MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES AUX DÉBUTS DE LA RÉPUBLIQUE TURQUE Olivier Bouquet Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire » 2008/3 n° 99 | pages 129 à 142 ISSN 0294-1759 ISBN 9782724631029 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2008-3-page-129.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- VING_2008-03.book Page 129 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM Maintien et reconversion des noblesses ottomanes aux débuts de la République turque © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) L’historiographie turque traditionnelle a longtemps considéré que la mise en place de la République au début des années 1920 fut l’occasion d’une vaste remise en cause des privilèges aristocratiques. Pourtant, la complexité et la porosité des catégories « nobiliaires » dans l’Empire ottoman, conjuguée aux diverses formes de reconversion des élites au service du nouveau régime, devraient contribuer à nuancer fortement ce constat global. Olivier Bouquet, spécialiste de la haute administration ottomane, propose ici de parler des « pachas de la République » pour exprimer toute l’ambiguïté des rapports entretenus par la jeune République vis-à-vis de ses anciennes élites aristocratiques. Peut-on parler d’élites aristocratiques dans la Turquie des années 1920 ? Si en effet les kémalistes ont établi une république en 1923, contre des élites d’ancien régime et par le concours de ce que l’historiographie turque a identifié sous la forme d’une « bourgeoisie nationale », ils n’ont eu à supprimer aucune aristocratie officielle : jusqu’à l’effondrement de l’Empire ottoman en 1922, la seule dynastie légitime à la succession était la lignée du sultan, et nulle noblesse n’était reconnue. Quant à la première guerre mondiale, elle tient lieu d’une profonde rupture dans l’histoire de la Turquie contemporaine : particulièrement longue (1911-1922), celleci s’est déployée en trois moments distincts : une guerre coloniale inscrite dans la continuité de la VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 99, JUILLET-SEPTEMBRE 2008, p. 129-142 Question d’Orient (en Tripolitaine, en 1911) et doublée d’un conflit entre l’Empire et les nations qui s’en sont détachées (dans les Balkans, en 1912) ; une guerre mondiale dont les caractères sont à la fois radicalement nouveaux et fortement similaires aux expériences européennes ; une guerre d’indépendance (1919-1922) dont l’aboutissement fut la constitution d’une nation républicaine : le « reflux ottoman » (Stéphane Yerasimos) consécutif aux défaites militaires subies dans les Balkans d’une part, et la défense à tout prix d’un territoire (l’Anatolie) défini par l’avancée des troupes alliées le jour de l’armistice de Moudros signé le 30 octobre 1918 d’autre part, furent la matrice principale du nationalisme turc tel qu’il existe encore aujourd’hui. Cette double thématique historiographique (absence d’aristocratie, rupture fondamentale de la guerre) mérite pourtant d’être nuancée. Pour ce qui est de la première, il convient d’admettre que les Ottomans avaient certes créé un système politique dont le double principe d’intégrité territoriale et de continuité dynastique excluait la reconnaissance de pouvoirs aristocratiques. Ils avaient toutefois maintenu les noblesses pré-ottomanes ou prétendues telles, avaient intégré les notables réfractaires à l’autorité centrale de l’État, et avaient favorisé la constitution de nouvelles noblesses au service de l’administration. Pour ce qui est de la seconde thématique, on admettra que si la guerre mondiale a eu des conséquences politiques remarquables en ce qu’elle a 129 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) Olivier Bouquet VING_2008-03.book Page 130 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM OLIVIER BOUQUET 130 dans la poursuite des objectifs affichés par le nationalisme kémaliste, elle trouvait dans le maintien et la valorisation des anciennes noblesses impériales le moyen de renforcer les cadres de l’État et d’asseoir sa légitimité démocratique. Les Ottomans : dynastie, aristocratie, noblesses Le terme aristocratie n’a pas d’équivalent en ottoman. L’État s’est constitué à ce point autour de la dynastie, jusqu’à en porter le nom – Ottoman, Osmanll en turc, vient du nom du fondateur de la lignée, Osman –, qu’il a exclu toute noblesse qui aurait pu nuire à sa continuité. Les hautes dignités (vizir, pacha par exemple) étaient biens viagers de l’État et ne pouvaient être transmises aux descendants 1. Dans l’ordre dynastique, tout était conçu afin que les problèmes successoraux fussent évités : le souverain ne prenait pas épouse parmi les princesses des États environnants ou les grandes familles de l’Empire ; il préférait s’unir à de simples esclaves ; ses filles n’étaient pas données en mariage à des dynastes musulmans, afin d’empêcher l’émergence d’ayants droit extérieurs susceptibles de menacer le monopole successoral de la lignée masculine ; la pratique du fratricide était courante, au moins jusqu’au 16e siècle ; la fertilité des concubines était limitée. Quant aux princes, ils ne siégeaient pas au divan impérial ; à partir du 16e siècle, ils furent durablement écartés de la vie politique : ils ne recevaient plus de gouvernements provinciaux dotés d’une petite cour ; confinés dans la partie secrète du palais dans un lieu appelé la « cage » (kafes), ils ne pouvaient dès lors plus se rebeller contre leur père ou œuvrer à hâter sa succession, si bien que ceux (1) Le titre de pacha est conféré aux dignitaires dotés des grades les plus élevés de l’administration civile et militaire, comme celui de vizir. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) entraîné la disparition d’un État vieux de plus de six siècles et l’institution de la première république laïque en Méditerranée orientale, elle n’a pas produit les effets sociaux que lui a prêtés l’historiographie officielle, à savoir l’institution radicale d’une société méritocratique sur les ruines d’une structure sociale d’ancien régime. La dynastie ottomane a certes été bannie du pays et ses membres n’ont été admis à y revenir que dans les années 1970 ; quant aux plus hauts dignitaires, ils ont été exclus de la scène politique. Cela dit, bien des grandes familles avaient déjà procédé à leur reconversion dans les années 1900-1910. L’organisation du monde administratif ottoman et l’apparition de nouvelles activités au sein de l’État avaient favorisé la participation des employés à la création de banques et de sociétés d’assurances ou à la fondation d’universités ou de musées ; en sorte que lorsque la République fut instituée, la réputation de certains fils de dignitaires comme juristes, universitaires ou gestionnaires surpassait largement la perception qu’ils donnaient d’eux en tant qu’hommes d’ancien régime. Aussi trouvèrent-ils aisément leur place dans un nouveau régime qui valorisait leur