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Saint-Sernin Morphogenèse mathématique du monde matériel

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MORPHOGENÈSE MATHÉMATIQUE DU MONDE MATÉRIEL
Bertrand Saint-Sernin
Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »
2002/4 n° 63 | pages 427 à 440
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130526063
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Il arrive, dans l’œuvre d’un penseur, que le titre d’un ouvrage ait une
double fonction : désigner un travail accompli et dessiner un programme.
C’est le cas de On Mathematical Concepts of the Material World, mémoire présenté le 7 décembre 1905 par Whitehead devant la Royal Society et publié
en 1906 dans les Philosophical Transactions1 de ladite Société : il constitue une
étude en elle-même importante ; il exprime une préoccupation permanente
de l’auteur. Il s’agit de traiter, selon toutes les formes envisageables, un
vieux problème mal résolu : d’où vient la présence efficace des mathématiques dans l’univers ? Whitehead repousse la solution selon laquelle l’esprit
humain imposerait des formes mathématiques au monde de l’expérience. La
philosophie n’étant pour lui qu’un ensemble de notes en bas de page ajoutées à l’œuvre de Platon, il reprend à nouveaux frais la question de la « participation » des idées à l’univers, avec en tête cette question : si Platon revenait parmi nous, muni de la culture scientifique qui est la nôtre et ayant lu
des penseurs comme Locke, « le Platon de la philosophie anglaise », comment verrait-il la place des mathématiques dans notre univers en devenir ?
Whitehead témoigne d’une grande continuité dans cette interrogation,
depuis ses premiers travaux scientifiques On the Motion of Viscuous Incompressible Fluids (1888), A Treatise on Universal Algebra (1898), ses différents écrits
sur la théorie des nombres, l’algèbre, la géométrie et la logique symbolique,
en particulier les Principia Mathematica, écrits avec Russell entre 1899 et 1913,
jusqu’aux œuvres philosophiques : Concept of Nature (1920), The Principle of
Relativity (1922), Science and the Modern World (1925), Process and Reality (1929),
Adventures of Ideas (1933), Essays in Science and Philosophy (1947), etc. Une
remarque tardive explique cette constance : les mathématiques, note-t-il,
sont encore dans l’enfance ; cantonnées à l’origine dans le domaine de la
quantité, il leur faudra du temps pour pénétrer les activités d’où elles sont
absentes : éthique, esthétique, droit, etc. Whitehead ne professe pas un
« platonisme » de surface, selon lequel des formes mathématiques a priori
1. Alfred North Whitehead, On Mathematical Concepts of the Material World, Philosophical
Transactions, Royal Society of London, series A, v. 205, p. 465-525.
Les Études philosophiques, no 4/2002
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MORPHOGENÈSE MATHÉMATIQUE
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enveloppent les réalités existantes (on retournerait alors à la législation kantienne de la raison), mais il entend montrer que la nature en gestation
déploie d’elle-même les formes mathématiques.
Toutefois, nous ne pouvons pas jeter sur l’apparition des mathématiques au sein de l’univers un regard de surplomb : nous n’accédons à la réalité que par l’expérience vécue hic et nunc, conformément à l’analyse que
Locke fait de notre condition. À la fin de On Mathematical Concepts of the Material World, Whitehead expose en ces termes l’esprit de son entreprise :
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On mesure l’ampleur du programme : Whitehead, songeant à l’admirable unification des lois de l’électricité et du magnétisme que les équations
de Maxwell réalisent, imagine que, de ces lois ou de lois du même genre,
pourvues d’un pouvoir prédictif puissant, découlera l’unification des lois de
l’électromagnétisme et de la gravité. Mais il ne voit pas ce processus comme
une sorte de marche inductive graduelle sous-tendue par la prise en compte
des analogies entre classes de phénomènes physiques à première vue disparates, selon le schème supposé des sciences inductives. Whitehead pense
que le pouvoir prédictif d’équations comme celles de Newton ou de Maxwell tient à l’étroite parenté qui unit dans l’univers l’élément matériel et
l’élément mathématique. C’est dans les entités ultimes que cette affinité (ou
cette quasi-identité) devrait se lire le plus clairement.
À un siècle de distance, on constate que l’espoir d’une théorie dite de
« grande unification » s’est largement concrétisé (unification des interactions électromagnétiques, nucléaires fortes et faibles), bien que la relation
entre ces trois interactions fondamentales et la gravitation ne soit pas
encore établie (connexion que Whitehead croyait proche). Il formule de la
1. « What is wanted at this stage is some simple hypothesis concerning the motion of
objective reals and correlating it with the motion of electric points and electrons. From such
a hypothesis the whole electromagnetic and gravitational laws might follow with the utmost
simplicity. The complete concept involves the assumption of only one class of entities as forming the universe. Properties of “space” and of the physical phenomena “in space” become
simply the properties of this single class of entities. In regard to the simplification of the preceding axioms [...], the ideal to be aimed at would be to deduce some or all of them from
more general axioms which would also embrace the laws of physics. Thus these laws should
not presuppose geometry, but create it » (On Mathematical Concepts of the Material World, p. 82).
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Ce qui est requis à ce stade, c’est une hypothèse simple concernant le mouvement des entités objectives réelles et corrélant celui-ci avec le mouvement des
points électriques et des électrons. D’une telle hypothèse il serait possible de
déduire de la façon la plus simple l’ensemble des lois électromagnétiques et gravitationnelles. Ce concept pris dans toute sa plénitude implique l’hypothèse que l’univers n’est formé que d’une seule classe d’entités. Propriétés de l’ « espace » et des
phénomènes physiques « dans l’espace » deviennent simplement les propriétés de
cette classe unique d’entités. Pour simplifier les axiomes précédents [...], l’idéal à
viser devrait être de les déduire en partie ou en totalité d’axiomes plus généraux qui
embrasseraient aussi les lois de la physique. Ainsi, ces lois ne présupposeraient pas
la géométrie : elles la créeraient1.
