L`illusion biographique

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Actes de la recherche en
sciences sociales
L'illusion biographique
Pierre Bourdieu
Citer ce document / Cite this document :
Bourdieu Pierre. L'illusion biographique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 62-63, juin 1986. L’illusion
biographique. pp. 69-72;
doi : 10.3406/arss.1986.2317
http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1986_num_62_1_2317
Document généré le 12/05/2016
riLLUSION
BIOGRAPHIQUE
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première, jusqu'à son terme qui est aussi un but.
Le récit, qu'il soit biographique ou
autobiographique, comme celui de l'enquêté qui «se livre» à
un enquêteur, propose des événements qui, sans
être tous et toujours déroulés dans leur stricte
succession chronologique (quiconque a recueilli des
histoires de vie sait que les enquêtes perdent
constamment le fil de la stricte succession calendaire), tendent ou prétendent à s'organiser en
séquences ordonnées selon des relations
intelligibles. Le sujet et l'objet de la biographie
(l'enquêteur et l'enquêté) ont en quelque sorte le
même intérêt à accepter le postulat du sens de
l'existence racontée (et, implicitement, de toute
existence). On est sans doute en droit de supposer
que le récit autobiographique s'inspire toujours, au
moins pour une part, du souci de donner sens, de
rendre raison, de dégager une logique à la fois
rétrospective et prospective, une consistance et une
constance, en établissant des relations intelligibles,
comme celle de l'effet à la cause efficiente ou
finale, entre les états successifs, ainsi constitués en
étapes d'un développement nécessaire. (Et il est
probable que ce profit de cohérence et de nécessité
est au principe de l'intérêt, variable selon la position
et la trajectoire, que les enquêtes portent à
l'entreprise biographique) (1). Cette inclination à se
faire l'idéologue de sa propre vie en sélectionnant,
en fonction d'une intention globale, certains
événements significatifs et en établissant entre eux
des connexions propres à leur donner cohérence,
comme celles qu'implique leur institution en tant
que causes ou, plus souvent, en tant que fins,
trouve la complicité naturelle du biographe que
tout, à commencer par ses dispositions de
professionnel de l'interprétation, porte à accepter
cette création artificielle de sens.
Il est significatif que l'abandon de la
structure du roman comme récit linéaire ait
coïncidé avec la mise en question de la vision de la
vie comme existence dotée de sens, au double sens
de signification et de direction. Cette double
rupture, symbolisée par le roman de Faulkner, Le bruit
et la fureur, s'exprime en toute clarté dans la
définition de la vie comme anti-histoire que proposeShakespeare à la fin dz Macbeth : «C'est une histoire
1— Cf. F. Muel-Dreyfus, Le métier d'éducateur, Paris,
Éditions de Minuit, 1983.
70 Pierre B our dieu
que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et
de fureur, mais vide de signification». Produire une
histoire de vie, traiter la vie comme une histoire,
c'est-à-dire comme le récit cohérent d'une séquence
signifiante et orientée d'événements, c'est peut-être
sacrifier à une illusion rhétorique, à une
représentation commune de l'existence, que toute une
tradition littéraire n'a cessé et ne cesse de
renforcer. C'est pourquoi il est logique de demander
assistance à ceux qui ont eu à rompre avec cette
tradition sur le terrain même de son
accomplissement exemplaire. Comme l'indique Alain RobbeGrillet, «l'avènement du roman moderne est
précisément lié à cette découverte : le réel est
discontinu, formé d'éléments juxtaposés sans
raison dont chacun est unique, d'autant plus
difficiles à saisir qu'ils surgissent de façon sans
cesse imprévue, hors de propos, aléatoire» (2).
L'invention d'un nouveau mode d'expression
littéraire fait apparaître a contrario l'arbitraire de
la représentation traditionnelle du discours
romanesque comme histoire cohérente et totalisante et
de la philosophie de l'existence qu'implique cette
convention rhétorique. Rien n'oblige à adopter la
philosophie de l'existence qui, pour certains de ses
initiateurs, est indissociable de cette révolution
rhétorique (3);mais on ne peut en tout cas esquiver
la question des mécanismes sociaux qui favorisent
ou autorisent l'expérience ordinaire de la vie
comme unité et comme totalité. Comment répondre
en effet, sans sortir des limites de la sociologie, à la
vieille interrogation empiriste sur l'existence d'un
moi irréductible à la rhapsodie des sensations
singulières ? Sans doute peut-on trouver dans
l'habitus le principe actif, irréductible aux
perceptions passives, de l'unification des pratiques et des
représentations (c'est-à-dire l'équivalent,
historiquement constitué, donc historiquement situé,
de ce moi dont, selon Kant, on doit postuler
l'existence pour rendre compte de la synthèse du
divers sensible donnée dans l'intuition et de la
liaison des représentations dans une conscience).
