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ECONOMIE DU BIEN-ÊTRE, CHOIX SOCIAL ET L'INFLUENCE DE LA
THÉORIE DE LA JUSTICE
Valérie Clément
Presses de Sciences Po | « Raisons politiques »
2009/1 n° 33 | pages 57 à 79
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724631487
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VALÉRIE CLÉMENT
dossier
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- Folio : q57
- Type : qINT 09-03-04 12:00:17
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’IL EST UNE QUESTION D’ACTUALITÉ QUI TRAVERSE
les sphères académiques pour faire l’objet d’un
débat public, c’est bien celle de la définition d’un
indicateur du bien-être national alternatif au produit intérieur brut.
Les manifestations institutionnelles de l’intérêt porté à la définition
et à la mesure du bien-être social ne manquent pas. L’initiative
internationale menée par l’OCDE pour « mesurer et favoriser le
progrès des sociétés » est relayée au niveau de l’Union européenne
qui porte le projet d’un indicateur de développement soutenable
pour 2009. En France, une commission, installée en janvier 2008
par le Président de la République, présidée par Joseph E. Stiglitz,
dont fait partie Amartya Sen, a été chargée par le Président de
réfléchir aux « limites du produit national brut comme critère de
mesure de la performance économique et du bien-être ». La présence de deux Nobel d’économie dans la commission rappelle si
besoin était que cette question interroge le cœur de la théorie économique puisqu’elle concerne les fondements du choix social et la
mesure du bien être individuel. Paradoxalement, c’est bien dans ces
domaines que réside l’influence la plus intéressante de John Rawls
et de sa Théorie de la justice en économie. D’où vient le paradoxe ?
Pour la vaste majorité des économistes, l’héritage de Rawls dans la
théorie économique, est incarné par le critère de choix collectif que
S
Raisons politiques, no 33, février 2009, p. 57-80.
© 2009 Presses de Sciences Po.
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Économie du bien-être,
choix social et l’influence
de la Théorie de la justice
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représente le « maximin » : l’évaluation sociale d’une distribution
des richesses est calée sur le niveau de bien-être individuel le plus
faible atteint dans cette distribution. Le décideur public choisit la
distribution qui maximise ce niveau minimum. La littérature économique parle d’objectif rawlsien dès lors que toute la pondération
est placée sur l’individu le plus défavorisée pour définir un critère
de choix social. Pourtant, cette rencontre entre Rawls et les économistes est fondée sur un malentendu puisque le critère du maximin
est utilisé par les économistes sur des fonctions d’utilité alors que
Rawls prévoit qu’il s’applique aux biens sociaux premiers. La proposition de Rawls concernant la mesure du bien-être à partir du panier
des biens premiers détenus a fait l’objet de vives critiques de la part
des économistes à la parution de la Théorie de la justice. Ce n’est
donc pas le moindre des paradoxes que de voir resurgir les questions
soulevées par Rawls sur la métrique du bien-être dans les débats
relatifs à la construction d’un indicateur du bien être social.
L’article revient dans une première partie sur le malentendu
originel entre Rawls et les économistes concernant le maximin. La
seconde partie montre comment la proposition de Rawls relative à
la construction d’un indice de biens premiers permet de remettre
en perspective les débats actuels sur les limites du produit intérieur
brut comme indicateur du bien-être social.
1. Le maximin rawlsien et les économistes : le malentendu initial
Pour obtenir un indice synthétique du bien-être social 1, la
première étape consiste à préciser selon quels attributs vont être
mesurées et comparées les situations des individus dans un état
socio-économique donné. La « métrique » retenue comme support
des comparaisons interpersonnelles est en effet fondamentale
puisqu’elle permet de spécifier les conditions dans lesquelles un
individu est considéré comme défavorisé ou plus mal loti que les
1. On utilise dans ce texte, de façon synonyme les termes d’« indice synthétique de bienêtre social », « fonction de bien-être social », « préférences sociales ». Les économistes
construisent une fonction de bien-être social pour évaluer les différents états socioéconomiques – définis comme des répartitions des ressources et de bien-être entre les
individus – et dire quel est celui qui parait le plus désirable pour la société du point
de vue de la justice distributive. Cette règle d’évaluation sociale associe à chaque état
socio-économique, une mesure synthétique du bien-être collectif et le décideur public
choisit l’option qui permet de maximiser le niveau de cet indice.
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autres. On sait que la réponse de Rawls à cette question tient dans
la métrique des biens premiers 2. Rawls propose de mesurer la position des individus à partir des biens premiers sociaux détenus et le
maximin s’applique dans sa logique sur un indice de biens premiers.
