Telechargé par Julien Treuillot

ok biographique

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Le biographique
Recueil de textes
Livret pédagogique
correspondant au livre élève n° 24
établi par Yvon Le Scanff,
docteur ès lettres
agrégé de Lettres modernes,
professeur en lycée
Sommaire – 2
SOMMAIRE
A V A N T - P RO P O S ............................................................................................ 3
T A B L E DES
CO R P U S
........................................................................................ 4
R ÉP O NSES
A U X Q U EST I O NS
................................................................................ 6
Bilan de première lecture (p. 210).................................................................................................................................................................. 5
La biographie : Pierre Michon, Vie d’André Dufourneau (pp. 25 à 27)...........................................................................................................8
u Lecture analytique de l’extrait (pp. 28-29) .................................................................................................................................8
u Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 30 à 38) ................................................................................................................10
Les mémoires : François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (Livre XXIV) (pp. 75 à 77) ...................................................15
u Lecture analytique de l’extrait (pp. 78-79) ..............................................................................................................................15
u Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 80 à 88) ................................................................................................................17
L’autobiographie : Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre I (pp. 108-109)....................................................................................21
u Lecture analytique de l’extrait (pp. 110-111) ...........................................................................................................................21
u Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 112 à 118)............................................................................................................22
L’écriture fragmentaire : Stendhal, Journal intime (pp. 155 à 159).............................................................................................................27
u Lecture analytique de l’extrait (pp. 160 à 162).........................................................................................................................27
u Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 163 à 169)............................................................................................................29
Le roman autobiographique : Jules Vallès, L’Enfant (pp. 174 à 177)...........................................................................................................32
u Lecture analytique de l’extrait (pp. 178 à 180).........................................................................................................................32
u Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 181 à 189)............................................................................................................34
C O M P L ÉM ENT S
A U X L ECTU RES D ’ I M A GES ................................................................
B I B L I O GRA P H I E
CO M P L ÉM ENT A I RE ......................................................................
Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays.
© Hachette-Livre, 2004.
43, quai de Grenelle, 75905 Paris cedex 15.
www. hachette-education.com
38
40
Le biographique – Recueil de textes – 3
AVANT-PROPOS
Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la
fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces
lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de
textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires, techniques du commentaire, de la dissertation,
de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…).
Ainsi l’étude d’un même objet d’étude peut répondre à plusieurs objectifs. « Le biographique » en
l’occurrence permet de travailler sur l’ensemble des perspectives littéraires du programme, histoire
littéraire, genres et registres, mais aussi sur l’argumentation et le travail de l’écriture et de
l’intertextualité. Il permet aussi d’aborder certains objets d’étude de la classe de seconde comme
l’« éloge et le blâme » ou « le récit ».
Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres
classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois :
– motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite
la lecture des œuvres grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ;
– vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture.
Cette double perspective a présidé aux choix suivants :
• Le texte des œuvres est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine
compréhension.
• Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et
enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe,
notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus.
• En fin d’ouvrage, le « dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui
donnent à l’élève les repères indispensables : connaissance des genres et des registres du biographique,
histoire littéraire, liaison avec les autres genres littéraires et avec l’art (notamment la peinture).
• Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse des œuvres
intégrales en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du
texte (sur fond blanc), il comprend :
– un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif des œuvres. Il
se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens
général des œuvres ;
– des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs des œuvres :
l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder en classe à une correction du
questionnaire, ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte ;
– des corpus de textes (accompagnés le plus souvent d’un document iconographique) pour éclairer
chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire. Ces corpus sont suivis d’un questionnaire
d’analyse des textes (et éventuellement de lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer
un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le
« descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude
ou de documents complémentaires.
Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail
efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.
Table des corpus – 4
TABLE DES CORPUS
Corpus
Composition du corpus
La biographie :
des destins exemplaires
(p. 30)
Texte A: Extrait de la «Vie d’André Dufourneau»
dans Vies minuscules de Pierre Michon
(p. 25, l. 415, à p. 27, l. 471).
Texte B : Extrait de La Légende dorée
deJacques de Voragine (pp. 31-32).
Texte C : Extrait de « La Légende de Saint-Julien
l’Hospitalier » dans les Trois Contes
de Gustave Flaubert (pp. 32 à 35).
Document : La Mort de Socrate
de Jacques Louis David, 1787 (p. 27).
Annexe : Extrait de « Roman et révolte » dans
L’Homme révolté d’Albert Camus (pp. 36-37).
Texte A : Extrait du Livre XXIV des Mémoires
d’outre-tombe de Chateaubriand
(p. 75, l. 863, à p. 77, l. 922).
Texte B : Extrait des Mémoires
du cardinal de Retz (pp. 80 à 82).
Texte C : Extrait des Mémoires du duc
de Saint-Simon (pp. 82 à 84).
Texte D : Extrait des Mémoires d’un paysan
bas-breton de Jean-Marie Déguignet (pp. 84-85).
Document : Bonaparte visitant les pestiférés
de Jaffa d’Antoine Jean Gros, 1804 (p. 86).
Texte A : Extrait du Livre I des Confessions
de Jean-Jacques Rousseau (p. 108, l. 493,
à p. 109, l. 526).
Texte B : Extrait des Mots de Jean-Paul Sartre
(pp. 113-114).
Texte C : Extrait de W ou le Souvenir d’enfance
de Georges Perec (pp. 114-115).
Texte D : Extrait d’Enfance de Nathalie Sarraute
(pp. 116-117).
Document : Souvenirs de Mortefontaine
de Jean-Baptiste Camille Corot, 1864 (p. 109).
Texte A : Extrait du Journal intime de Stendhal
(p. 155, l. 29, à p. 159, l. 123).
Texte B : Extrait de L’Âge d’homme
de Michel Leiris (pp. 163-164).
Texte C : Extrait de Papiers collés
de Georges Perros (p. 165).
Texte D : Extrait de Barthes par lui-même
de Roland Barthes (p. 166).
Annexe : Extrait de En lisant, en écrivant
de Julien Gracq (pp. 167-168).
Document : Tête de femme de Georges Braque
(p. 162).
Texte A : Extrait de L’Enfant de Jules Vallès
(p. 174, l. 1, à p. 177, l. 70).
Texte B : Extrait de Du côté de chez Swann
de Marcel Proust (pp. 182-183).
Texte C : Extrait de Mort à crédit de
Louis-Ferdinand Céline (pp. 183 à 185).
Texte D : Extrait d’Un barrage contre le
Pacifique de Marguerite Duras (pp. 185-186).
Document : Mystère et Mélancolie d’une rue
de Giorgio de Chirico, 1914 (p. 187).
Annexe 1 : Extrait des Mémoires du duc
de Saint-Simon (pp. 82 à 84).
Annexe 2 : Extrait du Livre I des Confessions
de Jean-Jacques Rousseau (p. 91, l.29, à p. 93, l.88).
Les mémoires,
entre Histoire
et histoire (p. 80)
L’autobiographie
et le souvenir d’enfance
(p. 112)
Le fragment
autobiographique
(p. 163)
L’incipit du roman
autobiographique :
ouverture romanesque
ou pacte
autobiographique ?
(p. 181)
Objet(s) d’étude
et niveau
Le biographique
Argumenter, persuader,
délibérer : l’essai
et l’apologue
(Première)
Le biographique
(Première)
Compléments aux
travaux d’écriture destinés
aux séries technologiques
Question préliminaire
En quoi ces textes peuvent-ils être
considérés comme des fables,
des apologues ?
Commentaire
Dans quelle mesure ce récit est-il
un conte, comme le souligne le titre
du recueil de Flaubert (Trois Contes) ?
Dans quel registre s’inscrit-il ?
Question préliminaire
Dans quelle position se situent les
auteurs de ces mémoires par rapport
à l’Histoire ?
Commentaire
À quel type de récit appartient
le texte B ? Quel est son objectif ?
Le biographique
(Première)
Le biographique (Première)
Éloge et blâme :
l'autoportrait (Seconde)
Question préliminaire
Comment le narrateur considère-t-il
l’enfant qu’il a été ou l’enfance qu’il
a vécue dans les textes du corpus ?
Commentaire
Comment se manifeste dans le texte D
la difficulté liée à l’exploration de la
mémoire ? En quoi peut-on dire que
le texte a évolué et même qu’il a réussi
dans sa quête du souvenir d’enfance ?
Question préliminaire
Que recherchent les écrivains du corpus
quand ils sollicitent ces formes d’écriture
fragmentaire ?
Commentaire
Quel est le projet autobiographique
de Leiris dans le texte B ? Sous quelle
forme se présente-t-il ?
Le biographique (Première)
Le récit : le roman
ou la nouvelle (Seconde)
Question préliminaire
Que nous apprennent ces incipits,
ces débuts de romans ?
Commentaire
Quelle est la fonction de cet incipit ?
Pourquoi est-il si déroutant pour
le lecteur ?
Le biographique – Recueil de textes – 5
R
É P O N S E S
A U X
B i l a n
d e
Q U E S T I O N S
p r e m i è r e
l e c t u r e
( p .
2 1 0 )
Vie d’André Dufourneau de Pierre Michon
! Les faits relatés couvrent une assez longue période : une trentaine d’années. Le récit débute, in
medias res, par la rencontre entre Pierre Michon (qui vient de naître) et André Dufourneau en 1947,
puis suit alors une longue analepse (ou retour en arrière) qui reprend l’histoire à partir de 1908-1910.
L’essentiel de l’histoire de Dufourneau se situe donc entre 1918-1920, date à laquelle il part en
Afrique, après dix ans passés auprès de la famille de Pierre Michon (page 10) et 1947, date à laquelle il
revient brièvement « aux Cards » avant de repartir pour toujours. Son histoire s’inscrit donc dans la
grande histoire coloniale française de l’entre-deux-guerres (voir Gide et son Voyage au Congo ou
Céline et son Voyage au bout de la nuit).
" L’orphelin André Dufourneau a été adopté, ou tout du moins accueilli, par les parents de la grandmère de Pierre Michon (Élise). Celle-ci était âgée d’à peine dix ans de plus que lui (page 12) et l’a
choyé comme une sœur. C’est ainsi une sorte de grand-oncle pour Pierre Michon. Mais bien plus
que le lien familial, c’est un lien affectif et même imaginaire qui a lié l’enfant à l’aventurier. Pierre
Michon ne l’a jamais vraiment connu, puisqu’en 1947 il était en bas âge, mais il a rêvé de son
existence, il l’a imaginé corps et âme (à partir il est vrai d’une photographie, pages 18-19), à la façon
d’un personnage de roman d’aventure (voir les pages 21-22) : « Dufourneau est vivant comme ce dont il
rêve ; il est mort depuis longtemps ; je n’abandonne pas encore son ombre » (lignes 266 à 268).
# Parler d’André Dufourneau revient, pour Pierre Michon, à évoquer son enfance, par delà le lien
biographique ténu qui le relie à lui (un regard en 1947). Il lui permet d’évoquer l’histoire de ses
arrière-grands-parents (pages 9 et 10) et de ses grands-parents, Élise et Félix (pages 10 à 13) sur le
mode de la généalogie. L’histoire d’André Dufourneau lui permet de se représenter la vie de ses
grands-parents durant l’entre-deux-guerres et même d’imaginer ce que fut la dernière visite d’André
Dufourneau « aux Cards » en 1947 (pages 20 à 24).
Toutefois, c’est surtout sur le plan de l’imaginaire de Pierre Michon que l’évocation de la biographie
d’André Dufourneau semble apporter des éléments plus précisément autobiographiques. Cette petite
biographie nous renseigne sur les rêves de l’enfant et sur la fascination de l’adulte. Il a été rêvé comme
un personnage mythique (voir les pages 21-22), comme un héros idéal : « Je frissonnais alors du même
frisson que celui qui me poignait à la lecture des poèmes pleins d’échos et de massacres, des éblouissantes proses »
(lignes 214 à 217). L’adulte semble donc avoir partagé le rêve qu’il a cru déceler dans son regard (celui
de la photographie, page 18-19), il continue de le rêver comme un double (« c’est bien à un écrivain
qu’il ressemble », page 18) : « aujourd’hui, quel qu’il soit et quoi qu’il dise, j’en penserais ce que je dis ici, rien
de plus, et tout reviendrait au même » (lignes 340 à 342). André Dufourneau apparaît comme une figure
d’identification par laquelle l’adulte renoue les fils de son enfance, de son identité, voire de sa
vocation d’écrivain.
Mémoires d’outre-tombe de François-René de Chateaubriand (Livre XXIV)
$ Dans les chapitres 5, 6, 7 et 8, Chateaubriand porte une appréciation mitigée, voire complexe sur
Napoléon Bonaparte. Ce jugement difficile provient de l’homme « à deux existences » même que
Chateaubriand analyse. Pour le mémorialiste, Bonaparte a été un être d’exception (un grand homme
qui a façonné l’espace et l’Histoire à son image et à sa convenance), un génie de l’action (dans la
guerre et la stratégie militaire) et un esprit concret très efficace (dans la législation et dans
l’administration), mais un piètre visionnaire en matière de politique et de diplomatie (pages 40 à 43).
En outre, Chateaubriand lui reproche son manque de distinction, d’élégance, de goût, d’éducation
(pages 44 à 47) et sa propension au despotisme, voire à la tyrannie qui est indigne d’un grand homme
(pages 47-48).
% Les points communs entre les deux hommes sont nombreux : le chapitre 14 est tout entier
consacré à leurs « rapports » complexes : leur réconciliation tardive montre des affinités que les
Réponses aux questions – 6
deux hommes ont longtemps cachées : « j’étais fils de la mer comme lui, ma nativité était du rocher comme la
sienne » (lignes 817-818). Les deux hommes ont vécu dans une certaine complicité et Chateaubriand a
connu Bonaparte de l’intérieur, comme un frère ennemi, comme un double problématique : « Je me
flatte d’avoir mieux connu Napoléon que ceux qui l’ont vu plus souvent et approché de plus près » (lignes 818 à
820). Le « géant » a de son côté reconnu en Chateaubriand un frère d’âme : « Chateaubriand a reçu de la
nature le feu sacré : ses ouvrages l’attestent. Son style n’est pas celui de Racine, c’est celui du prophète. Si jamais
il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s’égare : […] Mais ce qui est certain, c’est que
tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie » (lignes 849 à 854). Les deux hommes se
présentent sous la plume du mémorialiste comme de grands hommes qui ont marqué l’Histoire, à leur
façon, par les actes ou par le verbe. Le dernier chapitre du Livre XXIV, le chapitre 17, montre une
dernière affinité entre Bonaparte (né en 1769) et Chateaubriand (né en 1768) : celle d’appartenir à la
dernière génération des grands hommes, dont la race s’épuise avec eux (voir également le chapitre 13).
& En tant que mémorialiste et écrivain, Chateaubriand manifeste une double forme de supériorité
vis-à-vis de Napoléon.
Analyser les faits passés grâce au point de vue rétrospectif du mémorialiste permet à Chateaubriand
d’utiliser un savoir que Napoléon ne pouvait maîtriser. Cette supériorité permet notamment à
Chateaubriand de se montrer infiniment plus visionnaire que Napoléon et de donner un sens presque
philosophique à une aventure historique (voir les chapitres 13, 14 et 17). Chateaubriand montre ainsi
sa supériorité en matière de vision politique et diplomatique.
L’autre grande supériorité de Chateaubriand sur Napoléon réside dans le style et l’écriture : l’écrivain,
après avoir montré la faiblesse de l’écriture napoléonienne (pages 44 à 46), se permet des morceaux de
bravoure qui n’ajoutent aucune information nouvelle, mais se présentent comme de véritables
évocations poétiques (pages 75 à 77, par exemple).
Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau (Livre I)
' La phrase du Livre I qui résume le mieux l’évolution du caractère de Rousseau se situe au début de
la dernière période de son enfance, au moment où il entre en apprentissage chez un graveur,
M. Ducommun : « J’étais hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle ; je devins
craintif chez mon maître, et dès lors je fus un enfant perdu » (lignes 987 à 989).
( Le Livre I montre une évolution et manifeste même une composition double et complexe.
Rousseau invite son lecteur à lire cet ensemble selon une progression en quatre étapes qui
correspondent à quatre lieux et à quatre époques : chez son père, en pension chez le pasteur
Lambercier, chez son oncle à Bossey, chez M. Ducommun, son maître d’apprentissage (voir les lignes
citées ci-dessus). Ces quatre étapes correspondent symboliquement à une dégradation progressive qui
rappelle le mythe des quatre âges de l’homme : l’âge d’or (l’âge de l’innocence), l’âge d’argent, l’âge
d’airain (caractérisé par l’injustice) et enfin l’âge de fer (caractérisé par le crime, le vol, l’envie, etc.). À
ce schéma en quatre étapes se superpose une composition binaire dont le pivot est l’épisode du
« peigne cassé » (pages 108 à 120) : « Dès ce moment je cessai de jouir d’un bonheur pur, et je sens
aujourd’hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s’arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques
mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé
d’en jouir » (lignes 574 à 579). Ainsi les deux premières étapes (chez son père et chez M. Lambercier :
l’âge d’or et l’âge d’argent) correspondent au paradis et les deux dernières (chez son oncle et chez son
maître d’apprentissage : l’âge d’airain et l’âge de fer) correspondent à la chute hors du paradis, dans le
monde de la souffrance, de la peine, du vol et de l’injustice.
) Rousseau, comme tout autobiographe, entretient un double rapport de sympathie et de distance,
de nostalgie et d’ironie avec l’enfant qu’il fut : il y a en effet à la fois identité et différence entre
Rousseau et Jean-Jacques. À ces deux positions correspondent deux registres nettement différenciés
dans le récit : le registre lyrique (voire élégiaque), le registre comique (précisément parodique : héroïcomique et burlesque). Ces deux registres n’en sont pas moins complémentaires et parfois très
solidaires : ainsi, après avoir raconté sur le mode lyrique et élégiaque l’épisode douloureux du « peigne
cassé », qui marque « le terme de la sérénité de [s]a vie enfantine » (ligne 574), Rousseau ne résiste pas à
relater sur le mode héroï-comique, voire picaresque, « la grande histoire » et « l’horrible tragédie » du
« noyer de la terrasse » (lignes 632-633).
Le biographique – Recueil de textes – 7
Journal intime de Stendhal
*+ Le pays qui représente pour Stendhal un absolu auquel il voudrait tendre est bien sûr l’Italie (lignes
138 à 145). L’Italie représente, pour le jeune Henri Beyle, une identité nationale, des paysages, des
mœurs, mais surtout une esthétique (c’est le pays de la beauté idéale) et une éthique hédoniste (c’est la
civilisation de l’Amour). Son œuvre future le confirmera : Histoire de la peinture en Italie, Rome, Naples
et Florence, Promenades dans Rome, La Chartreuse de Parme, etc.
*, Stendhal généralise son expérience personnelle par le recours à des références littéraires de façon
ponctuelle (ligne 73) et par l’identification assumée à certains personnages historiques, comme
Machiavel par exemple (lignes 80 à 83). Mais c’est surtout par l’intercession de références culturelles
très valorisantes que le jeune Beyle idéalise son amour pour Victorine dans sa page de journal datée du
15 janvier 1805. La première référence renvoie à l’histoire d’Héloïse et Abélard (lignes 126-127 et
surtout lignes 192-193) et la seconde, qui est davantage développée (page 172), renvoie à Valérie de
Mme de Krüdener, qui est un livre contemporain (publié en 1803). Cette référence doit élucider,
expliquer et justifier, avec d’autres, énumérées aux lignes 161 à 164, la composante mélancolique de
cet « amour violent » pour Victorine. Les allusions et références littéraires cherchent donc à rendre
compte de ce « genre d’amour » où la violence des sentiments se mêle à la mélancolie de l’âme.
L’Enfant de Jules Vallès
*- Le personnage féminin qui a la sympathie de l’enfant apparaît dès le début du premier chapitre :
c’est la voisine qui « demeure au-dessous de nous », Mlle Balandreau (pages 174-175). Elle réussit à
déjouer la violence de la mère de Jacques et à lui apporter une douceur toute maternelle. Elle
représente une norme qui permet à l’enfant de comprendre les réactions de sa mère comme anormales
et injustes : elle est susceptible de « pitié » et œuvre, avec réalisme, dans l’intérêt de l’enfant battu. Elle
incarne une figure maternelle, si ce n’est idéale, en tout cas espérée par l’enfant : elle le protège de la
violence, montre des sentiments et de l’affection.