Mais cette identité pratique ne se livre à l'intuition
que dans l'inépuisable série de ses manifestations
successives, en sorte que la seule manière de
l'appréhender comme telle consiste peut-être à
tenter de la ressaisir dans l'unité d'un récit
totalisant (comme autorisent à le faire les
différentes formes, plus ou moins institutionnalisées, du
«parler de soi», confidence, etc.).
Le monde social, qui tend à identifier la
normalité avec l'identité entendue comme
constance à soi-même d'un être responsable, c'est-à-dire
prévisible ou, à tout le moins, intelligible, à la
manière d'une histoire bien construite (par
opposition à l'histoire contée par un idiot), dispose de
toutes sortes d'institutions de totalisation et
d'unification du moi. La plus évidente est
évidemment le nom propre qui, en tant que «désignateur
2— A. Robbe-G rillet, Le miroir qui revient, Paris, Éditions
de Minuit, 1984, p. 208.
3— «Tout cela, c'est du réel, c'est-à-dire du fragmentaire, du
fuyant, de l'inutile, si accidentel même et si particulier que
tout événement y apparaît à chaque instant comme gratuit,
et toute existence en fin de compte comme privée de la
moindre signification unificatrice» (A. Robbe-Grillet, ibid.).
rigide», selon l'expression de Kripke, «désigne le
même objet en n'importe quel univers possible»,
c'est-à-dire, concrètement, dans des états différents
du même champ social (constance diachronique)
ou dans des champs différents au même moment
(unité synchronique par delà la multiplicité des
positions occupées) (4). Et Ziff,qui décrit le nom
propre comme «un point fixe dans un monde
mouvant», a raison de voir dans les «rites
baptismaux» la manière nécessaire d'assigner une
identité (5). Par cette forme tout à fait singulière de
nomination que constitue le nom propre, se
trouve instituée une identité sociale constante et
durable qui garantit l'identité de l'individu
biologique dans tous les champs possibles où il
intervient en tant qu'agent, c'est-à-dire dans toutes ses
histoires de vie possibles. Le nom propre «Marcel
Dassault» est, avec l'individualité biologique dont
il représente la forme socialement instituée, ce qui
assure la constance à travers le temps et l'unité à
travers les espaces sociaux des différents agents
sociaux qui sont la manifestation de cette
individualité dans les différents champs, le patron
d'entreprise, le patron de presse, le député, le
producteur de films, etc. ; et ce n'est pas par hasard
que la signature, signum authenticum qui
authentifie cette identité, est la condition juridique des
transferts d'un champ à un autre, c'est-à-dire d'un
agent à un autre, des propriétés attachées au même
individu institué. En tant qu'institution, le nom
propre est arraché au temps et à l'espace, et aux
variations selon les lieux et les moments : par là,
il assure aux individus désignés, par delà tous les
changements et toutes les fluctuations biologiques
et sociales, la constance nominale, l'identité au sens
d'identité à soi-même, de constantia sibi, que
demande l'ordre social. Et l'on comprend que, dans
nombre d'univers sociaux, les devoirs les plus sacrés
envers soi-même prennent la forme de devoirs
envers le nom propre (qui est toujours, aussi, pour
une part, un nom commun, en tant que nom de
famille, spécifié par un prénom). Le nom propre
est l'attestation visible de l'identité de son porteur
à travers les temps et les espaces sociaux, le
fondement de l'unité de ses manifestations successives et
de la possibilité socialement reconnue de totaliser
ces manifestations dans des enregistrements
officiels, curriculum vitae, cursus honorum, casier
judiciaire, nécrologie ou biographie qui constituent
la vie en totalité finie par le verdict porté sur un
bilan provisoire ou définitif. «Désignateur rigide»,
le nom propre est la forme par excellence de
l'imposition arbitraire qu'opèrent les rites d'institution :
la nomination et la classification introduisent des
divisions tranchées, absolues, indifférentes aux
particularités circonstancielles et aux accidents
individuels, dans le flou et le flux des réalités
biologiques et sociales. Ainsi s'explique que le nom
propre ne puisse pas décrire des propriétés et qu'il
ne véhicule aucune information sur ce qu'il nomme :
du fait que ce qu'il désigne n'est jamais qu'une
4— Cf. S. Kripke, La logique des noms propres (Naming and
Necessity), Paris, Éditions de Minuit, 1982 ;etaussiP. Engel,
Identité et référence, Paris, Pens, 1985.
5— Cf. P. Ziff, Semantic Analysis, Ithaca, Cornell University
Press, 1960, pp. 102-104.
L'illusion biographique 71
6— E. Nicole, Personnage et rhétorique du nom, Poétique,
46, 1981, pp. 200-216.