compétence plus qu’il ne s’embarrassait de leur origine. Si par ailleurs les kémalistes avaient dû proscrire les dignitaires qui symbolisaient l’Empire, ils ne rechignaient pas à employer leurs descendants : ceux qui avaient été formés dans les universités européennes présentaient des dispositions linguistiques et sociales adaptées à la carrière diplomatique ; ceux qui étaient issus de vieilles lignées provinciales étaient dotés d’un prestige dont la République gagnait à se revêtir. Ainsi, des membres de grandes familles devinrent députés de circonscriptions dans des régions que leurs ancêtres avaient tenues sous leur coupe au 17e ou 18e siècles. Bref, si la Turquie républicaine proclamait la rupture sociopolitique la plus complète avec l’ancien régime VING_2008-03.book Page 131 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) qui, parmi eux, accédèrent à la fonction suprême étaient inconnus de leurs nouveaux sujets 1. Enfin, à la différence des noblesses européennes, le séniorat ne s’était jamais imposé comme règle indépassable de succession. Celle-ci était en effet l’affaire de Dieu : tout membre de la lignée royale avait un droit légitime à la succession. Toutefois, si la reconnaissance aristocratique se limitait à la famille ottomane, des noblesses existaient – le vocabulaire ottoman accueille cette notion. Était noble qui se distinguait par sa vertu, ses qualités, mais aussi par sa position de grand notable ou de haut dignitaire. Et comme l’Empire ottoman était terre d’islam, l’État reconnaissait une place aux familles d’ascendance chérifienne. À la Cour et dans certaines grandes villes de l’Empire, le « surintendant des nobles » (nakib ül-eþ raf) était le syndic des descendants du Prophète. Hors du cadre de cette noblesse islamique, quelques familles jouissaient de droits politiques héréditaires liés au fonctionnement de l’État dans des contextes très particuliers. Non seulement l’État ottoman avait pragmatiquement maintenu les noblesses héréditaires comme les seigneurs roumains (boyards), mais il avait favorisé la constitution d’autres noblesses pour mieux les contrôler. Ainsi vit-on apparaître à Istanbul les Phanariotes (familles grecques ou hellénisées installées autour du quartier du Phanar) qui se revendiquaient des filiations avec d’illustres lignées byzantines. Progressivement mêlées aux noblesses des pays roumains, elles contribuèrent au renforcement du contrôle de la Porte sur ces territoires au 18e siècle. Cela dit, aucune famille de la noblesse chrétienne ne disposait d’un droit héréditaire sur un territoire ottoman : celui-ci était en effet conçu comme indivisible. Aussi la création de la dynastie égyptienne du Khédive fut-elle un tournant : en 1841, le gouverneur général Mehmed Ali, entré en rébellion contre le sultan, accepta de se retirer de la province syrienne qu’il occupait depuis 1831, contre la reconnaissance par Istanbul des droits héréditaires de sa famille sur le gouvernement de l’Égypte. Bien plus répandus que ces cas isolés de reconnaissance de droits héréditaires étaient les phénomènes lignagers non reconnus par le pouvoir impérial : entre le 17e et le début du 19 e siècle, de grandes familles avaient profité du recul de l’État dans les provinces pour se constituer en dynasties. De puissants potentats occupaient désormais de vastes territoires : les Baban contrôlaient toute la zone frontalière avec l’Iran ; les Bedirhan tenaient sous leur coupe une grande partie de l’Est anatolien ; les Çapanzâde étendaient leur influence de l’Anatolie centrale aux côtes méditerranéennes. Certes, la politique de centralisation entreprise sous les Tanzimat (1839-1876) avait conduit à la destruction de ces principautés. Mais d’autres phénomènes héréditaires s’étaient maintenus ou renforcés : dans les grandes villes de l’Empire, quelques familles puissantes veillaient à conserver les positions les plus prestigieuses. Au sein de la haute administration, les pères aidaient les fils à se hisser à leurs fonctions. Au 18e siècle, le corps des oulémas avait été un monde de reproduction : au moins 86 % des grands muftis, avant et pendant les Tanzimat, avaient un père religieux 2. Entre 1703 et 1839, treize des cinquante-huit grands muftis étaient issus de trois familles dominantes ; sur cent-quatre-vingt-huit « grands mollas » (grands muftis et hauts dignitaires religieux de rang inférieur), cent douze étaient fils de (1) Nicolas Vatin et Gilles Veinstein, Le Sérail ébranlé : essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans XIVeXIXe siècle, Paris, Fayard, 2003, p. 79-91, 169-171. (2) Norman Itzkowitz et Joel Shinder, « The Office of Þeyh ül-Islam and the Tanzimat : A Prosopographic Enquiry », Middle Eastern Studies, 8, janvier 1972, p. 93-101, p. 98. 131 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES VING_2008-03.book Page 132 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) « grands mollas », quarante-et-un fils d’oulémas de rang inférieur 1. Au 19e siècle, les formes de reproduction étaient aussi spectaculaires : la majorité des employés civils étaient des fils d’administrateurs 2 ; plus du quart des pachas étaient fils ou descendant de pachas. Cette dignité, officiellement attribuée pour services rendus et non transmissible aux descendants, était en partie devenue un titre de famille. Un employé avait d’autant plus de chances de l’obtenir qu’il épousait dans une famille pourvue de pachas. Nulle noblesse d’État toutefois n’existait : l’hérédité du titre s’épuisait généralement au bout d’une génération ; les lignées de pachas étaient rares. Jusqu’à la toute fin de l’Empire, une même culture a-nobiliaire s’imposait : un pacha, tout fils de marchand fût-il, ne cédait en rien à un autre pacha, fût-il fils de pacha ; il y avait plus de prestige à être grand vizir fils de marchand qu’à être gouverneur fils de pacha. En terre ottomane, seul le sultan donnait un statut que le temps le plus long ne savait consacrer : s’il fallait selon Somerset Maugham trois générations pour faire un gentleman anglais, il n’en fallait qu’une pour faire un pacha 3. L’État n’anoblissait pas, mais il intégrait à son service les noblesses existantes : tel fils de notable d’Alep ou de Damas devenait fonctionnaire central à Istanbul avant d’être renvoyé chez lui pour fédérer les clients de sa famille autour de la légitimité dynastique. Les compétences reconnues par l’État étaient cultivées au (1) Madeleine Zilfi, « Elite Circulation in the Ottoman Empire : Great Mollas of the Eighteenth Century », Journal of the Economy and Social History of the Orient, 26, 1983, p. 318-363, 320, 326-327. (2) Joseph S. Szyliowicz, « Changes in the Recruitment Patterns and Career-lines of Ottoman Provincial Administrators during the Nineteenth Century », in Moshe Ma’oz (dir.), Studies on Palestine during the Ottoman Period, Jerusalem, The Magnes Press, 1975, p. 249-283, p. 279. (3) Olivier Bouquet, Les Pachas du sultan : essai sur les agents supérieurs de l’État ottoman (1839-1909), Louvain, Peeters, 2007, p. 202-214. 