Actes de la recherche en
sciences sociales
L'illusion biographique
Pierre Bourdieu
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Bourdieu Pierre. L'illusion biographique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 62-63, juin 1986. L’illusion
biographique. pp. 69-72;
doi : 10.3406/arss.1986.2317
http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1986_num_62_1_2317
Document généré le 12/05/2016
riLLUSION
BIOGRAPHIQUE
L'histoire
de
vie
est
une
de
ces
notions
du
sens
commun
qui
sont
entrées
en
contrebande
dans
l'univers
savant
;
d'abord,
sans
tambour
ni
trompette,
chez
les
ethnologues,
puis,
plus
récemment,
et
non
sans
fracas,
chez
les
sociologues.
Parler
d'histoire
de
vie,
c'est
présupposer
au
moins,
et
ce
n'est
pas
rien,
que
la
vie
est
une
histoire
et
que,
comme
dans
le
titre
de
Maupassant,
Une
Vie,
une
vie
est
inséparablement
l'ensemble
des
événements
d'une
existence
individuelle
conçue
comme
une
histoire
et
le
récit
de
cette
histoire.
C'est
bien
ce
que
dit
le
sens
commun,
c'est-à-dire
le
langage
ordinaire,
qui
décrit la
vie
comme
un
chemin,
une
route,
une
carrière,
avec
ses
carrefours
(Hercule
entre
le
vice
et
la
vertu),
ses
embûches,
voire
ses
embuscades
(Jules
Romains
parle
des
«embuscades
successives
des
concours
et
des
examens»),
ou
comme
un
cheminement,
c'est-à-dire
un
chemin
que
l'on
fait
et
qui
est
à
faire,
un
trajet,
une
course,
un
cursus,
un
passage,
un
voyage,
un
parcours
orienté,
un
déplacement
linéaire,
unidirectionnel
(la
«mobilité»),
comportant
un
commencement
(«un
début
dans
la
vie»),
des
étapes,
et
une
fin,
au
double
sens,
de
terme
et
de
but
(«il
fera
son
chemin»
signifie
il
réussira,
il
fera
une
belle
carrière),
une
fin
de
l'histoire.
C'est
accepter
tacitement
la
philosophie
de
l'histoire
au
sens
de
succession
d'événements
historiques,
Geschichte,
qui
est
impliquée
dans
une
philosophie
de
l'histoire
au
sens
de
récit
historique,
Historie,
bref,
dans
une
théorie
du
récit,
récit
d'historien
ou
de
romancier,
sous
ce
rapport
indiscernables,
biographie
ou
autobiographie
notamment.
Sans
prétendre
à
l'exhaustivité,
on
peut
tenter
de
dégager
quelques
uns
des
présupposés
de
cette
théorie.
D'abord
le
fait
que
«la
vie»
constitue
un
tout,
un
ensemble
cohérent
et
orienté,
qui
peut
et
doit
être
appréhendé
comme
expression
unitaire
d'une
«intention»
subjective
et
objective,
d'un
projet
:
la
notion
sartrienne
de
«projet
originel»
ne
fait
que
poser
explicitement
ce
qui
est
impliqué
dans
les
«déjà»,
«dès
lors»,
«depuis
son
plus
jeune
âge»,
etc.,
des
biographies
ordinaires,
ou
dans
les
«toujours»
(«j'ai
toujours
aimé
la
musique»)
des
«histoires
de
vie».
Cette
vie
organisée
comme
une
histoire
se
déroule,
selon
un
ordre
chronologique
qui
est
aussi
un
ordre
logique,
depuis
un
commencement,
une
origine,
au
double
sens
de
point
de
départ,
de
début,
mais
aussi
de
principe,
de
raison
d'être,
de
cause
première,
jusqu'à
son
terme
qui
est
aussi
un
but.