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I. Whitehead ne manque pas, à l’occasion, de décrire l’état des sciences à
des moments cruciaux, où se recompose le système des idées. Ainsi, la question qui se pose, autour de 1642, au moment où s’opère « la première synthèse de la science physique », est celle-ci : comment comprendre que,
comme l’écrit Galilée, « le livre de la nature soit écrit en caractères mathématiques » ? La solution exposée dans L’Essayeur (Il Sagiattore), en 1623,
consiste à remarquer que, parmi les qualités à travers lesquelles les réalités
du monde matériel s’offrent à notre perception, quelques-unes possèdent la
double propriété de présenter une identité avec les entités mathématiques et
de « représenter » fidèlement les caractères les plus saillants de la réalité physique. Locke donne sa pleine extension philosophique à la théorie des qualités premières et secondes, mais c’est Galilée qui, par un coup de génie, rend
compte de l’ajointement étroit de la géométrie et du réel. Certes, cette solution ne dissipe pas tout mystère : elle n’explique nullement, par exemple,
que les propriétés offertes à la vision ou au toucher (formes, mouvements et
masse) soient celles qui expriment le plus complètement la nature des choses. L’alliance réussie de la géométrie et de la nature est à mettre au crédit de
Dieu plus qu’à celui de l’habileté des hommes.
Au cours du XIXe siècle, sous l’effet conjoint de découvertes expérimentales et de progrès mathématiques, une seconde « synthèse de la science
physique » s’effectue. Whitehead y contribue dans le domaine de l’algèbre et
de la logique. Au nombre des acquis les plus importants de l’époque, il faut
placer l’unification de l’électricité et du magnétisme, due principalement à
Maxwell ; l’exploration, notamment par la chimie, de la structure de la
matière ; le développement de la mécanique statistique par Maxwell, Boltzmann et Gibbs ; en 1895, la découverte de la radioactivité et de l’électron ;
en 1900, la mise en évidence par Max Planck du caractère discontinu du
rayonnement du corps noir (théorie des quanta) ; en 1906, la preuve
apportée par Jean Perrin de la réalité physique de l’atome. Les expériences
de Michelson et Morley, les travaux de Lorentz et de Poincaré annoncent la
révolution dans la conception de l’espace et du temps que la théorie de la
relativité restreinte d’Einstein provoque en 1905.
D’autre part, en biologie, la théorie darwinienne de l’évolution éclaire
l’histoire de la nature, sans qu’on s’aperçoive suffisamment que « l’autre
aspect de la machinerie évolutionniste, l’aspect négligé, est exprimé par le
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façon la plus nette les conditions ontologiques de cet idéal d’unité :
l’univers ne comporterait qu’ « une seule classe d’entités » ultimes. Par la
suite, dans Process and Reality notamment, Whitehead, sans renoncer à cette
conjecture, la nuancera en reprenant à son compte la suggestion de Platon,
dans le Timée (42 d - 43 a), selon laquelle Dieu confie à des « dieux jeunes »
la législation des diverses régions de la nature, tout en insufflant de l’unité à
l’esprit de ses lois. Nous tenterons de voir comment ce « programme » a
été conduit par Whitehead, sous le triple patronage de Platon, de Locke et
de la science.
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mot créativité (creativeness) »1. Les réalités individuées sont des organismes :
« La science [...] devient l’étude des organismes. La biologie est l’étude des
organismes plus grands ; tandis que la physique est l’étude des organismes
plus petits. Les organismes de la biologie incluent à titre de constituants les
organismes plus petits de la physique. »2 Ce dernier point est fondamental :
un abrégé du monde physico-chimique est présent en chaque organisme
vivant et nous n’avons aucune idée de ce que pourrait être un organisme
vivant qui ne logerait pas en lui tout un ensemble de processus physicochimiques complexes.
Au même titre que les autres organismes vivants, nous faisons partie de
la nature. Bien plus, « il nous faut admettre que le corps est l’organisme dont
les états régulent notre connaissance du monde »3. Aussi devons-nous écouter les poètes, car ils nous apprennent à « interroger directement notre expérience perceptive »4. « Cette interrogation fait apparaître que nous sommes
inclus dans un monde de couleurs, de sons, et d’autres objets sensibles, reliés
dans l’espace et le temps à des objets durables tels que pierres, arbres et
corps humains. Il semble que nous soyons nous-mêmes des éléments de ce
monde au même titre que le sont les autres choses que nous percevons. »5
De ces analyses qui prennent appui sur la poésie anglaise du XIXe siècle, sur
Wordsworth et Shelley notamment, Whitehead tire cette conclusion : « Je
tiens que la référence ultime est l’expérience naïve et c’est pourquoi j’insiste
autant sur les évidences de la poésie. »6 Car l’expérience lyrique ne se passe
pas dans un monde privé, propre à chaque poète : « Ma conviction, dit Whitehead, est que dans notre expérience sensible nous connaissons loin et audelà de notre propre personnalité, tandis que le subjectiviste prétend que
dans une expérience de ce genre nous n’avons connaissance que de notre
personnalité. »7 Il note : « Je ne comprends pas comment un monde commun de la pensée peut être établi en l’absence d’un monde commun de la
sensation. »8 Ainsi, entre subjectivisme et objectivisme, Whitehead choisit la
1. « The other side of the evolutionary machinery, the neglected side, is expressed by
the word creativeness » (Science and the Modern World, chap. VI : « The Nineteenth Century », in
Alfred North Whitehead. An Anthology. Selected by F. S. C. Northrop and Mason W. Gross
introductions and a note on Whitehead’s terminology by Mason W. Gross, Cambridge, At
the University Press, 1953, p. 465).