Pourtant, cette réponse est largement ignorée par les économistes
et ceci depuis les premiers commentateurs, au premier rang desquels
Kenneth J. Arrow. Dans son article de 1973 3 consacré à la Théorie
de la justice, Arrow retient un maximin en utilités lorsqu’il présente
les principes de justice de Rawls et les compare au principe utilitariste 4. Cette interprétation est popularisée ensuite notamment par
Phelps 5 pour les questions de fiscalité et par Okun 6. Elle caractérise
aujourd’hui la conception de l’objectif rawlsien tel qu’il est défini
dans les manuels standard d’économie 7. La raison de ce malentendu
est en fait fort simple : le maximin sur les utilités est compatible
avec le cadre welfariste du choix social qui constitue la tradition
dominante en économie normative. Le premier paragraphe présente
les hypothèses principales du welfarisme selon lequel, en un mot,
le bien-être social est défini uniquement par référence à une évaluation subjective du bien-être des individus. Le deuxième paragraphe rappelle les principales critiques adressées au welfarisme ainsi
que le rôle précurseur de Rawls, à travers la métrique des biens
premiers, dans le développement de ces critiques.
2. John Rawls, Théorie de la justice, trad. de l’angl. par Catherine Audard, Paris, Seuil,
1987 ; J. Rawls, « Social Unity and Primary Goods », in Amartya Sen et Bernard
Williams (dir.), Utilitarianism and Beyond, Cambridge University Press, Cambridge,
1982, p. 159-185 (« Unité sociale et biens premiers », trad. de l’angl. par Marc Rüegger,
dans ce volume de Raisons politiques, p. 9-44).
3. Kenneth J. Arrow, « Some Ordinalist-Utilitarian Notes on Rawls’s Theory of Justice »,
The Journal of Philosophy, vol. 70, no 9, 1973, p. 245-263.
4. « Rawls (...) derives the statement that society should maximize min ui », Kenneth J.
Arrow, ibid., p. 251.
5. Edmund S. Phelps, « Taxation Of Wage Income For Economic Justice », The Quaterly
Journal of Economics, vol. 87, no 3, 1973, p. 331-354 ; E. S. Phelps, Economic Justice :
Selected Readings, Hardmondsworth, Penguin, 1973.
6. Arthur M. Okun, Equality and Efficiency : The Big Trade-Off, Washington, The Brookings Institution, 1975.
7. Cette interprétation du principe de maximin de Rawls n’est pas retenue par les auteurs
qui travaillent en économie de la justice et en économie normative. Kolm propose
ainsi d’abandonner l’adjectif « rawlsien » pour caractériser le maximin en utilités :
Serge-Christophe Kolm, « L’économie normative de la distribution de la taxation optimale », Centre de recherche en économie et management (CREM), université de
Rennes 1, 2007.
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Économie du bien-être, choix social et l’influence... – 59
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La première propriété du choix social en économie tient dans
ses fondements individualistes : une politique est évaluée uniquement à partir de ses effets sur le bien-être des membres de la société.
Le critère de choix social est construit à partir de la liste des indices
individuels de bien-être. Cette propriété est quelquefois qualifiée
de non-paternalisme pour rappeler que le décideur social ne manifeste pas de préférence spécifique entre les différentes options de
répartition possibles ; lorsque tous les membres de la société sont
indifférents entre deux politiques (parce qu’ils y bénéficient d’un
bien-être identique), celles-ci sont jugées équivalentes du point de
vue du choix social.
Une seconde propriété vient compléter le non-paternalisme.
Il s’agit du principe de Pareto, principe central en économie du
bien-être, selon lequel la fonction de bien-être social est « croissante
en chacun de ses arguments » ; autrement dit dès lors qu’une politique bénéficie à tous les membres de la société, elle définit une
situation « meilleure » et donc préférée sur le plan social 8.
Ces propriétés relèvent pour les économistes de la simple évidence et apparaissent comme des principes non controversés : qu’est
ce qui pourrait justifier de s’opposer à une réforme qui fait l’unanimité et dont chacun tire son parti 9 (principe de Pareto) ? Quel
autre fondement que le bien-être des individus pourrait-on trouver
au bien-être social ? En effet, les droits, les libertés, par exemple,
n’ont pas de valeur intrinsèque qui pourrait justifier que ces considérations interviennent dans le choix social, indépendamment de
leur influence sur le bien-être : c’est en un mot ce qu’implique
l’hypothèse welfariste. Cette hypothèse se présente donc d’abord
comme une contrainte informationnelle dans l’évaluation sociale.