Le personnage masculin qui a la sympathie de l’enfant apparaît dès le premier chapitre (lignes 115116) et surtout dans le deuxième chapitre, où tout un long développement lui est consacré (pages 202
à 205) : c’est l’oncle Joseph. C’est une figure joviale, qui tranche avec la sévérité du père, c’est un bon
vivant, qui à sa façon enseigne à Jacques les rudiments de la vie (virile) d’une façon plus propre à
intéresser un jeune garçon (pages 202-203). C’est un homme manuel, un ouvrier, cependant très
qualifié (c’est un compagnon du devoir) et en cela il s’oppose avec succès à la figure paternelle et à ce
qu’elle représente : « Je m’ennuie beaucoup avec ces messieurs de la bachellerie, et je suis si heureux avec les
menuisiers ! » (lignes 412-413). C’est une figure d’identification masculine et virile pour l’enfant, à tel
point que Jacques va se trouver sur le plan imaginaire du fantasme en « rivalité » amoureuse avec lui, à
propos de celle qui sera sa future épouse, Célina Garnier (pages 204-205).
Les deux personnages se présentent donc bien comme de possibles figures parentales de substitution
qui aident l’enfant à se développer et à assumer son sort quotidien, mais ils représentent aussi ce
qu’aurait pu être une enfance pleinement heureuse, voire normale ou même idéale.
*. Les deux premiers chapitres parlent des origines de l’enfant et situent le décor de son enfance. Le
premier chapitre évoque les figures maternelle et paternelle par l’allusion à deux souvenirs originaires :
« mon premier souvenir date donc d’une fessée » (à propos de sa mère), « mon second est plein d’étonnement et
de larmes » (à propos de son père). Par la suite, ce premier chapitre évoque la « maison », sa situation,
son organisation, son emplacement (et donc les voisins). Le deuxième chapitre évoque également les
origines en présentant l’ensemble de la « famille » de Jacques. Ces figures sont aussi prétexte à
l’évocation de souvenirs marquants.
Cet incipit est ainsi assez proche du principe d’organisation qui préside à l’autobiographie (voir le
début des Confessions de Rousseau) : le narrateur y déploie sa généalogie, y recherche ses origines.
*/ La représentation de l’enfance que proposent les premières pages du livre de Vallès est particulièrement pathétique : Jacques est malheureux, il est battu, humilié et mal-aimé, semble-t-il, de ses
parents. Il est victime d’injustices, de violences et d’incompréhensions. Pourtant le style se refuse à
accentuer le pathétique qu’exprime déjà avec force le contenu raconté : il reste neutre, objectif,
épouse le point de vue de l’enfant qui ne juge pas mais constate. D’une certaine manière, c’est une
façon paradoxale d’en renforcer l’aspect pathétique par le refus de se substituer aux impressions du
Réponses aux questions – 8
lecteur : là encore on peut confronter l’incipit de L’Enfant à certains récits pathétiques de Rousseau et
y constater une autre stratégie d’écriture, sans doute plus moderne.
L a b i o g r a p h i e
Pierre Michon, Vie d’André Dufourneau (pp. 25 à 27)
◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 28-29)
L’auteur (en tant que responsable) de la vie qui est racontée dans le récit de Pierre Michon est bien
sûr André Dufourneau lui-même. Cette vie, c’est bien lui qui l’a vécue, en ce sens il en est l’auteur.
En revanche, cette vie a été transmise, interprétée, et pour ainsi dire inventée par Élise, la grand-mère
de Pierre Michon. Le texte le dit clairement : non seulement Élise a sans doute une part de
responsabilité dans le déroulement de cette vie (lignes 416 à 424), mais aussi dans son dénouement
qu’elle imagine, par souci de cohérence et de vraisemblance, à la façon d’un romancier réaliste (lignes
424 à 447). Elle en est le principal récitant puisque c’est elle qui finalement la raconte à son petit-fils,
Pierre Michon. Celui-ci en reste toutefois le seul écrivain : en ce sens il est bien l’auteur de la Vie
d’André Dufourneau. En tant que biographe, il est le seul auteur de ce témoignage, il est la mémoire de
cette « vie sans conséquence » et de ceux ou celles qui en ont partagé l’existence (lignes 459 à 471).
" Pour le biographe (c’est ainsi que Pierre Michon, narrateur, se présente dans ce récit), l’écriture
biographique a une fonction herméneutique et esthétique : elle doit (re)donner forme et signification
à une vie, elle lui confère orientation et destination et dépasse le vrai pour chercher à atteindre le
vraisemblable et la cohérence de l’œuvre d’art : « de la version d’Élise, se dégageait une autre unité que celle
du comportement, une cohérence plus sombre, quasi métaphysique et antique presque » (lignes 449 à 452).
# Le biographe confère un statut particulier à la biographie : il lui assigne une mission de mémoire.
Cette Vie d’André Dufourneau se présente comme un monument contre l’oubli, comme un
témoignage qui éternise le passé par la simple activité de l’écriture biographique : « qui, si je n’en
prenais acte ici, se souviendrait d’André Dufourneau » (lignes 467-468).
$ Les hypothèses et les incertitudes du biographe se manifestent sur le plan de l’écriture : le texte se
finit sur une interrogation pour marquer la part de doute qui est le reste irréductible de l’opération du
biographe à l’issue de l’élaboration d’une biographie. L’écrivain doit également recourir à des
adverbes modalisateurs qui teignent son discours d’une nuance d’incertitude : « ses origines n’étaient
peut-être pas ce qu’elles paraissaient » (lignes 420-421), « Dufourneau avait sans doute été » (lignes 430-431),
« il l’avait aimé peut-être » (lignes 436-437), « peut-être un homme cruel » (lignes 469-470).
% Les propositions circonstancielles de comparaison, de cause et de but confèrent au parcours de
Dufourneau, tel que du moins l’imagine Élise, une apparence de cohérence et d’enchaînement
logique. La grande séquence d’explication logique, qui donne sens à la vie et à la mort de
Dufourneau, se situe aux lignes 425 à 447. L’action se détermine d’abord par l’explication d’une
comparaison, qui a une valeur argumentative de raison (« comme »), d’une cause (« parce qu’ ») qui
rendent compte du comportement et du caractère de Dufourneau ; vient ensuite une proposition
causale corrélative : « d’autant plus… que » (ligne 431), qui montre cet engagement logique et fatal
d’un caractère au sein d’une situation ; enfin les ultimes propositions subordonnées circonstancielles
viennent donner sens (signification et direction) à l’ensemble de l’action de l’aventurier colonial :
« pour fuir ces travaux […] il était venu si loin » (lignes 439-440), « pour nier avoir » (ligne 441).
& La « vie sans conséquence » (au sens où elle aurait pu rester relativement insignifiante et anonyme sans
la décision de Pierre Michon de l’évoquer dans cette courte biographie) apparaît paradoxalement très
conséquente, c’est-à-dire très logique, concertée et cohérente par le fait même de l’écriture
biographique. La vie de Dufourneau s’explique alors clairement : Élise lui a suggéré qu’il valait plus
que ce qu’il paraissait être (un orphelin de l’assistance publique). Dufourneau a donc voulu prendre
une revanche sur la vie en devenant vraiment quelqu’un, en se faisant un nom (lui qui n’en avait pas
vraiment) : il a voulu « arriver », « parvenir », il est devenu un ambitieux qui a cherché à s’élever
socialement en prenant part à l’aventure coloniale de la France en Afrique (lignes 415 à 425). Mais le
souvenir humiliant de sa propre humilité sociale le rendit particulièrement odieux avec ceux en qui il
!
Le biographique – Recueil de textes – 9
pouvait se reconnaître avec horreur (car ils représentaient ce qu’il cherchait à oublier, à dépasser),
c’est-à-dire avec « les humbles » des colonies africaines, ceux que l’on appelait les « nègres » qui lui
apparaissaient comme des doubles, des frères d’infortune, eux aussi maltraités par le destin. Cette
violence envers ces humiliés finit fatalement par se retourner contre lui, l’écorché vif (lignes 425
à 447).
' Dufourneau est très nettement assimilé à ceux que l’on appelle les « parvenus » (ligne 427).
L’assimilation du personnage à ce type social permet la compréhension de son caractère et de son
destin. Cette comparaison (« comme », ligne 427) a valeur d’explication fondamentale et
d’interprétation ultime : elle confère une « cohérence psychologique » (ligne 426) au « héros » de cette
histoire. L’assimilation de Dufourneau au type social du parvenu rend compte de son parcours, de son
caractère, mais aussi de son échec et de sa mort : « comme tous ceux qu’on n’appelle parvenus que parce
qu’ils ne parviennent pas davantage à faire oublier leurs origines à autrui qu’à eux-mêmes, et qui sont des pauvres
exilés chez les riches sans espoir de retour » (lignes 427 à 430).
( Dufourneau est imaginé par Élise, mais aussi par Pierre Michon, comme un « héros » (ligne 426).
Son assimilation au type du parvenu le caractérise manifestement comme héros de roman, et
précisément comme un héros arriviste, ambitieux, opportuniste tel qu’on peut le trouver dans le
roman d’apprentissage, au XIXe siècle notamment. Comme Rastignac (dans Le Père Goriot de Balzac),
il veut se faire un nom, comme Julien Sorel (dans Le Rouge et le Noir de Stendhal), il sacrifie tout,
jusqu’à sa vie, à ce désir presque absolu et impossible de parvenir, comme Georges Duroy (ou Du
Roy), le Bel-Ami de Maupassant, il n’hésite pas à avoir recours à une certaine brutalité afin de
parvenir à ses fins, etc. Ce type de héros romanesque se redéfinit également dans l’entre-deux-guerres
avec la grande période coloniale de la France en outre-mer : le roman d’aventure colonial redonne
vie et actualité à ce type de héros (voir par exemple Donogoo Tonka de Jules Romains, en 1929), ainsi
que le cinéma, auquel l’incipit du récit fait sans doute allusion quand il parle du personnage du
« Moco » (ligne 11 : allusion probable au film Pépé le Moco de Julien Duvivier, sorti en 1937, avec Jean
Gabin dans le rôle-titre).
) Dufourneau, tel que Pierre Michon et Élise l’ont compris, apparaît à bien des égards comme un
héros mythique. Le texte parle à son propos de « cohérence plus sombre, quasi métaphysique et antique
presque » (lignes 451-452). Comme Œdipe, il est un enfant abandonné qui se croit plus que cela
(lignes 415-425), comme lui, il poursuit un oracle (une « parole ») qui lui sera fatal (lignes 452 à 458).
Comme un héros tragique, il est coupable d’avoir lancé un « défi orgueilleux » (ligne 422) qui cherche
à contredire le « livre des dieux » (ligne 455) et son ordre (social) établi.
*+ Le registre tragique est très présent dans ce texte et fait en sorte d’apparenter la vie d’André
Dufourneau au déroulement d’une tragédie : son enfance est marquée par les « prémisses du drame », sa
vie est interprétée comme le « destin du petit roturier », Élise est assimilée à une « sibylle » qui écrit le
« dénouement du drame ».
*, On retrouve dans ce texte la représentation symbolique d’un certain nombre de rôles
caractéristiques de la tragédie antique : le héros tragique est bien sûr André Dufourneau, à la fois
coupable et responsable de ce « défi orgueilleux » et dépassé par un destin de « roi » qui finit par écraser
le « petit roturier ». Le rôle de la « sibylle » est tenu par Élise, comme le dit explicitement le texte aux
lignes 421 à 424. Enfin, le rôle du chœur ou du récitant est tenu par le narrateur qui porte
témoignage de cette histoire mémorable (voir le dernier paragraphe, lignes 459 à 471).
*- La mort d’André Dufourneau est représentée selon une sollicitation importante du registre
pathétique, le registre par excellence de la tragédie (conçue comme produisant « terreur » et « pitié »
selon Aristote, le théoricien antique du genre). Les termes employés pour décrire le « trépas »
(ligne 448) d’André Dufourneau mettent l’accent sur l’horreur de cette mise à mort violente :
« terreur » (ligne 444), « effrois » (ligne 444), « regard horrifié » (ligne 446) ; sur la souffrance infligée :
« mort somptueuse, sanglante » (ligne 457), « plaie », « plaies » (ligne 445).
*. Cette mort relève de l’ironie tragique dans le sens où ce que Dufourneau a mis en place (par ses
actes ou ses paroles) se retourne contre lui. La violence infligée à ses « nègres » s’inverse : « les nègres,
soucieux de rétablir la balance des destins […] le tuèrent » (lignes 443 à 447), « il y était mort de la main même
de ceux dont le travail l’enrichissait » (lignes 455-456). Son défi est lui-même une sorte de provocation
de sa mort. Le destin se charge avec ironie de faire en sorte que ce soit le personnage lui-même qui
annonce son terme fatal : « C’était l’écho sarcastique et déformé d’une parole, comme la vie l’est d’un désir :
Réponses aux questions – 10
“J’y deviendrai riche, ou y mourrai” ; cette alternative fanfaronne avait été réduite sur le livre des dieux à une
seule proposition » (lignes 452 à 455).
u Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 30 à 38)
Examen des textes et du document
! Le récit édifiant, en tant que forme simple (il s’apparente à un conte), est très simplement structuré
en fonction des différents épisodes racontés succinctement par le narrateur. Le récit est clivé, comme
la vie de saint Julien. Il raconte d’abord sa vie de pécheur, structurée en cinq étapes : la prédiction et
la fuite, la quête des parents et leur accueil au château, la méprise fatale et le quiproquo tragique, la
reconnaissance du méfait, le commentaire final et la résolution de partir. La seconde partie du texte est
édifiante, elle raconte la conversion, la pénitence et le repentir qui donnent accès à la sainteté. Le
schéma narratif de cette partie est simple à établir : la situation initiale présente les actions de
pénitence du couple, l’élément modificateur consiste en l’arrivée de l’étranger inconnu, la péripétie
est constituée par la métamorphose du lépreux en ange, l’annonce de l’ange qui prédit la béatitude de
Julien et de son épouse représente la résolution et la situation finale, qui couvre la dernière phrase,
décrit la gloire de Julien et de son épouse dans le giron céleste.
" L’histoire de saint Julien l’Hospitalier se présente comme une histoire tragique. Son déroulement
est la suite logique et conséquente d’un oracle terrible, proche de celui qui détermine le mythe
d’Œdipe : Julien est « destiné à être l’assassin de [s]on père et de [s]a mère. » Comme dans l’histoire
d’Œdipe et les histoires tragiques antiques en général, le héros fait tout pour se détourner de la
prédiction fatale ; et, ce faisant, en établit tragiquement les conditions de réalisation : la fuite de Julien
sera finalement la cause de l’enchaînement fatal de cette histoire et le point de départ de la mécanique
inéluctable et funeste du destin. Ainsi, Julien est à la fois coupable et innocent, responsable de son
destin et complètement transcendé par sa puissance.
# Les éléments surnaturels et merveilleux sont marqués par le texte lui-même. Les caractérisations
attirent l’attention du lecteur sur ces phénomènes anormaux : « extraordinaire », « prodigieusement »,
« chose considérable », « joie surhumaine ». Les éléments merveilleux prennent d’abord une forme
indicielle : la voix, la tranquillité des eaux, le portrait du lépreux, la tempête. Puis apparaissent certains
miracles : l’eau changée en vin et bien sûr la transfiguration finale.
$ La fin du texte propose une suite de métamorphoses merveilleuses, notamment par les pouvoirs
imageants de la métaphore et de la comparaison qui transfigurent l’extraordinaire personnage : ses
yeux prennent une « clarté d’étoiles », ses cheveux deviennent « comme des rais du soleil », son souffle a la
« douceur des roses ». Cette transcendance surhumaine et divine se dit donc par le recours à des images
cosmiques (« une joie surhumaine descendait comme une inondation ») qui tendent à assimiler progressivement le lépreux à l’étendue céleste (soleil, étoiles, souffle et pluie).
% Le contraste entre la figure de Socrate, digne et serein dans l’acceptation de la mort, et les
expressions pathétiques de ses disciples est caractéristique de la visée didactique du tableau. Socrate est
représenté à la façon d’une statue antique (en bas-relief, selon des canons géométriques précis), son
buste suggère une rigueur et une rectitude morales qui sont des exemples à suivre. La scène représente
l’ultime paradoxe socratique : c’est celui qui meurt qui enseigne à ceux qui vont rester vivants (le
doigt levé est celui du maître). Le sage n’est pas troublé par la mort, elle lui est familière (Socrate
prend d’un air distrait, sans faire vraiment attention à cette coupe de ciguë qui va le tuer), elle ne le
sidère pas : l’homme lui est même supérieur dans le sens où il peut éviter par la pensée d’en subir
l’effroi animal, la crainte instinctive en s’élevant par la réflexion à un état de sagesse qui la comprend,
donc la domine et en surmonte la terreur. Le sens de cet idéalisme socratique est notamment exprimé
par ce doigt docte du sage tourné vers le haut (vers le monde des idées), qui indique encore que cette
fresque se présente comme une anecdote exemplaire, comme une leçon, dont l’expression de
Montaigne, dans Les Essais (idée empruntée à Cicéron), pourrait bien avoir exprimé l’essentiel : « Que
philosopher, c’est apprendre à mourir. »
Le biographique – Recueil de textes – 11
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Ces récits sont exemplaires du fait que le contenu de leur narration dépasse l’anecdote pour prendre
un sens plus universel ou symbolique, qui a valeur rhétorique de modèle, de preuve. Les récits ont
donc une visée argumentative et se présentent comme une mise en œuvre narrative du raisonnement
par l’exemple : ils sont donc ce que la rhétorique latine appelait des exempla (pluriel d’exemplum),
c’est-à-dire des formes littéraires codifiées relevant du genre de l’apologue (voir le Bibliolycée n° 12
consacré à L’apologue). La légende de saint Julien l’Hospitalier (textes B et C) ressortit bien
évidemment à ce genre littéraire et argumentatif. Elle se présente comme la forme christianisée des
récits exemplaires antiques (les ana), des recueils de faits et dits des personnes célèbres, des grands
hommes, des héros reconnus par l’ensemble de la communauté des citoyens. La référence au mythe
d’Œdipe est en ce sens un indice de cette origine. Le récit doit donc être édifiant et contribuer à
conforter les chrétiens dans leur foi en leur donnant des preuves des miracles du christianisme en
même temps qu’il leur fournit des emblèmes, des modèles (à suivre, autant que possible) de
componction et de vertu religieuses.
La biographie d’André Dufourneau (texte A) fait également allusion au mythe d’Œdipe et révèle en
cela sa portée universelle. Le héros de cette petite biographie est l’expression d’un type de caractère et
de détermination sociale : le type du parvenu. Ce personnage, parti de rien (sans nom, identité,
famille, origines, etc.) cherche à parvenir à tout prix, même au prix de sa mort : c’est le sens de son
« défi orgueilleux ». Son échec est celui de sa contradiction : il n’a pas de situation sociale, il est
déclassé, il reste pauvre tout en étant puissant, il refuse avec violence ses origines et elles retournent
contre lui la violence qu’il leur imprime. Plus généralement, Dufourneau incarne une tendance
universelle du schéma œdipien, celle que Marthe Robert, après Freud, a appelé le « roman familial », et
il incarne le type du « bâtard œdipien » qui cherche à « faire son chemin » dans la réalité du monde en se
confrontant sans cesse au problème de l’origine (voir Marthe Robert, Roman des origines et origines du
roman, Grasset, 1972).
Ainsi, cette petite biographie (texte A) représente une tendance implicite ou explicite (textes B et C)
de toute biographie : la visée exemplaire, l’illustration d’une idée et l’exposé d’un sens qui transcende
le simple contenu anecdotique du récit.
Commentaire
Pour le commentaire, on peut rappeler aux élèves qu’ils peuvent (et doivent) utiliser les perspectives
d’études que le programme de français leur recommande dans l’examen de chaque objet d’étude. On
pourra notamment solliciter pour ce texte l’étude du genre et des registres.
1. Un conte merveilleux (genre du texte)
Ce récit est extrait d’un recueil intitulé Trois Contes. Il faut donc prendre en compte cette indication
que nous fournit son auteur et essayer de préciser les caractéristiques de ce « conte ».