132 sein des grandes familles : tel fils d’ambassadeur à Londres éduqué dans les meilleures universités européennes, parfaitement francophone et anglophone, formé par son père au métier, présentait un profil valorisé par l’administration et pouvait espérer se hisser aux plus hauts échelons de la carrière. C’était ainsi que l’Empire tenait ses territoires, limitait les révoltes urbaines, et défendait ses positions au sein du Concert des nations : pragmatiques en toutes choses, la fidélisation et l’ottomanisation des élites prolongeaient la politique d’intégrité territoriale qui, depuis des siècles, avait exclu la reconnaissance du fait aristocratique. Si l’État valorisait le mérite comme critère de recrutement, le sultan distinguait aussi ceux que ses propres ancêtres avaient honorés. Les serviteurs de l’État le savaient bien, eux qui dans les notices biographiques destinées à leur hiérarchie, prenaient soin d’indiquer leurs illustres ascendants 4 . Et aux yeux de ceux qui, à la veille de la première guerre mondiale, voulaient les mettre à bas, ils n’étaient rien d’autre que des « hommes de Cour 5 ». La République contre toutes les noblesses Les Jeunes Turcs de la révolution de 1908 se voyaient comme les continuateurs de l’œuvre de 1789. Nourris par la lecture de Saint-Just ou de Condorcet, les officiers révolutionnaires s’identifiaient au tiers état. Mustafa Kemal connaissait assez les pages glorieuses de la Révolution française pour proposer par la suite, lors d’un banquet du 14 juillet, un cours ex cathedra dans le but d’édifier la délégation française présente 6. Pendant les événements révolution(4) Olivier Bouquet, « L’autobiographie par l’État sous les derniers Ottomans », Turcica, 38, 2006, p. 251-279. (5) Aykut Kansu, The Revolution of 1908, Leyde, E. J. Brill, 1997, p. 3. (6) Paul Dumont et Jean-Louis Bacqué-Grammont, La Turquie et la France à l’époque d’Atatürk, Paris, Association pour le développement des études turques, 1981, p. 99-102. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) OLIVIER BOUQUET VING_2008-03.book Page 133 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) naires de juillet 1908, on chantait La Marseillaise à Istanbul. Une fois au pouvoir, les leaders du mouvement nationaliste (les membres du Comité Union et Progrès) s’efforcèrent de mettre à l’index les serviteurs d’un ancien régime désormais indésirables. Les dignitaires d’Abdülhamid II (1876-1909), comme le ministre de la guerre Ali Rlza, furent interpellés par la foule ; les plus honnis d’entre eux furent contraints à la fuite ; l’ensemble de l’administration fut frappé par de gigantesques purges en 1909. Toutefois, bien des hommes d’Abdülhamid parvinrent à reconquérir de hautes fonctions : la nécessité de la machine bureaucratique ottomane reprenait ses droits sur les exigences du jeu politique. À l’évidence, l’État avait encore besoin de ses vieux pachas : en 1911-1912, Mehmed Said et Mehmed Kâmil furent rappelés au poste de grand vizir qu’ils avaient occupé à de nombreuses reprises sous Abdülhamid. En comparaison, la guerre d’indépendance (1919-1922) eut des effets bien plus radicaux. Presque aucun ministre ottoman n’obtint de portefeuille sous la République. Tous les dignitaires de l’Empire furent contraints à la retraite, à l’exil, ou à la mort, selon le degré de compromission avec l’ancien régime qui était prêté à chacun : en novembre 1922, l’ancien ministre de l’Intérieur, Ali Kemal Bey, fut ainsi kidnappé. À Izmit où il fut envoyé, le commandant de la première armée le livra à la foule qui se chargea de le lyncher. L’homme avait tout d’une cible : il s’était employé à briser le mouvement d’indépendance nationale ; il avait critiqué farouchement le Comité Union et Progrès avant de déverser son fiel sur Mustafa Kemal. Mais surtout, il incarnait plus que tout autre l’ancien régime : il avait appartenu au cabinet d’un grand vizir (Damad Ferid Pacha), lequel était non seulement gendre du sultan, mais s’était employé à briser le mouvement indépendantiste. Ali Kemal était lui-même gendre d’un des plus puissants hauts dignitaires sous Abdülhamid, le grand-maître de l’artillerie, Zeki Pacha. Par ses études à Paris et sa connaissance du français, il incarnait une « culture de palais » opposée à une « culture des provinces » dont se revendiquaient les unionistes puis les kémalistes 1. Mustafa Kemal le voulait ainsi : la radicalité du changement des élites devait être à la mesure de l’exceptionnalité de la guerre d’indépendance ; la nation n’avait-elle pas été comparée à la patrie française sauvée par la levée en masses de 1792 2. Aussi, après que la République fut créée en 1923 et le califat supprimé l’année suivante, les membres de la dynastie ottomane eurent dix jours pour faire leurs bagages. Encore, certains kémalistes y virent trop de clémence : un membre important du parti du Peuple, Ihsan (Eryavuz), proclama en pleine assemblée que « les os de leur tête devraient être extirpés et dispersés 3 ». Plus conciliantes, les autorités remirent deux mille dollars au calife et le conduisirent à la frontière, avec deux de ses quatre femmes, ses enfants, son chambellan et un secrétaire. La Suisse s’arrangea pour l’accueillir malgré une loi interdisant l’immigration des polygames. L’homme trouva le pays trop cher, et partit vivre à Nice 4 . Quelques jours après son départ, cent seize membres de la dynastie le suivirent en exil. La plupart d’entre eux ne revirent jamais Istanbul. À l’étranger, la dynastie ottomane poursuivit ses alliances avec la famille (1) Je reprends les termes de la distinction proposée par Serif Mardin, « Power, Civil Society and Culture in the Ottoman Empire », Comparative Studies in Society and History, 11, 1969, p. 258-281, p. 270. (2) Hamit Bozarslan, « Les courants de pensée dans l’Empire ottoman, 1908-1918 », thèse de doctorat de l’EHESS, 1992, p. 148-150. (3) Andrew Mango, Atatürk, Londres, John Murray, 1999, 2004, p. 405. (4) Seçil Akgün, Halifeliðin Kald¤r¤lmas¤ ve Laiklik, Istanbul, Turhan, s. d., p. 195-214. 133 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES VING_2008-03.book Page 134 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM OLIVIER BOUQUET (1) Bernard Lewis, The Emergence of Modern Turkey, Oxford, Oxford University Press, 1968 ; trad. fr., Islam et laïcité : la naissance de la Turquie moderne, trad. de l’angl. par Philippe Delamare, Paris, Fayard, 1988, p. 407. (2) Ibid., p. 409. 