7— La dimension proprement biologique de l'individualité
— que l'état civil appréhende sous la forme du signalement
et de la photographie d'identité — est soumise à des
variations selon les temps et les lieux, c'est-à-dire les espaces
sociaux qui en font une base beaucoup moins assurée que
la pure définition nominale (Sur les variations de l'hexis
corporelle selon les espaces sociaux, on pourra lire S. Maresca,
«La représentation de la paysannerie, Remarques
ethnographiques sur le travail de représentation des dirigeants
agricoles», Actes de la recherche en sciences sociales, 38,
mai 1981, pp. 3-18).
échanges intimes entre familiers et de la logique
de la confidence qui a cours sur ces marchés
protégés. Les lois qui régissent la production des
discours dans la relation entre un habitus et un
marché s'appliquent à cette forme particulière
d'expression qu'est le discours sur soi ; et le récit
de vie variera, tant dans sa forme que dans son
contenu, selon la qualité sociale du marché sur
lequel il sera offert — la situation d'enquête ellemême contribuant inévitablement à déterminer le
discours recueilli. Mais l'objet propre de ce
discours, c'est-à-dire la présentation publique,
donc
l'officialisation,
d'une représentation
privée de sa propre vie, publique ou privée,
implique un surcroît de contraintes et de censures
spécifiques (dont les sanctions juridiques contre
les usurpations d'identité ou le port illégal de
décorations représentent la limite). Et tout permet
de supposer que les lois de la biographie officielle
tendront à s'imposer bien au-delà des situations
officielles, au travers des présupposés inconscients
de l'interrogation (comme le souci de la
chronologie et tout ce qui est inhérent à la représentation
de la vie comme histoire), au travers aussi de la
situation d'enquête qui, selon la distance objective
entre l'interrogateur et l'interrogé, et selon
l'aptitude du premier à «manipuler» cette relation,
pourra varier depuis cette forme douce
d'interrogatoire officiel qu'est le plus souvent, à l'insu du
sociologue, l'enquête sociologique, jusqu'à la
confidence, au travers enfin de la représentation
plus ou moins consciente que l'enquêté se fera de
la situation d'enquête, en fonction de son
expérience directe ou médiate de situations équivalentes
(interview d'écrivain célèbre, ou d'homme politique,
situation d'examen, etc.) et qui orientera tout son
effort de présentation de soi ou, mieux, de
production de soi
L'analyse critique des processus sociaux mal
analysés et mal maîtrisés qui sont à l'œuvre, à
l'insu du chercheur et avec sa complicité, dans la
construction de cette sorte d'artefact socialement
irréprochable qu'est «l'histoire de vie», et en
particulier dans le privilège accordé à la succession
longitudinale des événements constitutifs de la vie
considérée comme histoire par rapport à l'espace
social dans lequel ils s'accomplissent, n'est pas à
elle-même sa fin. Elle conduit à construire la
notion de trajectoire comme série des positions
successivement occupées par un même agent (ou
un même groupe) dans un espace lui-même en
devenir et soumis à d'incessantes transformations.
Essayer de comprendre une vie comme une série
unique et à soi suffisante d'événements successifs
sans autre lien que l'association à un «sujet» dont
la constance n'est sans doute que celle d'un nom
propre, est à peu près aussi absurde que d'essayer
de rendre raison d'un trajet dans le métro sans
prendre en compte la structure du réseau,
c'est-à-dire la matrice des relations objectives entre
les différentes stations. Les événements
biographiques se définissent comme autant de placements
et de déplacements dans l'espace social, c'est-à-dire,
plus précisément, dans les différents états successifs
de la structure de la distribution des différentes
espèces de capital qui sont en jeu dans le champ
considéré. Le sens des mouvements conduisant
d'une position à une autre (d'un poste profes.
rhapsodie composite et disparate de propriétés
biologiques et sociales en changement constant,
toutes les descriptions seraient valables seulement
dans les limites d'un stade ou d'un espace.
Autrement dit, il ne peut attester l'identité de la
personnalité, comme individualité socialement constituée,
qu'au prix d'une formidable abstraction. C'est ce
qui se rappelle dans l'usage inhabituel que Proust
fait du nom propre précédé de l'article défini («le
Swann de Buckingham Palace», «FAlbertine
d'alors», «PAlbertine caoutchoutée des jours de
pluie»), tour complexe par lequel s'énoncent à la
fois la «subite révélation d'un sujet fractionné,
multiple», et la permanence par delà la pluralité
des mondes de l'identité socialement assignée par le
nom propre (6).