Le
récit,
qu'il
soit
biographique
ou
autobiographique,
comme
celui
de
l'enquêté
qui
«se
livre»
à
un
enquêteur,
propose
des
événements
qui,
sans
être
tous
et
toujours
déroulés
dans
leur
stricte
succession
chronologique
(quiconque
a
recueilli
des
histoires
de
vie
sait
que
les
enquêtes
perdent
constamment
le
fil
de
la
stricte
succession
calen-
daire),
tendent
ou
prétendent
à
s'organiser
en
séquences
ordonnées
selon
des
relations
intelligibles.
Le
sujet
et
l'objet
de
la
biographie
(l'enquêteur
et
l'enquêté)
ont
en
quelque
sorte
le
même
intérêt
à
accepter
le
postulat
du
sens
de
l'existence
racontée
(et,
implicitement,
de
toute
existence).
On
est
sans
doute
en
droit
de
supposer
que
le
récit
autobiographique
s'inspire
toujours,
au
moins
pour
une
part,
du
souci
de
donner
sens,
de
rendre
raison,
de
dégager
une
logique
à
la
fois
rétrospective
et
prospective,
une
consistance
et
une
constance,
en
établissant
des
relations
intelligibles,
comme
celle
de
l'effet
à
la
cause
efficiente
ou
finale,
entre
les
états
successifs,
ainsi
constitués
en
étapes
d'un
développement
nécessaire.
(Et
il
est
probable
que
ce
profit
de
cohérence
et
de
nécessité
est
au
principe
de
l'intérêt,
variable
selon
la
position
et
la
trajectoire,
que
les
enquêtes
portent
à
l'entreprise
biographique)
(1).
Cette
inclination
à
se
faire
l'idéologue
de
sa
propre
vie
en
sélectionnant,
en
fonction
d'une
intention
globale,
certains
événements
significatifs
et
en
établissant
entre
eux
des
connexions
propres
à
leur
donner
cohérence,
comme
celles
qu'implique
leur
institution
en
tant
que
causes
ou,
plus
souvent,
en
tant
que
fins,
trouve
la
complicité
naturelle
du
biographe
que
tout,
à
commencer
par
ses
dispositions
de
professionnel
de
l'interprétation,
porte
à
accepter
cette
création
artificielle
de
sens.
Il
est
significatif
que
l'abandon
de
la
structure
du
roman
comme
récit
linéaire
ait
coïncidé
avec
la
mise
en
question
de
la
vision
de
la
vie
comme
existence
dotée
de
sens,
au
double
sens
de
signification
et
de
direction.
Cette
double
rupture,
symbolisée
par
le
roman
de
Faulkner,
Le
bruit
et
la
fureur,
s'exprime
en
toute
clarté
dans
la
définition
de
la
vie
comme
anti-histoire
que
propose-
Shakespeare
à
la
fin
dz
Macbeth
:
«C'est
une
histoire
1—
Cf.
F.
Muel-Dreyfus,
Le
métier
d'éducateur,
Paris,
Éditions
de
Minuit,
1983.
70
Pierre
B
our
dieu
que
conte
un
idiot,
une
histoire
pleine
de
bruit
et
de
fureur,
mais
vide
de
signification».
Produire
une
histoire
de
vie,
traiter
la
vie
comme
une
histoire,
c'est-à-dire
comme
le
récit
cohérent
d'une
séquence
signifiante
et
orientée
d'événements,
c'est
peut-être
sacrifier
à
une
illusion
rhétorique,
à
une
représentation
commune
de
l'existence,
que
toute
une
tradition
littéraire
n'a
cessé
et
ne
cesse
de
renforcer.
C'est
pourquoi
il
est
logique
de
demander
assistance
à
ceux
qui
ont
eu
à
rompre
avec
cette
tradition
sur
le
terrain
même
de
son
accomplissement
exemplaire.
Comme
l'indique
Alain
Robbe-
Grillet,
«l'avènement
du
roman
moderne
est
précisément
lié
à
cette
découverte
:
le
réel
est
discontinu,
formé
d'éléments
juxtaposés
sans
raison
dont
chacun
est
unique,
d'autant
plus
difficiles
à
saisir
qu'ils
surgissent
de
façon
sans
cesse
imprévue,
hors
de
propos,
aléatoire»
(2).