Pour cerner l’ampleur de cette contrainte, il faut répondre à
une autre question : si le bien-être individuel est la seule référence
admise dans le choix social, comment est-il défini ?
8. Il s’agit ici de la version faible du principe de Pareto. Il existe une version forte selon
laquelle lorsqu’une politique est bénéfique pour au moins un individu et qu’elle ne
change rien pour les autres, alors elle définit une situation « meilleure » qui est préférée
socialement.
9. Pour avoir une idée des controverses suscitées par ce principe « non controversé », voir
Marc Fleurbaey, Théories économiques de la justice, Paris, Economica, 1996 ; Daniel
M. Haussman et Michael S. McPherson, Economic Analysis and Moral Philosophy,
Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
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1.1. Les fondements welfaristes du choix social en économie
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Dans le cadre welfariste, la position des individus est évaluée
par un indice de bien-être subjectif, l’utilité, qui est comparable entre
les individus. La fonction d’utilité mesure le niveau de satisfaction
qu’une personne retire des ressources ; cette valeur est donnée par
ses préférences individuelles. Le welfarisme stipule que seule l’information donnée par l’évaluation subjective du bien-être des individus à l’aide de leurs préférences individuelles est pertinente pour
le choix social.
Quelles sont les informations qui sont exclues par l’hypothèse
welfariste au sens où elles ne peuvent pas servir à informer le choix
social ? De façon générale, les caractéristiques d’un état socio-économique n’intéressent l’évaluation sociale qu’au travers de
l’influence qu’elles exercent sur l’utilité des individus. L’information non welfariste peut correspondre à une information qui n’est
pas reliée au niveau de satisfaction des préférences individuelles et
qui concerne en particulier l’origine du bien-être individuel (est-ce
que l’individu travaille dur ? est-ce qu’il est très talentueux ?) ou
encore des caractéristiques liées à la qualité de vie de l’individu
(est-ce que ses besoins fondamentaux sont satisfaits ?). Cette information peut porter également sur l’état social qui doit être évalué :
présence d’institutions démocratiques, répartition du pouvoir entre
les individus, etc. L’objectif « à travail égal, salaire égal » ou bien
l’idée de « supprimer l’exploitation », ou bien encore la « priorité
donnée aux pauvres » sont autant de principes distributifs qui
requièrent une information non welfariste.
On comprend dés lors pourquoi Sen 10 a souligné que l’adhésion de la théorie économique à la métrique de l’utilité se soit
traduit par un affaiblissement de la réflexion éthique en économie :
la gamme des critères de juste répartition susceptibles de se déployer
dans ce cadre informationnel est en effet restreinte.
Les critiques du cadre welfariste ou de la métrique de l’utilité
trouvent leur motivation première dans le souhait d’éviter des
comparaisons interpersonnelles d’indices de bien-être subjectif. En
proposant que la comparaison entre les individus se fasse sur la base
plus objective du panier des biens premiers sociaux détenus, Rawls
reste un des précurseurs de la critique du welfarisme.
10. A. Sen, On Ethics and Economics, Oxford, Blackwell, 1987 (Éthique et Économie, trad.
de l’angl. par Sophie Marnat, Paris, PUF, 1993).
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1.2. Rawls précurseur des critiques du welfarisme
La particularité du choix welfariste réside dans le caractère
totalement subjectif de l’indice de bien-être individuel. Les problèmes posés par l’utilisation d’un indicateur subjectif pour évaluer
la position des individus sont rappelés succinctement. Il est alors
possible de préciser en quoi la métrique des biens premiers de Rawls
fournit une alternative critique au cadre welfariste et quels arguments ont été utilisés pour désamorcer cette critique et privilégier
le principe du maximin en utilités.
1.2.1. Quelles sont les limites du cadre welfariste dans la définition
du bien-être ?
Les critiques adressées au welfarisme soulignent que l’utilité
fournit un indicateur de la situation des individus qui est à la fois
incomplet et biaisé. Les principales limites qui sont évoquées sont
les suivantes :
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Pour certains auteurs, des valeurs éthiques telles que la liberté,
l’autonomie individuelle, le respect des droits de propriétés
devraient contraindre les distributions qu’un principe peut recommander. Or ces valeurs sont traitées dans le cadre welfariste de façon
purement instrumentale puisqu’elles ne sont intégrées dans le choix
social qu’à travers l’influence qu’elles exercent sur le bien-être
individuel.