2. « Science is taking on a new aspect which is neither purely physical, nor purely biological. It is becoming the study of organisms. Biology is the study of the larger organisms ;
whereas physics is the study of the smaller organisms. [...] The orgnisms of biology include as
ingredients the smaller organisms of physics ; [...] » (ibid., p. 457).
3. « But we have to admit that the body is the organism whose states regulate our cognisance of the world » (SMW, chap. V : « The Romantic Reaction », An Anthology, op. cit., p. 446).
4. Ibid., p. 444.
5. Ibid.
6. « I hold that the ultimate appeal is to naïve experience and that is why I lay such stress
on the evidence of poetry » (ibid.).
7. « My point is, that in our sense-experience we know away from and beyond our personality ; whereas the subjectivist holds that in such experience we merely know about our
personality » (ibid.).
8. « I do not understand how a common world of thought can be established in the
absence of a common world of sense » (ibid., p. 445).
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seconde attitude, c’est-à-dire l’affirmation que nous habitons le même monde
réel, et non des mondes différents, comme font ceux qui rêvent. Ce premier
choix fait, reste à prendre parti entre idéalisme et réalisme :
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Whitehead, comme, avant lui, Cournot, associe réalisme et aptitude à trier,
parmi les opérations de l’esprit, entre celles qui nous livrent seulement des
vues cohérentes et celles qui restituent les processus réels. Reste à comprendre comment, si l’homme est un être naturel, doté d’une structure organique particulière, il est en mesure, à partir de son expérience sensible, de
discerner, à l’aide des mathématiques, la morphologie et l’évolution de
l’univers.
De puissantes raisons conduisent le philosophe à éviter que le savant ne
se dissocie du poète, que la science fasse sécession de la nature telle qu’elle
nous apparaît (apparent nature) dans l’expérience naïve. Comment est-ce possible, alors que même les poètes les plus grands, tels Shelley et Wordsworth,
« sont incapables de rien tirer de la doctrine des qualités secondes, pourtant
fondamentale pour leurs conceptions »2 ? L’idée de Whitehead est la suivante : les poètes ont une juste appréciation de l’unité de l’univers. Ils nous
apprennent que « la philosophie de la nature doit prendre en considération
au moins les six notions suivantes : changement, valeur, objets éternels,
durée, organisme, interfusion »3. Ce qui leur manque, c’est la méthode pour
réduire la contingence de chacun des événements que leur inspiration fixe
sans pouvoir les relier. Même quand ils ont le sentiment de l’unité de
l’univers, ils ne savent pas transformer une « interfusion » en une interconnexité accessible à la raison. Contrairement à ce qui s’est passé au
1. « Both realists and idealists can start from an objective standpoint. They may both
agree that the world disclosed in sense-perception is a common world, transcending the individual recipient. But the objective idealist, when he comes to analyse what the reality of this
world involves, finds that cognitive mentality is in some way inextricably concerned in every
detail. This position the realist denies. Accordingly these two classes of objectivists do not
part company till they have arrived at the ultimate problem of metaphysics. There is a great
deal which they share in common. This is why, in my last lecture, I said that I adopted a position of provisional realism » (SMW, chap. V, An Anthology, op. cit., p. 445).
2. Whitehead écrit : « Now the poet, so sympathetic with science, so absorbed in its
ideas, can simply make nothing of the doctrine of secondary qualities which is fundamental
to its concept » (ibid., p. 440).
3. « Thus we gain from the poets the doctrine that a philosophy of nature must concern
itself at least with these six notions : change, value, eternal objects, endurance, organism,
interfusion » (SMW, An Anthology, p. 443).
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Tous deux, réalistes et idéalistes peuvent (can) partir d’une attitude objective. Ils
peuvent (may) s’accorder sur le fait que le monde tel qu’il apparaît dans la perception
est un monde commun, qui transcende la réceptivité individuelle. Mais l’idéaliste
objectif, quand il en vient à analyser ce que la réalité de ce monde enveloppe, trouve
que l’activité mentale est inextricablement mêlée à tous les détails de la cognition.
Cette position, le réaliste la dénie. De ce fait, ces deux classes d’objectivistes ne se
séparent pas avant d’en venir au problème ultime de la métaphysique. Ils partagent
beaucoup de choses. C’est pourquoi [...] j’ai dit que j’adoptais une attitude de réalisme provisoire1.
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siècle, il n’est pas question de rejeter les qualités secondes hors de la
science. Mais pour les « inclure dans le monde commun », il faut « une réorganisation profonde de nos conceptions fondamentales » : « Nous devons
être attentifs aux aspects du monde spatio-temporel tout entier en tant qu’ils
se reflètent dans la vie du corps. »1 Bien plus, dans l’événement le plus
infime se trouve une signature de l’univers : « Chaque point de vue spatiotemporel est un miroir du monde. »2 Or les poètes accèdent à la réalité par
une sorte d’intuition ou insight qui les met en contact avec la réalité de façon
ponctuelle, sans que leurs expériences soient organisées. La mission de la
science, par contraste, est de rendre perceptible à l’esprit l’interconnexité
des événements (poétiques) élémentaires, révélés dans l’expérience (naïve).
Cette tâche consiste, pour sauver le réel, à réduire la contingence des
événements naturels et, plus encore, « la non-réalité de ce qui reste indéfini,
the nonentity of indefiniteness »3. « Le salut de la réalité, ce sont ses entités
factuelles obstinées, irréductibles, qui sont limitées à n’être rien d’autre
qu’elles-mêmes. »4 C’est seulement ainsi que l’évolution de la nature devient
pensable.