L'invention
d'un
nouveau
mode
d'expression
littéraire
fait
apparaître
a
contrario
l'arbitraire
de
la
représentation
traditionnelle
du
discours
romanesque
comme
histoire
cohérente
et
totalisante
et
de
la
philosophie
de
l'existence
qu'implique
cette
convention
rhétorique.
Rien
n'oblige
à
adopter
la
philosophie
de
l'existence
qui,
pour
certains
de
ses
initiateurs,
est
indissociable
de
cette
révolution
rhétorique
(3);mais
on
ne
peut
en
tout
cas
esquiver
la
question
des
mécanismes
sociaux
qui
favorisent
ou
autorisent
l'expérience
ordinaire
de
la
vie
comme
unité
et
comme
totalité.
Comment
répondre
en
effet,
sans
sortir
des
limites
de
la
sociologie,
à
la
vieille
interrogation
empiriste
sur
l'existence
d'un
moi
irréductible
à
la
rhapsodie
des
sensations
singulières
?
Sans
doute
peut-on
trouver
dans
l'habitus
le
principe
actif,
irréductible
aux
perceptions
passives,
de
l'unification
des
pratiques
et
des
représentations
(c'est-à-dire
l'équivalent,
historiquement
constitué,
donc
historiquement
situé,
de
ce
moi
dont,
selon
Kant,
on
doit
postuler
l'existence
pour
rendre
compte
de
la
synthèse
du
divers
sensible
donnée
dans
l'intuition
et
de
la
liaison
des
représentations
dans
une
conscience).
Mais
cette
identité
pratique
ne
se
livre
à
l'intuition
que
dans
l'inépuisable
série
de
ses
manifestations
successives,
en
sorte
que
la
seule
manière
de
l'appréhender
comme
telle
consiste
peut-être
à
tenter
de
la
ressaisir
dans
l'unité
d'un
récit
totalisant
(comme
autorisent
à
le
faire
les
différentes
formes,
plus
ou
moins
institutionnalisées,
du
«parler
de
soi»,
confidence,
etc.).
Le
monde
social,
qui
tend
à
identifier
la
normalité
avec
l'identité
entendue
comme
constance
à
soi-même
d'un
être
responsable,
c'est-à-dire
prévisible
ou,
à
tout
le
moins,
intelligible,
à
la
manière
d'une
histoire
bien
construite
(par
opposition
à
l'histoire
contée
par
un
idiot),
dispose
de
toutes
sortes
d'institutions
de
totalisation
et
d'unification
du
moi.
La
plus
évidente
est
évidemment
le
nom
propre
qui,
en
tant
que
«désignateur
2—
A.
Robbe-G
rillet,
Le
miroir
qui
revient,
Paris,
Éditions
de
Minuit,
1984,
p.
208.
3—
«Tout
cela,
c'est
du
réel,
c'est-à-dire
du
fragmentaire,
du
fuyant,
de
l'inutile,
si
accidentel
même
et
si
particulier
que
tout
événement
y
apparaît
à
chaque
instant
comme
gratuit,
et
toute
existence
en
fin
de
compte
comme
privée
de
la
moindre
signification
unificatrice»
(A.
Robbe-Grillet,
ibid.).
rigide»,
selon
l'expression
de
Kripke,
«désigne
le
même
objet
en
n'importe
quel
univers
possible»,
c'est-à-dire,
concrètement,
dans
des
états
différents
du
même
champ
social
(constance
diachronique)
ou
dans
des
champs
différents
au
même
moment
(unité
synchronique
par
delà
la
multiplicité
des
positions
occupées)
(4).
Et
Ziff,qui
décrit
le
nom
propre
comme
«un
point
fixe
dans
un
monde
mouvant»,
a
raison
de
voir
dans
les
«rites
baptismaux»
la
manière
nécessaire
d'assigner
une
identité
(5).
Par
cette
forme
tout
à
fait
singulière
de
nomination
que
constitue
le
nom
propre,
se
trouve
instituée
une
identité
sociale
constante
et
durable
qui
garantit
l'identité
de
l'individu
biologique
dans
tous
les
champs
possibles
il
intervient
en
tant
qu'agent,
c'est-à-dire
dans
toutes
ses
histoires
de
vie
possibles.