A. Une structure de conte
• Présence du héros prétendant à l’épreuve. (Julien, « après une minute d’hésitation », accepte cette
épreuve et se place donc en position de prétendant valeureux, il mérite cette épreuve et l’interprète
bien comme telle : « comprenant qu’il s’agissait d’une chose considérable. »)
• Épreuve qualifiante : Julien réussit cette épreuve (l’accueil du lépreux et l’abnégation totale).
• Conclusion : récompense du héros (le pardon, la grâce et la sainteté).
Ce récit correspond à l’une des structures repérées par le folkloriste américain Alan Dundes, il s’agit
du couple « assignation de tâches et accomplissement » ; il se lie ici avec un autre couple structurel :
« manque et suppression du manque. » La fin du récit donne à peu près ceci, qui est une combinaison
établie par Dundes : « manque + assignation de tâches + accomplissement + suppression du manque » (voir
Michèle Simonsen, Le Conte populaire, PUF, 1984).
B. Un espace-temps particulier au conte
• Temps indéfini (« Une nuit »), hors du temps du réel (« Cela dura longtemps, très longtemps »).
• Espace indéterminé : fleuve qui se transforme en mer, en océan.
Réponses aux questions – 12
C. Un style bien spécifique
• Les répétitions de formules : scansion du conte en tant que pratique orale (« Julien » appelé trois
fois) ; les répétitions marquent les étapes progressives du texte merveilleux (« J’ai faim », « J’ai soif »,
« J’ai froid »).
• La naïveté et l’apparente simplicité de la narration : « Mais toujours il apercevait… », « longtemps, très
longtemps ! » Les connecteurs (« Ensuite », « Puis », « Puis », « Et », « Alors », « Et voilà ») apparentent
le texte à une forme simple de la narration. La fin du texte (dernière phrase) indique clairement
l’origine populaire et naïve du conte.
2. Une scène fantastique (le registre)
A. La description d’un paysage bouleversé
Présence du registre épique (hyperboles et amplification) proche des descriptions de tempêtes
surnaturelles (car décidées par les dieux) dans l’Énéide de Virgile. Même comparaison de l’eau à une
montagne, par exemple.
B. Le portrait du lépreux
Présence du registre fantastique (horreur, monstruosité physique et aspect infernal ou du moins
surnaturel).
C. Une hésitation fantastique
Focalisation interne qui rend compte de l’« hésitation » et de la stupéfaction de Julien (« extraordinaire »,
« prodigieusement », « chose considérable » : on notera l’indétermination de cette « chose » ; « quelle
trouvaille ! ») devant des éléments en apparence surnaturelle et miraculeuse : la transubstanciation de
l’eau en vin qui annonce d’autres transfigurations…
3. Une transfiguration apocalyptique
On rappelle que ce mot signifie en grec « révélation », « dévoilement » avant de désigner l’événement
messianique de la fin des temps et l’avènement du jugement dernier. Ici, le lecteur assiste à une
apocalypse individuelle, celle de Julien.
A. Une scène mystique
• Cette scène fait allusion à de nombreux épisodes de la vie du Christ. Le texte doit donc se lire
également sur le mode symbolique d’une sorte de palingénésie : la vie du Christ est un exemple, un
modèle qui informe la vie des saints, leurs vies en sont en quelque sorte la répétition. L’étreinte
amoureuse est le mode métaphorique sollicité pour rendre compte de l’amour divin (voir par exemple
Le Cantique des cantiques et les écrits de mystiques comme sainte Thérèse d’Avila) : « Julien s’étala dessus
complètement, bouche contre bouche, poitrine contre poitrine. » Cette scène rappelle évidemment la guérison
du lépreux par Jésus-Christ (Luc, V, 13) ou la scène de la tempête comme épreuve de la foi des
disciples de Jésus (Luc, VIII, 22 à 25), etc.
• Présence des sens et sensualité (« abondance de délices ») : vue (« rais du soleil »), odorat et toucher
(« douceur des roses », « nuage d’encens »), ouïe (« flots chantaient »). Le comble de la joie spirituelle est
aussi un comble de jouissances sensorielles. Celles-ci sont les symboles de celle-là.
• Le style biblique est par ailleurs imité par Flaubert dans ce récit : les nombreux « et » (dits « épiques »
ou « bibliques », en stylistique, et que le livre de Thibaudet sur Flaubert étudie notamment) situés en
début de phrase ou de proposition rappellent les incipits des versets bibliques.
B. Une transfiguration merveilleuse, surnaturelle : l’assomption
La fin du texte montre ce mouvement ultime de métamorphose et d’élévation dans la gloire et dans le
giron de Dieu.
• Transfiguration du lépreux en Jésus-Christ : les images (comparaisons et métaphores) montrent cette
métamorphose glorieuse en quantité (il s’agrandit jusqu’aux proportions de l’univers), en qualité (la
transfiguration est magnification du corps en corps glorieux).
• Transformation cosmique : par le biais de ces images, le corps du lépreux se confond et transfigure
autant le paysage qu’il se fond en lui. Le ciel, le soleil, les étoiles, le vent, l’eau deviennent des
éléments du portrait. Le portrait devient un paysage.
• Assomption de Julien en extase (« pâmé ») : double mouvement d’intériorisation du miracle,
d’inspiration du souffle divin (« inondation dans l’âme ») de haut en bas ; puis élévation et assomption
vers le haut, et même le Très-Haut.
Le biographique – Recueil de textes – 13
Dissertation
1. Le récit biographique « fabrique » bien du « destin sur mesure »
A. La biographie comme essai
La biographie peut être l’expression d’une thèse du biographe. La vie racontée se réduit alors à un
exposé argumenté et à un enchaînement argumentatif qui vise à prouver la pertinence de l’idée
directrice. Les biographies d’André Maurois illustrent éloquemment cette conception démonstrative
de l’écriture biographique : Prométhée ou la Vie de Balzac, Lélia ou la Vie de George Sand, Olympio ou La
vie de Victor Hugo. Dans ce cas précis, le biographe se sert même du destin de certains personnages
emblématiques de la création littéraire de l’écrivain (Lélia, Olympio) pour interpréter sa vie.
B. L’illusion rétrospective
Camus fait de cette volonté de saisir dans sa globalité la vie humaine une donnée essentielle de la vie
psychique : ce que le cours d’une vie ne peut donner, la biographie, comme le roman, ont le pouvoir
de le représenter idéalement, dans sa totalité. Camus insiste sur cette illusion : « Apercevant ces existences
du dehors, on leur prête une cohérence et une unité qu’elles ne peuvent avoir » (texte page 36). Le fait d’écrire
la vie d’une personne à partir de sa fin conditionne nécessairement une vision surdéterminée et parfois
fataliste de l’existence vécue, comme si la mort de l’individu se présentait comme le dernier épisode
d’un récit à la progression inéluctable. Antoine Roquentin, le héros de La Nausée (1938) de Jean-Paul
Sartre, cherche à faire la biographie d’un certain marquis de Rollebon et réfléchit donc sur les
problèmes que pose la décision d’écrire la vie d’un autre : « les événements se produisent en un sens et
nous les racontons en sens inverse. […] en réalité c’est par la fin qu’on a commencé […] la fin est là qui
transforme tout » (Gallimard, « Folio », p. 63). L’écriture rétrospective de la biographie transforme ce
que l’individu avait pu interpréter comme aventures hasardeuses en une suite d’étapes conduisant à un
destin fatal : « le récit se poursuit à l’envers : les instants ont cessé de s’empiler au petit bonheur les uns sur les
autres, ils sont happés par la fin de l’histoire qui les attire et chacun d’eux attire à son tour l’instant qui le
précède » (ibid.).
C. La surdétermination
Si la biographie moderne ne privilégie plus le fatalisme antique et ne se fie pas plus au
providentialisme chrétien (que la légende de saint Julien illustre : voir textes B et C), elle a néanmoins
su produire et solliciter des avatars laïcs de ces grandes conceptions intellectuelles et religieuses du
monde ancien. Ainsi, la fatalité se trouve par exemple remplacée par le déterminisme scientifique. Les
sciences humaines, qui prennent l’homme comme objet d’étude, abordent également l’homme
comme un objet : en ce sens il est lui aussi soumis à une stricte causalité. Les biographies modernes
sont alors d’inspiration psychologique ou psychanalytique : Marie Bonaparte dans Edgar Poe, sa vie, son
œuvre (1958), les travaux de Charles Mauron, L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Jean Racine (1957).
Elles peuvent également être d’inspiration sociologique : voir les écrits sur Baudelaire de Walter
Benjamin ou le Balzac et le Mal du siècle (1970) de Pierre Barbéris. Le principe reste le même : ce qui
était avenir et liberté dans le vécu de l’individu est interprété par le passé ou le contexte proche dans
le cadre d’un certain naturalisme positiviste qui peut sembler prendre la relève du fatalisme ou du
providentialisme.
2. Cependant, la biographie échappe dans une certaine mesure à ce que Camus dit du roman
Elle n’a pas nécessairement ce côté unilatéral et dogmatique qu’on pourrait systématiquement y voir.
A. La biographie comme essai… subjectif
Si la biographie se considère comme un essai, c’est d’une part qu’elle assume la part subjective de son
interprétation des faits et d’autre part qu’elle se considère bien comme un genre littéraire. Ainsi, elle
se distingue doublement de l’entreprise scientifique, et même de celle de l’historien moderne d’une
certaine façon, en s’assumant comme art et non comme science, en revendiquant la subjectivité de
l’artiste et non l’objectivité du scientifique. Cette réappropriation de la biographie par la littérature est
récente : de nombreux critiques littéraires s’y intéressent maintenant en tant que genre. De
nombreuses biographies actuelles se présentent comme de véritables romans, sur le plan du style et de
la qualité littéraire : Rimbaud le fils de Pierre Michon, Dante, une vie de Jacqueline Risset, L’Adversaire
d’Emmanuel Carrère… Il est vrai également que la biographie peut se définir comme la rencontre
intime plus ou moins fructueuse de deux sensibilités : le biographe est en empathie avec l’individu
qu’il raconte, à tel point que la biographie comporte toujours une part d’autobiographie (voir L’Idiot
de la famille de Sartre qui se présente comme une biographie de Flaubert).
Réponses aux questions – 14
B. La biographie et les autres écrits biographiques : le relativisme
La biographie n’est pas le seul genre du biographique à éclairer ce qu’une vie peut avoir
d’incommensurable. D’abord, il existe de nombreuses biographies qui se sont intéressées à la même
personne. Leur lecture montre ainsi plusieurs destins à l’œuvre, selon les interprétations, c’est-à-dire
une absence même de destin. Le lecteur peut alors relativiser l’information qui lui est procurée et se
forger une opinion plutôt favorable à l’idée qu’une vie reste en partie indéterminée et échappe
fondamentalement à la vérité d’un destin déjà écrit. En outre, les formes de l’écriture biographique
peuvent enrichir le point de vue : ainsi la biographie d’une personne pourra être mise en relation avec
son journal, son autobiographie, sa correspondance, etc., et nuancer ce que la biographie aura
tendance à figer pour l’éternité. De la même façon, la biographie viendra rectifier certaines pauses et
mises en scène d’un auteur. Il est par exemple passionnant de comparer les écrits autobiographiques
de Stendhal et la biographie qu’a pu en faire Michel Crouzet dans Stendhal ou Monsieur moi-même
(Flammarion, 1999).
C. Les expérimentations contemporaines : la promotion de l’aléatoire
Certaines biographies récentes refusent d’adopter l’ordre linéaire du récit en le jugeant comme
inévitablement causaliste et déterministe. En ce sens, ce serait l’ordre narratif qui fabriquerait du
« destin sur mesure ». L’ordre chronologique impose une vision de l’histoire où le passé conditionne
le présent, où l’événement précédent est cause de l’événement suivant. Certains biographes ont alors
tenté des approches différentes, comme Roland Barthes, avec son Michelet, en 1954, qui adopte un
ordre thématique. Cette présentation formelle a également une incidence sur la pratique de la
lecture : elle devient aléatoire, hasardeuse, aventureuse, un peu à la manière de ce que peut être une
vie vécue de l’intérieur. Les publications éditoriales récentes montrent également un engouement
évident du public pour les dictionnaires biographiques, qui organisent la connaissance d’un individu
selon un ordre alphabétique : le Dictionnaire Voltaire, le Dictionnaire Sand (en préparation), etc. Ces
formes de l’écriture biographique conçoivent la biographie comme un art fragmentaire et modeste et
renoncent à tout savoir surplombant et transcendant sur la personne et sur le cours de sa vie qui se
présenterait comme le point de vue d’un dieu omniscient.
3. La biographie et la recherche du sens
A. La biographie comme antidestin
Cette expression de Malraux (à propos de l’art en général) peut rendre compte de l’objectif ultime de
toute biographie : porter témoignage et préserver le souvenir d’une vie humaine que la mort ne
pourra faire oublier. La biographie est donc un hommage posthume, mais c’est aussi l’affirmation de la
valeur d’une vie. C’est le sens de la fin du texte de Pierre Michon consacré à la vie d’André
Dufourneau (texte A).
B. La portée universelle de la biographie
Ce qu’une biographie cherche à faire, c’est finalement de rendre un certain hommage à la cohérence
et à la grandeur d’une vie vécue à hauteur d’homme. Au-delà même de l’individu singulier, la
biographie est un exercice humaniste qui présente une leçon universelle. Loin d’être l’écriture du
destin, elle en propose la connaissance et donc la possibilité d’une domination par la pensée. La vie
d’un homme intéresse ainsi tout homme : « c’est qu’un homme n’est jamais un individu ; il vaudrait mieux
l’appeler un universel singulier » (Sartre, L’Idiot de la famille).
C. La biographie ou le sens d’une vie
Non seulement les biographies ne fabriquent pas systématiquement du destin sur mesure, mais en
outre, pour les meilleures d’entre elles en tout cas, elles se présentent comme la mise en valeur de
projets de vie cohérents et concertés. Loin de présenter des fantoches manipulés fatalement par leurs
instincts, leur hérédité ou leurs conditions sociales, la biographie peut être le moyen de montrer
comment une personne n’a pas voulu subir sa vie. En ce sens, elle est alors un contre-destin. Contre
ceux qui voyaient en Baudelaire un poète maudit et une victime tragique d’un destin injuste, Sartre a
montré comment il lui avait semblé que le poète avait mérité la vie qu’il avait eue, qu’elle avait été le
résultat d’un choix et l’acceptation des conséquences qu’il impliquait (voir son Baudelaire). La Vie
d’André Dufourneau, tout en jouant sur l’aspect tragique du personnage et de son aventure, montre
bien comment son existence a été l’expression d’une volonté farouche de réussir. La biographie est
alors davantage l’exposé d’une liberté en acte que le récit d’une destinée déterminée.
Le biographique – Recueil de textes – 15
Écriture d’invention
La notice nécrologique est un genre journalistique à part entière. Elle réside en une courte évocation
biographique à l’occasion de la mort d’une personne connue des lecteurs ou des journalistes
(collaborateurs, administrateurs). Elle oscille ainsi entre deux pôles :
– elle peut avoir la sécheresse d’une notice biographique (point de vue objectif) ;
– elle peut s’apparenter à un éloge funèbre émouvant (point de vue plus subjectif).
Cette dualité est parfois représentée à l’intérieur d’un même journal : ainsi, à l’occasion de la mort du
cinéaste José Giovanni, Le Monde du 27 avril 2004 a proposé deux notices nécrologiques : l’une, sèche
et objective intitulée « José Giovanni : un des symboles du cinéma grand public » (signée de Jean-Luc
Douin) ; l’autre, subjective, lyrique et élogieuse, intitulée « Don Giovanni » (signée d’Éric Fottorino).
Les élèves peuvent donc sans difficulté réussir cet exercice : ils ont déjà manipulé des notices
biographiques à l’occasion par exemple de fiches de lecture et ils connaissent bien le genre de l’éloge,
s’ils sont en Première (ils vont le connaître s’ils sont en Seconde).
Il n’est pas nécessaire de leur fournir des documents réels : le sujet permet l’invention, la création et
ses consignes ne s’attachent qu’à des aspects formels. La notice peut donc être tout à fait imaginaire.
L e s m é m o i r e s
F r a n ç o i s - R e n é d e C h a t e a u b r i a n d ,
Mémoires d’outre-tombe (Livre XXIV) (pp. 75 à 77)
u Lecture analytique de l’extrait (pp. 78-79)
Le texte propose une alternance entre des passages de très forte présence des marques de la
première personne (je, me, nous, etc.) et des passages dans lesquels elle se fait beaucoup plus discrète.
Ce va-et-vient est un peu comparable au flux et au reflux marin que Chateaubriand contemple. Le
début (lignes 863 à 884) et la fin (lignes 897 à 922) du texte sont évidemment lyriques et présentent
une forte représentation de la première personne ; le cœur du texte montre en revanche un relatif
effacement de l’effusion lyrique pour laisser place à l’objectivité de l’histoire (lignes 885 à 896).
" Les occurrences des quatre mentions « Bonaparte » et des deux « Napoléon » sont relativement égales
et régulièrement réparties (à peu près toutes les dix lignes : 863, 873, 884, 891, 902, 909). En
revanche, on peut remarquer que ces occurrences disparaissent complètement dans la dernière partie
du texte, dans laquelle Chateaubriand ne parle plus que de lui-même (lignes 910 à 922).
# Le titre donne évidemment une réponse : il s’agit du souvenir autobiographique d’une visite à
Cannes. Mais le lieu ne représente pas seulement un espace visité par Chateaubriand, il s’agit d’un site
chargé d’histoire, notamment napoléonienne. Il s’agit alors d’une sorte de pèlerinage. Le sujet est
donc ambigu, le thème du texte reste indécidable : d’une part, Chateaubriand y raconte un épisode de
sa vie, une de ses nombreuses pérégrinations, il livre aux lecteurs ses impressions de voyage et ses
réflexions personnelles ; d’autre part, il évoque la figure presque légendaire de Napoléon et restitue
des éléments d’histoire du lieu et des événements dont ce site a été le témoin.
$ Les genres du biographique sont très bien représentés dans ce passage. En prenant en compte le
Livre XXIV dans sa continuité, on pourrait dire qu’il s’agit d’un chapitre de conclusion sur l’évocation
biographique de Napoléon. C’est la fin de cet ensemble qu’on a pu ensuite intituler, en édition
séparée, Vie de Napoléon. Il s’agit donc d’un texte qui pourrait prendre sa place dans une conclusion de
biographie. Cependant, si l’on considère l’ensemble de l’œuvre, il s’agirait plutôt d’un extrait de
mémoires (comme l’indique le titre voulu par l’auteur à sa mort). En effet, l’écrivain y mêle, en tant
que témoin privilégié et même acteur (lignes 885 et 910), des éléments de l’Histoire et des éléments
de son histoire personnelle. Enfin, en raison de l’extraordinaire beauté de l’effusion lyrique de la fin
du texte, on peut considérer ce passage comme une sorte de confession autobiographique qui en dit
long sur la mélancolie de l’auteur, sur son état d’abandon et de quasi-déréliction qui l’accablent à la
fin de sa vie.
% L’étude des temps verbaux montre une évolution notable entre les temps dits du récit (passé simple,
imparfait, plus-que-parfait), qui occupent les deux premiers tiers du texte (lignes 863 à 902), et les
!
Réponses aux questions – 16
temps dits du discours (passé composé, présent), qui couvrent le dernier tiers de cet extrait (lignes 903
à 922). On peut voir dans cette répartition des temps du récit et des temps du discours une indication
sur la composition du texte. On peut donc considérer que l’épisode narratif et descriptif qui relate
cette visite à Cannes commence au moment où l’écrivain arrive sur les lieux (lignes 863-864) et finit
au moment où il quitte cette grève mémorable, cette plage chargée d’histoire (lignes 899 à 902). À
partir du début (ligne 903) du dernier paragraphe commence donc un épilogue qui est une sorte de
discours ou de commentaire autobiographique de l’auteur, ce que Chateaubriand appelle, dans ses
Mémoires d’outre-tombe, des « incidences », c’est-à-dire des réflexions et des commentaires que provoque
un événement relaté par le récit du mémorialiste.