Nous avons vu s’esquisser la figure d’un philosophe naturaliste et
mathématicien ; reste à montrer comment une philosophie peut incorporer
les mathématiques à la nature en devenir (natura naturans) ou, plus exactement, comment les organismes « préhendent » les « objets éternels »
mathématiques.
II. Le rôle des mathématiques est d’explorer le possible, de déployer
dans leur entier les formes que prennent les relations entre les entités dans le
monde matériel. Cette vocation est déjà soulignée dans A Treatise on Universal Algebra ; elle est réaffirmée dans la préface du Mémoire de 1906 :
L’objet de ce mémoire est d’initier les recherches mathématiques sur les diverses manières possibles de concevoir la nature du monde matériel. Dans la mesure
où il présente ses résultats sous une forme mathématique précise et détaillée, ce
mémoire traite des relations possibles à l’espace des entités ultimes qui (dans le langage ordinaire) constituent la « matière » dans l’espace. Voici un énoncé logique abstrait de ce problème limité, sous la forme dans laquelle nous le concevons ici : Soit
un ensemble d’entités qui constituent le champ d’une certaine relation R polyadique
(i.e. à plusieurs termes), quels « axiomes » satisfaits par R ont pour conséquence que
les théorèmes de la géométrie euclidienne sont les expressions de certaines propriétés du champ de R5 ?
1. « [...] we must thereby be aware of aspects of the whole spatio-temporal world as mirrored within the bodily life » (ibid., p. 446).
2. « Thus every spatio-temporal standpoint mirrors the world » (ibid.).
3. Ibid., p. 448.
4. « The salvation of reality is its obstinate, irreducible, matter-of-fact entities, which are
limited to be no other than themselves » (ibid., p. 448-449).
5. « The object of this memoir is to initiate the mathematical investigation of various
possible ways of conceiving the nature of the material world. In so far as its results are worked out in precise mathematical detail, the memoir is concerned with the possible relations to
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Le Mémoire de 1906 constitue une étape essentielle dans l’étude de ce
processus de « participation » ou d’ « ingression ». Il expose cinq conceptions mathématiques à travers lesquelles les morphologies possibles du
monde matériel se déterminent.
Par « concept », Whitehead entend ici une « manière possible de concevoir [s.e. mathématiquement] la nature du monde matériel ». Il ne s’agit pas
d’énoncer des théories physiques particulières, ni même, en comparant des
théories physiques existantes, de découvrir leurs caractères communs, mais
de discerner à quelles conditions et sous quelles formes possibles une physique mathématique ou, plus exactement, une « cosmologie mathématique »1 est réalisable. Whitehead veut mettre en évidence les relations
mathématiques qui imprègnent et structurent la nature elle-même. La géométrie d’Euclide2 sert de fil conducteur pour une double raison : elle apparaît comme une théorie des formes ; et Poincaré vient de montrer que
d’autres géométries, découvertes au cours du XIXe siècle (celles de Lobatchevski et de Riemann, notamment), peuvent s’y inscrire de sorte qu’elles
sont « interchangeables ». Un concept a donc pour fonction de « débarrasser
ce qui constitue l’essence d’une idée du monde matériel des accidents qui
affectent une conception particulière »3, c’est-à-dire une théorie physique
historiquement donnée. Mais la géométrie n’a pas pour vocation de fixer les
traits d’un univers immobile ; il lui incombe la tâche de dessiner les traits
d’un univers en devenir. Évoquant « une forme modifiée des axiomes de
Veblen pour la géométrie », il écrit :
Rien ne pourrait surpasser en beauté le résultat ci-dessus du concept classique,
si seulement nous nous limitions à l’examen d’un monde de l’espace sans
changement. Malheureusement, c’est à un monde en changement qu’il faut appliquer
space of the ultimate entities which (in ordinary language) constitute the ‘stuff’ in space. An
abstract logical statement of this limited problem, in the form in which it is here conceived, is
as follows : Given a set of entities which form the field of a certain polyadic (i.e., manytermed) relation R, what ‘axioms’ satisfied by R have, as their consequence, that the theorems
of Euclidean geometry are the expression of certain properties of the field of R ? » (On Mathematical Concepts of the Material World, début).
1. Victor Lowe, « Whitehead’s Philosophical Development », in The Philosophy of Alfred
North Whitehead, The Library of Living Philosophers, vol. III, edited by Paul Arthur Schilpp,
La Salle, Illinois, Open Court, 2e éd., 1951, ayant évoqué la quatrième partie des Principia,
qui ne fut jamais publiée, écrit : « If we look in these writings and into the books Whitehead
wrote later as a kind of preliminary to the completion of Principia, we see that the
early Whitehead was as much interested in mathematical cosmology as in symbolic logic »
(p. 46).
2. À la même date, en 1905, Einstein, formule la théorie de la relativité restreinte. Un
peu plus tard, il note, à propos de cette théorie, le privilège qu’y conserve la géométrie
d’Euclide : « [...] le continuum d’espace-temps à quatre dimensions de la Théorie de la relativité présente, dans ses propriétés fondamentales, la plus grande parenté avec le continuum à
trois dimensions de l’espace géométrique d’Euclide » (Albert Einstein, La Relativité, Paris,
Payot, « PBP », p. 68).
3. Whitehead, On Mathematical Concepts of the Material World, An Anthology : « [...] by disentagling the essentials of the idea of a material world from the accidents of a particular
concept » (p. 11-12).