Le
nom
propre
«Marcel
Dassault»
est,
avec
l'individualité
biologique
dont
il
représente
la
forme
socialement
instituée,
ce
qui
assure
la
constance
à
travers
le
temps
et
l'unité
à
travers
les
espaces
sociaux
des
différents
agents
sociaux
qui
sont
la
manifestation
de
cette
individualité
dans
les
différents
champs,
le
patron
d'entreprise,
le
patron
de
presse,
le
député,
le
producteur
de
films,
etc.
;
et
ce
n'est
pas
par
hasard
que
la
signature,
signum
authenticum
qui
authentifie
cette
identité,
est
la
condition
juridique
des
transferts
d'un
champ
à
un
autre,
c'est-à-dire
d'un
agent
à
un
autre,
des
propriétés
attachées
au
même
individu
institué.
En
tant
qu'institution,
le
nom
propre
est
arraché
au
temps
et
à
l'espace,
et
aux
variations
selon
les
lieux
et
les
moments
:
par
là,
il
assure
aux
individus
désignés,
par
delà
tous
les
changements
et
toutes
les
fluctuations
biologiques
et
sociales,
la
constance
nominale,
l'identité
au
sens
d'identité
à
soi-même,
de
constantia
sibi,
que
demande
l'ordre
social.
Et
l'on
comprend
que,
dans
nombre
d'univers
sociaux,
les
devoirs
les
plus
sacrés
envers
soi-même
prennent
la
forme
de
devoirs
envers
le
nom
propre
(qui
est
toujours,
aussi,
pour
une
part,
un
nom
commun,
en
tant
que
nom
de
famille,
spécifié
par
un
prénom).
Le
nom
propre
est
l'attestation
visible
de
l'identité
de
son
porteur
à
travers
les
temps
et
les
espaces
sociaux,
le
fondement
de
l'unité
de
ses
manifestations
successives
et
de
la
possibilité
socialement
reconnue
de
totaliser
ces
manifestations
dans
des
enregistrements
officiels,
curriculum
vitae,
cursus
honorum,
casier
judiciaire,
nécrologie
ou
biographie
qui
constituent
la
vie
en
totalité
finie
par
le
verdict
porté
sur
un
bilan
provisoire
ou
définitif.
«Désignateur
rigide»,
le
nom
propre
est
la
forme
par
excellence
de
l'imposition
arbitraire
qu'opèrent
les
rites
d'institution
:
la
nomination
et
la
classification
introduisent
des
divisions
tranchées,
absolues,
indifférentes
aux
particularités
circonstancielles
et
aux
accidents
individuels,
dans
le
flou
et
le
flux
des
réalités
biologiques
et
sociales.
Ainsi
s'explique
que
le
nom
propre
ne
puisse
pas
décrire
des
propriétés
et
qu'il
ne
véhicule
aucune
information
sur
ce
qu'il
nomme
:
du
fait
que
ce
qu'il
désigne
n'est
jamais
qu'une
4—
Cf.
S.
Kripke,
La
logique
des
noms
propres
(Naming
and
Necessity),
Paris,
Éditions
de
Minuit,
1982
;etaussiP.
Engel,
Identité
et
référence,
Paris,
Pens,
1985.
5—
Cf.
P.
Ziff,
Semantic
Analysis,
Ithaca,
Cornell
University
Press,
1960,
pp.
102-104.
L'illusion
biographique
71
rhapsodie
composite
et
disparate
de
propriétés
biologiques
et
sociales
en
changement
constant,
toutes
les
descriptions
seraient
valables
seulement
dans
les
limites
d'un
stade
ou
d'un
espace.
Autrement
dit,
il
ne
peut
attester
l'identité
de
la
personnalité,
comme
individualité
socialement
constituée,
qu'au
prix
d'une
formidable
abstraction.
