
d’indépendance, Mustafa Kemal et Ismet
Inönü, étaient fils d’employés de rang moyen.
Il est certes difficile aujourd’hui d’établir si ces
exemples symboliques de l’idéologie méritocratique qui entoure l’institution militaire ont
une valeur sociologique d’ensemble : nulle
archive militaire n’est ouverte qui le permettrait. Cela dit, les données dont nous disposons
pour d’autres élites indiquent que la tabula rasa
n’était pas qu’affaire de principes.
Les pachas de la République
Elle eut des effets sociologiques. La République mit un terme aux phénomènes de reproduction impériaux. La noblesse d’État stambouliote disparut : la moitié des pachas
hamidiens étaient nés à Istanbul ; par comparaison, le tiers seulement des hauts fonctionnaires turcs du milieu du début des années
1960 étaient originaires d’Istanbul, Ankara ou
Izmir 2, et les députés républicains étaient
recrutés avant tout dans les provinces 3. Une
classe d’hommes d’affaires, de gestionnaires et
de techniciens se constituait qui attirait de plus
en plus les fils de fonctionnaires 4 ; les cadres
de l’État s’ouvraient davantage à l’ensemble
des catégories socioprofessionnelles 5 : une
grande partie des préfets étaient issus de la
(2) Clement H. Dodd, « The Social and Educational Background of Turkish Officials », Middle Eastern Studies, 2 (12),
avril 1965, p. 268-276, p. 273.
(3) Frederick W. Frey, The Turkish Political Elite, Cambridge
(Mass.), MIT Press, 1965, p. 195-197.
(4) Ibid., p. 140.
(5) Clement H. Dodd, « The Social », op. cit., p. 272.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
résistance en Anatolie, avait connu « l’enfer
des Dardanelles », le plus sanglant des terrains
de résistance d’une interminable guerre. Colonels et généraux avaient combattu pour limiter
le démembrement de l’Empire, et plus encore,
pour chasser l’ennemi hors du territoire de la
nouvelle nation. Présentés dès le début de la
République comme les instruments du sursaut
patriotique, ils étaient auréolés d’un incroyable
« culte des armes 1 ». Cette légitimité patriotique était renforcée par l’expérience du pouvoir
nouvellement acquise par l’institution militaire. L’irruption des officiers sur la scène politique, d’abord comme acteurs principaux de la
révolution de 1908, puis comme dirigeants
politiques pendant la guerre – entre juin 1913 et
octobre 1918, deux des trois personnages les
plus influents de l’Empire (Enver et Cemal)
étaient des généraux – consacrait leur inscription dans les rouages de l’État moderne.
Aux temps d’Abdülhamid, en effet, les plus
hautes fonctions publiques (ministères, gouvernorats, ambassades) avaient été détenues
par les bureaucrates civils. Mais ces cadres
anciens n’avaient pas élargi leurs compétences
techniques, encore moins militaires, à la
mesure des progrès de la seconde révolution
industrielle et des grandes découvertes techniques, alors que les militaires avaient à la fois
développé leur « polyactivité » dans les métiers
de la bureaucratie en se rendant indispensables
dans les domaines techniques (cartographie,
ingénierie…), tout en gardant le monopole de
leurs fonctions traditionnelles (pacification,
répression, contrôle du territoire). Surtout, les
militaires avaient pour eux l’avantage de correspondre à la nouvelle idéologie méritocratique républicaine. Quelques exemples étaient
mis en avant pour souligner la modestie de
leurs origines sociales, par opposition aux
VING_2008-03.book Page 137 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
fonction publique, mais ils recrutaient davantage dans les nouveaux métiers : 20,4 %
d’entre eux étaient fils de juristes et d’avocats,
14 % fils de militaires, 4,5 % fils d’enseignants
et hommes de religion 1. Alors que les trois
piliers classiques de l’État ottoman (bureaucratie civile, armée, clergé) étaient encore représentés aux deux tiers dans la première Grande
assemblée de 1920, les juristes et les marchands
furent de plus en plus nombreux sur les bancs
des assemblées suivantes 2.