La position standard des économistes sur cette question est
bien illustrée par la citation suivante de Peter Hammond 11, éditeur
du manuel sur la théorie de l’utilité : « Il semble pourtant que (...)
beaucoup d’individus accorderaient de la valeur à liberté pour ellemême, même si les politiques qui augmentent leur liberté n’amélioreraient pas – ni même ne détérioreraient – l’allocation des
ressources. Malgré cela, je suis toujours disposé à accepter provisoirement l’éthique du welfarisme parce qu’il y a tant d’autres questions urgentes qu’il est sans doute plus important de discuter.
11. Peter J. Hammond, « Ethics, Distribution, Incentives, Efficiency and markets », Centenary of Rerum Novarum, Meeting of Economics, 1990 (notre traduction).
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(i) une conception instrumentale de certaines valeurs éthiques
fondamentales :
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Évidemment, les économistes peuvent aussi se targuer d’une plus
grande expertise dans le domaine des effets des changements de
politique sur le bien-être économique que dans celui de leurs effets
sur les valeurs morales plus générales. »
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L’utilisation d’une mesure subjective du bien-être individuel
pose problème en raison de la possibilité d’adaptation des individus,
selon laquelle une personne va se satisfaire de ce qu’elle obtient à
la place de chercher à obtenir ce qui la satisfait. Frederick et Loewestein 12 définissent l’adaptation comme « des actions et mécanismes d’ajustement à des conditions nouvelles ou changeantes qui
permettent d’en atténuer les effets ». Un individu accoutumé aux
privations, qui se « contente de peu » peut s’estimer satisfait de son
sort et être caractérisé par un niveau d’utilité important alors même
qu’il est dans une position objective, matérielle de grand dénuement. Est-il pertinent alors de se fier uniquement à l’information
donnée par le niveau d’utilité dans la prise de décision sociale ? Les
critiques du welfarisme 13 répondent par la négative. Le phénomène
d’adaptation génère, en effet, des distorsions dans l’évaluation subjective du bien-être, qui conduisent dans un cadre welfariste à biaiser
l’allocation des ressources et à privilégier, par exemple, des individus
en bonne santé mais moroses par rapport à des individus ayant une
santé dégradée mais très optimistes. Dans un contexte d’allocation
des ressources, l’adaptation pose un problème normatif parce que,
toutes choses égales par ailleurs, plus un individu s’adapte à sa
condition, moins il est prioritaire dans l’attribution des ressources
qui conduisent à améliorer sa qualité de vie. On peut reprendre la
métaphore de Kolm 14 qui se demande si l’Union Européenne doit
12. Shane Frederick et George Loewestein, « Hedonic Adaptation », in Daniel Kahneman, Edward Diener, Norbert Schwarz (dir.), The Foundations of Hedonic Psychology, New York, Russel Sage Foundation, 1999, p. 302-329.
13. J. Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 1971 (Théorie de
la justice, trad. de l’angl. par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987), A. Sen, « Utilitarianism And Welfarism », Journal of Philosophy, vol. 76, 1979, p. 463-489, Jon
Elster, « Sour Grapes : Utilitarianism and the Genesis of Wants », in A. Sen et B. Williams (dir.), Utilitarianism and Beyond, op. cit., p. 219-238 ; Philip Van Parijs, Real
Freedom For All. What (If Anything) Can Justify Capitalism ?, Oxford, Oxford University Press, 1991.
14. S.-C. Kolm, « L’économie normative de la distribution de la taxation optimale »,
CREM, université de Rennes 1, février 2007.
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(ii) l’adaptation des préférences des individus aux circonstances :
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taxer les Napolitains « qui savent faire une fête d’une olive et d’un
quignon de pain » pour « consoler, par des transferts, les Portugais
supposés affligés d’un genre de tristesse congénitale ou culturelle –
la saudade ».
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L’argument des goûts dispendieux 15 met l’accent sur les différences de capacité de transformation des ressources en bien-être
entre les individus. Un individu caractérisé par des « goûts de luxe »
exige une part plus importante de ressource pour atteindre un
niveau donné de satisfaction de ses préférences. Kenneth J. Arrow 16
illustre les goûts dispendieux à partir du fameux exemple opposant
un individu qui se satisfait « d’eau et de farine de soja » à un second
qui est au désespoir s’il n’a pas « des œufs de vanneaux et un vin
d’un millésime antérieur aux années de phylloxera ». Parallèlement,
les personnes qui souffrent d’un handicap physique nécessitent également un supplément de ressources pour pallier leur faible capacité
à « produire » de l’utilité. L’éthique welfariste ne fait pas de différence entre ces deux situations d’un point de vue de la redistribution
car l’information sur l’origine du bien-être (est-ce que ce sont les
goûts ou les besoins ?) n’est pas pertinente dans la décision sociale.