& Ce texte se présente d’abord comme l’un des nombreux récits de voyage qui émaillent les Mémoires
d’outre-tombe : Chateaubriand est un grand voyageur (voir l’allusion à l’Afrique, ligne 917). Il l’a été
par force, lors de l’émigration qui a suivi la Révolution française, il l’a été par goût, mais aussi par
devoir (lors de son activité diplomatique). Ce texte constitue donc un récit de voyage
autobiographique dans lequel l’auteur raconte son itinéraire (lignes 864, 876), décrit les lieux visités
(lignes 876 à 884). Cependant, ces évocations se conçoivent comme un pèlerinage. Le récit est
celui d’une quête, voire d’une enquête : le narrateur se transporte sur les lieux marqués par
l’histoire napoléonienne (ligne 863), suit les itinéraires empruntés par l’empereur (lignes 870 à 875).
La fin du passage évoque explicitement cette quête de la « trace de l’avant-dernier pas de Napoléon »
(lignes 901-902).
' Chateaubriand est évidemment un témoin contemporain et privilégié de l’aventure
napoléonienne : il se présente comme un « témoin oculaire » (ligne 907) de cette époque. Il peut même
profiter de la présence et du témoignage de personnes ayant personnellement connu l’empereur
(lignes 871-872). Mais il se présente également comme un acteur de cette histoire : il fait allusion à ses
relations avec Napoléon à plusieurs reprises (lignes 884, 908-909).
( Le style du premier paragraphe peut être caractérisé par une certaine sécheresse : les phrases sont
courtes ou scandées par une ponctuation abondante. Ce style est caractéristique à la fois de la note de
voyage et des notations factuelles du mémorialiste qui livre les informations avec une certaine
objectivité. Le deuxième paragraphe, en revanche, consiste en une description lyrique du paysage
marin. Il s’agit moins alors d’accumuler des informations que de suggérer des émotions : le texte
prend une allure plus personnelle, plus autobiographique. Le vocabulaire est choisi (« sablon »,
« émerveillable »), les phrases se présentent comme des périodes au rythme binaire (lignes 876 à 878) ou
ternaire (lignes 880 à 884).
) Le souci d’informer, de livrer de nombreux détails, de rendre compte de petits faits vrais ou de
grands événements historiques font que ce texte présente une portée didactique évidente.
Chateaubriand insiste en effet sur des éléments concrets : les circonstances de sa visite sont d’une
extrême précision (présence de connecteurs spatiaux et temporels) et ses évocations historiques restent
suffisamment étayées pour faire autorité. Le registre lyrique est évidemment sollicité également
(surtout à la fin du texte), mais la dominante reste didactique : même la description du paysage marin
fourmille de précisons spatiales : « à gauche », « à droite », « devant moi », etc.
*+ Le dernier paragraphe est au présent car il s’agit d’un commentaire assumé par l’auteur au présent
de l’écriture. Ce discours se caractérise par une adéquation entre l’énoncé et sa situation
d’énonciation. Il ne s’agit plus, dans le cadre de l’écriture des mémoires, de se souvenir et de raconter
des événements passés, mais de discourir sur leurs conséquences présentes, sur l’émotion qu’ils
suscitent chez l’écrivain au moment de l’écriture.
*, Les modalités des phrases témoignent d’une emprise plus forte de l’émotion sur l’écrivain : on
dénombre cinq interrogations (adressées aux lecteurs ?) qui se suivent (avec des effets anaphoriques)
aux lignes 906 à 915. Suivent ensuite deux exclamations (lignes 915 à 917) qui expriment l’émotion
lyrique, voire élégiaque, du locuteur. Cette accumulation de modalités expressives (interrogative et
exclamative) est d’autant plus remarquable dans ce dernier paragraphe qu’elles étaient totalement
absentes des cinq premiers paragraphes.
*- Ce dernier paragraphe sollicite bien évidemment le registre lyrique. Cette page ultime du
Livre XXIV est bien dominée par le regret, l’élégie et la nostalgie. On peut y lire l’épanchement d’un
homme qui termine sa carrière et finit sa vie. Il y livre ses émotions, ses regrets, ses désirs. La présence
très importante de la première personne tend à prouver que l’expression de sentiments intimes
Le biographique – Recueil de textes – 17
devient alors le véritable thème de ce paragraphe. On peut y constater également l’occurrence de
l’apostrophe lyrique (« ah ! ») qui témoigne de ce registre lyrique et de cette tonalité élégiaque en
particulier. Les anaphores qui scandent les interrogations rapprochent cette page du genre des ubi sunt
lyriques et confèrent au texte une allure proche de celle de la litanie ou de la prière en général :
« pourquoi » est répété trois fois (lignes 910 à 913).
*. Les anaphores (répétition de « pourquoi » dans trois interrogations successives) impriment une allure
poétique à ce passage final. Elles provoquent un effet de scansion qui confère un rythme de prose
poétique à ce dernier paragraphe, comme si chaque proposition introduite ainsi se présentait comme
un vers ou un verset. Les exclamations renvoient également à la tonalité élégiaque de la poésie
lyrique. On peut même noter un jeu sur les allitérations en occlusives (dentales) dans la proposition
« Je me décourage de durer » (ligne 915), répétition d’un son dur qui redouble l’accablement porté par le
sens même de la phrase.
*/ Par sa longueur et son ampleur, la dernière phrase (lignes 917 à 922) peut être considérée comme
une période oratoire. La phrase est composée de deux segments isolés par le point-virgule (ligne 920).
Les deux segments sont composés de la même façon : un groupe construit en épithète détachée, puis
le groupe sujet, puis les compléments. Dans le premier segment, afin d’étirer au maximum l’amplitude
de la phrase, l’écrivain retarde l’apparition du complément d’objet en intercalant un complément
circonstanciel. Ces deux segments aboutissent à un troisième qui fait office de chute et de clausule, à
la fois par sa faible amplitude volumique, sa brièveté et par la surprise causée par l’asyndète (que
représente le deux-points de la ligne 922 qui remplace ici un lien logique causal). La cadence est donc
mineure : les groupes qui forment la protase ne cessent de décroître par moitié (le deuxième segment
occupe la moitié du premier) et la chute (l’apodose) est réduite au minimum (quatre syllabes). Cet
effet, comparable sur le plan rhétorique au dernier vers d’un sonnet par exemple, renforce le paradoxe
porté par le sens de la phrase et accuse ainsi le contraste, par l’opposition du volume, entre l’attitude
sereine des « vieux Arabes de rivage » et la raison, la cause de cette sérénité, de cette « insouciance »
fataliste : la mort !
u Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 80 à 88)
Examen des textes et du document
! Le rythme du récit dans le texte du cardinal de Retz l’apparente au récit picaresque. Il est
caractérisé par un rythme rapide qui sacrifie l’analyse à l’expression du mouvement. La ponctuation
est un élément important de ce dispositif narratif : elle est surabondante et crée ici un effet de style
« coupé » propre au récit picaresque. Les propositions s’accumulent chronologiquement plus qu’elles
ne s’enchaînent logiquement et le récit donne l’impression d’une énumération plus que d’une
succession d’actions. Le rythme trépidant de ce mode de narration donne l’impression d’un univers
hasardeux, parfois absurde, mais aussi ouvert sur une entière liberté d’entreprise pour celui qui agit, et
qui agit vite et bien.
" Le texte de Saint-Simon commence comme une autobiographie. L’incipit comporte tous les
éléments obligés d’un début d’autobiographie : la naissance de l’auteur, la présentation de sa
généalogie, de sa famille, et notamment de sa mère, la naissance de sa vocation d’écrivain (d’historien
et de mémorialiste en l’occurrence). Cependant, la dernière partie du texte montre un certain
décentrement du sujet de l’écriture avec l’arrivée du personnage royal : il s’agit alors de relater les
relations du jeune duc avec son souverain. La fin du texte présente alors davantage l’allure d’un texte
de mémoires, dans lequel l’auteur justifie et légitime sa position de mémorialiste en mettant en valeur
ce qui le qualifie au plus haut point pour témoigner. Le texte est ainsi centré sur l’histoire des grands
de ce monde (ici Louis XIV) racontée par un témoin privilégié (ici Saint-Simon).
# Déguignet sollicite essentiellement le registre pathétique pour attirer l’attention du lecteur sur la
souffrance inconnue qu’il a endurée personnellement durant toute sa vie et qu’endure en général
encore sa classe sociale au moment où il écrit. Il sollicite la « sympathie », c’est-à-dire la compassion, la
pitié : en cela il fait bien appel au registre pathétique en mettant notamment en valeur les aspects les
Réponses aux questions – 18
plus pitoyables de son existence : pas de relations (« personne, ni parent, ni ami », pas de marques
d’affection (pas de « larmes », pas de « paroles » de consolation) quand il ne sera plus qu’un « pauvre
cadavre ». La peinture de sa condition sociale est d’emblée caractérisée au seuil de ses mémoires
comme un tableau affligeant et douloureux : « je vais essayer d’écrire […] comment j’ai vécu, pensé et
réfléchi dans ce milieu misérable, comment j’y ai engagé et soutenu la terrible lutte pour l’existence. »
Toutefois, le projet de Déguignet comporte également une visée informative très affirmée : il s’agit de
témoigner de la misère du peuple et d’utiliser le genre des mémoires, d’origine aristocratique, pour
dresser le tableau des classes sociales les plus pauvres. En cela il sollicite évidemment le registre
didactique. Il veut expliquer à ceux qui ont de l’instruction (et qui savent lire) comment vivent ceux
qui n’en ont pas. Il répare par le verbe une injustice : « j’ai lu […] n’ayant ni l’instruction ni le temps
nécessaires », et il cherche dans ce témoignage inédit à donner la parole à ceux qui ont finalement le
plus de mérite et à qui on devrait ainsi rendre hommage « avec sincérité et franchise » en expliquant dans
quelles conditions ils luttent héroïquement pour la vie.
$ L’attitude de Bonaparte prouve d’abord son attachement à ses troupes en toute circonstance, jusque
dans le malheur, auquel il tient alors à participer (physiquement). Son geste est rendu extraordinaire,
voire surnaturel par les réactions affolées de ses aides de camp : son geste héroïque suggère qu’il ne
craint pas la mort et que sans doute il pourrait être non seulement invincible mais aussi immortel. Le
geste de Bonaparte fait en effet allusion aux guérisons miraculeuses de lépreux par le Christ. Il reprend
notamment un passage de l’Évangile selon saint Mathieu (VIII, 1-17) : « Jésus étendant la main, le toucha et
lui dit : Je le veux, soyez guéri. Et sa lèpre fut guérie au même instant. » Ainsi, la composition tend à faire
de Bonaparte un être hors du commun, un surhomme qui vainc les hommes sur le champ de bataille,
mais qui surmonte et domine par la pensée et la volonté toute forme de limitation humaine, comme
la mort par exemple. L’association de l’histoire de Napoléon au destin du Christ est très répandue au
XIXe siècle (voir F. P. Bowman, Le Christ romantique, Droz, 1973, chapitre V, pp. 171 à 193).
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Dans ce corpus, les mémorialistes incarnent plusieurs statuts qui légitiment et justifient leur projet. Ils
se montrent d’abord comme des témoins privilégiés de leur époque et du moment historique qu’ils
représentent. Cependant, on peut noter une différence si ce n’est de statut, du moins de position
sociale, entre le cardinal de Retz, le duc de Saint-Simon et l’humble Jean-Marie Déguignet. Si les
deux premiers se présentent comme des témoins privilégiés du pouvoir, par leur place et leur rang,
Déguignet se considère comme un témoin d’importance en raison même de l’humilité de son destin.
Retz et Saint-Simon sont les témoins de l’histoire faite par les grands de ce monde quand Déguignet
est le témoin de ceux qui subissent cette histoire, de ceux qui obéissent à ces grands personnages qui
exercent le pouvoir.
On peut aussi noter une autre différence de statut entre Retz, Déguignet d’une part et Saint-Simon
d’autre part. En effet, si ce dernier apparaît plutôt comme un témoin qui a choisi très tôt d’être
mémorialiste plutôt que soldat, les deux autres se présentent comme des acteurs de l’histoire dont ils
furent les témoins. Déguignet présente son destin et ses actions comme exemplaires de la classe des
prolétaires et Retz, dans ce récit si trépidant, montre assez qu’il est un acteur (voire un héros) de
l’histoire autant qu’un témoin oculaire de son accomplissement.
Commentaire
1. Un récit picaresque
A. La structure d’un récit d’aventure
Composition : l’évasion, la fuite à cheval, l’incident, la traversée de la rivière, l’arrêt. Tout est sacrifié
à l’intérêt narratif : les actions priment sur les intentions, l’extérieur sur l’intérieur. Le schéma actantiel
montre une simplicité extrême des relations entre les personnages : le héros, sa quête, les opposants et
les adjuvants.
B. La dramatisation du récit
Le récit n’est constitué que de péripéties qui s’accumulent de façon hasardeuse plus qu’elles ne
s’enchaînent logiquement. Les ressorts de l’art dramatique sont d’ailleurs sollicités : quiproquo
Le biographique – Recueil de textes – 19
comique (au début du passage), renversements de situation, stratagèmes, coup de théâtre, effets
d’annonce (anticipation) (« sans un accident que je puis dire avoir été le fatal et décisif du reste de ma vie »).
C. Le rythme trépidant
Le style du passage contribue efficacement à rendre cette impression de mouvement incessant.
L’utilisation du style « coupé » et son abondance de ponctuation, ses propositions indépendantes
(juxtaposées, voire coordonnées), ses asyndètes, etc. se couple avec le recours à de nombreuses
propositions incidentes ou relatives qui maintiennent un certain suspens (ou suspense) et qui coupent
la phrase en de multiples endroits afin de rendre encore plus chaotique le développement logique de
la phrase.
2. Un autoportrait : la mise en scène de soi
A. Les registres
Avec une certaine désinvolture, l’auteur sollicite les registres tragique (« sans un accident que je puis dire
avoir été le fatal et décisif du reste de ma vie ») et pathétique (« quoique je souffrisse des douleurs effroyables »,
« je m’évanouis », « les forces me manquèrent ») afin de se mettre en valeur.
B. L’héroïsation
Le narrateur, « narcisse romancier » comme le dit Jean Rousset, se présente comme un héros d’un type
particulier. Il se montre comme un autre Ulysse, qui vainc non par la force ou le nombre, mais par la
ruse et l’intelligence (c’est tout le sens du début du passage). Comme les héros, il doit passer par
l’épreuve de la souffrance, voire de la mutilation physique pour accéder à ce rang et être qualifié
comme valeureux et courageux (fin du texte).
C. Le genre des mémoires : le statut de l’auteur comme témoin-acteur
Le genre des mémoires est sollicité ici jusqu’aux frontières de l’autobiographie, comme le montre
l’omniprésence de la première personne. Comme le genre des mémoires peut le permettre, et Retz
sait abuser ici de cette licence, le narrateur n’est pas seulement témoin mais acteur. Toutefois, dans le
récit, tout se rapporte au héros lui-même : quand il n’est pas sujet de l’action, ce qui est rare, les
possessifs rappellent aux lecteurs qu’il reste le maître du jeu, en tant que grand stratège.
Dissertation
Il serait sans doute souhaitable, dans l’évaluation de la dissertation, de valoriser davantage
l’exploitation du corpus et d’être moins exigeant sur la culture personnelle de l’élève, sachant que le
genre des mémoires est, de loin, le genre le plus étranger aux lycéens et à leur pratique de lecture du
biographique.
1. L’intérêt narratif : les mémoires sont un récit
Les mémoires peuvent se lire comme une œuvre narrative et susciter le même intérêt qu’un roman,
par exemple.
A. La vivacité picaresque
Comme le montre le texte du cardinal de Retz (texte B), les mémoires peuvent se présenter comme
des récits extrêmement vivants qui allient humour, aventures héroïques et suspens (ou suspense).
B. Le modèle du roman de formation
À travers l’évolution d’une époque, le héros-narrateur-auteur des mémoires dresse sa propre
évolution. C’est dans cette confrontation entre les valeurs d’une époque et celles d’un individu que
réside finalement l’enjeu de l’écriture des mémoires. En ce sens, on peut les lire également comme des
romans de formation. Dans ses Mémoires, Le cardinal de Retz confronte ses valeurs héroïques et
féodales à une autorité et à un pouvoir qui cherchent à les dépasser. Saint-Simon dresse un tableau
très négatif du règne de Louis XIV et affirme en creux ses propres valeurs politiques. Enfin,
Déguignet raconte le combat (« la terrible lutte ») qu’il a mené dans une époque très hostile à tous
ceux, comme lui, qui n’ont rien.
2. L’intérêt historique
Les mémoires sont une source inépuisable de connaissances pour l’historien : c’est dire s’ils ont un
intérêt historique de première importance.
Réponses aux questions – 20
A. Le registre didactique et la visée informative
Les mémoires présentent bien évidemment un intérêt historique : ils donnent des renseignements au
lecteur au sujet d’une époque déterminée : le règne de Louis XIII et la Fronde notamment pour le
cardinal de Retz, le règne de Louis XIV pour Saint-Simon, la première moitié du XIXe siècle pour
Chateaubriand et la seconde pour Déguignet.
B. Le point de vue critique et subjectif : la visée argumentative
Les mémoires sont néanmoins plus vivants que les sommes historiques dans le sens où ils privilégient
un point de vue subjectif qui incarne une vision de l’histoire. C’est évident dans le cas de
Chateaubriand (voir le texte A) qui présente à de nombreuses reprises ses approches visionnaires de
l’histoire, mais aussi pour Retz et Saint-Simon qui incarnent un point de vue aristocratique et pour
Déguignet qui, à l’inverse, représente le point de vue populaire et démocratique.
3. L’intérêt biographique : les mémoires sont une forme d’écriture autobiographique
En tant que genre du biographique, les mémoires présentent finalement les mêmes intérêts que suscite
l’autobiographie.
A. La connaissance de l’auteur
Les mémoires donnent un certain nombre de connaissances et de renseignements sur la vie de
l’auteur. Quand il est écrivain, ils renseignent notamment sur les circonstances de sa création littéraire,
comme c’est le cas pour Chateaubriand. Les mémoires sont également une sorte d’autoportrait, et on
peut d’ailleurs parfois reprocher à l’auteur d’avoir trop tendance à prendre la pose. Saint-Simon et
Retz se présentent sous un jour flatteur, au détriment, la plupart du temps, de ceux dont ils parlent.
Le texte B en est un parfait exemple, mais le texte A montre également l’auteur comme un des grands
hommes de son temps.
B. L’identification du lecteur : les registres pathétique et lyrique
Comme genre du biographique, les mémoires sollicitent également l’identification du lecteur. Son
intérêt est suscité par l’écriture qui cherche, notamment par le recours aux registres pathétique
(textes B et D) et lyrique (texte A), à capter l’attention et la sympathie du lecteur.
Écriture d’invention
Le tableau de Gros représente un élément de la légende napoléonienne plus qu’un événement
historique : Chateaubriand donne des éléments visant à en démontrer la fausseté dans le chapitre 16
du Livre XXII des Mémoires d’outre-tombe.
Voici les données exactes du tableau : après l’échec du siège de Saint-Jean-d’Acre, les blessés et
pestiférés de l’armée française se réfugient à Jaffa, que Bonaparte vient de conquérir. Bonaparte vient
les voir et afin de convaincre les soldats encore valides d’emmener ces malades, il les approche et
touche même les corps des pestiférés. Le tableau montre Bonaparte touchant (avec une main
dégantée !) et malgré Desgenettes qui tente de l’en empêcher, le bubon d’un pestiféré (tout comme
saint Louis, roi de France de droit divin, pouvait le faire avec les écrouelles…). Derrière lui, Bessières,
peu courageux, fait contraste avec la vertu (virile) de Bonaparte, en se protégeant le nez et la bouche à
l’aide d’un mouchoir. Il représente d’une certaine manière une sorte de Judas, un homme de peu de
foi. Par-delà les arcades du lazaret, à l’arrière-plan, on voit le drapeau français (symbole de la victoire),
la fumée de la guerre, le minaret d’une mosquée et enfin au loin la ville de Jaffa, baignée par un soleil
resplendissant, qui fait un cruel contraste avec la relative obscurité et l’accablement du lieu peint au
premier plan.
Consignes :
• Le tableau doit être « narrativisé » : il faut rendre linéaire et successif ce qui est donné simultanément.