Parallèlement, les phénomènes de reconversion s’accentuèrent au sein des élites : les troisquarts des députés de 1920 à 1957 étaient d’une
profession différente de leur père 3 ; les logiques
de reproduction plurigénérationnelles avaient
fortement faibli. Bref, on ne pouvait plus parler
de noblesse dans l’État sous la République, encore
moins de noblesse d’État. Cela dit, si les logiques
de reconversion hors de l’État s’étaient renforcées, elles s’effectuaient avant tout au sein des
classes moyennes et supérieures, en sorte que
la mobilité sociale à proprement parler restait
réduite : les enfants des classes supérieures
étaient surreprésentés dans les écoles et les universités qui menaient aux plus hautes fonctions
de l’État 4 . Surtout, la République eut beau
détruire les anciens titres, elle se dota de son
propre corps de pachas.
Après comme avant la première guerre mondiale, l’État continuait d’être conçu comme la
pièce maîtresse de l’ordre social. Il reposait sur
l’emploi des couches nouvelles distinguées par
Bernard Lewis pour le début du 20 e siècle, avec
quatre catégories (officiers, fonctionnaires, juristes et journalistes 5). La première était la plus
mobilisée : Mustafa Kemal concevait en effet
l’armée comme la gardienne des idéaux de la
nation et le pilier du régime. Les élites militaires incarnaient l’État bien plus que les autres
cadres de la fonction publique (fonctionnaires
centraux, administrateurs territoriaux, diplomates) comme « conscience claire » du régime
(pour reprendre une expression de Durkheim) ;
elles étaient ainsi exclues par l’idéologie officielle des contradictions qui traversaient le corps
social. Instruments principaux de la continuité de l’État, les militaires ne représentaient la
société que dans les valeurs et les principes qui
étaient officiellement prêtés à celle-ci, c’est-àdire « l’amour de la patrie » et « la fierté du passé
de la nation », dont Étienne Copeaux a montré
qu’ils étaient les thèmes dominants du discours
nationaliste des manuels d’histoire 6, et dont
Ayþe Gül Altlnay a souligné en quoi ils participaient du mythe d’une « nation militaire 7 ». Si
la « polyactivité » acquise par les élites militaires
sous les derniers Ottomans et leur rôle dans la
guerre d’indépendance leur offraient les conditions d’un quasi-monopole comme système
technique, la mise en jeu de leur fonction
d’incarnation de l’État leur retirait la possibilité sociologique de devenir une nouvelle
noblesse d’État : une fois la nation libérée de
l’occupation ennemie, bien des militaires qui
avaient quitté « le front » siégèrent à l’Assemblée, mais à la condition de quitter l’uniforme.
Mustafa Kemal voulait préserver l’armée hors
du jeu politique et quitta lui-même la carrière
en 1927 ; lors de la formation du parti républicain du Progrès en 1924, il contraint Ali Fuad
(Cebesoy) et Kâzim Karabekir à choisir entre
leur carrière militaire et leur siège parlementaire ; et Ismet Inönü, une fois la République
(1) Ali Galip Baltaoðlu, Atatürk Dönemi Valileri (29 Ekim
1923-10 Kas¤m 1938), Ankara, Ocak Yay., 1988, p. 115-116.
(2) Frederick W. Frey, op. cit., p. 195.
(3) Ibid., p. 140.
(4) Clement H. Dodd, op. cit., p. 275.
(5) Bernard Lewis, op. cit., p. 403.
(6) Étienne Copeaux, Espaces et temps de la nation turque :
analyse d’une historiographie nationaliste 1931-1993, Paris, CNRS
éditions, 1997, p. 127-128.
(7) Ayþe Gül Altlnay, The Myth of the Military-Nation : Militarism, Gender and Education in Turkey, New York, PalgraveMacMillan, 2004.