Ainsi, le nom propre est le support (on serait
tenté de dire la substance) de ce que l'on appelle
Yétat civil, c'est-à-dire de cet ensemble des
propriétés (nationalité, sexe, âge, etc.) attachées à des
personnes auxquelles la loi civile associe des effets
juridiques et qu'instituent, sous apparence de les
constater, les actes d'état civil. Produit du rite
d'institution inaugural qui marque l'accès à
l'existence sociale, il est le véritable objet de tous les
rites d'institution ou de nomination successifs à
travers lesquels se construit l'identité sociale : ces
actes (souvent publics et solennels) ^attribution,
opérés sous le contrôle et avec la garantie de l'Etat,
sont aussi des désignations rigides, c'est-à-dire
valables pour tous les mondes possibles, qui
développent une véritable description officielle
de cette sorte d'essence sociale, transcendante aux
fluctuations historiques, que l'ordre social institue
à travers le nom propre ; ils reposent tous en effet
sur le postulat de la constance du nominal que
présupposent tous les actes de nomination, et aussi,
plus généralement, tous les actes juridiques
engageant un avenir à long terme, qu'il s'agisse des
certificats garantissant de manière irréversible une
capacité (ou une incapacité), des contrats
engageant un futur lointain, comme les contrats
de crédit ou d'assurance, ou des sanctions pénales,
toute condamnation présupposant l'affirmation de
l'identité par delà le temps de celui qui a commis le
crime et de celui qui subit le châtiment (7).
Tout permet de supposer que le récit de vie
tend à se rapprocher d'autant plus du modèle
officiel de la présentation officielle de soi, carte
d'identité, fiche d'état civil, curriculum vitae,
biographie officielle, et de la philosophie de
l'identité qui le sous-tend, que l'on s'approche
davantage des interrogatoires officiels des enquêtes
officielles — dont la limite est l'enquête judiciaire
ou policière —, s'éloignant du même coup des
72 Pierre Bourdieu
sionnel à un autre, d'un éditeur à un autre, d'un
évêché à un autre, etc.) se définit, de toute
évidence, dans la relation objective entre le sens et
la valeur au moment considéré de ces positions au
sein d'un espace orienté. C'est dire qu'on ne peut
comprendre une trajectoire (c'est-à-dire le
vieillissement social qui, bien qu'il l'accompagne
inévitablement, est indépendant du vieillissement
biologique) qu'à condition d'avoir préalablement
construit les états successifs du champ dans lequel
elle s'est déroulée, donc l'ensemble des relations
objectives qui ont uni l'agent considéré — au
moins, dans un certain nombre d'états pertinents —
à l'ensemble des autres agents engagés dans le
même champ et affrontés au même espace des
possibles. Cette construction préalable est aussi la
condition de toute évaluation rigoureuse de ce que
l'on peut appeler la surface sociale, comme
description rigoureuse de la personnalité désignée par
le nom propre, c'est-à-dire l'ensemble des positions
simultanément occupées à un moment donné du
temps par une individualité biologique socialement
instituée agissant comme support d'un ensemble
d'attributs et d'attributions propres à lui permettre
d'intervenir comme agent efficient dans différents
champs (8).
La nécessité de ce détour par la construction
de l'espace paraît si évidente dès qu'elle est énoncée
— qui songerait à évoquer un voyage sans avoir une
idée du paysage dans lequel il s'accomplit ? — que
l'on aurait peine à comprendre qu'il ne se soit pas
d'emblée imposé à tous les chercheurs si l'on ne
savait que l'individu, la personne, le moi, «le plus
irremplaçable des êtres», comme disait Gide, vers
lequel nous porte irrésistiblement une pulsion
narcissique socialement renforcée, est aussi la plus
réelle, en apparence, des réalités, Yens realissimum ,
immédiatement livré à notre intuition fascinée,
intuitus personae.
8— La distinction entre l'individu concret et l'individu
construit, l'agent efficient, se double de la distinction entre
l'agent, efficient dans un champ, et la personnalité , comme
individualité biologique socialement instituée par la
nomination et porteuse de propriétés et de pouvoirs qui lui
assurent (en certains cas) une surface sociale, c'est-à-dire la
capacité d'exister comme agent en différents champs. Ce
qui fait surgir nombre de problèmes normalement ignorés,
notamment dans le traitement statistique : c'est ainsi par
exemple que les enquêtes sur les «élites» feront disparaître
la question de la surface sociale en caractérisant les
individus à positions multiples par une de leurs propriétés
considérée comme dominante ou déterminante, faisant
entrer le patron d'industrie qui est aussi patron de presse
dans la catégorie des patrons, etc. (ce qui aura entre autres
choses pour effet d'éliminer des champs de production
culturelle tous les producteurs dont l'activité principale se
situe en d'autres champs, laissant ainsi échapper certaines
propriétés du champ).
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