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Victor Lowe ajoute : « Faire pénétrer la géométrie – la science statique
par excellence – dans le monde du changement : tel fut le problème favori
de Whitehead pendant des années. »
Sa démarche, dans le Mémoire de 1906, est la suivante : dans la première
partie, il expose la nature du problème (P. I (i)), puis explique les symboles
qu’il utilise (P. I (ii)). La deuxième partie est consacrée à trois conceptions
classiques mathématiques du monde matériel. Les parties trois et quatre présentent des vues nouvelles, associées à la géométrie projective et à la théorie
de la mesure (Theory of Dimensions). Elles ont pour but de préparer la cinquième partie, qui expose un concept (le « concept V ») difficile en raison
« de la diversité stupéfiante d’éléments qu’il génère en vue de donner sa
forme à l’explication des lois physiques »2. L’ambition de Whitehead est de
recenser complètement les conditions mathématiques qui rendent possible
la formulation des lois physiques, quelles qu’elles soient. Il s’ensuit que, par
« concept du monde matériel », il faut ici entendre « chaque ensemble complet d’axiomes, ainsi que les définitions appropriées et les propositions qui
en dérivent »3. Quant au syntagme « monde matériel », il désigne « un
ensemble de relations et d’entités qui forment les “champs” de ces relations »4. L’étude de la notion R de relation (à plus de deux termes)5 est
l’élément central.
Le concept I (ou concept classique) énonce une position dualiste selon
laquelle « la classe des entités réelles objectives (objective reals) se subdivise en
points de l’espace et particules de matière ». Il s’agit de la représentation de
l’univers propre à la mécanique classique où, dans l’espace absolu, existent
des particules de matière figurables par des points.
Le concept II « est une variante moniste du concept classique suggérée par
Russell ».
Le concept III développe la perspective selon laquelle « les particules de
l’éther (ou points en mouvement) composent la classe entière des entités
1. « Nothing could be more beautiful than the above issue of the classical concept, if
only we limit ourselves to the consideration of an unchanging world of space. Unfortunately,
it is a changing world to which the complete concept must apply, and the intrusion at this
stage into the classical concept of the necessity of providing for change can only spoil a harmonious and complete whole » (Whitehead, Principia, p. 479, in Victor Lowe, op. cit., p. 46).
2. « Indeed, its [the Concept V] chief difficulty is the bewildering variety of material
which it yields for use in shaping explanation of physical laws » (On Mathematical Concepts...,
p. 12).
3. « Definition. — Each complete set of axioms, together with the appropriate definitions and the resulting propositions, will be called a Concept of the Material World » (ibid., p. 13).
4. « Definition. — The Material World is conceived as a set of relations and of entities
which occur as forming the ‘fields’of these relations » (ibid., p. 13).
5. Cette précision est essentielle : Whitehead montrera plus tard, dans Concept of Nature,
que la scision (bifurcation) entre entités scientifiques abstraites et événements réels dérive
d’une erreur sur la limitation arbitraire à deux du nombre de termes de la relation R.
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ce concept complet, et l’intrusion à ce stade de la nécessité de tenir compte du
changement dans le concept classique ne peut qu’abîmer un tout harmonieux et
complet1.
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réelles objectives ». C’est là « un concept leibnizien, et aussi une variante
moniste du concept classique, que l’on obtient en abandonnant le préjugé
relatif aux points en mouvement ». Ce concept III se subdivise en deux
variantes : un concept IIIA et un concept IIIB. Le premier pose « la persistance
des mêmes entités réelles objectives dans le même type particulier de mouvement.
La théorie des tourbillons circulaires de matière de Kelvin peut se couler
dans ce concept ». Le second pose « la persistance du type de mouvement dans
un volume donné, mais non pas nécessairement celle de l’identité des entités
réelles objectives dans le volume. La continuité du mouvement d’un corpuscule
pris comme un tout devient la définition de l’identité d’un corpuscule à un instant avec un corpuscule à un autre instant ».
Dans les concepts I, II et III, « les éléments du “champ” de R sont
considérés comme des points ». Dans les concepts IV et V, « les éléments
du champ de R, autres que les instants du temps, sont considérés comme
des lignes, prises en tant qu’entités simples ». Dans cette perspective, le
point est une notion dérivée, puisqu’il est l’intersection de deux lignes.
« Dans le concept III, qui est leibnizien et moniste, les points (le mot “particules” est peut-être préférable) se meuvent et les lignes droites se désintègrent d’instant en instant. Dans les concepts IV et V, les points se désintègrent de la même façon. »
Le concept IVA est dualiste : il pose que « le réel est formé, outre les entités linéaires objectives réelles, de particules ». Dans ce concept, « chaque
particule est associée à chaque instant du temps à un point, mais pas nécessairement chaque point à une particule. Les particules représentent donc la
“matière” qui “occupe” l’espace. Les lois du mouvement doivent être établies (i) pour les particules et (ii) pour les entités linéaires objectives réelles
(linear objective reals) ». Ce qui est ici en jeu, précise Whitehead, c’est « la réécriture, avec les modifications appropriées, d’un chapitre de tout traité
moderne d’électricité et de magnétisme » (p. 43). Déjà Faraday, dans On the
Physical Lines of Magnetic Forces, s’interrogeait sur l’ « existence physique de
telles lignes », celles que la configuration de la limaille de fer dans un champ
suggère ou reproduit. Il observait : « The inquiry is now entered upon of the
possible and probable physical existence of such lines. »
Le concept IVB est moniste : il pose que les entités réelles objectives sont
des lignes. « Dans le concept IVB la relation essentielle (R) est pentadique1,
l’un des termes étant un instant du temps. »
Dans la quatrième partie du Mémoire, consacrée à « la théorie de la
mesure », Whitehead introduit le concept V, « moniste et linéaire », qui sert
de base à la géométrie projective.