137
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES
VING_2008-03.book Page 138 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
créée, ne fut plus jamais vu en uniforme. La
transmutation politique des héros de la nation
renforçait les assises républicaines du régime,
autant qu’elle constituait une armée sociologiquement désincarnée et politiquement désactivée comme institution unique par le mandat
qui lui était conférée : assurer l’unité de la
nation au-dessus du jeu politique.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
Permanences ottomanes : prestige du
titre, distinction du nom
Pour autant, l’ordre ancien n’avait pas totalement disparu sous le coup des réformes
républicaines : dans le Sud et l’Est du pays, les
grands propriétaires dominaient encore les
sociétés villageoises comme l’avaient fait les
notables ottomans. Les références de l’ancien
régime demeuraient. Le titre de pacha avait la
vie dure, comme le rapporte cette savoureuse
anecdote : « Un soir Atatürk s’en pris à un
ministre et lui passa un savon pour en avoir fait
usage : “Vous voudrez bien, je vous prie, ne
plus m’appeler Pacha. Est-ce clair ? Ce à quoi
le ministre répondit : “Je vous promets de ne
plus le faire, Pacha” 1. » Les généraux restaient
donc désignés comme pachas 2. Ils profitaient,
en tant que piliers historiques du régime, de la
référence à la pachitude d’Atatürk 3. D’autres
dignités impériales subsistaient : pendant la
guerre d’indépendance, Mustafa Kemal avait
été honoré du titre de gazi, généralement attribué aux chefs militaires blessés ou distingués au
combat sous les Ottomans. Il le conservait sous
la République, inscrivant ainsi le régime dont il
(1) « One evening Atatürk rounded on a minister and scolded him for using it : “You will please not call me Pasha any
more. Is that clear ?” To which the minister replied : “I promise not to do it again, Pasha.” » (Lord Kinross, Atatürk : The
Rebirth of a Nation, Nicosie, K. Rustem & Brother, 1964, 1981,
p. 473, n. 2.
(2) Mehmet Kanar, Örnekli Etimolojik Osmanl¤ Türkçesi
Sözlüðü, Istanbul, Derin Yay., 2003, p. 1181.
(3) Hülya Yarar et Mustafa Delialioðlu (dir.), Cepheden Meclise, Ankara, Milli Savunma Bakanl¤ð¤, 1999.
138
était le président dans la matrice référentielle
de la nation en armes.
Bien des grandes familles stambouliotes ne
s’étaient pas exilées. Rejetées des sphères du
pouvoir, elles vivaient à l’ombre de leurs luxueux
yal¤ du Bosphore où elles s’adonnaient aux plaisirs de la bonne société : Mehmed Abdülhalim,
fils du grand vizir Mehmed Said Halim Pacha,
membre de la famille du Khédive déchu, partageait les loisirs de ses cousins exilés en s’occupant à collectionner multitude de livres rares et
à jouer de toutes sortes d’instruments de musique. Autour des violons d’Ingres, se cristallisait
une conscience de classe 4 . Comme la République n’avait pas les moyens de défaire complètement l’ordre des prestiges, cette conscience
empruntait diverses voies. Si le titre de pacha
n’existait plus, son usage onomastique distinctif
subsistait : l’homme de lettres Sezai, fils de Sami
Pacha, était ainsi appelé « Sezai fils de Sami
Pacha » (Samipaþ azâde Sezai) 5.
À la suite de la réforme qui instaurait l’obligation des noms de famille en 1934, la plupart des
grandes familles choisirent cependant de renoncer à ce type de distinction : elles, qui s’apparentaient trop à l’ancien régime, trouvaient à peu de
frais le moyen de prouver leur fidélité à un appareil d’État qui peu à peu les intégrait à son service. Au demeurant, elles ne perdaient pas au
change : l’ordre de la distinction ottomane disposait de logiques d’expression qui, pour être
plus fines, n’en étaient pas moins fortes. Il se
reportait notamment sur le nom, selon deux
modes possibles. Dans le premier cas, la famille
choisissait un nom qu’elle avait porté sous
l’Empire. Tantôt celui-ci avait fait la célébrité
d’un serviteur de l’État : Ali Haydar, fils du
grand vizir Ahmed Midhat, prenait pour nom le
(4) Frederick W. Frey, The Turkish, op. cit., p. 136.