(iv) la base publique des comparaisons entre les individus :
L’éthique welfariste repose sur l’idée que l’on peut faire des
comparaisons entre les indices subjectifs de bien-être des individus.
Une des premières objections consiste à noter que ces comparaisons
sont tout à fait irréalisables en raison de l’incommensurabilité des
conceptions du bien-être des individus. Chaque individu souscrit à
une définition particulière de ce que représente une vie réussie, qui
influence le jugement qu’il émet sur le degré de satisfaction de ses
préférences. Dans ces conditions, la seule possibilité pour mettre en
œuvre des comparaisons interpersonnelles d’utilité serait de parvenir à un standard unique du bien-être, du bonheur. Mais cette
voie remettrait en cause le caractère libéral de l’approche, c’est à
dire son adhésion à une pluralité des conceptions de la « vie bonne »
15. J. Rawls, A Theory of Justice, op. cit., R. Dworkin, « What is Equality ? Part 1 :
Equality of Welfare », Philosophy and Public Affairs, vol. 10, 1981, p. 185-246.
16. K. Arrow, « Some Ordinalist-Utilitarian Notes... », art. cité, p. 254.
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(iii) l’existence des goûts de luxe :
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ainsi que l’adhésion à l’individualisme méthodologique. Le caractère personnel et incommensurable de la conception du bien-être
individuel pose également la question de la publicité dans les métriques de comparaisons des situations individuelles ; question que
résument Clayton et Williams 17, en soulignant que « pour que la
justice soit faite, elle doit pouvoir être observée ». Rawls 18 évoque
le besoin d’une métrique telle que les comparaisons entre les situations des individus puissent s’effectuer sur une base publique telle
que les caractéristiques individuelles sur lesquelles elles sont fondées
soient vérifiables par chacun. Ce n’est pas le cas dans un cadre
welfariste où la situation de chaque individu en termes de satisfaction des préférences reste non vérifiable.
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La question sous jacente est de savoir comment comparer la
situation des individus et sur quelle base construire l’indice synthétique de bien-être social. Les critiques du welfarisme souhaitent
évaluer les états sociaux sur une base informationnelle plus large
que l’utilité individuelle en introduisant des mesures plus objectives
des conditions de vie ; des mesures qui ne limitent pas la définition
du bien-être individuel à l’état mental d’une personne et sa mesure
à la valorisation subjective d’une expérience hédoniste. La métrique
des biens premiers retenue par Rawls constitue une première proposition en ce sens. Les biens premiers désignent en effet des moyens
généraux qui sont utilisés par les individus pour mener à bien leur
conception de la vie. La situation d’un individu est évaluée par la
possession des biens premiers sociaux 19. Cette évaluation se base donc
17. M. Clayton et A. Williams, « Egalitarian Justice and Interpersonal Comparison »,
European Journal of Political Research, vol. 35, 1999, p. 445-464.
18. J. Rawls, « Social Unity and Primary Goods », art. cité (voir la traduction dans ce
volume) ; J. Rawls, Political Liberalism, New York, Columbia University Press, 1993
(Le libéralisme politique, trad. de l’angl. par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1995).
19. Les biens premiers naturels : santé, talents ne constituent pas des objets de la répartition
car ils ne sont pas sous le contrôle des institutions. Seuls les biens premiers sociaux
sont assujettis aux principes de la juste distribution. Les biens premiers sociaux sont
répartis en plusieurs catégories : les droits et les libertés de base, les pouvoirs et prérogatives, le revenu et la richesse, les bases sociales du respect de soi, le loisir et
« l’absence de douleur » : J. Rawls, A Theory of Justice, op. cit., J. Rawls, « Social Unity
and Primary Goods », art. cité (voir la traduction dans ce volume), J. Rawls, « The
Priority of Right and Ideas of The Good », Philosophy and Public Affairs, vol. 17,
1988, p. 251-276.
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1.2.2. Quel problème la métrique des biens premiers pose-t-elle au
cadre welfariste ?
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sur l’ensemble des moyens disponibles à l’individu pour réaliser son
plan de vie. Elle ne fait pas référence à la réalisation effective du
plan de vie ni même à la satisfaction retirée par l’individu de la
réalisation de ce plan de vie ; en ce sens ce n’est pas une métrique
welfariste.