• Il convient également, tant pour les éléments descriptifs que pour les éléments narratifs, d’adopter un
point de vue clair : soit celui de témoin privilégié représenté dans le tableau (Desgenettes, Bessières ou
un pestiféré, ou encore un Syrien, par exemple celui qui se retourne), soit le point de vue d’un
témoin privilégié inventé, par exemple celui du « peintre » qui fixe la perspective.
• Il faut également le dramatiser en accentuant les contrastes, en mettant en valeur Bonaparte. Il
s’oppose par le courage à ses aides de camp qui l’entourent (son état-major), il s’oppose par sa volonté
au fatalisme des musulmans (c’est un stéréotype répandu à l’époque que Chateaubriand utilise à la fin
du chapitre 17 du Livre XXIV : voir la lecture analytique qui précède).
Le biographique – Recueil de textes – 21
L ’ a u t o b i o g r a p h i e
J e a n - J a c q u e s R o u s s e a u , L e s C o n f e s s i o n s ,
L i v r e I ( p p . 1 0 8 - 1 0 9 )
u Lecture analytique de l’extrait (pp. 110-111)
Ce texte est un modèle de récit car il épouse parfaitement ce qu’on appelle le schéma narratif,
c’est-à-dire l’organisation logique d’un récit idéal :
– la situation initiale présente à l’imparfait les circonstances ou l’arrière-plan du récit (Qui ? Quoi ?
Quand ? Où ?) : lignes 493 à 495 ;
– l’élément modificateur ou perturbateur (de la situation initiale) : c’est le début du récit proprement
dit ; on raconte l’événement déclencheur au passé simple, ici le peigne édenté (lignes 495-496) ;
– l’action est la partie centrale du récit : elle développe toutes les conséquences produites par
l’élément perturbateur de l’ordre initial ; ici, c’est l’enquête, le jugement et la punition (lignes 496
à 512) ;
– la résolution est un événement ou un fait qui va engager l’action vers son dénouement : c’est en
quelque sorte le pendant de l’élément perturbateur ; ici, c’est le refus d’avouer et l’obstination de
Jean-Jacques qui mettent en échec les adultes et leur justice (lignes 513 à 517) ;
– la situation finale est la conclusion du récit, elle fait le point sur l’état du héros à la fin de l’épreuve
qu’on lui a imposée : ici, elle est indiquée par l’adverbe « enfin » (lignes 517-518).
" Le champ lexical de la justice est très représenté : « m’interroge », « conviction », « punition », « délit »,
exécution », « aveu. » Le récit reproduit d’une certaine façon l’enceinte d’un tribunal : l’enfant est
l’accusé, il est au centre ; M. et Mme Lambercier sont à la fois avocats (« m’exhortent ») et procureurs
(« me menacent ») et l’oncle Bernard sera à la fois le juge et le bourreau.
# On peut voir dans ce récit (lignes 493 à 512) un petit roman policier : le délit (ligne 496), l’enquête
(lignes 496-497), l’interrogatoire (ligne 498), la « conviction » de culpabilité (ligne 500), le verdict
(ligne 505) et la punition (« l’exécution », ligne 509).
$ Dans ce récit, Rousseau adopte le point de vue des adultes, c’est-à-dire le point de vue de
l’objectivité, du vraisemblable, des apparences (« les apparences me condamnaient », ligne 540), mais aussi
celui de l’enfant qu’il était (« Je n’avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me
condamnaient », lignes 539-540). Rousseau adopte donc le point de vue des adultes en reprenant leurs
expressions (lignes 502 à 504, 516-517).
% La présence du ton héroï-comique prouve que Rousseau sait aussi rendre le point de vue de la
subjectivité de l’enfant qui est ici le point de vue du vrai, de la vérité et non de la fausse apparence :
« l’état le plus affreux », « inébranlable », « J’aurais souffert la mort », « cruelle épreuve », « en pièces »,
« triomphant » (lignes 513 à 518). Tous ces termes semblent décrire le combat victorieux d’un héros
d’épopée : ces exagérations font sourire le lecteur et Rousseau semble ici se moquer de Jean-Jacques
(avec attendrissement toutefois).
& Les temps employés sont ceux du récit raconté au passé. Il faut remarquer toutefois la présence de
verbes au présent (lignes 498 à 500) : ce sont des présents de narration ou présents historiques. Ils sont
employés à la place du passé simple pour donner encore plus de vivacité à l’action. Dans ce contexte
d’affolement général, ils montrent évidemment la précipitation des adultes et l’engrenage fatal de
l’injustice.
' Cet aspect est bien sûr renforcé par l’utilisation particulière de la ponctuation. Les lignes 498 à 500
montrent des énumérations et l’absence de liens logiques entre les phrases (absences de « mais » à la
ligne 498 et à la ligne 500) : c’est une figure de style appelée « asyndète ». Le fait d’accumuler des
propositions juxtaposées se nomme « parataxe » et le style produit par Rousseau aux lignes 498 à 500
est défini comme « style coupé ». On pourrait mener la même analyse aux lignes 506 à 509. Ce style
paratactique montre la précipitation des adultes, les asyndètes (oubli volontaire d’un lien logique)
montrent l’absence de logique dans leurs réactions : il ne prennent ni en compte ni au sérieux
l’opposition de Jean-Jacques (lignes 498 à 503).
( Les indicateurs temporels sont clairs : « maintenant », « près de cinquante ans », « aujourd’hui. » Il s’agit
du moment de l’énonciation, du moment de l’écriture (1767-1769 ?). Le temps employé est le temps
du discours par excellence : le présent d’actualité ou d’énonciation. L’énoncé n’est pas coupé de sa
!
Réponses aux questions – 22
situation d’énonciation comme c’était le cas dans les lignes 493 à 518. L’autobiographe parle du
présent et non du passé, il produit un discours et non plus un récit. Les marques de l’oralité le
confirment : « eh bien » (interjection) ; le discours se construit comme un dialogue implicite (avec le
lecteur ?) : « Qu’on ne me demande pas… » (ligne 524). Les verbes de déclaration et d’opinion
confirment bien cette analyse : « déclare », « ignore », « comprendre », « sais »…
) À l’inverse du récit des lignes 493 à 518, le discours est caractérisé par un style emphatique et
majestueux. Les adresses faites au ciel rappellent le préambule (pages 90-91) : Rousseau proclame son
innocence à Dieu, le seul qui puisse voir le fond de son cœur. L’emphase se caractérise par l’emploi
de l’hypotaxe (la subordination) : « je déclare que… que… et que » (lignes 521 à 523).
*+ Aux lignes 521 à 523, Rousseau sollicite le registre oratoire en ayant recours à ce qu’on appelle la
période oratoire (longue phrase construite par un enchaînement de propositions subordonnées
notamment). Son rythme est ternaire (3 propositions) et la phrase est fondée sur une gradation logique
(« ni cassé ; ni touché ; pas approché ; pas même songé », lignes 522-523). Le style emphatique et oratoire
est manifeste aussi par l’emploi de phrases dites « emphatiques » qui mettent en évidence ce qu’on
aurait pu dire de façon neutre et plate : « ce que je sais très certainement, c’est que j’en étais innocent »
(forme emphatique de « je sais que j’en étais innocent »). Le style oratoire de ce discours s’oppose
entièrement au style du récit, comme l’adulte au calme s’oppose à l’enfant dans la tourmente.
*, C’est un moment où Rousseau se retrouve en adéquation avec lui-même, c’est donc un moment
important même s’il y a présence d’une douleur causée par l’injustice. Il cherche à montrer que
malgré le temps qui a passé, il est resté le même et qu’il referait encore ce qu’il avait fait cinquante ans
plus tôt (« derechef » : une seconde fois). On peut noter en effet que Rousseau reproduit en tant
qu’adulte les mêmes exagérations héroïques que l’enfant (« je n’ai pas peur », « je déclare à la face du
ciel »). Le projet d’une autobiographie consiste aussi à chercher à se retrouver dans toute sa vérité.
C’est, par-delà le changement et le devenir, constater la présence d’un caractère irréductible.
*- Rousseau ne cherche pas ici à se justifier à proprement parler puisqu’il n’a rien fait de mal. Il
cherche à se réhabiliter et sans doute à se justifier par avance des injustices dont lui-même sera
l’auteur, comme par exemple le mensonge. Certes, cet événement l’a rendu sensible à l’injustice en
général (voir les lignes 556 à 573), mais il a également perturbé, vicié, perverti son sens moral et son
système de valeurs (voir les lignes 527 à 538) : il a donc également pu être à l’origine de certains actes
répréhensibles. Pour comprendre cet épisode, il faut, par exemple, le mettre en relation avec un autre
événement qui lui ressemble et qui pourtant en est l’exact opposé, à savoir l’épisode du « ruban volé »
(Livre II). Il s’agit en effet de deux récits d’injustice, toutefois Rousseau ne sera plus la victime mais le
criminel comme si « ce premier sentiment de la violence et de l’injustice » (ligne 556) avait engendré en lui
l’idée du mal et l’envie de commettre à son tour une injustice. La deuxième grande différence entre
ces deux épisodes, malgré leurs analogies de structure et de déroulement, réside dans le fait qu’ici
Rousseau se réhabilitait alors qu’au Livre II il devra se justifier d’un l’aveu infamant.
u Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 112 à 118)
Examen des textes et du document
! Jean-Paul est à la fois jugé par le regard des enfants (« me découvrir par eux », première partie du
texte) et par le regard de sa mère (« un nain », seconde partie du texte). Les enfants portent un
jugement qui se révèle cruel et qui manifeste un décalage : Sartre les admire alors qu’ils le considèrent
avec indifférence, comme insignifiant. Le jugement des enfants est donc sans appel. Le regard porté
par la mère sur son enfant découle de cette déconvenue : il est empreint de fatalité, de compassion et
de déception alors qu’il se veut protecteur. L’enfant le conçoit (avec la distance de l’âge ?) comme
une forme de mépris.
" Le texte de Perec tente de rendre par son style même cette difficulté inhérente à l’exercice de la
mémoire : « Ce qui caractérise cette époque c’est avant tout son absence de repères : les souvenirs sont des
morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien ne les entérine.
Nulle chronologie […] ». Cette phrase capitale donne la poétique de l’écriture autobiographique selon
Perec : elle sera fragmentaire, éclatée, lacunaire. Le style tente à la fois de rendre ces franges de vide
Le biographique – Recueil de textes – 23
qui entourent les îlots de souvenirs en multipliant les propositions juxtaposées, les énumérations au
début du texte. On notera, là encore, que cette forme d’écriture correspond aux expériences
graphiques de l’enfant (voir les premières lignes du texte) à l’époque de W. Par la suite, le texte se
caractérise par une absence de repères temporels que manifeste l’emploi de l’imparfait (voir la seconde
moitié du texte) : on sait que ce temps non limité, non borné n’a pas la possibilité de situer un
événement dans le temps.
# Le texte de Sarraute forme un ensemble cohérent : dans Enfance, il est isolé comme tel. Sa
composition en rend compte : il est formé de trois moments distincts que les temps verbaux
permettent de déceler. Le premier paragraphe, au présent, présente le projet autobiographique et en
mesure les difficultés. Il s’agit ensuite, dès le début du deuxième paragraphe (et jusqu’à « une sensation
d’une telle violence »), d’un récit d’enfance, d’un souvenir précis raconté aux temps du passé. Enfin la
troisième partie, au présent, est un commentaire (à partir de « encore maintenant ») qui renvoie au
moment de l’écriture.
$ Le thème de l’enfance, et peut-être de la mère, qu’incarnent les trois personnages du tableau
confère à la peinture une sorte de nostalgie, induite déjà par le titre même de l’œuvre. Mais c’est
surtout dans le traitement du flou, qui cherche à rendre manifestes l’expression de la sensation et la
représentation d’une impression, que Corot réussit parfaitement à faire de ce tableau une évocation
d’un souvenir.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Pour constater une première différence entre les auteurs du corpus au sujet de cette question de leur
rapport à l’enfance, il suffirait de s’interroger sur l’appréciation de leur maîtrise vis-à-vis de leur passé.
Autant Rousseau et Sartre entretiennent des rapports relativement faciles avec leur mémoire et leurs
souvenirs, autant Perec et Sarraute semblent éprouver plus de peine à se remémorer leur passé.
L’enjeu n’est alors plus le même : autant il s’agit pour Sartre et pour Rousseau de prendre position par
rapport à l’enfant qu’ils ont été, autant, pour Perec et Sarraute, il s’agit de prendre position par rapport
à un style et à une méthode d’investigation de l’enfance. Sartre et Rousseau solliciteront alors
davantage des registres, tandis que Perec et Sarraute auront plutôt recours à des procédés.
Ainsi, les textes A et B sollicitent notamment les registres humoristiques de la parodie héroï-comique
(Rousseau) et de l’ironie (Sartre), mais savent également entretenir des relations de sympathie avec
l’objet de leur récit (registre lyrique pour Rousseau, registre pathétique pour Sartre). Les textes C
et D présentent un monde de l’enfance caractérisé par une déconcertante absurdité (Perec) ou par une
opacité mystérieuse (Sarraute). Perec semble s’amuser à reproduire la perception intellectuelle du
jeune enfant dans ses relations au temps et à la chronologie, ce qui produit inévitablement une vision
du monde cocasse, minée par la dérision d’un regard qui se définit comme pure extériorité, à la
manière d’une sorte de Candide. Sarraute exprime avec lyrisme non pas le souvenir de l’enfant qu’elle
fut, mais le surgissement d’une authentique expérience de la sensibilité qui lui redonne l’accès, ne
serait-ce qu’un instant, à un monde révolu à jamais.
Commentaire
Introduction
La composition de ce fragment, isolé comme tel dans le texte original par des blancs typographiques
(il forme donc bien un tout), montre ce travail de l’autobiographe : après un premier mouvement qui
pose les problèmes de l’écriture autobiographique dans son rapport au passé (premier paragraphe), un
deuxième mouvement tente de restituer un souvenir (ou plutôt une émotion) d’enfance (§2 et §3
jusqu’à « sensation d’une telle violence »), puis enfin un troisième mouvement clôt ce passage en
montrant à nouveau les difficultés de l’entreprise autobiographique sur le plan de l’expression.
1. Le discours au présent : le projet autobiographique et ses difficultés (§1)
Le premier mouvement du texte est constitué par une réflexion au présent de l’écriture sur l’écriture
autobiographique elle-même (métalepse ou réflexion métalinguistique).
Réponses aux questions – 24
A. Une syntaxe de l’hésitation
• L’infinitif délibératif : « Pourquoi vouloir faire revivre cela ? »
• La restriction : « ne serait-ce qu’encore quelques instants. »
• L’expression de l’opposition : « sans mots qui puissent parvenir à capter. »
• L’interrogation directe : difficultés de l’entreprise autobiographique marquée par L’Ère du soupçon,
mais désir d’en tenter malgré tout l’expérience (« faire revivre », « capter », « retenir »). La phrase ne se
termine pas par un point d’interrogation, ce qui marque cette hésitation ou cette décision de tenter
tout de même l’entreprise autobiographique.
B. Un objet indéterminé difficile à appréhender
• Les indéfinis : « cela », « ce qui m’est arrivé. »
• Les nombreux points de suspension évoquent la difficulté à approcher cet objet.
• La narratrice avance et repousse les facilités de l’écriture biographique, ses clichés et ses dangers : la
comparaison (« comme ») est réfutée au moment même où elle est délivrée (« mais ici »). Le projet se
veut donc exigeant et donc difficile.
2. Le récit au passé : le souvenir d’enfance
Un deuxième mouvement du fragment est clairement repérable avec l’apparition des temps du récit
au passé, au début du deuxième paragraphe.
A. Un souvenir d’enfance nostalgique ?
• Emploi des temps du récit : ici essentiellement l’imparfait (mais aussi le plus-que-parfait ou le passé
composé). Nostalgie du monde de l’enfance : évocation du jardin, du jeu, des lectures (Contes
d’Andersen) jusqu’au stéréotype.
• Précision de la description du jardin : accumulation des compléments circonstanciels (« les espaliers en
fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonchée de pâquerettes,
de pétales blancs et roses »), précision des couleurs (« roses », « vert », « blancs et roses »), des détails (« l’air
semblait vibrer légèrement »). La narratrice idéalise jusqu’à l’excès ce monde paradisiaque de l’enfance
pour faire ressortir le caractère par trop conventionnel du souvenir d’enfance (« le ciel, bien sûr, était
bleu ») jusqu’au cliché.
B. Ou plutôt le surgissement d’une sensation ?
• En fait, la description n’est que le cadre un peu conventionnel d’un surgissement unique et
singulier : « quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon. »
• Il s’agit de l’avènement d’un événement attendu avec une ferveur presque religieuse (« c’est venu »,
« à ce moment-là ») qui remotive les stéréotypes et les évocations mystiques du premier paragraphe
(« visions célestes », « pieuse enfant »).
3. Le passé revécu dans le présent : la sensation
À partir du moment où surgit dans le souvenir cette « sensation », l’écrivain l’éprouve dans le présent
même de son écriture.
A. Une délibération lyrique ?
• Un monologue délibératif : modalité interrogative (« j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en
saisir ? », « quel autre mot ?… »), modalité impérative (« qu’ils n’y touchent pas… »), rectifications
(épanorthoses) : « “Joie”, oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger…
mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit. »
• Un monologue lyrique (et même enthousiaste, euphorique) : il a pour objet la recherche d’une
sensation heureuse, d’une émotion intense de bonheur : « félicité », « exaltation », « joie », « intensité »,
« bonheur », « quelque chose d’unique », etc.
B. Une écriture métaphorique et poétique
• L’isotopie de la liquidité qui va tenter d’exprimer ce qui est intangible, indicible, ineffable,
inexprimable : « ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre […] l’air qui vibre parcouru de
tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie. »
• Pour rendre la complexité d’une sensation, la narratrice privilégie l’association poétique de mots :
« d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… »
• Une écriture de la présence et de l’immanence : après avoir cherché par la mémoire, puis la
sensation à rendre compte de cette expérience, l’écriture autobiographique s’est finalement définie
comme pure présence à soi, c’est-à-dire paradoxalement comme extase « parce que c’est là, parce que je
Le biographique – Recueil de textes – 25
suis dans cela ». Cette présence, c’est bien l’évidence poétique par excellence, la fusion indéterminée
de l’objet et du sujet.
Conclusion
Ce texte montre comment Sarraute cherche à renouveler l’écriture autobiographique en dépassant la
simple problématique des pouvoirs de la mémoire, qui recèle trop de conventions, pour accéder, à la
manière proustienne, à l’expérience d’une évidence sensorielle qui restitue authentiquement le sens
d’une vie dans la présence à soi.
Dissertation
Le souvenir est bien évidemment nécessaire pour l’écriture autobiographique, il en est même le
fondement. Cependant, on peut légitimement se demander s’il est suffisant pour justifier l’entreprise
autobiographique. En effet, le projet autobiographique est sans doute trop complexe et trop riche
pour se voir réduit à n’être qu’une simple anthologie de souvenirs. Le fondement nécessaire de
l’autobiographie n’est donc peut-être pas suffisant à en exprimer les multiples projets d’écriture.
1. L’autobiographie : la mémoire à l’œuvre, l’œuvre de la mémoire
A. Le souvenir : fondement de l’écriture autobiographique
• Présence de ce mot dans les titres des autobiographies : Souvenirs d’égotisme de Stendhal, Souvenirs
d’enfance et de jeunesse de Renan, Souvenirs pieux de Yourcenar…
• Le caractère rétrospectif de l’entreprise autobiographique implique le recours aux œuvres de la
mémoire. Le souvenir, en qualité mais surtout en quantité, est bien souvent le critère qui permet de
concevoir l’entreprise autobiographique : « pour écrire l’histoire de sa vie, il faut d’abord avoir vécu » dit
Musset au début de La Confession d’un enfant du siècle. Pour écrire une autobiographie, il faut donc
avoir des souvenirs.
• Le souvenir est bien ce qui fonde essentiellement le plaisir de l’écriture et le plaisir de la lecture de
l’autobiographie, comme le montrent les motivations des auteurs et des lecteurs. En ce sens, l’acte de
remémoration justifie l’entreprise autobiographique comme plaisir du texte : voir Rousseau, Les
Confessions, pp. 98-99, 121-122 et 138-139.
• Définir le but de l’autobiographie comme appréhension des souvenirs d’une vie, c’est rappeler que
l’autobiographie est d’abord et avant tout une entreprise qui vise à combattre l’oubli en se souvenant
du passé, à surmonter la mort prochaine de la personne par l’écriture de soi.