(5) Ibrahim Alâettin Gövsa, Türk Meþhurlar¤ Ansiklopedisi,
Istanbul, Yedigün Neþriyat¤, 1946, p. 354 ; Yaþamlar¤ ve Yap¤tlar¤yla
Osmanl¤lar Ansiklopedisi, Istanbul, YKY, 1999, vol. 2, p. 501.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
OLIVIER BOUQUET
VING_2008-03.book Page 139 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
second prénom de son père ; Fuad optait pour
celui de Köprülü, porté par ses prétendus ancêtres dont quatre furent grands-vizirs. Tantôt le
nom avait été porté par de puissants notables
provinciaux ottomanisés, c’est-à-dire placés au
service de la dynastie (comme les Baban ou les
Karaosmano©lu). Dans le second cas, la logique
d’affirmation dynastique recourait au prénom.
Des prénoms de famille furent ainsi transmis
de génération en génération : Zeki chez les
descendants de Mustafa Zeki Pacha ou Midhat
chez ceux d’Ahmed Midhat. Dans le cas où
celui-ci était à la fois relativement rare (par
exemple Edhem) et lié à un haut personnage de
l’Empire (le grand vizir Ibrahim Edhem Pacha),
il était d’autant plus utilisé, et le capital distinctif en était accru d’autant.
Au service de la République
Toutes les grandes familles ne se contentaient
pas de jouer aux cartes ou de faire fructifier leur
capital social. Certaines reconvertirent leur
noblesse d’État en inscription républicaine.
Lorsqu’ils avaient eu la chance d’être formés
dans les meilleures écoles européennes, ces
Ottomans s’orientaient vers les arts et les lettres. Ainsi la famille d’Ibrahim Edhem Pacha
produisit autant d’intellectuels et d’artistes
dans la première moitié du 20 e siècle, qu’elle
avait formé de bureaucrates dans la seconde
moitié du siècle précédent. L’un des fils de
l’illustre vizir avait déjà ouvert la voie : Osman
Hamdi Bey, après de longues études à Paris et
des débuts dans l’administration, s’était orienté
vers l’étude des objets d’arts. Fondateur du
musée d’Arts ottomans, il avait engagé la restauration du patrimoine archéologique anatolien, ce qui lui avait valu d’entrer à l’Académie
des inscriptions et belles lettres et d’être
honoré du titre de docteur honoris causa d’universités aussi prestigieuses que celles d’Oxford
ou de Londres. Nombre de ses nièces et neveux
suivirent la même voie (des études en Europe,
un goût pour les arts plus que pour la politique),
tout en diversifiant les orientations culturelles
de la famille à la toute fin de l’Empire : vers la
musique pour Cemal Reþid (formé dans les
conservatoires de Genève et de Paris, devenu
par la suite compositeur et chef d’orchestre) et
sa sœur Semine Argeþo, violoniste formée au
conservatoire de Genève.
Ces familles ne se trouvèrent cependant pas
ostracisées ad vitam aeternam de la gestion des
affaires du monde. À ceux qui surent attendre,
la République pardonnait : Ali Kemal Bey avait
été lynché par les kémalistes ; son fils Zeki
Kuneralp fut mis à la tête d’une des plus prestigieuses ambassades, à Londres. Le fait qu’Ismail
Hakkl Okday fut non seulement le gendre du
sultan mais aussi le fils du dernier grand vizir
139
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES
VING_2008-03.book Page 140 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
ne l’empêcha pas de devenir consul général,
tout comme Hilmi Bayur, fils du grand vizir
Mehmed Kâmil Pacha. La diplomatie fut pour
ces Ottomans un lieu de reconversion majeur
où ils purent faire valoir un génie familial à forte
valeur ajoutée – la culture des langues associée à
la connaissance des ambassades européennes –
dont les kémalistes, soucieux d’affirmer le prestige international des nouvelles institutions, ne
considéraient pas devoir se priver. Les alliances
favorisaient également la reconversion, mais
davantage encore lorsqu’elles s’effectuaient sur
un mode matrilinéaire : si un fils de haut dignitaire ottoman était, plus que ses collègues,
menacé de voir sa carrière prendre du plomb
dans l’aile, rien n’empêchait que sa fille prenne
pour époux parmi les nouveaux cadres
républicains : ainsi Makbûle, fille du grand
vizir Yusuf Kâmil Pacha, se maria à un militaire
promu général de division sous la République ;
sa fille épousa à son tour un militaire qui se
hissa à la direction de l’armée de terre, et après
sa retraite, à la présidence du Sénat 1. Noblesse
ottomane et élites républicaines usaient de cet
échange matrimonial pour fusionner, avec pour
la première l’avantage de s’assurer une descendance prestigieuse au sein du nouveau régime, et
pour la seconde la possibilité de se revêtir d’une
distinction ancienne.