134 que citoyen turc devait opter pour un nom de famille. Le premier d’entre eux donnait l’exemple : Mustafa Kemal Pacha, général de l’Empire, devint Mustafa Kemal Atatürk, président de la République. Selon un phénomène de substitution symbolique, la naissance du nom turc coïncidait avec la mise à mort du plus ottoman des titres. La tabula rasa ottomana : expressions idéologiques et reconfiguration des élites Cette tabula rasa était d’abord le produit d’une réflexion idéologique aboutie dans les années 1910 : comme l’a noté Serif Mardin, les intellectuels nationalistes considéraient que la société politique héritée des Ottomans était à ce point bloquée par le manque de mobilité sociale et dominée par des élites héréditaires, stambouliotes, cosmopolites, et par trop fascinées par une imitation esthétique de l’Occident, qu’elle ne pouvait que desservir la nation. Pour Mizanci Murad par exemple, le monde du Palais avait tout de la Byzance déclinante de la fin du Moyen Âge 3. Istanbul, la ville cosmopolite de la décadence morale déchaînait la haine des publicistes. Mustafa Kemal ne l’aimait pas : en octobre 1923, il la déchut de son rang de capitale ; il n’y remit les pieds qu’en 1927. Aux yeux des principaux idéologues nationalistes (Ziya Gökalp, Tekin Alp ou Yusuf Akçura), l’ancienne élite du Palais avait été trop déconnectée des réalités populaires. Le moment était venu de lui substituer une nouvelle élite mieux à même de défendre les intérêts de la nation 4 . Il était hors de question en effet de laisser le peuple se gouverner luimême : en majorité issus des franges de la bourgeoisie provinciale moyenne, les idéologues nationalistes se méfiaient des débordements populaires et du principe de représenta(3) Hamit Bozarslan, op. cit., p. 255. (4) Ibid., p. 155-156. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) princière d’Égypte, ce d’autant plus qu’étant non chrétienne, elle ne put s’intégrer au marché matrimonial européen. Toute une noblesse vécut en exil, parfois sans le sou. Cette histoire est célèbre : Rlza Pacha avait été ministre Abdülhamid. C’était un homme extrêmement puissant et d’une grande richesse, à la tête de dizaines de propriétés. Exilé d’abord à Mythilène puis à Genève, il lui fallait désormais acheter des légumes chez un grossiste et charger ses proches du transport – pour éviter de louer les services d’un porteur – dans la dernière des voitures… À Ankara, l’ordre républicain s’imposait, au long de diverses réformes. L’égalité politique prétendait se substituer aux inégalités de statut d’ancien régime : « Tous les Turcs sont égaux devant la loi » disposait l’article 69 de la Constitution de 1924. Dans un discours de décembre 1921, Mustafa Kemal affirmait que « le gouvernement du peuple » devait reposer sur « une base sociologique claire », c’est-à-dire élargie à l’ensemble des catégories sociales de la nation 1. Il rejetait certes le principe de lutte des classes, mais défendait celui de souveraineté économique fondé sur la mobilisation de quatre catégories : commerçants, artisans, ouvriers et paysans 2. L’introduction du code foncier suisse en 1926 unifiait le système d’utilisation des terres, en partie redistribuées aux petits paysans. Un système d’éducation unique (publique) fut institué. Ankara, ville du renouveau, accueillait les écoles de cadres, comme l’École d’administration civile. Les titres de l’ancien régime furent supprimés en 1934, notamment celui de pacha. Dans ce même esprit d’égalité républicaine et de renouveau nationaliste, cha- VING_2008-03.book Page 135 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) tion politique directe. Ziya Gökalp opposait ainsi radicalement les classes laborieuses – artisans, paysans et commerçants qu’il s’agissait d’unir dans une même classe pour mieux en prendre la défense – aux gouvernants auxquels il revenait d’assurer la gestion de l’État 1. Entre les deux, il fallait qu’émergeât une nouvelle bourgeoisie nationale. La suppression des capitulations décidée unilatéralement en septembre 1914, la volonté affichée d’instituer une « économie de guerre » afin de répondre à l’explosion des dépenses en 1915, le poids politique renforcé de l’allié allemand, l’influence croissante de Friedrich List sur la pensée économique des théoriciens nationalistes, étaient autant de facteurs qui orientaient le pays « vers une économie nationale », pour reprendre les termes de Tekin Alp. Selon Yusuf Akçura et Ziya Gökalp, le cosmopolitisme économique ottoman avait été fondé sur le principe de « laissez faire, laissez passer », dont les principales bénéficiaires avaient été les minorités levantines, grecques, juives et arméniennes. Or tous considéraient que la guerre constituait un tournant décisif : désormais responsable de l’émergence de la nation, la bourgeoisie turque entrepreneuriale devait entraîner l’« économie nationale » et constituer celle-ci en un « tout complet » (Ziya Gökalp 2). À l’école de cette économie politique, le pouvoir républicain encouragea la création de sociétés anonymes dans les années 1920, de même qu’il promut l’activité industrielle par la mise en place d’un plan quinquennal entre 1934 et 1939. La remise en question de l’ancien régime était dans l’ordre des idéologies ce que la reconfiguration des élites était dans l’ordre de la société politique. Les bureaucrates ottomans (1) Serif Mardin, op. cit., p. 277. (2) Zafer Toprak, Türkiye’de Ekonomi ve Toplum (1908-1950) : Milli Iktisat-Milli Burjuvazi, Istanbul, Tarim Vakfl Yurt Yayllarl, 1995, p. 12-13. étaient durablement ostracisés : ils avaient laissé entrer les alliés à Istanbul en novembre 1918 ; ils avaient signé le traité de Sèvres qui consacrait le démembrement de l’Empire ottoman ; en 1922, le premier d’entre eux, le dernier grand vizir de l’Empire (Ahmed Tevfik Pacha, ancien ministre des Affaires étrangères sous Abdülhamid, moqué par ses adversaires comme « ministre étranger aux affaires »), était un vieillard malade, symbole d’un régime finissant. Les intellectuels avaient en revanche le vent en poupe : ils jouissaient désormais d’une autonomie d’expression qu’ils n’avaient jamais eue dans les décennies précédentes. Sous Abdülhamid II, ces bureaucrates de formation étaient encore trop liés au régime pour en contester radicalement les fondements – plusieurs Jeunes Turcs étaient rentrés dans le rang, séduits par les perspectives de carrière offertes par le souverain. Mais avec la fin de la censure impériale et le développement de la presse dans les années 1910, la différenciation des carrières administratives et des carrières intellectuelles s’accentua, si bien qu’au moment de la guerre, les intellectuels avaient acquis une indépendance suffisante pour assurer la critique des élites politiques : ils jouaient désormais un véritable rôle de journalistes polémistes avec lesquels le nouveau pouvoir républicain devait compter. Certains d’entre eux émergèrent comme intellectuels officiels, disposés à endosser la fonction de « briseurs d’élite 3 », à faire la chasse aux publicistes contestataires de la légitimité kémaliste, et à soutenir les élites les plus puissantes du régime, à savoir les militaires. De fait, les officiers ne pouvaient être contestés à la tête du nouveau régime. Ils s’étaient acquitté de leur mission : ils avaient fait la guerre. Le plus prestigieux d’entre eux, Mustafa Kemal, leader sans partage du mouvement de (3) Hamit Bozarslan, op. cit., p. 409. 