B. Le souvenir : objet de la quête autobiographique ?
Le souvenir est conçu comme la voie royale de l’accès à la vérité de l’être, comme si l’être
s’appréhendait par l’avoir, comme si la personne se constituait de l’ensemble de ses « propriétés » au
sens où l’entend Henri Michaux. Cette quête herméneutique par le souvenir est souvent l’apanage des
autobiographies récentes, dont l’exemple radical pourrait bien être le Je me souviens de Perec, mais
aussi la pratique des anamnèses à la façon de Barthes (dans Roland Barthes par Roland Barthes). L’origine
proustienne de cette promotion du souvenir dans ce qu’il a de fondateur ne fait pas de doute. Le texte
de Sarraute (texte D) le montre aisément : le souvenir donne accès à l’authenticité de l’être revécu
dans l’adéquation de soi à soi.
C. La quête des origines : l’anthropologie du souvenir
Avec l’émergence de la psychologie, puis de la psychanalyse, le souvenir a eu tendance à devenir un
élément clé de la connaissance de soi. Rousseau se cherche en interrogeant les premiers souvenirs
déterminants de son existence (voir le texte A). Le récit d’enfance et le récit du premier souvenir
deviennent même des passages obligés de toute autobiographie : la quête des origines se confond alors
avec la quête du premier souvenir, susceptible de déterminer une vie dans toute sa cohérence. Le
souvenir, et notamment le premier, le souvenir originaire, a tendance à prendre une dimension quasi
épistémologique : il devient la cause première et logique de la formation psychologique d’une
personnalité (voir dans Les Confessions l’épisode du « peigne cassé », pp. 108 à 120, ou celui de la fessée,
pp. 102 à 105).
2. L’autobiographie : la mémoire à l’épreuve de l’écriture
Si le souvenir est nécessaire à l’autobiographie, il n’est cependant pas suffisant à en assurer l’écriture et
la réussite littéraire.
Réponses aux questions – 26
A. Les limites de la mémoire
La sincérité autobiographique est seule garante de la véracité des souvenirs. Or, la mémoire est
lacunaire, elle peut être l’objet d’une réinterprétation (inconsciente et/ou rétrospective) qui fausse
l’authenticité du souvenir. Le texte de Perec (texte C) montre à l’envi cette difficulté inhérente à la
remémoration volontaire : le souvenir est indéterminé et donc inutilisable, il ne présente qu’un halo
de nostalgie. En outre, l’écriture autobiographique nécessite un choix, donc une élimination dans
l’ensemble des souvenirs disponibles. Dans Les Confessions, Rousseau évoque très clairement cela avant
de raconter l’épisode du « noyer de la terrasse » (page 122).
B. Donner une forme
Le souvenir n’est qu’une des composantes de l’autobiographie au sens où il en constitue peut-être
simplement la matière brute. Or, en tant qu’œuvre littéraire, l’autobiographie a besoin d’une forme,
elle en implique la nécessité artistique. L’autobiographie n’est pas une anthologie de souvenirs, elle
vise, en tant que genre littéraire, à présenter une totalité cohérente et significative. En tant que genre
du biographique, elle vise à conférer un sens (une signification et une direction) à l’ensemble d’une
vie. Elle cherche à rendre compte non de l’histoire d’un individu (par les souvenirs), mais plutôt de
l’histoire de sa personnalité (par l’écriture) : le Livre I des Confessions est construit comme une œuvre
à part entière, Les Mots de Sartre sont structurés de façon savante (en deux parties : « Lire », « Écrire »),
etc.
C. La vérité plutôt que la véracité
On constate bien dans le texte de Sarraute (texte D) que le statut du souvenir est dépassé par son
enjeu, qui est celui de la vérité de soi (plus que sur soi). La vérité autobiographique ne passe donc pas
par le seul biais du souvenir : il n’est qu’une des composantes de l’écriture autobiographique. De
nombreuses autobiographies se présentent par exemple comme des autoportraits qui n’ont recours à la
mémoire que dans le cadre d’une élucidation particulière : ce qui prime alors, c’est l’analyse, l’examen
de conscience, l’introspection. Les textes autobiographiques de Leiris, Perros et Barthes (voir le
questionnaire pages 161-162), par exemple, illustrent parfaitement cette manière d’envisager le
souvenir comme un simple moyen et non comme une fin.
3. L’autobiographie comme projet
L’autobiographie ne sollicite donc le souvenir que dans le cadre d’un projet bien particulier. Ce qui
compte alors, c’est de comprendre que ce projet est fondateur d’un désir d’écrire et d’être lu : le
plaisir de la remémoration n’est finalement qu’une valeur ajoutée de l’écriture autobiographique.
A. Faire son apologie
Écrire son autobiographie peut avoir comme raison de se justifier (c’est le cas des Confessions de
Rousseau) et éventuellement de se disculper autant que possible (voir le début du texte, pages 90-91).
B. Porter témoignage
L’autobiographie est aussi une manière de témoigner d’un parcours dans ce qu’il peut avoir
d’intéressant ou d’utile pour le lecteur : les Confessions de saint Augustin sont le récit d’une conversion
et se présentent comme un ouvrage de prosélytisme. Il s’agit de faire de l’exemple d’une vie le
modèle à suivre ou le repoussoir à fuir. Le début des Confessions (pages 90-91) de Rousseau reprend
également cette dimension exemplaire de l’autobiographie. Comme son titre l’indique, il s’agit
d’avouer, de rendre public, de révéler ce qui était caché jusque-là, par-delà toute pudeur et toute
intimité.
C. Démontrer ou démonter la logique d’une vie
La visée argumentative est aussi une donnée essentielle de l’entreprise autobiographique : existence
d’une thèse (ou d’un projet de vie) issue de l’interprétation de l’écrivain vis-à-vis de sa propre
expérience et argumentation (incarnée par les souvenirs notamment). Le texte de Sartre (texte B),
comme l’ensemble de son autobiographie d’enfance (Les Mots) forment ce qu’on pourrait appeler une
autobiographie à thèse, de la même façon qu’on a pu parler de roman ou de théâtre à thèse.
Écriture d’invention
• Le texte autobiographique de Rousseau contient de nombreux exemples de récits de souvenirs
suivis d’une réflexion qui en marque la portée : les épisodes de la fessée (pages 102 à 105), du peigne
cassé (pages 108 à 120), des vols (pages 138 à 145), etc. Ce dernier exemple est intéressant : ce récit de
Le biographique – Recueil de textes – 27
souvenir (pages 138 à 140) conduit à l’écriture d’un long autoportrait (pages 141 à 145) qui en donne
la portée.
• On attend des élèves qu’ils ressentent la double visée de l’écriture autobiographique, à la fois
rétrospective (le récit du souvenir au passé) et prospective (la recherche de soi, de la vérité de sa
personnalité), par une réflexion personnelle au présent de l’écriture.
L ’ é c r i t u r e f r a g m e n t a i r e
S t e n d h a l , J o u r n a l i n t i m e ( p p . 1 5 5
à
1 5 9 )
u Lecture analytique de l’extrait (pp. 160 à 162)
Plusieurs éléments permettent d’interpréter ce texte comme un extrait de journal intime : des
éléments typographiques (la date en en-tête du texte), des éléments propres à l’écriture intimiste (les
abréviations des noms propres) qui montrent que le texte n’a pas une visée publique, des éléments
énonciatifs (présence de la première personne et des temps du discours : utilisation du présent ou du
passé composé comme temps dominants), des éléments thématiques (importance du thème de
l’amour, des anecdotes), l’importance de la chronologie (marques temporelles nombreuses,
connecteurs chronologiques).
" Les sujets abordés par le diariste sont nombreux et variés : les plaisirs mondains, Victorine et les
lettres d’amour qu’il lui adresse, un dîner, une promenade, des réflexions sur lui-même, ses espoirs,
l’écriture d’un article, des anecdotes. Ils présentent un caractère hétérogène que le genre du journal
tolère et légitime : leur enchaînement est abrupt, comme l’est le cours chaotique d’une journée (voir
par exemple la page 156).
# Le thème de ce texte, en revanche, semble unifier ces éléments disparates : il s’agit de dresser une
sorte d’autoportrait en devenir, à la fois descriptif-explicatif (« ce que je suis », ligne 110) et prescriptifinjonctif (ce que je veux être : « Je serais moi-même », ligne 74). Cette quête de soi rousseauiste prend
donc la forme d’un bilan très ponctuel : « Voici ma confession, voilà ce que je me vois » (lignes 95-96),
« Voilà […] ce que je suis à vingt-deux ans moins neuf jours, le 24 nivôse an XIII » (lignes 109 à 111).
$ La fonction essentielle de cette « écriture du jour » (Marty) consiste à questionner sa personnalité, à
l’éprouver et en même temps à l’affirmer avec orgueil. Cette fonction est donc critique au sens où elle
examine avec soin les éléments caractériels de la personne. On peut même parler ici de fonction
heuristique, tant le journal intime semble être pour le jeune Beyle un laboratoire d’existences
potentielles, un creuset dans lequel il interroge sa vie et cherche sa voie (mais aussi en tant que futur
écrivain, sa voix).
% L’écriture journalière est supérieure à toute autre forme de langage car elle est authentique à ses
yeux au sens où le diariste éprouve par l’écriture une parfaite présence à soi, une adéquation, voire
une adhésion, dans le présent de l’écriture. Dans cet extrait, on voit bien comment et combien Beyle
la considère, par exemple, comme supérieure à l’écriture épistolaire dont la présence du destinataire
réduit la possibilité de sincérité. Le journal présente une écriture sincère, dégagée de toute prétention
à la pose mondaine qui permet ainsi à l’écrivain de la développer en toute liberté, sans contraintes
(voir les lignes 29 à 31). L’écriture du journal se conçoit pour Stendhal comme une écriture naïve
(ligne 29), au « naturel » (ligne 39), c’est-à-dire du naturel.
& Les qualités que se reconnaît le jeune Beyle sont liées à la nature de son caractère : il est
naturellement supérieur au reste de l’humanité de façon innée, il a le génie des grandes âmes. Il est,
sur le plan politique, un héros de la vertu républicaine (lignes 75 à 83) : il est de la race des grands
hommes chantés par Plutarque, de la lignée des grands politiques de la république de Florence à la
Renaissance, il est un pur produit de la Révolution, qui renoue avec la grandeur de l’Antiquité, un
admirateur de l’Empire comme gouvernement de et par l’énergie du génie. Sur le plan moral, il est
idéaliste, et idéaliste absolu : tous ses sentiments y sont portés à leur extrémité, c’est-à-dire à leur
!
Réponses aux questions – 28
essence profonde. Est-ce aimer qu’aimer à moitié ? Son amour est donc hyperbolique et presque
impossible : « les plus nobles passions » sont portées « à leur maximum » (ligne 99), son amour est
empreint d’une « beauté immortelle ». Beyle résume parfaitement ses qualités quand il parle d’« âme grande
et vertueuse » (ligne 93).
' Ses défauts sont liés à ses qualités : il est naturel, donc naïf, c’est-à-dire peu au fait des choses du
monde. Il s’agit d’un défaut au sens où c’est un manque, non pas essentiel, mais circonstanciel : « Il me
faut l’usage du monde » (lignes 31-32), « Voilà tous les désagréments qu’une âme grande et vertueuse, et formée
dans la solitude, et sans communication, essuie lorsqu’elle entre dans le monde » (lignes 93 à 95). Ainsi, ces
défauts ne résident pas en un manque d’« être », mais en un manque d’« avoir » : l’amour d’une
personne digne de lui (la « beauté ») et l’« argent » (lignes 112-113).
( Le mot « confession » est employé par Beyle (ligne 95) pour désigner ce passage parce qu’il doit se
justifier et rectifier (à ses yeux) une image qui ne correspond pas à ce qu’il est pour deux raisons
différentes tenant à leur origine propre. D’abord, cette mauvaise image tient à la médiocrité du
monde, dominée par les « âmes faibles », qui le prennent pour un « Machiavel » (voir les lignes 75 à
83). Ensuite, Beyle doit avouer et confesser qu’il est également responsable de cette image faussée à
cause de son inexpérience du monde (voir lignes 31-32, 94-95), de son « impatience » et de son
« imprudence » à montrer à ce même monde ses qualités naturelles (« l’impatience naturelle et quelquefois
mal cachée », lignes 78-79).
) Cet autoportrait est un éloge hyperbolique. Le lexique employé pour se décrire et s’expliquer est
extrêmement valorisant et mélioratif : « principes nobles », « énergie », « supériorité », « âme grande et
vertueuse », « [âme] enflammée de toutes les nobles passions. » Les superlatifs sont fréquents : « le plus digne
d’être aimé » (ligne 92), « les plus nobles passions » (ligne 99). Ils témoignent du plus haut degré : chez
Beyle, toutes les qualités sont portées « à leur maximum » (ligne 99).
*+ La société est un obstacle à la réalisation de soi au sens où elle est hostile à tout ce qui manifeste
une supériorité, quelle qu’elle soit (voir les lignes 75 à 86), elle est le lieu des « plaisirs de vanité » (ligne
60) et non celui de l’authenticité. Elle est plus fondamentalement un obstacle au sens où elle est un
médium social obligé et nécessaire qui tend à dénaturer la grande âme, par cela même qu’elle est un
lieu de représentation de soi et non de sensation intuitive de soi : la lettre en tant que communication
sociale en est l’illustration parfaite (lignes 29 à 31 et 62 à 65).
*, Paradoxalement, et selon une logique toute rousseauiste du « remède dans le mal », la société et
« l’usage du monde » sont aussi les épreuves nécessaires pour une « âme grande et vertueuse » afin de
devenir elle-même (lignes 29-33). Elle permet d’épurer toutes les scories que la nature n’a pas polies.
Paradoxalement, la société peut donc aussi permettre d’être soi-même en décantant tout ce qui reste
trop naturel, trop excessif, et donc enflé (voir les lignes 31 et 38).
*- Le jeune Stendhal se peint en héros romanesque et même romantique en faisant sienne la
problématique de la « poésie du cœur » qui affronte la « prose du monde » qu’a évoquée Hegel
notamment (voir le lexique, à « héros romanesque » et « héros romantique »). Il s’agit de la même
problématique que Starobinski avait mise à jour chez Rousseau à propos des liens conflictuels entre le
désir de « transparence » et la nécessité de « l’obstacle ». Le jeune Stendhal éprouve cette confrontation
entre d’une part la « solitude » d’une âme et de ses valeurs et d’autre part la « communication » sociale,
qui est conçue comme un polissage et donc une sorte de mutilation nécessaire de soi : « Voilà tous les
désagréments qu’une âme grande et vertueuse, et formée dans la solitude, et sans communication, essuie lorsqu’elle
entre dans le monde » (lignes 93 à 95).
*. Les citations littéraires se présentent comme des exemples de grandeur absolue, de réussites
exemplaires en termes de qualité morale et de beauté esthétique : elles incarnent une exigence de
grandeur qui oriente la volonté d’excellence du jeune Beyle, qui se rêve dans l’absolu comme une
œuvre géniale et donc naturelle de l’art.
*/ La citation de la ligne 73, et ce n’est pas un hasard, renvoie au monde héroïque de Corneille
(même s’il s’agit ici de son frère). En effet, le lexique employé par Stendhal montre qu’il pense la
problématique de sa destinée en des termes proprement cornéliens (voir le lexique à « héros
cornélien »). Il tente en effet de concilier sa « gloire » et son amour dans le cadre d’une parfaite
« grandeur » et d’une parfaite « vertu » : « Dans cette âme, encore souillée peut-être par quelques défauts, elle
verrait les plus nobles passions à leur maximum et l’amour pour elle partageant l’empire avec l’amour de la
Le biographique – Recueil de textes – 29
gloire » (lignes 97 à 100), « La passion d’être aussi éclairé et aussi vertueux que possible en est la base, l’amour
de Victorine et l’amour de la gloire y règnent tour à tour » (lignes 107 à 109).
*0 Cette quête de soi dans l’authenticité, ce désir d’éprouver son naturel et sa sincérité par l’écriture
présentent ici un risque, celui d’une construction illusoire. En effet, le recours aux citations, aux
modèles héroïques (romantique mais surtout cornélien) peut amener insidieusement le diariste à
poser, à se mentir à lui-même. Cette exigence de grandeur peut apparaître comme une autre
« enflure » (ligne 31), l’amour pour Victorine un prétexte à se rêver comme un héros de légende (ce
que la suite confirmera : voir pages 170 à 172), une occasion de se prendre dans les pièges du
narcissisme, de la représentation sociale et de ses « plaisirs de vanité » : Victorine apparaît alors comme
un simple élément indispensable à la gloire sociale.
u Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 163 à 169)
Examen des textes et du document
! Leiris recourt à toute une série d’images pour rendre sensible ce que représente, pour lui, cette
« galerie de souvenirs ». Il sollicite les métaphores qui expriment l’idée d’une anthologie ou d’un
florilège, « rosaire », « sceau de Salomon », « jardin » qui ont l’ambition de réunir la totalité des choses,
« de condenser tout [s]on univers », de présenter « la nature végétale contenue tout entière ». Ce choix de
souvenirs représente l’essentiel de ce qu’il faut garder en mémoire, ces fragments ont donc l’ambition
de signifier une totalité.
" L’aspect fragmenté et fragmentaire de l’écriture du texte rend compte du projet autobiographique
de Perros : les propositions sont juxtaposées, rarement reliées par une coordination ou une
subordination. Ce sont des phrases simples qui transcrivent et transposent une sorte de courant de
conscience ou un monologue intérieur : chacune d’entre elles semble annuler, remplacer, rectifier la
précédente, avant d’être rendue au néant par la suivante. Ainsi, le texte donne davantage l’impression
d’être lacunaire et labile que d’être positivement constitué par un contenu ferme et fixe.
# Cette distance se manifeste notamment par l’utilisation de modalisations : « j’ai l’illusion », « en
croyant », « sous l’alibi de » qui attestent de la présence d’une interrogation critique ou du moins
distanciée à l’égard de sa propre entreprise autobiographique. Les interro-négatives en tant que
questions oratoires (« n’est-il pas de », ne suis-je pas ») témoignent d’une certaine réserve, voire d’une
lucidité ironique certaine à l’égard de son projet d’écriture. Enfin, et surtout, Barthes a choisi de
parler parfois de lui à la troisième personne, comme s’il s’agissait de parler d’un autre, d’en faire la
biographie (« son tout premier texte »).
$ La fragmentation cubiste est une forme d’appréhension de la totalité et de l’unité. Tête de femme
représente un ensemble de plans qui sont issus d’une perspective et d’un point de vue différents portés
sur l’objet représenté. Le visage a donc tendance à se déplier dans l’espace, presque à s’étaler même,
comme s’il s’agissait d’un pliage.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Ces quatre textes se présentent comme des autoportraits : « Voilà […] ce que je suis à vingt-deux ans
moins neuf jours, le 24 nivôse an XIII » (Stendhal, texte A), « Si je cherche ce qui caractérise la ligne
souterraine de mon existence » (Perros, texte C), « vue panoramique de tout un aspect de ma vie » (Leiris,
texte B), « je m’étale en rond ; tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ? » (Barthes, texte D). Plus
exactement, ces textes se présentent comme des quêtes de soi : les écrivains cherchent, en réunissant
toutes les « miettes » de leur existence, à en éprouver l’unité ou la caractéristique essentielle.
L’écriture fragmentaire est donc paradoxalement un moyen de former un tout, d’organiser de façon
aléatoire une totalité, de rechercher une unité par la diversité de l’expérience. Barthes parle de « pierres
sur le pourtour du cercle », de son « univers en miettes » afin de questionner le cœur de son existence (« au
centre, quoi ? »). Perros cherche à quérir la vérité de son être à travers la force centrifuge du fragment :
Réponses aux questions – 30
« Ce qui m’intéresse, c’est ce qui m’échappe. Et ce qui m’échappe donne la mesure de ce que je suis. » Leiris
compare ses fragments de souvenirs à des « fragments du cadre dans lequel tout le reste s’est logé », ils lui
donnent l’idée de pouvoir « condenser tout [s]on univers ». Stendhal interroge l’être de son moi à travers
les diverses expériences du jour, à travers les multiples points de vue portés sur lui, à travers la
multiplicité de ses actes et de ses désirs.