Dans le cas de certaines grandes familles, la
reconversion républicaine faisait suite à une
autre plus ancienne, impériale celle-ci. Ainsi au
18e siècle, les Baban avaient été à la tête d’une
principauté autonome dans la région de Süleymaniye ; évincés sous l’effet de la politique de
contrôle territorial menée dans la seconde
moitié du 19e siècle, ils se placèrent au service
de l’État : nombre d’entre eux devinrent de
hauts dignitaires sous les Tanzimat puis sous
(1) Y¤lmaz Öztuna, Devletler ve Hânedanlar : Türkiye (10741990), Ankara, T. C. Kültür Bakanli©i, 1990, 1996, p. 711.
140
Abdülhamid II 2. Les générations suivantes, en
revanche, se destinèrent moins à la fonction
publique qu’à l’étude des sciences et des lettres.
Ils profitèrent de leur formation aux disciplines
anciennes (les activités de lecture et d’écriture du
travail de scribe) ou nouvelles (droit, économie,
sciences politiques), acquises dans les écoles et les
bureaux ottomans, pour s’orienter vers l’enseignement, l’écriture et le journalisme, avant de
poursuivre dans la carrière administrative ; si
bien que, quand le nouveau régime fut instauré, ils firent valoir les dispositions qu’ils
avaient développées sous un ancien régime
qu’ils n’avaient par ailleurs que très peu servi.
L’un d’entre eux, Babanzade Ahmed Naim
(1872, Bagdad-1934, Istanbul), élève au Lycée
impérial Galatasaray, puis diplômé de l’École
d’administration civile (1894), avait débuté
au secrétariat de traduction du ministère des
Affaires étrangères. Après avoir été directeur
des enseignements supérieurs au ministère de
l’Instruction (1911-1912), il s’était orienté vers
l’étude des sciences arabes : l’influence de son
père, auteur d’ouvrages en théologie, et de son
beau-père, le grand soufi Ahmed Mutiþ Efendi,
le conduisirent à rapprocher les fondements du
droit et de la morale islamique à la philosophie occidentale. Il enseigna d’abord l’arabe au
Lycée Galatasaray (1912-1914), avant d’entrer à
l’université où il introduisit l’enseignement de
la philosophie (en particulier de la métaphysique) et de la psychologie. Il publia des manuels
afin de faciliter l’introduction de ces disciplines
nouvelles et adapter leur vocabulaire à la langue turque 3. Son frère cadet Þükrü Baban (né
(2) Certains d’entre eux figurent dans le répertoire des
employés de l’administration civile (Sicill-i ahval) des Archives
de la présidence du Conseil à Istanbul : Abdullah Musib, Mustafa Pacha, Mehmed Reþid Pacha, Mehmed Hamdi Pacha,
Mustafa Pacha, Yahya Nüzhet Pacha. À cette liste, on ajoutera
Mustafa Zihni Pacha et Halil Halit Bey.