135 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES VING_2008-03.book Page 136 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM OLIVIER BOUQUET (1) Ibid., p. 283. 136 anciennes familles ottomanes. La révolution de 1908 était présentée comme le fait de petits officiers issus de classes moyennes ; les membres du triumvirat au pouvoir pendant la première guerre mondiale étaient d’origine modeste (Talaat, Enver et Cemal étaient respectivement fils de juge, de gardien de pont, de pharmacien militaire) ; les héros de la guerre d’indépendance, Mustafa Kemal et Ismet Inönü, étaient fils d’employés de rang moyen. Il est certes difficile aujourd’hui d’établir si ces exemples symboliques de l’idéologie méritocratique qui entoure l’institution militaire ont une valeur sociologique d’ensemble : nulle archive militaire n’est ouverte qui le permettrait. Cela dit, les données dont nous disposons pour d’autres élites indiquent que la tabula rasa n’était pas qu’affaire de principes. Les pachas de la République Elle eut des effets sociologiques. La République mit un terme aux phénomènes de reproduction impériaux. La noblesse d’État stambouliote disparut : la moitié des pachas hamidiens étaient nés à Istanbul ; par comparaison, le tiers seulement des hauts fonctionnaires turcs du milieu du début des années 1960 étaient originaires d’Istanbul, Ankara ou Izmir 2, et les députés républicains étaient recrutés avant tout dans les provinces 3. Une classe d’hommes d’affaires, de gestionnaires et de techniciens se constituait qui attirait de plus en plus les fils de fonctionnaires 4 ; les cadres de l’État s’ouvraient davantage à l’ensemble des catégories socioprofessionnelles 5 : une grande partie des préfets étaient issus de la (2) Clement H. Dodd, « The Social and Educational Background of Turkish Officials », Middle Eastern Studies, 2 (12), avril 1965, p. 268-276, p. 273. (3) Frederick W. Frey, The Turkish Political Elite, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1965, p. 195-197. (4) Ibid., p. 140. (5) Clement H. Dodd, « The Social », op. cit., p. 272. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) résistance en Anatolie, avait connu « l’enfer des Dardanelles », le plus sanglant des terrains de résistance d’une interminable guerre. Colonels et généraux avaient combattu pour limiter le démembrement de l’Empire, et plus encore, pour chasser l’ennemi hors du territoire de la nouvelle nation. Présentés dès le début de la République comme les instruments du sursaut patriotique, ils étaient auréolés d’un incroyable « culte des armes 1 ». Cette légitimité patriotique était renforcée par l’expérience du pouvoir nouvellement acquise par l’institution militaire. L’irruption des officiers sur la scène politique, d’abord comme acteurs principaux de la révolution de 1908, puis comme dirigeants politiques pendant la guerre – entre juin 1913 et octobre 1918, deux des trois personnages les plus influents de l’Empire (Enver et Cemal) étaient des généraux – consacrait leur inscription dans les rouages de l’État moderne. Aux temps d’Abdülhamid, en effet, les plus hautes fonctions publiques (ministères, gouvernorats, ambassades) avaient été détenues par les bureaucrates civils. Mais ces cadres anciens n’avaient pas élargi leurs compétences techniques, encore moins militaires, à la mesure des progrès de la seconde révolution industrielle et des grandes découvertes techniques, alors que les militaires avaient à la fois développé leur « polyactivité » dans les métiers de la bureaucratie en se rendant indispensables dans les domaines techniques (cartographie, ingénierie…), tout en gardant le monopole de leurs fonctions traditionnelles (pacification, répression, contrôle du territoire). Surtout, les militaires avaient pour eux l’avantage de correspondre à la nouvelle idéologie méritocratique républicaine. Quelques exemples étaient mis en avant pour souligner la modestie de leurs origines sociales, par opposition aux VING_2008-03.book Page 137 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) fonction publique, mais ils recrutaient davantage dans les nouveaux métiers : 20,4 % d’entre eux étaient fils de juristes et d’avocats, 14 % fils de militaires, 4,5 % fils d’enseignants et hommes de religion 1. Alors que les trois piliers classiques de l’État ottoman (bureaucratie civile, armée, clergé) étaient encore représentés aux deux tiers dans la première Grande assemblée de 1920, les juristes et les marchands furent de plus en plus nombreux sur les bancs des assemblées suivantes 2. Parallèlement, les phénomènes de reconversion s’accentuèrent au sein des élites : les troisquarts des députés de 1920 à 1957 étaient d’une profession différente de leur père 3 ; les logiques de reproduction plurigénérationnelles avaient fortement faibli. Bref, on ne pouvait plus parler de noblesse dans l’État sous la République, encore moins de noblesse d’État. Cela dit, si les logiques de reconversion hors de l’État s’étaient renforcées, elles s’effectuaient avant tout au sein des classes moyennes et supérieures, en sorte que la mobilité sociale à proprement parler restait réduite : les enfants des classes supérieures étaient surreprésentés dans les écoles et les universités qui menaient aux plus hautes fonctions de l’État 4 . Surtout, la République eut beau détruire les anciens titres, elle se dota de son propre corps de pachas. Après comme avant la première guerre mondiale, l’État continuait d’être conçu comme la pièce maîtresse de l’ordre social. Il reposait sur l’emploi des couches nouvelles distinguées par Bernard Lewis pour le début du 20 e siècle, avec quatre catégories (officiers, fonctionnaires, juristes et journalistes 5). La première était la plus mobilisée : Mustafa Kemal concevait en effet l’armée comme la gardienne des idéaux de la nation et le pilier du régime. Les élites militaires incarnaient l’État bien plus que les autres cadres de la fonction publique (fonctionnaires centraux, administrateurs territoriaux, diplomates) comme « conscience claire » du régime (pour reprendre une expression de Durkheim) ; elles étaient ainsi exclues par l’idéologie officielle des contradictions qui traversaient le corps social. Instruments principaux de la continuité de l’État, les militaires ne représentaient la société que dans les valeurs et les principes qui étaient officiellement prêtés à celle-ci, c’est-àdire « l’amour de la patrie » et « la fierté du passé de la nation », dont Étienne Copeaux a montré qu’ils étaient les thèmes dominants du discours nationaliste des manuels d’histoire 6, et dont Ayþe Gül Altlnay a souligné en quoi ils participaient du mythe d’une « nation militaire 7 ». Si la « polyactivité » acquise par les élites militaires sous les derniers Ottomans et leur rôle