Commentaire
Ce passage se présente comme un texte programmatique. Placé plutôt au début du texte
autobiographique de Leiris, il détermine une forme, un projet d’écriture, une démarche littéraire,
mais également une signification, une proposition d’interprétation du vécu biographique.
1. Un projet d’écriture
A. La visée autobiographique
• L’objet du texte est traditionnel : il s’agit d’interroger les « souvenirs échelonnés sur divers stades de mon
enfance ». L’Âge d’homme se définit donc comme une autobiographie d’enfance qui va montrer
comment l’enfant a réussi à atteindre l’âge de la maturité.
• On relève une évolution dans les différents types autobiographiques : « confession », puis « mémoires »,
et enfin « vue panoramique ». Il s’agit donc d’un texte non chronologique (l’isotopie spatiale remplace
l’isotopie temporelle dans la caractérisation du projet), d’une sorte d’autoportrait synthétique et non
d’un récit rétrospectif analytique. D’ailleurs Leiris parle bien de « cadre » (du tableau ?) pour définir le
projet d’écriture qui détermine le début de L’Âge d’homme.
B. Un projet lacunaire
• Au moment même où Leiris affirme son projet, il en souligne les manques et les failles : la
confession aurait été « simple », les mémoires en « raccourci » et la « vue panoramique ne couvrira finalement
qu’un aspect de [s]a vie. »
• De la même façon, le recours aux souvenirs d’enfance est d’emblée relativisé, mis à distance
critique : « Je n’attache pas une importance outrancière à ces souvenirs », « une certaine utilité pour moi de les
rassembler ici », « Beaucoup plus décisifs ont été, il me semble, certains faits précis. » Il ne semble leur conférer
qu’une valeur circonstancielle (« le cadre »).
C. Un projet fragmentaire
• La fragmentation : les termes sont clairs, Leiris parle bien de « fragments », de « souvenirs échelonnés »,
de « galerie de souvenirs ». Il s’agit donc d’éléments disparates, épars, discontinus.
• Pourtant, cette fragmentation a une visée totalisante, unificatrice (voir Examen des textes,
question 1). Cette anthologie sera une collection et même une recollection : les souvenirs seront
« rassemblés » pour représenter le « monde abrégé » de son enfance, pour « condenser tout [s]on univers »
(images du rosaire, du jardin).
2. Une quête de soi
A. L’écriture et l’image, l’écriture de l’image
• Leiris conçoit d’ailleurs son texte comme une image de soi : peinture, autoportrait (définition dans
ce texte de son « cadre »), paysage, panorama (« vue panoramique »).
• Il présente son projet sous une forme imagée (« Je pourrais comparer… ») : isotopie florale (celle du
florilège, de l’anthologie), isotopie théâtrale (« S’il s’agissait d’une pièce de théâtre, d’un de ces drames dont
j’ai toujours été si féru, il me semble que le sujet pourrait se résumer ainsi »).
• Son intérêt profond le pousse vers la peinture, notamment celle de Cranach, vers les arts
spectaculaires comme le théâtre ou l’opéra. Ainsi, le sens profond de son entreprise autobiographique
serait selon lui à chercher davantage dans la force d’évocation d’une image que dans le récit
anecdotique d’un souvenir.
B. Un univers de signes à déchiffrer
• Le signe : le souvenir ne vaut qu’en tant que signe. Il pourrait bien être pour Leiris ce qu’est le
« sceau de Salomon » (voir la note 5), un « signe étrange ». Le projet se présente comme une quête
herméneutique des signes de l’enfance ou du passé : il doit chercher la « signification […] secrète », le
« sens allégorique ».
• Le mythe : la quête de soi est ainsi une recherche mythique, une recherche du mythe. En
l’occurrence, il s’agit de la fascination pour des figures féminines mythiques « spécialement attirantes »,
Le biographique – Recueil de textes – 31
Lucrèce et Judith, parce qu’elles lient le désir et la mort. Lucrèce se suicide après un viol, Judith
décapite son amant après l’amour (voir la note 2) : elles incarnent deux visions de la sexualité, passive
et masochiste chez Lucrèce, énergique et sadique chez Judith.
C. Le monde de l’art et le sens d’une vie
• Ce que révèle finalement Leiris, c’est la force déterminante de l’art dans la constitution de sa
personnalité. La peinture de Cranach, notamment le tableau qui représente Judith et Lucrèce, le
théâtre, l’opéra ont une importance plus grande et une implication plus décisive que certains
souvenirs d’enfance. Ce sont eux, les vrais sceaux de Salomon, qui gardent les cicatrices de l’enfance
comme autant de signes à interpréter pour l’adulte.
• C’est pourquoi Leiris s’en remet à l’art plus qu’à la psychologie (en l’occurrence la psychanalyse)
pour interpréter ces signes. C’est l’écriture (donc la littérature, donc l’art) qui formera la « cure » et
c’est l’art qui est à l’origine de cette écriture : « Et de là m’est venue l’idée d’écrire ces pages, d’abord simple
confession basée sur le tableau de Cranach et dont le but était de liquider, en les formulant, un certain nombre de
choses dont le poids m’oppressait. »
• La fin du texte, qui se présente comme un « argument » (un résumé) cornélien, montre combien l’art
reste pour Leiris le médium déterminant de l’image qu’il se fait de lui-même : le « théâtre » en général
et le « drame » en particulier, ainsi que la peinture bien évidemment, permettent à Leiris d’interpréter
la première partie de sa vie : « le sujet pourrait se résumer ainsi : comment le héros – c’est-à-dire Holopherne –
passe tant bien que mal (et plutôt mal que bien) du chaos miraculeux de l’enfance à l’ordre féroce de la virilité. »
Dissertation
Le traitement de ce sujet peut reprendre des éléments déjà exposés dans le corrigé de la dissertation
sur les mémoires (page 19 de ce livret) et dans le corrigé de la dissertation sur la biographie (page 13
de ce livret) :
• attrait narratif (éventuellement) pour les formes d’écriture biographique qui prennent le modèle du
récit ou du roman ;
• intérêts documentaire, historique, didactique, argumentatif (les témoignages et autres essais) ;
• curiosité biographique : qu’est-ce qu’une vie, quel est son sens ? (voir le corrigé de la dissertation sur
la biographie, page 13).
Le texte de Gracq propose encore un autre élément de réponse que le sujet permet de solliciter : le
goût pour une écriture libre, dynamique, en mouvement.
On peut ainsi dégager trois axes de réponse.
1. La curiosité pour le biographique
• L’« indiscrétion intime » dont parle Gracq : la conscience d’avoir accès à des secrets parfois intimes, le
goût pour les révélations en tout genre, etc. (dont précisément la personne concernée n’avait jamais
parlé en dehors du cadre de l’écriture biographique).
• L’interrogation sur le sens de la vie : voir le corrigé de la dissertation sur la biographie (page 13) et le
texte de Camus (pages 36-37 du livre).
2. L’intérêt intellectuel des genres du biographique
(Voir le corrigé de la dissertation sur les mémoires, page 19, deuxième partie.)
• L’aspect documentaire : histoire, témoignages.
• La réflexion : les essais (auto)biographiques, le point de vue, les thèses, les prises de position.
3. L’attrait esthétique
• L’intérêt narratif pour les formes d’écriture biographique qui prennent le modèle du récit ou du
roman (voir le corrigé de la dissertation sur les mémoires, première partie).
• Thèse de Gracq (voir pages 167-168 du livre) : goût pour une écriture dynamique, marginale, libre
de toutes contraintes, mobile, labile, stimulante, voire fragmentaire et lacunaire qui préserve la liberté
du lecteur et le caractère actif de sa lecture : « Ce que nous voulons, c’est la littérature qui bouge, et saisie
dans le moment même où elle semble bouger encore, tout comme nous préférons une esquisse de Corot ou de
Delacroix à leurs tableaux finis. Ce que nous ne voulons plus, c’est la littérature-monument. »
Réponses aux questions – 32
Écriture d’invention
Méthodologie et consignes
• Pré-requis de la classe de Seconde : l’objet d’étude « Éloge et blâme ».
• Genre d’écrit : « éditorial » journalistique.
• Forme du discours : texte argumentatif (thèse : « contre le goût actuel du public pour les écrits
biographiques et autobiographiques »).
• Genre argumentatif : « blâme », « réquisitoire ».
• Registre : polémique (« violent », « vigoureux »).
• Niveau de langue : soutenu (il s’agit d’un « éditorial » pour une « revue littéraire » et vous êtes
« critique littéraire »).
• La thèse du texte de Gracq doit être réfutée : il s’agit de nier la valeur littéraire de cette production
et, à l’inverse, d’affirmer la supériorité des « vraies » œuvres littéraires, des chefs-d’œuvre publiés et
reconnus comme tels.
Quelques pistes
• Les œuvres du biographique ne témoignent pas d’un aspect novateur : l’indiscrétion intime a
toujours existé, tout comme l’exhibitionnisme et Rousseau a été le premier responsable de cette
fâcheuse dérive (c’est le critique qui s’exprime…).
• Les vraies œuvres littéraires ont été voulues par leur auteur (et donc publiées après parfois des années
de labeur, d’écriture et de réécriture).
• Elles sont universelles : elles parlent donc à chacun d’entre nous, car elles témoignent de cet effort
d’objectivation et d’universalisation qui caractérise la véritable œuvre d’art.
• Elles sont en outre plus faciles à lire car elles sont destinées et préparées pour le public (voir par
exemple la difficulté de lecture que pose le Journal intime de Stendhal).
• La littérature en mouvement, c’est la vraie littérature : ce sont les chefs-d’œuvre qui ont
révolutionné l’art littéraire et l’ont fait évoluer, et non les journaux intimes ou les lettres privées.
• Par ailleurs, la notion d’inachèvement, d’ouverture, de littérature-esquisse se trouve dans la
littérature moderne et dans bon nombre de ses « œuvres ouvertes » (Umberto Eco), etc.
J u l e s
L e r o m a n a u t o b i o g r a p h i q u e
V a l l è s , L ’ E n f a n t ( p p . 1 7 4 à
1 7 7 )
u Lecture analytique de l’extrait (pp. 178 à 180)
! Le
début du texte pose la question essentielle d’une autobiographie ou d’un roman
autobiographique, celle des origines familiales. Cet incipit est également caractéristique par le fait qu’il
questionne le premier souvenir d’enfance, le souvenir originel. C’est donc bien le problème des
origines qui est soulevé ici.
" La composition de ce passage est livrée par le narrateur lui-même aux lignes 31-32. La première
partie (lignes 1 à 30) est consacrée à l’examen du premier souvenir d’enfance : « Mon premier souvenir
date donc d’une fessée. » La seconde (lignes 33 à 70) est consacrée au deuxième souvenir marquant de la
petite enfance du narrateur : « Mon second est plein d’étonnement et de larmes. » La composition montre
un certain parallélisme : le premier souvenir est relatif à la mère, le second concerne davantage le
père.
# Si l’on fait un relevé des termes dont le champ lexical témoigne d’une certaine affinité, on
remarque que le thème essentiel de ce passage pourrait bien être la violence et la souffrance : violence
des parents et souffrance de l’enfant, mais aussi souffrance physique du père et souffrance morale de
l’enfant qui ne comprend pas pourquoi on le place comme auteur de la violence et responsable de la
souffrance (lignes 48 à 62).
Le biographique – Recueil de textes – 33
Le narrateur est également le personnage principal du récit : le « je » est personnage-narrateur. Il
représente l’enfant comme personnage principal de l’histoire et l’adulte en tant que narrateur du récit.
Le narrateur est donc présent dans l’histoire (en termes narratologiques, il est homodiégétique et
intradiégétique).
% De façon indirecte, le lecteur est informé de l’identité du personnage principal : il se prénomme
« Jacques » (ligne 21) et sa mère porte le nom de « Vingtras » (ligne 23). Son nom est donc Jacques
Vingtras (ce que le titre de ce qui sera une trilogie livrait déjà). Le nom de ce narrateur-personnage
diffère donc de celui de l’auteur (Jules Vallès), même si les initiales (J. V.) coïncident. Il ne s’agit donc
pas d’une autobiographie puisqu’il n’y a pas identité entre le personnage, le narrateur et l’auteur. On
peut en revanche parler de roman et même de roman autobiographique.
& On remarque bien évidemment la présence du discours direct, fondement naturel du dialogue
romanesque (la plupart du temps signalé par un tiret), aux lignes 21 à 25 par exemple, mais on note
aussi la présence (discrète) du discours indirect, par exemple à la ligne 6 : « Ma mère dit qu’il ne faut pas
gâter le enfants. » On note enfin la présence du discours narrativisé où les paroles ne sont rapportées
que sous la forme condensée d’un résumé qui ne retient que leur contenu : « Je crie, je demande grâce, et
j’appelle mon père » (ligne 51). Mais l’utilisation la plus intéressante du discours rapporté vient de
formes plus ou moins inventives et dynamiques, comme l’emploi du discours direct dans le cours du
récit sans aucune autre démarcation que celle des guillemets (ouvrants et fermants), aux lignes 12 à 14,
par exemple. On note enfin que le discours direct finit par se fondre complètement dans le récit
quand les guillemets disparaissent : « Ce n’est pas ma faute, pourtant ! » (ligne 62). Le sollécisme montre
bien qu’il s’agit d’une parole de l’enfant-personnage qui tend alors à rejoindre la voix de l’adultenarrateur. On peut parler alors de monologues intérieurs rapportés (lignes 63-64 et 66-67).
' Les personnages féminins sont bavards : dans la première partie, c’est Madame Vingtras et
Mlle Balandreau qui sollicitent le plus la parole. On notera que l’enfant (le personnage) est réduit au
silence d’un objet, seul le narrateur s’exprime ici (voir lignes 1 à 5 par exemple). Dans la seconde
partie, il est remarquable de noter que le père ne parle pas non plus alors qu’il est au centre de
l’incident : c’est la mère qui incarne encore la parole de l’autorité parentale (ligne 48). C’est la cousine
qui prend le relais de Mlle Balandreau et vient consoler Jacques. On note donc que l’enfant n’a pas
droit à la parole, sauf à certains moments où elle est intériorisée (lignes 62 à 64, 66-67) et qu’il n’y a
pas de véritable échange possible entre lui et son père.
( L’utilisation de phrases courtes et simples donne l’impression d’un récit naïf : les propositions
s’enchaînent sur le mode de la juxtaposition ou de la coordination. On note un emploi très faible de
la subordination et de la phrase complexe. Le lexique témoigne de cette même recherche ; il est
simple et renvoie au monde de l’enfance : utilisation de connecteurs très sollicités par les enfants
(« d’abord », « mais », « et »), d’un vocabulaire typique (« derrière », « bonbon »). Le style est également
caractéristique, et parfois volontairement fautif (ligne 62). Enfin, l’utilisation d’images « poétiques »
révèle un univers encore prérationnel et enchanté (lignes 39-40).
) La parole de l’enfant, rapportée par l’adulte-narrateur, semble épouser le point de vue des adultes
au sens où elle ne témoigne d’aucun jugement. L’enfant ne juge pas, n’évalue pas : tout cela est
normal, puisque c’est le fait d’adultes qui incarnent symboliquement la norme, la loi (voir par
exemple les lignes 6 à 8). Devant l’injustice évidente, dont l’évidence semble affleurer tout de même à
la conscience de l’enfant (ligne 62), Jacques va chercher à justifier et donc légitimer la violence
parentale : d’abord en intégrant le sentiment de culpabilité (ligne 61), en se punissant lui-même
(ligne 65) et enfin en disculpant totalement l’auteur de cette violence injustifiée par le recours à une
valeur absolue (l’amour) qui renverse la perspective et redonne une légitimité indiscutable à sa mère
(lignes 66-67). D’une certaine manière, cette absence de jugement et même cette volonté opiniâtre de
préserver une image valorisée de ses parents rendent encore plus cruel, aux yeux du lecteur, ce récit
de violence et de souffrance.
*+ La relation de cette violence et l’expression de cette souffrance provoquent une impression de
cruauté qui ressortit en toute évidence au registre pathétique. Les champs lexicaux de la violence, de
la souffrance physique comme morale fondent la légitimité d’une telle réponse (voir question 3). Faire
le relevé du lexique de la violence : « fouetté » (ligne 5), « fouette » (lignes 7 et 13), « fouetter »
(lignes 22 et 26), « fessée » (ligne 31), « coup violent » (ligne 46), « me cognant » (ligne 49), « me pousse »
(ligne 59), « me battre » (ligne 70) ; de la souffrance physique : « me cuisait » (ligne 16) ; de la souffrance
$
Réponses aux questions – 34
morale : « larmes », « je crie », « je sanglote », « terreur » (il faut y ajouter aussi la violence du père sur
lui-même et du fils sur lui-même). Mlle Balandreau représente d’une certaine manière le lecteur, c’est
elle qui livre le mode de lecture, par la « pitié » (ligne 17), mais aussi par l’indignation (lignes 18 à 20).
*, L’enfant est bien sûr objet passif des actions du récit. Il est objet passif et victime de la violence dans
la première partie et il est déclaré à tort acteur de la violence dans la seconde. Cette passivité montre
l’enfant dans un état de complète incompréhension : il n’est pas maître de ce qui lui arrive et ce qui
arrive n’a pas de sens, ce qui accroît cette impression de passivité devant les événements (lignes 6 à 8).
Le fait que sa parole est finalement inexistante montre également cette totale subordination. Tout cela
rend encore plus manifeste le sentiment d’injustice et de violence dont il est la victime : au sens
propre il n’a rien fait…
*- Ce récit rétrospectif sollicite de façon très fréquente le présent. Il a plusieurs valeurs cependant. Il
est essentiellement utilisé comme présent de narration, avec une nuance d’habitude comme s’il
remplaçait l’imparfait, dans la première partie. En effet, dès qu’une action passée est de nature
répétitive, le narrateur sollicite le présent de narration (lignes 6 à 10, lignes 21 à 30). Dans la seconde
partie, le présent de narration est continûment employé à la place de l’imparfait (lignes 33 à 43) pour
dresser le décor, les circonstances et les habitudes (ligne 60), et à la place du passé simple (lignes 43
à 60) pour relater l’événement perturbateur (« quand… », ligne 43). Le narrateur utilise également le
présent d’énonciation, celui qui est attaché au moment de l’écriture (du discours en général) : lignes 1
à 5 et 31-32. Il prend la fonction de commentaire discursif sur ce qui est raconté dans le récit.
*. L’effet produit par l’utilisation du présent de narration est de nature stylistique : l’action relatée
devient plus vivante, plus présente aux yeux du lecteur, et donc aux yeux du narrateur. En effet, la
prégnance de ces souvenirs traumatiques semble tellement forte qu’elle contamine encore le présent.
C’est particulièrement sensible quand le narrateur relate le souvenir de l’incident domestique avec le
couteau : la scène, avec ses détails si précisément rendus, semble se dérouler encore sous ses yeux :
(voir les lignes 33 à 47 notamment). Le récit rétrospectif perd alors de son aspect « monumental » : par
la force du présent, il échappe à la banalité d’un simple souvenir d’enfance (de type nostalgique) pour
devenir un traumatisme qui a pu influencer la révolte du héros (il suffit de faire l’expérience de
rétablir les temps canoniques du récit pour se rendre compte de l’effet banalisant, monotone et
convenu des temps du passé).
*/ Avec la distance temporelle, le narrateur se venge de cette injustice par l’humour et l’ironie. C’est
en effet avec une ironie toute voltairienne (digne de Candide) qu’il rapporte les principes de sa mère
aux lignes 6 à 8 et aux lignes 68 à 70. On y reconnaît l’utilisation voltairienne du faux rapport logique
(ne pas gâter donc frapper, obéir donc être battu). L’humour est présent grâce au personnage de
Mlle Balandreau et à ses ruses (lignes 15 à 30) : il s’agit d’un véritable récit picaresque.
u Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 181 à 189)
Examen des textes et du document
! La mémoire est explorée par le narrateur adulte avec le recours de l’imaginaire de l’enfant. Les
images attachées à certains souvenirs sont rendues comme des éléments tout aussi importants que les
précisions de la mémoire : « comme le chant d’un oiseau dans une forêt. » Les scénarios des scènes
fantasmatiques ou traumatiques de l’enfant sont rappelés au même titre que ce qui leur a donné
naissance : « C’est l’instant où le malade […] sans remède. » L’héroïsation est ici le « remède » de l’enfant
pour surmonter la souffrance de la vie nocturne.