(3) Ismail Kara, « Babanzâde Ahmed Naim Bey’in Modern
Felsefe Terimlerine Dair Çal¤þmalar¤ », Islâm Araþt¤rmalar¤
Dergisi, 4, 2000, p. 189-279.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
OLIVIER BOUQUET
VING_2008-03.book Page 141 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
en 1893), également diplômé du lycée Galatasaray, publia dans les journaux nés dans les lendemains de la révolution de 1908, avant de partir
étudier à Paris pendant trois ans, à la fois à la
faculté de droit et à l’École des sciences politiques. À son retour, il fut administrateur civil au
ministère des Affaires étrangères et au ministère de l’Intérieur, tout en étant journaliste d’un
journal important (Tercüman-i hakikat) dont il
devint par la suite rédacteur en chef. Membre
d’une commission économique envoyée à Moscou, spécialiste dans les questions d’approvisionnement en sucre et en pétrole, il devint professeur de l’École d’administration civile sous la
République, puis de la nouvelle École supérieure de commerce. Il publia divers ouvrages
en économie générale et en sciences politiques.
Ainsi des fils de hauts dignitaires dont les
familles s’étaient reconverties sous l’Ottoman,
se reconvertirent eux-mêmes au service de la
République, et ce dans la continuité de leurs
activités professionnelles. Aucune rupture
idéologique ici ; plutôt la valorisation d’un
capital familial et culturel d’un régime à l’autre.
Nulle condition rédhibitoire non plus : ni eux,
ni leurs familles n’étaient à ce point marqués
par les privilèges de l’ancien régime pour ne
pas être employés par le nouveau. Non seulement ils étaient issus de provinces arabes, mais
s’ils avaient occupé de hauts postes, c’était
généralement après la révolution de 1908 : leur
père, Mustafa Zihni, avait été gouverneur
général à partir de 1909 ; leur frère, Ismail
Hakk l, ministre de l’Instruction en 1911. Ils
purent en revanche profiter à plein d’avantages
ottomans : Mustafa Zihni leur avait transmis
son intérêt pour les disciplines classiques dont
ils firent une base pour s’orienter vers d’autres
plus nouvelles ; il organisa des alliances matrimoniales avec des hommes de savoir ; il les
envoya dans les écoles nouvelles à Istanbul ou à
l’étranger ; il les fit entrer dans les meilleurs
bureaux de formation. En sorte qu’ils disposèrent de ressources culturelles et sociales favora-
bles au développement d’une polyactivité à la
fois ottomane et moderne : dans la continuité
des bureaucrates et lettrés placés au service de
l’État ; en phase avec leur époque, comme journalistes, intellectuels et spécialistes. Dès lors,
lorsque le régime changea, ils étaient à ce point
liés à des domaines d’enseignement nouveaux et
valorisés que la République n’eut aucune raison
de se priver d’eux. Au contraire, elle les employa
davantage encore : Ahmed Naim participa à la
réforme de l’Université, et en assura même pour
un temps la direction ; Þükrü Baban occupa
pendant de longues années la direction des programmes de l’enseignement supérieur.
Les premiers temps de la République furent
en fait particulièrement favorables à l’émergence de lettrés, scientifiques et artistes issus de
grandes familles 1. Parmi eux, Fuad Köprülü
comptait dans sa prestigieuse lignée quatre
grands vizirs, dont deux parmi les plus importants de l’histoire ottomane ; Yakup Kadri
Karaosmano©lu était le rejeton d’une grande
famille de notables de Manissa connue depuis
le 16e siècle. Nés dans les années 1880-1890,
l’un et l’autre se hissèrent dans la carrière par
l’étude des lettres et des sciences, au sein de
l’université et du journalisme. Ils se distinguèrent dans les années 1920, jusqu’à devenir dans
le cas de Fuad Köprülü le plus brillant historien ottomaniste de sa génération, dans celui
de Yakup Kadri l’un des plus grands romanciers turcs. Puis, une fois auréolés d’une gloire
des lettres – qui plus est internationale dans le
cas de Fuad Köprülü, docteur honoris causa de
plusieurs universités européennes – qui valait
fidélité républicaine, ils furent adoubés comme
hommes du régime : Yakup Kadri devint ambassadeur, alors que certains de ses cousins accédèrent à des portefeuilles ministériaux ; Fuad
Köprülü devint ministre. Le régime allait jusqu’à
(1) Pour les artistes : Midhat Fenmen, petit-fils de Ahmed
Midhat Pacha, pianiste, compositeur, artiste d’État.