C'est
ce
qui
se
rappelle
dans
l'usage
inhabituel
que
Proust
fait
du
nom
propre
précédé
de
l'article
défini
(«le
Swann
de
Buckingham
Palace»,
«FAlbertine
d'alors»,
«PAlbertine
caoutchoutée
des
jours
de
pluie»),
tour
complexe
par
lequel
s'énoncent
à
la
fois
la
«subite
révélation
d'un
sujet
fractionné,
multiple»,
et
la
permanence
par
delà
la
pluralité
des
mondes
de
l'identité
socialement
assignée
par
le
nom
propre
(6).
Ainsi,
le
nom
propre
est
le
support
(on
serait
tenté
de
dire
la
substance)
de
ce
que
l'on
appelle
Yétat
civil,
c'est-à-dire
de
cet
ensemble
des
propriétés
(nationalité,
sexe,
âge,
etc.)
attachées
à
des
personnes
auxquelles
la
loi
civile
associe
des
effets
juridiques
et
qu'instituent,
sous
apparence
de
les
constater,
les
actes
d'état
civil.
Produit
du
rite
d'institution
inaugural
qui
marque
l'accès
à
l'existence
sociale,
il
est
le
véritable
objet
de
tous
les
rites
d'institution
ou
de
nomination
successifs
à
travers
lesquels
se
construit
l'identité
sociale
:
ces
actes
(souvent
publics
et
solennels)
^attribution,
opérés
sous
le
contrôle
et
avec
la
garantie
de
l'Etat,
sont
aussi
des
désignations
rigides,
c'est-à-dire
valables
pour
tous
les
mondes
possibles,
qui
développent
une
véritable
description
officielle
de
cette
sorte
d'essence
sociale,
transcendante
aux
fluctuations
historiques,
que
l'ordre
social
institue
à
travers
le
nom
propre
;
ils
reposent
tous
en
effet
sur
le
postulat
de
la
constance
du
nominal
que
présupposent
tous
les
actes
de
nomination,
et
aussi,
plus
généralement,
tous
les
actes
juridiques
engageant
un
avenir
à
long
terme,
qu'il
s'agisse
des
certificats
garantissant
de
manière
irréversible
une
capacité
(ou
une
incapacité),
des
contrats
engageant
un
futur
lointain,
comme
les
contrats
de
crédit
ou
d'assurance,
ou
des
sanctions
pénales,
toute
condamnation
présupposant
l'affirmation
de
l'identité
par
delà
le
temps
de
celui
qui
a
commis
le
crime
et
de
celui
qui
subit
le
châtiment
(7).
Tout
permet
de
supposer
que
le
récit
de
vie
tend
à
se
rapprocher
d'autant
plus
du
modèle
officiel
de
la
présentation
officielle
de
soi,
carte
d'identité,
fiche
d'état
civil,
curriculum
vitae,
biographie
officielle,
et
de
la
philosophie
de
l'identité
qui
le
sous-tend,
que
l'on
s'approche
davantage
des
interrogatoires
officiels
des
enquêtes
officielles
dont
la
limite
est
l'enquête
judiciaire
ou
policière
—,
s'éloignant
du
même
coup
des
6—
E.
Nicole,
Personnage
et
rhétorique
du
nom,
Poétique,
46,
1981,
pp.
200-216.
7—
La
dimension
proprement
biologique
de
l'individualité
que
l'état
civil
appréhende
sous
la
forme
du
signalement
et
de
la
photographie
d'identité
est
soumise
à
des
variations
selon
les
temps
et
les
lieux,
c'est-à-dire
les
espaces
sociaux
qui
en
font
une
base
beaucoup
moins
assurée
que
la
pure
définition
nominale
(Sur
les
variations
de
l'hexis
corporelle
selon
les
espaces
sociaux,
on
pourra
lire
S.
Maresca,
«La
représentation
de
la
paysannerie,
Remarques
ethnographiques
sur
le
travail
de
représentation
des
dirigeants
agricoles»,
Actes
de
la
recherche
en
sciences
sociales,
38,
mai
1981,
pp.
3-18).