1. Une relation est dite « pentadique » quand elle relie cinq termes. Whitehead précise
que R(abcdt) peut s’interpréter ainsi : a coupe b, c et d, dans l’ordre bcd, à l’instant t. La classe
des entités qui figurent dans les quatre premiers termes est appelée la classe (O) « des réalités
linéaires objectives ». Dans le concept IVA, la classe correspondante d’entités réelles objectives (objective reals) est celle des « particules ».
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Même sans suivre dans le détail l’exposition des concepts sur lesquels
Whitehead fonde son inventaire de toutes les morphologies mathématiques
possibles de l’univers, on discerne l’enjeu de son exposé : il tente de mettre à
nu les racines cosmologiques des mathématiques et, par là, de montrer que
c’est bien à la nature que les concepts mathématiques sont appariés.
L’approche mathématique de la nature présente sur son approche expérimentale l’avantage de ne pas décrire seulement ce qui est, mais aussi ce qui
pourrait être. Le rôle heuristique des définitions et des axiomes se situe là : ils
autorisent un « saut de l’imagination (a leap of imagination) » sans abandon de
l’exigence de cohérence logique. Les théories physiques existantes fournissent au mathématicien, comme au préhistorien les ossements, des points
d’appui pour concevoir des entités et des relations entre entités qui, peutêtre, n’existent pas, ou n’ont pas été découvertes, mais qui permettent de
sonder, non l’imagination humaine mais la créativité naturelle, ce que Whitehead nommera dans Process and Reality, « la liberté ultime des choses ». En
d’autres termes, Whitehead apporte la caution du mathématicien à un style
de recherches qui se développe en physique mathématique dans le dernier
tiers du XIXe siècle, aussi bien en Angleterre avec Maxwell qu’en AutricheHongrie avec Boltzmann : recourir à la modélisation et à la fiction mathématique pour mieux percer les secrets du réel. Ce faisant, Whitehead ne
s’éloigne aucunement de la grande tradition des sciences inductives, celle de
Herschel et de Whewell. C’est bien, comme Herschel, les « axiomes de la
nature » qu’il cherche, sachant qu’ils auront, en tant qu’événements survenus dans le travail d’un mathématicien, l’allure d’une « invention », mais
qu’ils sont aussi la découverte de relations inhérentes au monde matériel.
Toutefois, une « cosmologie mathématique », bien qu’elle soit à l’écoute
des théories effectives apparues au cours de l’histoire, s’en déprend par
nature, puisqu’elle ne se contente pas de faire la synthèse de ce qui a eu lieu
mais qu’elle vise à prévoir tout ce qui pourrait avoir lieu1. Cette différence,
déjà fondamentale dans le Mémoire de 1906, prend toute son extension dans
Process and Reality, où Whitehead distingue les « schèmes » des sciences particulières, d’une part, le « schème » de la cosmologie, de l’autre.
Ainsi, le Mémoire de 1906 exprime une ambition scientifique et philosophique considérable : concevoir les formes mathématiques que toutes les
théories physiques possibles devront revêtir, de façon à pouvoir exprimer
les relations entre les entités réelles dans un univers en devenir. Ce projet est
analogue à celui de Kant, cherchant à énoncer les conditions de possibilité
de l’expérience. En même temps, il s’en différencie radicalement puisque,
pour Whitehead, ce n’est pas à la raison qu’incombe le rôle de constitution
de l’expérience possible, mais à l’univers. L’esprit n’a pas pour fonction
1. On retrouve entre théorie physique particulière et cosmologie mathématique une différence analogue à celle que fait Aristote dans La Poétique (51 a 36 - 52 b 5) entre histoire et
poésie, la première rapportant « ce qui a eu lieu », la seconde « ce qui pourrait avoir lieu ».
Aristote ajoute que, de ce fait, la poésie est « plus philosophique » que l’histoire.
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III. Pour prendre la mesure de l’importance philosophique de On Mathematical Concepts of the Material World, il nous reste donc à voir comment son
inspiration séminale s’est transcrite dans la période qui va de 1905 à 1933.
Notre thèse étant que la conférence du 7 décembre 1905 devant la Royal
Society dessine un programme philosophique qui s’est approfondi, amplifié,
mais dont l’orientation cosmologique initiale n’a jamais été ni altérée ni
oubliée1. Nous n’examinerons ici qu’un aspect de ce programme, le rejet de
la théorie de la bifurcation, c’est-à-dire de la scission entre la perception et la
science2. Les analyses que Whitehead consacre à cette question dans The
Concept of Nature (chap. II) permettent seules, en effet, de comprendre de
quelle manière les concepts mathématiques « modèlent l’explication des lois
physiques ».
Par « théorie de la bifurcation », Whitehead entend la conception selon
laquelle notre esprit « ajoute », par ses opérations mentales, des qualités
(couleurs, sons, chaleur, etc.) « aux objets connus dans la perception ». Il
existe plusieurs versions de cette théorie. La plus importante, historiquement, est celle qui prévaut au XVIIe siècle. Elle pose que « la nature est directement connue [...]. Mais elle soutient que notre psychisme enrichit la nature
d’additions qui ne font pas partie d’elle »3. Par exemple, « nous percevons la
boule de billard rouge selon son temps propre, son espace propre, son mouvement propre, sa dureté propre, son inertie propre. Mais sa couleur rouge,
1. En 1914, Russell rend hommage à Whitehead en ces termes : « Je lui dois la définition
des points, la suggestion concernant la façon de traiter des instants et des [choses] et toute la
conception du monde de la physique comme une construction plutôt que comme une inférence.