141
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES
VING_2008-03.book Page 142 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM
réemployer leur prestige dynastique dans le
cadre des nouvelles élections démocratiques :
ainsi Yakup Kadri obtint le siège de député de
la circonscription de Manissa, où un cousin
(Oral Karaosmano©lu) fut également élu sénateur. Chacune des parties y trouvait son intérêt :
d’un côté, une famille reconvertissait une zone
d’influence ottomane en un fief électoral ; de
l’autre, le régime, engagé dans la conquête
démocratique du territoire, tirait profit du prestige de cette famille alors même qu’il honnissait officiellement l’Empire sous lequel elle avait
acquis ce prestige.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
que le détour hors du monde politique était
réussi l’espace d’une ou deux générations.
La première guerre mondiale fut certes une
rupture fondamentale dans l’histoire contemporaine turque. La société politique qui émergea dans les années 1920 fut radicalement différente du monde ottoman, par le projet qui
était celui d’Atatürk autant que par l’ampleur
des réformes accomplies. Toutefois, les élites
qui assurèrent la conception de l’un et la direction des autres non seulement préservèrent une
partie de l’héritage ottoman, mais intégrèrent
les noblesses impériales à leur avantage aussi
bien qu’au bénéfice de celles-ci. Cette reconversion se prolongea au lendemain de la seconde
guerre mondiale : d’anciennes élites ottomanes
devenues républicaines retrouvèrent encore
davantage le champ du pouvoir, alors que celuici se faisait plus démocratique, avec l’instauration du multipartisme après 1946. En un mot,
elles s’assimilèrent complètement aux élites
républicaines tout en cultivant leur distinction ;
elles profitèrent notamment du renouveau et du
succès de l’histoire ottomane que connaît le
pays depuis quelques décennies. Aujourd’hui,
les sultans et les princes ne manquent qu’à quelques nostalgiques, et les serviteurs qui leur sont
restés fidèles sont morts eux aussi. Cela dit, bien
des députés, des hommes d’affaires, des diplomates ou des artistes parvenus aux sommets de
la société aiment à rappeler qu’ils sont les descendants des pachas du sultan 2.
La noblesse ottomane n’avait pas grand-chose
d’une aristocratie. Elle était assez une noblesse
toutefois pour perdre ses privilèges et ses positions politiques lors de l’instauration du nouveau régime. Elle dut attendre la seconde guerre
mondiale pour obtenir plus de clémence : la loi
interdisant le retour aux membres de la famille
impériale fut levée pour les femmes en 1952 et
pour les hommes en 1974 1. Mais entre-temps,
elle avait récupéré une partie de ses positions.
Cela fut possible parce que les grandes familles
avaient déjà organisé sous l’Empire leur reconversion vers des domaines d’activités reconnus
et valorisés ; parce que l’État républicain, bien
que son idéologie en eût, se bâtit sur l’utilisation de compétences et de spécialités cultivées
préférentiellement au sein de catégories privilégiées par le régime précédent ; mais aussi
parce que le régime d’Atatürk, pour être autoritaire, n’était pas totalitaire. Non seulement la
reconversion des grandes familles fut possible,
mais fait a priori plus étonnant encore, celles-ci
devinrent aussi des familles politiques républicaines : la traversée du désert ne fut longue ou
définitive pour aucune d’entre elles, dès lors
Olivier Bouquet est maître de conférences en histoire
contemporaine à l’université de Nice – Sophia-Antipolis et
membre du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine. Il a notamment publié Les Pachas du sultan : essai sur les
agents supérieurs de l’État ottoman (1839-1909) (Peeters, 2007).
([email protected])
(1) Sami N. Özedim, Atatürk Devrimi Kronolojisi, Ankara,
Çankaya Belediyesi, 1996, p. 138-139.
(2) Je remercie Sinan Kuneralp qui a accepté de relire ce texte.
142
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65)
OLIVIER BOUQUET
Téléchargement