dans la guerre d’indépendance leur offraient les conditions d’un quasi-monopole comme système technique, la mise en jeu de leur fonction d’incarnation de l’État leur retirait la possibilité sociologique de devenir une nouvelle noblesse d’État : une fois la nation libérée de l’occupation ennemie, bien des militaires qui avaient quitté « le front » siégèrent à l’Assemblée, mais à la condition de quitter l’uniforme. Mustafa Kemal voulait préserver l’armée hors du jeu politique et quitta lui-même la carrière en 1927 ; lors de la formation du parti républicain du Progrès en 1924, il contraint Ali Fuad (Cebesoy) et Kâzim Karabekir à choisir entre leur carrière militaire et leur siège parlementaire ; et Ismet Inönü, une fois la République (1) Ali Galip Baltaoðlu, Atatürk Dönemi Valileri (29 Ekim 1923-10 Kas¤m 1938), Ankara, Ocak Yay., 1988, p. 115-116. (2) Frederick W. Frey, op. cit., p. 195. (3) Ibid., p. 140. (4) Clement H. Dodd, op. cit., p. 275. (5) Bernard Lewis, op. cit., p. 403. (6) Étienne Copeaux, Espaces et temps de la nation turque : analyse d’une historiographie nationaliste 1931-1993, Paris, CNRS éditions, 1997, p. 127-128. (7) Ayþe Gül Altlnay, The Myth of the Military-Nation : Militarism, Gender and Education in Turkey, New York, PalgraveMacMillan, 2004. 137 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES VING_2008-03.book Page 138 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM créée, ne fut plus jamais vu en uniforme. La transmutation politique des héros de la nation renforçait les assises républicaines du régime, autant qu’elle constituait une armée sociologiquement désincarnée et politiquement désactivée comme institution unique par le mandat qui lui était conférée : assurer l’unité de la nation au-dessus du jeu politique. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) Permanences ottomanes : prestige du titre, distinction du nom Pour autant, l’ordre ancien n’avait pas totalement disparu sous le coup des réformes républicaines : dans le Sud et l’Est du pays, les grands propriétaires dominaient encore les sociétés villageoises comme l’avaient fait les notables ottomans. Les références de l’ancien régime demeuraient. Le titre de pacha avait la vie dure, comme le rapporte cette savoureuse anecdote : « Un soir Atatürk s’en pris à un ministre et lui passa un savon pour en avoir fait usage : “Vous voudrez bien, je vous prie, ne plus m’appeler Pacha. Est-ce clair ? Ce à quoi le ministre répondit : “Je vous promets de ne plus le faire, Pacha” 1. » Les généraux restaient donc désignés comme pachas 2. Ils profitaient, en tant que piliers historiques du régime, de la référence à la pachitude d’Atatürk 3. D’autres dignités impériales subsistaient : pendant la guerre d’indépendance, Mustafa Kemal avait été honoré du titre de gazi, généralement attribué aux chefs militaires blessés ou distingués au combat sous les Ottomans. Il le conservait sous la République, inscrivant ainsi le régime dont il (1) « One evening Atatürk rounded on a minister and scolded him for using it : “You will please not call me Pasha any more. Is that clear ?” To which the minister replied : “I promise not to do it again, Pasha.” » (Lord Kinross, Atatürk : The Rebirth of a Nation, Nicosie, K. Rustem & Brother, 1964, 1981, p. 473, n. 2. (2) Mehmet Kanar, Örnekli Etimolojik Osmanl¤ Türkçesi Sözlüðü, Istanbul, Derin Yay., 2003, p. 1181. (3) Hülya Yarar et Mustafa Delialioðlu (dir.), Cepheden Meclise, Ankara, Milli Savunma Bakanl¤ð¤, 1999. 138 était le président dans la matrice référentielle de la nation en armes. Bien des grandes familles stambouliotes ne s’étaient pas exilées. Rejetées des sphères du pouvoir, elles vivaient à l’ombre de leurs luxueux yal¤ du Bosphore où elles s’adonnaient aux plaisirs de la bonne société : Mehmed Abdülhalim, fils du grand vizir Mehmed Said Halim Pacha, membre de la famille du Khédive déchu, partageait les loisirs de ses cousins exilés en s’occupant à collectionner multitude de livres rares et à jouer de toutes sortes d’instruments de musique. Autour des violons d’Ingres, se cristallisait une conscience de classe 4 . Comme la République n’avait pas les moyens de défaire complètement l’ordre des prestiges, cette conscience empruntait diverses voies. Si le titre de pacha n’existait plus, son usage onomastique distinctif subsistait : l’homme de lettres Sezai, fils de Sami Pacha, était ainsi appelé « Sezai fils de Sami Pacha » (Samipaþ azâde Sezai) 5. À la suite de la réforme qui instaurait l’obligation des noms de famille en 1934, la plupart des grandes familles choisirent cependant de renoncer à ce type de distinction : elles, qui s’apparentaient trop à l’ancien régime, trouvaient à peu de frais le moyen de prouver leur fidélité à un appareil d’État qui peu à peu les intégrait à son service. Au demeurant, elles ne perdaient pas au change : l’ordre de la distinction ottomane disposait de logiques d’expression qui, pour être plus fines, n’en étaient pas moins fortes. Il se reportait notamment sur le nom, selon deux modes possibles. Dans le premier cas, la famille choisissait un nom qu’elle avait porté sous l’Empire. Tantôt celui-ci avait fait la célébrité d’un serviteur de l’État : Ali Haydar, fils du grand vizir Ahmed Midhat, prenait pour nom le (4) Frederick W. Frey, The Turkish, op. cit., p. 136. (5) Ibrahim Alâettin Gövsa, Türk Meþhurlar¤ Ansiklopedisi, Istanbul, Yedigün Neþriyat¤, 1946, p. 354 ; Yaþamlar¤ ve Yap¤tlar¤yla Osmanl¤lar Ansiklopedisi, Istanbul, YKY, 1999, vol. 2, p. 501. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) OLIVIER BOUQUET VING_2008-03.book Page 139 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) second prénom de son père ; Fuad optait pour celui de Köprülü, porté par ses prétendus ancêtres dont quatre furent grands-vizirs. Tantôt le nom avait été porté par de puissants notables provinciaux ottomanisés, c’est-à-dire placés au service de la dynastie (comme les Baban ou les Karaosmano©lu). Dans le second cas, la logique d’affirmation dynastique recourait au prénom. Des prénoms de famille furent ainsi transmis de génération en génération : Zeki chez les descendants de Mustafa Zeki Pacha ou Midhat chez ceux d’Ahmed Midhat. Dans le cas où celui-ci était à la fois relativement rare (par exemple Edhem) et lié à un haut personnage de l’Empire (le grand vizir Ibrahim Edhem Pacha), il était d’autant plus utilisé, et le capital distinctif en était accru d’autant. Au service de la République Toutes les grandes familles ne se contentaient pas de jouer aux cartes ou de faire fructifier leur capital social. Certaines reconvertirent leur noblesse d’État en inscription républicaine. Lorsqu’ils avaient eu la chance d’être formés dans les meilleures écoles européennes, ces Ottomans s’orientaient vers les arts et les lettres. Ainsi la famille d’Ibrahim Edhem Pacha produisit autant d’intellectuels et d’artistes dans la première moitié du 20 e siècle, qu’elle