Ce qui est dit sur ces sujets est, en réalité, un tableau préliminaire grossier des résultats plus
précis qu’il est en train de donner dans le quatrième volume des Principia Mathematica. On
verra que si sa manière de traiter de ces sujets peut être poursuivie avec succès, une lumière
entièrement nouvelle est jetée sur les vénérables controverses des réalistes et des idéalistes et
qu’on obtient une méthode pour résoudre tout ce qu’on peut résoudre dans ce problème »
(Bertrand Russell, Our Knowledge of the External World [1914], p. 8, in Jules Vuillemin, La
Logique et le monde sensible. Étude sur les théories contemporaines de l’abstraction, Paris, Flammarion,
1971, p. 119, note).
2. Tout en reconnaissant la grandeur de l’entreprise, Jules Vuillemin la croit impraticable : « Nul doute que cette fusion soit l’ambition de Whitehead et peut-être est-il le seul à
avoir entrepris systématiquement de combler l’abîme qui sépare le sens et la connaissance en
faisant fusionner leurs concepts primitifs. L’intérêt de sa philosophie est lié à cette tentative
singulière. Seul, de tous les “existentialistes”, il a prétendu trouver l’élément commun à
l’existence et à la science, et dériver celle-ci de celle-là. Telle est la raison pour laquelle il
exerce une séduction sur tous les esprits qui tiennent à la fois au phénomène et à l’être » (La
Logique et le monde sensible, op. cit., p. 92-93).
3. The Concept of Nature [1920], Cambridge University Press, Paperback, 1964, p. 42,
nous traduisons (cf., trad. franç. J. Douchement, Paris, Vrin, 1998, p. 63).
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d’élaborer par lui-même la mathématisation du réel, mais de percevoir
l’armature mathématique cachée qui, si on sait la reconnaître, est déjà sensible dans le monde de l’expérience. Il n’y a pas à disjoindre science et perception, mais à réveiller dans l’action de percevoir les relations mathématiques dormantes.
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sa chaleur, l’espèce de détonation que produit le choc des boules sont des
additions psychiques, autrement dit des qualités secondes qui ne sont que le
mode de perception de la nature par l’esprit »1.
Face à cette situation historique, créée par une philosophie erronée qui
« fait de la matière une substance dont nous percevons les attributs »2, il propose de s’en tenir à ce que nous pensons tous spontanément, à savoir que
« le rougeoiement du soleil qui se couche doit faire autant partie de la nature
que les molécules ou les ondes électriques que les hommes de science invoquent pour expliquer ce phénomène »3. En effet, « ce que nous attendons de
la philosophie des sciences, c’est qu’elle rende compte de la cohérence des
choses que nous connaissons dans la perception »4. Elle n’a donc pas pour
tâche de pénétrer dans le laboratoire mental où s’élabore la connaissance
sensible, afin d’opérer un partage « entre ce qui est dans l’esprit et ce qui est
dans la nature ». Sa mission véritable est d’inventorier et de « formuler explicitement les relations entre les choses connues dans la perception, notamment ces relations naturelles dont l’expression constitue la science de la
nature »5. Il n’y a donc pas de discontinuité entre le regard poétique et le
regard scientifique. On peut même qualifier d’ordinaire la vision poétique en
ce sens que, pour Whitehead, comme d’ailleurs pour Dilthey, le poète
n’accomplit pas des opérations exceptionnelles, mais parvient à conduire à
leur état de plénitude extrême le sentir et son expression. C’est cette
« assomption de l’ordinaire »6 et sa mise en relation avec les mathématiques
qui constituent la marque originale de la cosmologie mathématique de Whitehead : discerner dans l’acte de perception les indices de l’interconnexité
rationnelle des choses.
Pourquoi, dès lors, les grands poètes ne sont pas aussi, par là même, de
grands physiciens ? C’est que, nous l’avons vu, ils procèdent par coups de
sonde particuliers, alors que la science cherche à relier entre elles les entités
singulières : « Il se peut que la tâche soit trop difficile pour nous, que les
relations soient trop complexes et trop diverses pour notre appréhension [...]. Mais à tout le moins, n’essayons pas de dissimuler notre échec sous
le couvert d’une théorie mettant en scène l’esprit qui perçoit. »7 À vrai dire,
la mission que Whitehead assigne à la science n’est-elle pas impossible ? Ne
1. « For example, we perceive the red billiard ball at its proper time, in its proper place,
with its proper motion, with its proper hardness, and with its proper inertia. But its redness
and its warmth, and the sound of the click as a cannon is made off it are psychic additions,
namely, secondary qualities which are only the mind’s way of perceiving nature » (ibid., p. 42,
trad. franç., p. 63).
2. Ibid., p. 26, trad. franç., p. 51.
3. Ibid., p. 29, trad. franç., p. 53.
4. Ibid., p. 29, , trad. franç., p. 53-54.
5. « [...] to express relations between things perceptively known, namely to express
those natural relations whose expression is natural philosophy » (ibid., p. 30, trad. franç.,
p. 54).
6. L’expression est du poète Pierre Oster.
7. The Concept of Nature, p. 30, trad. franç., p. 54.
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se heurte-t-elle pas à l’obstacle que signale Pascal quand il oppose l’esprit de
finesse à l’esprit de géométrie (le premier dressant une liste finie des caractères significatifs de l’objet ; le second les énumérant sans les épuiser, au
risque que l’omission d’un seul le conduise à l’erreur) ? Comment articuler
entre eux tous les traits disparates sous lesquels le moindre objet se révèle à
nous dans la perception ?
Tout ce que nous percevons doit être rendu à la nature1 et à l’objet, ce
dernier étant tenu dès lors pour « un élément de la nature (an ingredient of
nature) », l’esprit ne gardant rien pour soi, ni couleur, ni son, ni chaleur, etc.