échanges
intimes
entre
familiers
et
de
la
logique
de
la
confidence
qui
a
cours
sur
ces
marchés
protégés.
Les
lois
qui
régissent
la
production
des
discours
dans
la
relation
entre
un
habitus
et
un
marché
s'appliquent
à
cette
forme
particulière
d'expression
qu'est
le
discours
sur
soi
;
et
le
récit
de
vie
variera,
tant
dans
sa
forme
que
dans
son
contenu,
selon
la
qualité
sociale
du
marché
sur
lequel
il
sera
offert
la
situation
d'enquête
elle-
même
contribuant
inévitablement
à
déterminer
le
discours
recueilli.
Mais
l'objet
propre
de
ce
discours,
c'est-à-dire
la
présentation
publique,
donc
l'officialisation,
d'une
représentation
privée
de
sa
propre
vie,
publique
ou
privée,
implique
un
surcroît
de
contraintes
et
de
censures
spécifiques
(dont
les
sanctions
juridiques
contre
les
usurpations
d'identité
ou
le
port
illégal
de
décorations
représentent
la
limite).
Et
tout
permet
de
supposer
que
les
lois
de
la
biographie
officielle
tendront
à
s'imposer
bien
au-delà
des
situations
officielles,
au
travers
des
présupposés
inconscients
de
l'interrogation
(comme
le
souci
de
la
chronologie
et
tout
ce
qui
est
inhérent
à
la
représentation
de
la
vie
comme
histoire),
au
travers
aussi
de
la
situation
d'enquête
qui,
selon
la
distance
objective
entre
l'interrogateur
et
l'interrogé,
et
selon
l'aptitude
du
premier
à
«manipuler»
cette
relation,
pourra
varier
depuis
cette
forme
douce
d'interrogatoire
officiel
qu'est
le
plus
souvent,
à
l'insu
du
sociologue,
l'enquête
sociologique,
jusqu'à
la
confidence,
au
travers
enfin
de
la
représentation
plus
ou
moins
consciente
que
l'enquêté
se
fera
de
la
situation
d'enquête,
en
fonction
de
son
expérience
directe
ou
médiate
de
situations
équivalentes
(interview
d'écrivain
célèbre,
ou
d'homme
politique,
situation
d'examen,
etc.)
et
qui
orientera
tout
son
effort
de
présentation
de
soi
ou,
mieux,
de
production
de
soi
.
L'analyse
critique
des
processus
sociaux
mal
analysés
et
mal
maîtrisés
qui
sont
à
l'œuvre,
à
l'insu
du
chercheur
et
avec
sa
complicité,
dans
la
construction
de
cette
sorte
d'artefact
socialement
irréprochable
qu'est
«l'histoire
de
vie»,
et
en
particulier
dans
le
privilège
accordé
à
la
succession
longitudinale
des
événements
constitutifs
de
la
vie
considérée
comme
histoire
par
rapport
à
l'espace
social
dans
lequel
ils
s'accomplissent,
n'est
pas
à
elle-même
sa
fin.
Elle
conduit
à
construire
la
notion
de
trajectoire
comme
série
des
positions
successivement
occupées
par
un
même
agent
(ou
un
même
groupe)
dans
un
espace
lui-même
en
devenir
et
soumis
à
d'incessantes
transformations.
Essayer
de
comprendre
une
vie
comme
une
série
unique
et
à
soi
suffisante
d'événements
successifs
sans
autre
lien
que
l'association
à
un
«sujet»
dont
la
constance
n'est
sans
doute
que
celle
d'un
nom
propre,
est
à
peu
près
aussi
absurde
que
d'essayer
de
rendre
raison
d'un
trajet
dans
le
métro
sans
prendre
en
compte
la
structure
du
réseau,
c'est-à-dire
la
matrice
des
relations
objectives
entre
les
différentes
stations.
Les
événements
biographiques
se
définissent
comme
autant
de
placements
et
de
déplacements
dans
l'espace
social,
c'est-à-dire,
plus
précisément,
dans
les
différents
états
successifs
de
la
structure
de
la
distribution
des
différentes
espèces
de
capital
qui
sont
en
jeu
dans
le
champ
considéré.