La controverse théorique autour de l’indice des biens premiers
est suscitée par deux points qui marquent une rupture avec le cadre
dominant en économie normative.
En premier lieu, la proposition de Rawls introduit l’idée
qu’une variation du bien-être individuel est associée à des variations
dans les conditions objectives de vie des personnes qui sont appréhendées par la quantité de ressources (les biens premiers) à disposition des individus. Il faut souligner que dans le cadre welfariste,
cette relation n’a rien d’automatique puisque le bien-être d’individus disposant des mêmes ressources peut varier selon leur goût
respectif pour « la farine de soja » ou « les œufs de vanneaux ».
Kenneth J. Arrow reconnaît d’ailleurs que le problème des goûts
dispendieux ne pèse plus sur les comparaisons entre les individus
lorsque celles-ci sont faites sur la base des biens premiers détenus 20.
De même, un comportement d’adaptation et de résignation peut
se traduire par une augmentation de l’utilité alors même que la
qualité de vie de l’individu se détériore.
En second lieu, les biens premiers sont désirés quelles que soient
les préférences des individus ; de sorte que même si les individus en
font des usages tout à fait différents, leurs situations peuvent être
évaluées et comparées à partir du montant de biens premiers dont
ils bénéficient i.e. indépendamment des préférences individuelles.
Kenneth J. Arrow mesure parfaitement le niveau de la critique
de Rawls à l’encontre du cadre welfariste puisqu’il traite de la
métrique des biens premiers dans un paragraphe intitulé « les enjeux
épistémologiques de la Théorie de la justice » ; l’enjeux soulevé par
les biens premiers concerne selon lui la question suivante : comment
peut-on faire des comparaisons interpersonnelles de satisfaction ?
Que répond Rawls à cette question ?
Rawls propose que la situation des individus soit évaluée et
comparée à partir de la valeur des ressources que chacun d’entre eux
détient, plutôt que par la valeur de la satisfaction subjective retirée
20. K. Arrow, « Some Ordinalist-Utilitarian Notes... », art. cité, p. 254.
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de ces ressources, qui est donnée par les préférences. Pour les économistes, cette proposition s’entend comme une disqualification des
préférences individuelles dans l’évaluation sociale et cette perspective – qui est assimilée à une remise en cause du principe de Pareto
et des fondements individualistes du choix social – n’est pas admissible. Plus précisément, il serait possible dans la logique de Rawls
d’évaluer la position des individus et de la comparer à partir d’autres
types de données individuelles que l’utilité ou le degré de satisfaction atteint, autrement dit, il serait possible de faire un choix social
en évitant les comparaisons interpersonnelles d’indices de satisfaction subjectifs. Pour Arrow, dont le commentaire va rester déterminant, cette possibilité n’est pas ouverte en économie. Au
contraire, le cadre de la réflexion sur la détermination d’une règle
d’évaluation sociale est déterminé depuis les années 1950 par son
célèbre théorème d’impossibilité, selon lequel toute règle de décision sociale est dictatoriale à moins que les économistes n’acceptent
de recourir aux comparaisons interpersonnelles d’utilité. Ainsi,
Arrow souligne dans son commentaire de Rawls que la construction
d’un indice synthétique des biens premiers est techniquement hors
de portée, à moins d’admettre comme dans le cadre welfariste, les
comparaisons interpersonnelles de bien-être. En effet, les biens premiers (sociaux) ne sont pas commensurables entre eux et il faut
pourtant les agréger au niveau individuel pour obtenir un indice
représentant la position des individus. Cet indice doit ensuite être
comparable entre les individus pour mettre en œuvre les principes
de justice i.e. pour déterminer un niveau de bien-être social et classer
les différentes distributions. Pour ce faire, soit on considère que la
valeur des biens premiers (et plus généralement des ressources à
disposition des individus) est donnée par les préférences de chaque
individu 21 et on réintroduit alors une comparaison interpersonnelle
du bien-être qui va permettre d’agréger les différents montants de
biens premiers et de les comparer entre les individus ; soit on considère que les biens premiers ont la même valeur pour tous les individus ; ce qui revient à définir un standard unique du bien-être et
à renoncer aux fondements individualistes du choix social. Dans le
premier cas, on retrouve le cadre welfariste et dans le second l’obstacle du perfectionnisme. Ce dilemme caractérise la conception
21. Dans sa réponse à Arrow, John Rawls propose de se servir des préférences d’un
individu représentatif du groupe des défavorisés. Voir J. Rawls, « Some Reason For
The Maximin Criterion », American Economic Review, vol. 64, 1974, p. 141-146.