avait formé de bureaucrates dans la seconde moitié du siècle précédent. L’un des fils de l’illustre vizir avait déjà ouvert la voie : Osman Hamdi Bey, après de longues études à Paris et des débuts dans l’administration, s’était orienté vers l’étude des objets d’arts. Fondateur du musée d’Arts ottomans, il avait engagé la restauration du patrimoine archéologique anatolien, ce qui lui avait valu d’entrer à l’Académie des inscriptions et belles lettres et d’être honoré du titre de docteur honoris causa d’universités aussi prestigieuses que celles d’Oxford ou de Londres. Nombre de ses nièces et neveux suivirent la même voie (des études en Europe, un goût pour les arts plus que pour la politique), tout en diversifiant les orientations culturelles de la famille à la toute fin de l’Empire : vers la musique pour Cemal Reþid (formé dans les conservatoires de Genève et de Paris, devenu par la suite compositeur et chef d’orchestre) et sa sœur Semine Argeþo, violoniste formée au conservatoire de Genève. Ces familles ne se trouvèrent cependant pas ostracisées ad vitam aeternam de la gestion des affaires du monde. À ceux qui surent attendre, la République pardonnait : Ali Kemal Bey avait été lynché par les kémalistes ; son fils Zeki Kuneralp fut mis à la tête d’une des plus prestigieuses ambassades, à Londres. Le fait qu’Ismail Hakkl Okday fut non seulement le gendre du sultan mais aussi le fils du dernier grand vizir 139 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES VING_2008-03.book Page 140 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) ne l’empêcha pas de devenir consul général, tout comme Hilmi Bayur, fils du grand vizir Mehmed Kâmil Pacha. La diplomatie fut pour ces Ottomans un lieu de reconversion majeur où ils purent faire valoir un génie familial à forte valeur ajoutée – la culture des langues associée à la connaissance des ambassades européennes – dont les kémalistes, soucieux d’affirmer le prestige international des nouvelles institutions, ne considéraient pas devoir se priver. Les alliances favorisaient également la reconversion, mais davantage encore lorsqu’elles s’effectuaient sur un mode matrilinéaire : si un fils de haut dignitaire ottoman était, plus que ses collègues, menacé de voir sa carrière prendre du plomb dans l’aile, rien n’empêchait que sa fille prenne pour époux parmi les nouveaux cadres républicains : ainsi Makbûle, fille du grand vizir Yusuf Kâmil Pacha, se maria à un militaire promu général de division sous la République ; sa fille épousa à son tour un militaire qui se hissa à la direction de l’armée de terre, et après sa retraite, à la présidence du Sénat 1. Noblesse ottomane et élites républicaines usaient de cet échange matrimonial pour fusionner, avec pour la première l’avantage de s’assurer une descendance prestigieuse au sein du nouveau régime, et pour la seconde la possibilité de se revêtir d’une distinction ancienne. Dans le cas de certaines grandes familles, la reconversion républicaine faisait suite à une autre plus ancienne, impériale celle-ci. Ainsi au 18e siècle, les Baban avaient été à la tête d’une principauté autonome dans la région de Süleymaniye ; évincés sous l’effet de la politique de contrôle territorial menée dans la seconde moitié du 19e siècle, ils se placèrent au service de l’État : nombre d’entre eux devinrent de hauts dignitaires sous les Tanzimat puis sous (1) Y¤lmaz Öztuna, Devletler ve Hânedanlar : Türkiye (10741990), Ankara, T. C. Kültür Bakanli©i, 1990, 1996, p. 711. 140 Abdülhamid II 2. Les générations suivantes, en revanche, se destinèrent moins à la fonction publique qu’à l’étude des sciences et des lettres. Ils profitèrent de leur formation aux disciplines anciennes (les activités de lecture et d’écriture du travail de scribe) ou nouvelles (droit, économie, sciences politiques), acquises dans les écoles et les bureaux ottomans, pour s’orienter vers l’enseignement, l’écriture et le journalisme, avant de poursuivre dans la carrière administrative ; si bien que, quand le nouveau régime fut instauré, ils firent valoir les dispositions qu’ils avaient développées sous un ancien régime qu’ils n’avaient par ailleurs que très peu servi. L’un d’entre eux, Babanzade Ahmed Naim (1872, Bagdad-1934, Istanbul), élève au Lycée impérial Galatasaray, puis diplômé de l’École d’administration civile (1894), avait débuté au secrétariat de traduction du ministère des Affaires étrangères. Après avoir été directeur des enseignements supérieurs au ministère de l’Instruction (1911-1912), il s’était orienté vers l’étude des sciences arabes : l’influence de son père, auteur d’ouvrages en théologie, et de son beau-père, le grand soufi Ahmed Mutiþ Efendi, le conduisirent à rapprocher les fondements du droit et de la morale islamique à la philosophie occidentale. Il enseigna d’abord l’arabe au Lycée Galatasaray (1912-1914), avant d’entrer à l’université où il introduisit l’enseignement de la philosophie (en particulier de la métaphysique) et de la psychologie. Il publia des manuels afin de faciliter l’introduction de ces disciplines nouvelles et adapter leur vocabulaire à la langue turque 3. Son frère cadet Þükrü Baban (né (2) Certains d’entre eux figurent dans le répertoire des employés de l’administration civile (Sicill-i ahval) des Archives de la présidence du Conseil à Istanbul : Abdullah Musib, Mustafa Pacha, Mehmed Reþid Pacha, Mehmed Hamdi Pacha, Mustafa Pacha, Yahya Nüzhet Pacha. À cette liste, on ajoutera Mustafa Zihni Pacha et Halil Halit Bey. (3) Ismail Kara, « Babanzâde Ahmed Naim Bey’in Modern Felsefe Terimlerine Dair Çal¤þmalar¤ », Islâm Araþt¤rmalar¤ Dergisi, 4, 2000, p. 189-279. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) OLIVIER BOUQUET VING_2008-03.book Page 141 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) en 1893), également diplômé du lycée Galatasaray, publia dans les journaux nés dans les lendemains de la révolution de 1908, avant de partir étudier à Paris pendant trois ans, à la fois à la faculté de droit et à l’École des sciences politiques. À son retour, il fut administrateur civil au ministère des Affaires étrangères et au ministère de l’Intérieur, tout en étant journaliste d’un journal important (Tercüman-i hakikat) dont il devint par la suite rédacteur en chef. Membre d’une commission économique envoyée à Moscou, spécialiste dans les questions d’approvisionnement en sucre et en pétrole, il devint professeur de l’École d’administration civile sous la République, puis de la nouvelle École supérieure de commerce. Il publia divers ouvrages en économie générale et en sciences politiques. Ainsi des fils de hauts dignitaires dont les familles s’étaient reconverties sous l’Ottoman, se reconvertirent eux-mêmes au service de la République, et ce dans la continuité de leurs activités professionnelles. Aucune rupture idéologique ici ; plutôt la valorisation d’un capital familial et culturel d’un régime à l’autre. Nulle