" Cet incipit est déroutant car il ne remplit pas la fonction informative qui lui est assignée
d’ordinaire. Le premier mot, « Nous », est par exemple un pronom personnel, par définition pronom
de reprise anaphorique, substitut d’un nom : or il n’y a pas de nom référencé. La suite est tout aussi
énigmatique : qui est ce « je », ce « ils » ? On apprend tout de même que l’événement décisif qui
semble avoir provoqué cette écriture serait la mort de Mme Bérenge. On apprend que le narrateur est
médecin et donc témoin privilégié de cette mort, que cette mort le renvoie à une solitude définitive,
à une angoisse et à une agressivité qui tend à justifier le projet d’une écriture qui sera comparable à un
règlement de compte : « Je pourrais moi dire toute ma haine […] je serai bien content. »
Le biographique – Recueil de textes – 35
Le premier paragraphe se présente comme un monologue intérieur : le style est hésitant, répétitif
(rectifications, épanorthoses), oralisant et oralisé. Le narrateur semble révéler au lecteur les contenus
de pensée des personnages comme s’il s’agissait de ce qu’on a pu appeler les sous-conversations.
Cependant on ne sait pas exactement qui parle : le narrateur ? un personnage en particulier ? Les
deuxième, troisième et quatrième paragraphes sont des éléments de récit traditionnels et le dernier
paragraphe est à nouveau une sorte de monologue intérieur d’un personnage ou de commentaire du
narrateur (les deux pourront se fondre s’il s’avère par la suite que le narrateur est également un
personnage du récit…). Cependant, le caractère oral, presque discursif ou conversationnel tend à
penser qu’il s’agit d’un monologue intérieur.
$ Le point de vue utilisé dans ce tableau n’est pas celui qui est objectivement indiqué. En effet, le
point de vue, en plongée, doit surplomber ce qui est représenté (il se situe au moins à mi-hauteur).
Or, si l’on observe la représentation, on remarque la disproportion des masses d’ombre et de lumière
ainsi que l’aspect écrasant de l’architecture qui semble dominer de sa hauteur incroyable l’ensemble de
la scène. En fait, la perspective adoptée suit le point de vue de l’enfant qui court vers le soleil : c’est
une contre-plongée qui épouse le regard et la dimension de l’enfant qui joue dans la rue. Ce
gigantisme, cet infini artificiel tendent à rendre le point de vue de l’enfant.
#
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Certains éléments peuvent en effet rapprocher ces textes des incipits d’autobiographie (Rousseau) ou
de mémoires (Saint-Simon) : l’évocation du monde de l’enfance, des origines, de la famille, des
souvenirs (textes A et B), l’annonce d’un projet d’écriture autobiographique ou simplement
biographique (texte C) et surtout la présence de la première personne qui assume la responsabilité de
la narration (textes A, B, C). Cependant, le texte D ne répond à aucun de ces critères et si l’on
examine bien les autres textes, on se rend compte qu’il subsiste des différences fondamentales sur le
plan du genre d’écrit que propose l’ensemble de ces textes. L’élément le plus important, qui fonde
d’ailleurs le « pacte autobiographique », est l’identité entre le personnage, le narrateur et l’auteur : les
deux incipits de Rousseau (« Je suis né d’Isaac Rousseau ») et de Saint-Simon (« Je suis né de Claude, duc
de Saint-Simon ») le montrent bien. Or dans ce corpus, les noms de l’auteur, du narrateur et du
personnage diffèrent (c’est le cas dans le texte A) ou n’apparaissent même pas (textes B, C, D). En
outre, le narrateur ne s’engage pas à dire la vérité, il n’y a pas non plus de pacte sur le contenu
raconté, ce qui diffère évidemment de l’incipit des Confessions (« un homme dans toute la vérité de la
nature ») ou du projet de Saint-Simon d’écrire les mémoires « de ceux que je verrais… ». On ne peut
donc considérer ces incipits comme des « pactes autobiographiques » et on ne peut, à ce stade de la
lecture, les lire qu’en tant qu’ouvertures romanesques. En revanche, il est vrai que les textes A, B et C
peuvent s’apparenter à des romans autobiographiques (sans doute grâce à la présence de la première
personne comme instance narrative), alors que le texte D se présente plutôt comme un roman
particulièrement énigmatique.
Commentaire
L’aspect difficile et énigmatique du texte impose un plan simple qui en respecte néanmoins la nature.
Il ne faut donc pas hésiter à en montrer les difficultés et à témoigner de sa perplexité (bienveillante et
passionnée dans la recherche du sens et de la beauté littéraire).
1. Un incipit énigmatique
• Fonction informative de l’incipit : elle est sacrifiée à un intérêt romanesque entretenu précisément
par la rétention d’informations. Anonymat des personnages (« ils », un prénom apparaît : « Joseph »),
du narrateur, localisation indéterminée (« un coin de plaine », « un désert »), temporalité indéfinie (« huit
jours », « le lendemain ») à cause d’une absence de chronologie relative indispensable au récit (par
nature coupé de sa situation d’énonciation). Le sujet du texte semble toutefois évoqué : il s’agit de
l’achat (désastreux) d’un cheval et de ses conséquences.
• Fonction argumentative et rhétorique : comme cela est dit précédemment, c’est cette fonction qui
est prédominante ici. Le texte est énigmatique, il suscite le désir d’en savoir plus et en outre il stimule
ce désir par un effet d’annonce : « Et c’est le lendemain à Ram qu’ils devaient faire la rencontre qui allait
changer leur vie à tous. »
Réponses aux questions – 36
• La tonalité du texte. Si l’incipit ne donne pas les informations nécessaires sur le plan factuel, en
revanche, il réussit parfaitement à dresser le décor pessimiste d’un roman particulièrement sombre et
même pathétique. Une atmosphère de désolation domine cette ouverture romanesque : tout semble
déjà dit ou écrit sur l’issue du destin des personnages, dominés par l’inéluctabilité de l’échec. Le
paysage est désolé (« misérable », « coin de plaine saturé de sel », « un désert », « stérilité ») ; les personnages
sont isolés, esseulés, abandonnés (« seuls », « solitude », « ennui », « amertume », « dégoûtés »). L’épisode
du cheval est emblématique de cet échec fondamental et du pathétique absolu de leur situation qui les
apparente à des damnés accablés par un destin mauvais et infernal.
2. Un monologue intérieur
• Présence des signes de l’oralité, du discours : « d’abord », « comme quoi » ; formes emphatiques :
« C’était ça les transports », « en extraire quelque chose, de ce monde. »
• Les répétitions et reprises anaphoriques : le texte se présente comme une sorte de flux qui progresse
par vagues successives, par un mouvement de va-et-vient (une sorte de flux et de reflux). Les reprises
syntaxiques imposent ce rythme : les concessions (« même si », « tout de même », « même si »), les
répétitions litaniques (« jusqu’à », « saturé », « Comme quoi une idée et toujours une bonne idée »). On
notera que la progression de l’information, très lente, est faite de reprises et d’insensibles
modifications, d’imperceptibles évolutions qui font que le texte progresse malgré tout (« dégoûtés, si
dégoûtés »).
• La progression chaotique d’une conscience : les formes de reprises par répétition, rectification et
gradation montrent une pensée qui se développe à mesure de son énonciation. Le mot « idée » est
intéressant à analyser de ce point de vue au début du texte et dans le dernier paragraphe. Le dernier
paragraphe est également intéressant de ce point de vue-là : ce qui est dit est faible sur le plan strict de
l’information et aurait pu être dit avec plus d’efficacité et de concision, mais cela témoigne de cette
pensée progressive et hésitante, caractéristique du monologue intérieur.
Dissertation
C’est un sujet traditionnel, voire stéréotypé : le plan adopté sera dès lors sans surprise : défense des
genres du biographique comme genres du vrai, puis défense du roman et de son intérêt fictionnel,
enfin dépassement du problème avec la notion de pacte de lecture comme critère déterminant du
mode de réception des œuvres.
1. Les genres du biographique : l’intérêt de la vérité
• L’intérêt documentaire (voir le corrigé de la dissertation sur l’écriture fragmentaire, page 31 de ce
livret).
• L’indiscrétion intime (voir le texte de Gracq, page 167 du livre, et le corrigé de la dissertation sur
l’écriture fragmentaire).
• La littérature comme acte : la confession, l’aveu, la révélation qui engagent l’auteur et font de ce
genre d’écrits des productions dans lesquelles l’écrivain se met en danger (voir l’« avant-propos » de
L’Âge d’homme de Michel Leiris, cité très succinctement page 6 du livre, dans le texte de
présentation : il faut le lire intégralement).
2. Le genre romanesque : l’intérêt de la fiction
• Mythe de la sincérité dans les genres du biographique : il n’y a pas plus d’objectivité que dans la
fiction romanesque. Ce sont deux mensonges, mais l’un s’affirme comme tel (le roman) quand l’autre
refuse de l’avouer (le biographique). Dans les deux cas, il y a reconstruction d’un contenu de vérité,
réinterprétation, choix, oublis et transformations. Les Mots de Sartre peuvent sans doute de ce point
de vue être considérés comme un ouvrage de fiction.
• Supériorité de la vérité sur la véracité : le roman délivre une vérité profonde quand le biographique
ne témoigne que d’un relevé de faits et d’événements exacts. Le roman est même plus sincère dans la
mesure où l’écrivain peut s’y révéler sans craindre qu’on y voit des révélations intimes (voir ce que dit
Gide dans Si le grain ne meurt).
• Enfin, le roman a un intérêt esthétique, le pouvoir d’innovation que n’ont pas les genres du
biographique qui peuvent engendrer un certain ennui : le cours d’une vie, son contenu, ses étapes
sont peu ou prou toujours les mêmes et bon nombre de biographies ou d’autobiographies semblent
avoir été faites sur le même moule.
Le biographique – Recueil de textes – 37
3. La réception des œuvres : la question des pactes de lecture
• La difficile démarcation du roman et des genres du biographique : le roman autobiographique en est
la preuve. Les textes du corpus (textes A, B, C, D) sont lus comme des textes autobiographiques alors
que rien ne permet de leur conférer ce statut. Inversement, certaines biographies sont de plus en plus
« littéraires », c’est-à-dire romancées et fictives (voir L’Adversaire de Carrère et Rimbaud le fils de
Michon, par exemple).
• Le « pacte fantasmatique » : par le biais de ce que Lejeune appelle le « pacte fantasmatique », certains
auteurs indiquent que leur œuvre romanesque ou fictive peut relever d’une interprétation
biographique. D’une certaine façon, c’est ce que fait la critique psychanalytique quand elle s’intéresse
aux œuvres de fiction (voir L’Homme au sable de Hoffmann interprété par Freud dans L’Inquiétante
étrangeté, voir également Psychanalyse de Victor Hugo par Charles Baudouin).
• Le pacte de lecture détermine finalement le genre. Mais c’est le lecteur qui en dernière instance
détermine son mode de perception. Ainsi, malgré le pacte autobiographique, le lecteur peut lire Les
Confessions comme une œuvre du philosophe Rousseau, comme un discours sur l’origine de la
personnalité ou sur l’opposition inévitable entre la nature et les impératifs sociaux : perte d’innocence
et de sincérité, mais gain de lucidité et d’intelligence (on est proche des thèses du Discours sur l’origine
de l’inégalité).
Écriture d’invention
Le sujet propose une réécriture et une transposition générique.
• Il s’agit d’abord d’élaguer le texte de Rousseau de tous les éléments qui accréditent l’idée d’un
« pacte autobiographique ». La question préliminaire est une aide précieuse pour réaliser cet exercice de
transposition.
• Il s’agit ensuite de déplacer l’enjeu littéraire du texte, d’en modifier sa fonction principale. Le texte
doit moins se présenter comme un texte informatif à visée didactique qu’un texte littéraire à visée
esthétique. Le roman autobiographique utilise, transforme et transfigure le contenu biographique. Il
faut donc porter une attention particulière au style du texte : solliciter des registres et provoquer des
émotions, susciter des images, créer des effets, etc. C’est dans cet enrichissement que réside la
principale difficulté de l’exercice. Si ce travail n’est pas réalisé avec bonheur, le texte transformé ne
sera alors qu’un texte mutilé.
Compléments aux lectures d'images – 38
COMPLÉMENTS AUX LECTURES D’IMAGES
La couverture
Tiziano Vecellio, dit Le Titien (1488 ou 1489 – 1576), L’Homme au gant, 1523, huile sur toile
(1 m x 0,89 m). Signé TICIANUS (pour Le Titien), Musée du Louvre, Paris, Grande Galerie (salle
des États).
• L’identité du personnage reste énigmatique : il pourrait s’agir de Ferdinand de Gonzague, le frère du
marquis de Mantoue.
• Certains éléments permettent en tout cas de penser qu’il s’agit de quelqu’un d’important : le gant est
enlevé et laisse la main gauche nue sur laquelle on distingue une chevalière, signe aristocratique et
peut-être annonce d’un futur mariage. La chaîne en or que l’on distingue dans l’échancrure de l’habit
indique qu’il s’agit d’une personne de qualité, d’un rang social élevé.
• Le personnage est habillé en tout cas comme un noble vénitien de l’époque.
• L’expression du personnage et notamment l’intensité de son regard peuvent être interprétées comme
le signe d’une sensibilité évidente, voire d’une certaine mélancolie.
• La composition établit un contraste entre le fond, sombre, et l’éclat du visage, du triangle formé par
l’ouverture de la chemise et les mains. Cette relative austérité accompagne, redouble et souligne
l’expression de ce visage qui représente un caractère distingué, élégant mais rêveur, presque inquiet
ou, comme dit précédemment, mélancolique.
Page 27
Jacques Louis David (1748-1825), La Mort de Socrate, 1787, huile sur toile (1,47 m x 1,95 m)
Metropolitan Museum of Art, New York.
• La composition de ce tableau de genre « néo-classique » imite précisément les bas-reliefs antiques,
elle est parallèle au plan du tableau ; le traitement des personnages les apparente à des statues.
• On notera toutefois un effet de lumière avec un éclairage très centré et des ombres très nettes. Tout
cela participe d’un effort réaliste (dans l’idéalisation même du sujet), comme en témoigne également
l’ensemble des détails très concrets de cette scène de la vie privée d’un grand philosophe : désespoir
des disciples, adieu de Xanthippe (l’épouse de Socrate) qui remonte l’escalier, bleuissement des chairs,
soulignement des muscles, traces des fers sur les pieds, crispation de la main de Criton sur la jambe de
Socrate, etc.
• Il est évident ici que l’idéalisation de Socrate va de pair avec une christianisation (commencée dès
Dante, dans son Enfer). La figure de Socrate buvant le poison rappelle évidemment la « cène pascale »
du Christ buvant le vin avant d’être jugé et d’aller au supplice. On notera par exemple qu’il y a douze
disciples représentés, comme il y avait douze apôtres.
• Sur le plan générique, il s’agit d’un exemplum virtutis (lire le passage correspondant dans l’Apologie de
Socrate de Platon) : la leçon implique une idéalisation et une amplification. David suit en cela la
mission que Diderot avait assignée aux arts plastiques : « tout morceau de sculpture ou de peinture doit être
l’expression d’une grande maxime, une leçon pour le spectateur » (Pensées détachées sur la peinture) ; il suit aussi
la direction qu’il avait décidée quant à la représentation de ce sujet : il faut concevoir selon lui
« combien la vertu et l’innocence, prêtes (sic) d’expirer au fond d’un cachot, sur un lit de paille, sur un grabat
(fait) une représentation pathétique et sublime » (Essais sur la peinture, chapitre III). Le sublime est produit
par l’attitude d’abnégation et de courage de Socrate et le pathétique est rendu par la tristesse et
l’accablement des proches.
Page 86
Antoine Jean Gros (1771-1835), Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, 1804, huile sur toile, musée du
Louvre, Paris.
On peut opérer plusieurs rapprochements avec David, dont Gros est un disciple. On ne revient pas
sur l’aspect christique de Bonaparte qui, comme Socrate, est pris dans un mouvement d’héroïsation
chrétienne (voir Examen des textes, question 4, page 18). En revanche, on peut s’intéresser à l’aspect
néo-classique du tableau. On peut remarquer notamment que Gros s’inspire de l’Apollon du Belvédère
(voir par exemple la copie, d’après l’antique, de Valladier au Louvre, qui date de 1770). Le geste de
Le biographique – Recueil de textes – 39
Bonaparte et notamment le mouvement de ses bras, le port de tête et son maintien sont un décalque
précis de la statue antique.
Page 215
Domenico Ghirlandaio (1449-1494), Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon, vers 1488, bois (0,62 m
x 0,46 m), musée du Louvre, Paris, Grande Galerie.
• On notera le contraste entre les deux visages du vieillard et de l’enfant : d’un côté les flétrissures du
temps (jusqu’à la difformité très réaliste du nez qui bourgeonne) et la candeur d’un visage que le
temps n’a pas encore blessé.
• Le contraste est également l’instrument du lien, sans doute familial : le jeu des regards montre cette
affection réciproque, malgré la distance temporelle, les mains inscrivent une circulation de la
tendresse.
• Le paysage par la fenêtre a une visée symbolique plus que réaliste. Il représente l’image du cours de
la vie (le cours du fleuve est l’image du curriculum vitae), l’idée que la vie est un voyage semé
d’obstacles (la montagne verticale s’oppose au cours horizontal de l’eau limpide). Il représente plus
généralement le temps et peut-être même le temps du dernier voyage pour le vieillard : en ce sens on
pourrait aussi interpréter cette étreinte comme un adieu à la jeunesse, à la vie.
Page 246
Vincent Van Gogh (1853-1890), Autoportrait, 1989, Galerie nationale, Oslo, Norvège.
• Ce tableau et l’ensemble des essais d’autoportraits de Van Gogh illustrent ce qu’il disait à son frère
Théo en septembre 1889 : « On dit et je le crois volontiers qu’il est difficile de se connaître soi-même – Mais il
n’est pas aisé non plus de se peindre soi-même. » ce tableau est le dernier d’une longue série (voir livre
élève page 246). C’est à l’issue de cette ultime tentative que le peintre se suicidera (juillet 1890).
• On appelle également ce tableau : Vincent au fond de flammes. Le traitement de la perspective, proche
de celui de l’estampe japonaise étudiée par le peintre dès 1886, crée un effet d’étouffement,
d’encerclement : on a l’impression qu’il n’y a pas d’espace, pas de distance entre la figure et le fond.
Le regard inquiet témoigne d’une angoisse que la peinture ne peut plus transfigurer ni magnifier
Bibliographie complémentaire – 40
BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE
– Michel Beaujour, Miroirs d’encre, « Poétique », Le Seuil, 1988.
– Maurice Blanchot, « Le journal intime et le récit », dans Le Livre à venir, « Folio-essais », Gallimard,
1986.
– Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », dans Raisons pratiques, sur la théorie de l’action, Paris, Le
Seuil, 1994 (chapitre 3, annexe 1).
– René Demoris, Le Roman à la première personne. Du classicisme aux Lumières, Armand Colin, 1975.
– Serge Doubrovsky, Autobiographiques. De Corneille à Sartre, PUF, 1988.
– Marc Fumaroli, La Diplomatie de l’esprit, Gallimard, 2002 (sur les mémoires).
– Pierre Glaudes et Jean-François Louette, L’Essai, « Contours littéraires », Hachette, 1999.
– Georges Gusdorf, Lignes de vie : les écritures du moi (tome I), Autobiographie (tome II), Odile Jacob,
1990.
– Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Armand Colin, 1997.
– Philippe Lejeune, Je est un autre, « Poétique », Le Seuil, 1980.
– Philippe Lejeune, Moi aussi, « Poétique », Le Seuil, 1986.
– Daniel Madalénat, L’Intimisme, « Littératures modernes », PUF, 1989.
– Alain Montandon, Les Formes brèves, « Contours littéraires », Hachette, 1992.
– Gaston Pineau et Jean-Louis Legrand, Les Histoires de vie, « Que sais-je ? », PUF, 1996.
– Jean Rousset, Narcisse romancier. Essai sur la première personne dans le roman, José Corti, 1973.
– Jean Starobinski, « Le style de l’autobiographie », dans La Relation critique, Gallimard, 1978.
– Damien Zanone, L’Autobiographie, Ellipses, 1996.
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