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standard des économistes sur l’indice des biens premiers sociaux de
Rawls et plus largement sur tout indicateur du bien-être social non
welfariste 22.
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2. La définition du bien-être et la possibilité d’un choix social non
welfariste : le bonheur individuel est-il le seul guide des politiques
publiques ?
Les études empiriques s’accordent pour montrer une déconnexion entre la progression du niveau de vie – mesurée par l’indicateur traditionnel qu’est le produit intérieur brut – et le bonheur
déclaré par les individus. La remise en cause du produit intérieur
brut comme indicateur du bien-être social qui s’en est suivie, peut
être considérée comme une manifestation des limites de la définition traditionnelle du bien-être individuel comme une mesure de
la satisfaction des préférences. Les questions posées par la construction d’un cadre nouveau pour l’évaluation du progrès des sociétés
et du bien-être individuel restent les mêmes que celles qui ont été
suscitées par la proposition de Rawls. En effet, dés que l’on souhaite
définir des indicateurs composites du bien-être social, qui intègrent
22. La métrique des capabilités proposée par Amartya Sen a fait par exemple l’objet de
critiques similaires : voir infra.
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Si la proposition de Rawls concernant la mesure du bien-être
à partir du panier des biens premiers détenus n’a pas eu de traduction directe à la parution de la Théorie de la justice, la question
théorique qu’elle a suscitée se trouve aujourd’hui au cœur des débats
sur les fondements du choix social et c’est peut être là que réside
un des héritages le plus manifeste de Rawls en économie. Cette
question peut être résumée de la façon suivante : est-il possible de
construire une fonction d’évaluation sociale qui évite les lacunes
d’une évaluation subjective du bien-être individuel (goûts dispendieux, préférences adaptatives, incommensurabilité des conceptions
du bien-être individuel) tout en maintenant un fondement individualiste au choix social ? Elle se retrouve dans l’actualité à travers
les débats relatifs à la définition d’un indicateur du bien-être
national, alternatif au produit intérieur brut, qui rendrait compte
le mieux possible de la qualité de vie des populations.
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Il est possible de remettre en perspective la controverse sur la
construction d’un indice synthétique de biens premiers, à travers les
débats actuels relatifs à la définition d’un « nouvel indicateur du progrès et du bien-être » et à travers le regain d’intérêt des économistes
pour les données subjectives du bien-être et la mesure directe du
bonheur. Le premier paragraphe revient sur le développement récent
de la réflexion concernant la définition du bien-être individuel en
économie et rappelle brièvement les différentes définitions présentes
dans la littérature. Le second paragraphe présente deux propositions
alternatives au produit intérieur brut pour mesurer le bien-être social
en les resituant dans le débat ouvert par Rawls sur le welfarisme.
2.1. Le développement de la réflexion sur la définition du bien-être
et sa mesure
Dans l’approche standard en économie du bien-être, l’utilité
mesure le degré de satisfaction des préférences. Celles-ci sont révélées par les comportement et choix individuels qui s’expriment sur
le marché ; à la suite de Kahneman 23, on parle d’utilité de décision
pour indiquer que le bien-être individuel est défini par une préférence pour un résultat et appréhendé à travers un choix. Dans ce
cadre, plus l’individu dispose d’un revenu élevé, toutes choses égales
23. Daniel Kahneman, Peter P. Wakker, Rakesh K. Sarin, « Back to Bentham ? Explorations of Experienced Utility », Quaterly Journal of Economics, vol. 112, 1997,
p. 375-405.
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des dimensions supplémentaires par rapport à la dimension monétaire du produit intérieur brut, il est nécessaire de déterminer :
(i) les dimensions et variables qui entrent dans la composition du
bien-être des individus.
Comment faut-il évaluer la position des individus ? Est-ce
qu’on se tourne vers une évaluation subjective du bonheur dans une
logique welfariste ou bien est-ce qu’on établit une liste d’attributs
objectifs raisonnables de la qualité de vie ?
(ii) la pondération de ces différentes dimensions.
Sur quelle base construire un indicateur synthétique du bienêtre social ? Est-il possible de prendre en compte les préférences
individuelles pour éviter la voie du paternalisme, sans recourir à
l’hypothèse périlleuse d’une comparabilité des niveaux de bien-être
subjectif entre les individus ?