Car la science a pour mission d’inventorier et d’analyser « les relations inter se
des choses connues, en faisant abstraction du fait nu qu’elles sont
connues »2. Comment ne pas nous égarer et quel ordre suivre dans une telle
exploration de l’interconnexité ? En effet, « les caractères que la science discerne dans la nature sont subtils, ils ne sont pas évidents au premier
regard »3, même si nous ne devons pas nous abstraire de ce qui nous apparaît, « car il n’y a qu’une nature, à savoir la nature qui est devant nous dans la
connaissance perceptive »4. Ce que les « synthèses » historiques de la physique mettent en évidence, c’est que l’unification en un seul système de relations de caractères disparates des objets naturels se poursuit graduellement,
le XIXe siècle fournissant à cet égard de nombreux exemples. En ce sens,
comme le montre Herschel en 1830 dans A Preliminary Discourse on the Study
of Natural Philosophy5, il y a bien, dans la marche des sciences inductives, mise
en relation de systèmes de relations auparavant distincts – par exemple, mise
en relation de l’optique, de l’électricité et du magnétisme. Aussi Whitehead
peut-il écrire que, dans les sciences, les relations sont « des relations de relations et des caractères de caractères »6. Ainsi, les chercheurs ne sont pas
livrés à eux-mêmes. Sur la base des systèmes de relations entre entités naturelles qu’ont édifiés leurs devanciers et par la conjonction de l’intuition et de
la méthode ou « logic of discovery »7, ils jettent des ponts entre des domaines de
la nature auparavant séparés.
1. Dans ce même chapitre de The Concept of Nature, Whitehead cite, d’après la traduction
anglaise d’un livre de Nicolas O. Lossky, The Intuitive Basis of Knowledge, ces mots de Schelling,
opposant à l’empiriste le Naturphilosoph : « [...] il fait accéder la nature à l’indépendance, et la
fait se construire elle-même, et, de ce fait, il ne sent jamais la nécessité d’opposer la nature en
tant que construite (i.e. en tant qu’expérience) à la nature réelle, ou de corriger l’une par
l’autre » (ibid, p. 47-48, trad. franç., p. 67).
2. Ibid., p. 30, trad. franç., p. 54.
3. Ibid., p. 40, trad. franç., p. 62.
4. Whitehead note qu’on ne doit pas dire « apparent nature », « mais laisser tomber “apparent” », et il ajoute : « For there is but one nature, namely the nature which is before us in perceptual knowledge » (ibid, p. 40, trad. franç., p. 62).
5. John F. W. Herschel, A Preliminary Discourse on the Study of Natural Philosophy [1830],
Chicago and London, The University of Chicago Press, 1987.
6. Ibid., p. 40. Une traduction française anonyme a paru en 1834 chez Paulin sous le titre
Discours sur l’étude de la Philosophie naturelle par J. F. W. Herschel.
7. « The Greeks invented logic in the broadest sense of that term – the logic of discovery » (The Function of Reason, Princeton University Press, 1929, p. 53). Dans cet ouvrage,
Whitehead développe l’idée selon laquelle le miracle grec qui a rendu la science possible
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Morphogenèse mathématique du monde matériel
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La mise en interconnexion des éléments ultimes de la nature (des entités
non réductibles à d’autres plus simples, dans un état donné des connaissances) ne conduit donc pas à se former une vue homogène et plane des
processus naturels : entre le Mémoire de 1906 et Process and Reality, c’est cette
vision de la complexité et des « ordres » de la nature qui va s’approfondir et
se préciser, sans que soit un instant oubliée la nature cosmologique des
mathématiques. Il s’agit là d’une question difficile, que Whitehead traite
dans ses œuvres des années 1920, dans The Concept of Nature et, plus encore,
dans Process and Reality. Ce n’est pas ici le lieu de l’évoquer. Disons, d’un
mot, que, prenant pour point de départ une distinction préscientifique
entre réalités physico-chimique, biologique et anthropologique, Whitehead
montre que « l’ordre de la nature » consiste dans l’articulation mouvante
entre ces régions de l’univers, dont un schème spéculatif à la fois englobant
et révisable esquisse la morphogenèse1.
Bertrand SAINT-SERNIN,
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consiste à avoir trouvé le moyen de conjoindre l’intuition et la méthode. C’est cet art de lier
insight et méthode qui rend possible l’unification de la connaissance perceptive (ou poétique)
et de la connaissance systématique et relationnelle (ou scientifique). Par contre, comme Husserl, Whitehead pense que « la fatigue est l’antithèse de la raison ». Il note : « “Fatigue” is the
antithesis of Reason. The operations of Fatigue constitute the defeat of Reason in its primitive character of reaching after the upward trend. Fatigue means the operation of excluding
the impulse towards novelty » (ibid., p. 18).
1. Quand on lit Whitehead en ayant à l’esprit l’œuvre de Husserl, on ne peut pas
s’empêcher de rêver d’une rencontre entre ces deux grands esprits. Ils avaient le même âge, le
même goût des mathématiques, la même appréciation de la logique, la même exigence d’un
retour aux “choses mêmes”. L’un comme l’autre, en un sens, ont été célèbres et sans postérité. La phénoménologie, dans la seconde moitié du XXe siècle, s’est dissociée de la science ;
Whitehead, de son côté, est traité en étranger par les partisans d’une philosophie des sciences
“scientifique”. Le moment serait propice, me semble-t-il, pour confronter, avec un regard
neuf et lavé par le temps, ces deux grandes voies de réflexion sur l’univers.
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Professeur émérite à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV).
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