condition rédhibitoire non plus : ni eux, ni leurs familles n’étaient à ce point marqués par les privilèges de l’ancien régime pour ne pas être employés par le nouveau. Non seulement ils étaient issus de provinces arabes, mais s’ils avaient occupé de hauts postes, c’était généralement après la révolution de 1908 : leur père, Mustafa Zihni, avait été gouverneur général à partir de 1909 ; leur frère, Ismail Hakk l, ministre de l’Instruction en 1911. Ils purent en revanche profiter à plein d’avantages ottomans : Mustafa Zihni leur avait transmis son intérêt pour les disciplines classiques dont ils firent une base pour s’orienter vers d’autres plus nouvelles ; il organisa des alliances matrimoniales avec des hommes de savoir ; il les envoya dans les écoles nouvelles à Istanbul ou à l’étranger ; il les fit entrer dans les meilleurs bureaux de formation. En sorte qu’ils disposèrent de ressources culturelles et sociales favora- bles au développement d’une polyactivité à la fois ottomane et moderne : dans la continuité des bureaucrates et lettrés placés au service de l’État ; en phase avec leur époque, comme journalistes, intellectuels et spécialistes. Dès lors, lorsque le régime changea, ils étaient à ce point liés à des domaines d’enseignement nouveaux et valorisés que la République n’eut aucune raison de se priver d’eux. Au contraire, elle les employa davantage encore : Ahmed Naim participa à la réforme de l’Université, et en assura même pour un temps la direction ; Þükrü Baban occupa pendant de longues années la direction des programmes de l’enseignement supérieur. Les premiers temps de la République furent en fait particulièrement favorables à l’émergence de lettrés, scientifiques et artistes issus de grandes familles 1. Parmi eux, Fuad Köprülü comptait dans sa prestigieuse lignée quatre grands vizirs, dont deux parmi les plus importants de l’histoire ottomane ; Yakup Kadri Karaosmano©lu était le rejeton d’une grande famille de notables de Manissa connue depuis le 16e siècle. Nés dans les années 1880-1890, l’un et l’autre se hissèrent dans la carrière par l’étude des lettres et des sciences, au sein de l’université et du journalisme. Ils se distinguèrent dans les années 1920, jusqu’à devenir dans le cas de Fuad Köprülü le plus brillant historien ottomaniste de sa génération, dans celui de Yakup Kadri l’un des plus grands romanciers turcs. Puis, une fois auréolés d’une gloire des lettres – qui plus est internationale dans le cas de Fuad Köprülü, docteur honoris causa de plusieurs universités européennes – qui valait fidélité républicaine, ils furent adoubés comme hommes du régime : Yakup Kadri devint ambassadeur, alors que certains de ses cousins accédèrent à des portefeuilles ministériaux ; Fuad Köprülü devint ministre. Le régime allait jusqu’à (1) Pour les artistes : Midhat Fenmen, petit-fils de Ahmed Midhat Pacha, pianiste, compositeur, artiste d’État. 141 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) MAINTIEN ET RECONVERSION DES NOBLESSES OTTOMANES VING_2008-03.book Page 142 Tuesday, July 22, 2008 7:33 PM réemployer leur prestige dynastique dans le cadre des nouvelles élections démocratiques : ainsi Yakup Kadri obtint le siège de député de la circonscription de Manissa, où un cousin (Oral Karaosmano©lu) fut également élu sénateur. Chacune des parties y trouvait son intérêt : d’un côté, une famille reconvertissait une zone d’influence ottomane en un fief électoral ; de l’autre, le régime, engagé dans la conquête démocratique du territoire, tirait profit du prestige de cette famille alors même qu’il honnissait officiellement l’Empire sous lequel elle avait acquis ce prestige. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) que le détour hors du monde politique était réussi l’espace d’une ou deux générations. La première guerre mondiale fut certes une rupture fondamentale dans l’histoire contemporaine turque. La société politique qui émergea dans les années 1920 fut radicalement différente du monde ottoman, par le projet qui était celui d’Atatürk autant que par l’ampleur des réformes accomplies. Toutefois, les élites qui assurèrent la conception de l’un et la direction des autres non seulement préservèrent une partie de l’héritage ottoman, mais intégrèrent les noblesses impériales à leur avantage aussi bien qu’au bénéfice de celles-ci. Cette reconversion se prolongea au lendemain de la seconde guerre mondiale : d’anciennes élites ottomanes devenues républicaines retrouvèrent encore davantage le champ du pouvoir, alors que celuici se faisait plus démocratique, avec l’instauration du multipartisme après 1946. En un mot, elles s’assimilèrent complètement aux élites républicaines tout en cultivant leur distinction ; elles profitèrent notamment du renouveau et du succès de l’histoire ottomane que connaît le pays depuis quelques décennies. Aujourd’hui, les sultans et les princes ne manquent qu’à quelques nostalgiques, et les serviteurs qui leur sont restés fidèles sont morts eux aussi. Cela dit, bien des députés, des hommes d’affaires, des diplomates ou des artistes parvenus aux sommets de la société aiment à rappeler qu’ils sont les descendants des pachas du sultan 2. La noblesse ottomane n’avait pas grand-chose d’une aristocratie. Elle était assez une noblesse toutefois pour perdre ses privilèges et ses positions politiques lors de l’instauration du nouveau régime. Elle dut attendre la seconde guerre mondiale pour obtenir plus de clémence : la loi interdisant le retour aux membres de la famille impériale fut levée pour les femmes en 1952 et pour les hommes en 1974 1. Mais entre-temps, elle avait récupéré une partie de ses positions. Cela fut possible parce que les grandes familles avaient déjà organisé sous l’Empire leur reconversion vers des domaines d’activités reconnus et valorisés ; parce que l’État républicain, bien que son idéologie en eût, se bâtit sur l’utilisation de compétences et de spécialités cultivées préférentiellement au sein de catégories privilégiées par le régime précédent ; mais aussi parce que le régime d’Atatürk, pour être autoritaire, n’était pas totalitaire. Non seulement la reconversion des grandes familles fut possible, mais fait a priori plus étonnant encore, celles-ci devinrent aussi des familles politiques républicaines : la traversée du désert ne fut longue ou définitive pour aucune d’entre elles, dès lors Olivier Bouquet est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Nice – Sophia-Antipolis et membre du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine. Il a notamment publié Les Pachas du sultan : essai sur les agents supérieurs de l’État ottoman (1839-1909) (Peeters, 2007). ([email protected]) (1) Sami N. Özedim, Atatürk Devrimi Kronolojisi, Ankara, Çankaya Belediyesi, 1996, p. 138-139. (2) Je remercie Sinan Kuneralp qui a accepté de relire ce texte. 142 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 85.212.235.65) OLIVIER BOUQUET