Le
sens
des
mouvements
conduisant
d'une
position
à
une
autre
(d'un
poste
profes-
72
Pierre
Bourdieu
sionnel
à
un
autre,
d'un
éditeur
à
un
autre,
d'un
évêché
à
un
autre,
etc.)
se
définit,
de
toute
évidence,
dans
la
relation
objective
entre
le
sens
et
la
valeur
au
moment
considéré
de
ces
positions
au
sein
d'un
espace
orienté.
C'est
dire
qu'on
ne
peut
comprendre
une
trajectoire
(c'est-à-dire
le
vieillissement
social
qui,
bien
qu'il
l'accompagne
inévitablement,
est
indépendant
du
vieillissement
biologique)
qu'à
condition
d'avoir
préalablement
construit
les
états
successifs
du
champ
dans
lequel
elle
s'est
déroulée,
donc
l'ensemble
des
relations
objectives
qui
ont
uni
l'agent
considéré
au
moins,
dans
un
certain
nombre
d'états
pertinents
à
l'ensemble
des
autres
agents
engagés
dans
le
même
champ
et
affrontés
au
même
espace
des
possibles.
Cette
construction
préalable
est
aussi
la
condition
de
toute
évaluation
rigoureuse
de
ce
que
l'on
peut
appeler
la
surface
sociale,
comme
description
rigoureuse
de
la
personnalité
désignée
par
le
nom
propre,
c'est-à-dire
l'ensemble
des
positions
simultanément
occupées
à
un
moment
donné
du
temps
par
une
individualité
biologique
socialement
instituée
agissant
comme
support
d'un
ensemble
d'attributs
et
d'attributions
propres
à
lui
permettre
d'intervenir
comme
agent
efficient
dans
différents
champs
(8).
La
nécessité
de
ce
détour
par
la
construction
de
l'espace
paraît
si
évidente
dès
qu'elle
est
énoncée
qui
songerait
à
évoquer
un
voyage
sans
avoir
une
idée
du
paysage
dans
lequel
il
s'accomplit
?
que
l'on
aurait
peine
à
comprendre
qu'il
ne
se
soit
pas
d'emblée
imposé
à
tous
les
chercheurs
si
l'on
ne
savait
que
l'individu,
la
personne,
le
moi,
«le
plus
irremplaçable
des
êtres»,
comme
disait
Gide,
vers
lequel
nous
porte
irrésistiblement
une
pulsion
narcissique
socialement
renforcée,
est
aussi
la
plus
réelle,
en
apparence,
des
réalités,
Yens
realissimum
,
immédiatement
livré
à
notre
intuition
fascinée,
intuitus
personae.
8—
La
distinction
entre
l'individu
concret
et
l'individu
construit,
l'agent
efficient,
se
double
de
la
distinction
entre
l'agent,
efficient
dans
un
champ,
et
la
personnalité
,
comme
individualité
biologique
socialement
instituée
par
la
nomination
et
porteuse
de
propriétés
et
de
pouvoirs
qui
lui
assurent
(en
certains
cas)
une
surface
sociale,
c'est-à-dire
la
capacité
d'exister
comme
agent
en
différents
champs.
Ce
qui
fait
surgir
nombre
de
problèmes
normalement
ignorés,
notamment
dans
le
traitement
statistique
:
c'est
ainsi
par
exemple
que
les
enquêtes
sur
les
«élites»
feront
disparaître
la
question
de
la
surface
sociale
en
caractérisant
les
individus
à
positions
multiples
par
une
de
leurs
propriétés
considérée
comme
dominante
ou
déterminante,
faisant
entrer
le
patron
d'industrie
qui
est
aussi
patron
de
presse
dans
la
catégorie
des
patrons,
etc.
(ce
qui
aura
entre
autres
choses
pour
effet
d'éliminer
des
champs
de
production
culturelle
tous
les
producteurs
dont
l'activité
principale
se
situe
en
d'autres
champs,
laissant
ainsi
échapper
certaines
propriétés
du
champ).
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