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Ces résultats ont jeté un doute sur la pertinence du produit
intérieur brut comme indicateur du bien-être social et ont également conduit à remettre en cause l’utilité de décision. La recherche
de nouveaux outils d’évaluation pour le bien-être individuel et pour
le choix social a pris, pour résumer, deux voies différentes : (i) le
retour à une conception hédoniste de l’utilité et (ii) l’adoption de
définitions plus objectives de la qualité de vie.
(i) Si le bonheur ressenti par les individus est la seule composante du bien-être, pourquoi ne pas concevoir des indicateurs qui
permettent de le mesurer directement auprès des intéressés ? L’économie du bonheur 26, qui s’est développée dans les années 1990,
est caractérisée par le retour d’une conception hédoniste de l’utilité.
24. Philip Brickman, Dan Coates, Ronnie Janoff-Bulman, « Lotteries Winners And Accident Victims : Is Happiness Relative ? », Journal of Personality and Social Psychology,
vol. 36, 1978, p. 917-927. Pour d’autres références voir Paul Dolan et Daniel Kahneman, « Interpretations Of Utility And Their Implications For The Valuation Of
Health », The Economic Journal, vol. 118, 2008, p. 215-234.
25. Richard A. Easterlin, « Income and Happiness : Towards a Unified Theory », The
Economic Journal, vol. 111, 2001, p. 465-484.
26. Le terme d’« économie du bonheur » est utilisé de façon courante depuis son entrée
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par ailleurs, plus il est en mesure de satisfaire ses préférences et plus
son bien-être, son utilité s’accroît. Le revenu constitue alors théoriquement une bonne approximation du bien-être individuel et dans
cette même logique, le produit intérieur brut, ou la richesse monétaire créée par une société, est utilisé pour mesurer le bien-être
social. Ce cadre d’analyse a été remis en cause par de nombreuses
études empiriques qui confirment l’importance du phénomène
d’adaptation en montrant qu’il existe une très faible corrélation
entre les circonstances (objectives) dans lesquelles les individus évoluent (le revenu, le statut marital, les états de santé, etc. 24) et leur
bonheur déclaré, appréhendé directement par enquêtes.
Les travaux d’Easterlin 25, les plus célèbres, établissent qu’il
existe une relation positive faible entre le revenu et le bonheur
lorsqu’on compare à un instant donné des individus ayant des
revenus différents, mais aucune relation lorsqu’on fait une comparaison dans le temps. Les travaux soulignent également l’existence
de différences importantes dans les satisfactions déclarées par les
individus entre des pays à peu près similaires du point de vue de
leur développement économique.
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(ii) D’un autre coté, la confirmation empirique de l’importance
du phénomène de l’adaptation donne toute sa pertinence à la critique
du cadre welfariste et aux approches qui proposent d’évaluer la position des individus et de la comparer à partir d’autres types de données
que celles fournies par des indices subjectifs du bien-être. La situation
d’un individu dans un état social peut être mesurée, par exemple, à
partir des ressources, des biens détenus –dans la filiation des biens
premiers de Rawls – ou encore à partir d’indicateurs « objectifs » de
la qualité de vie tels que l’espérance de vie, le niveau de nutrition,
le niveau de qualifications, dans la filiation de Sen. Dans ces approches, les composantes du bien-être ne sont pas définies uniquement
dans le New Palgrave Dictionary of Economics avec l’article de Carol Graham « The
Economics of Happiness ». Pour une présentation générale de ce courant voir par
exemple Bernard M. S. Van Praag, « Perspectives From The Happiness Literature
And The Role Of New Instruments For Policy Analysis », Iza, Discussion Paper
2568, janvier 2007.
27. Il existe différents courants au sein de la littérature sur l’économie du bonheur mais
ce n’est pas l’objet de ce papier de rentrer dans ces détails. Une des oppositions les
plus importantes concerne la mesure de l’utilité. Il existe un courant qui travaille sur
les déterminants du bonheur et qui utilise des indicateurs de satisfaction globale
ressentie dans la vie ; Voir par exemple Bruno Frey et Alois Stutzer, « What Can
Economists Learn From Happiness Research ? », Journal of Economic Litterature,
vol. 40, 2002, p. 402-435. Daniel Kahneman et son équipe privilégie des méthodes
qui mesurent le bonheur à partir de la somme dans le temps des flux d’utilité
instantanée.
28. D. Kahneman, P. Wakker, R. Sarin, « Back to Bentham ?... », art. cité, note 28.
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Elle privilégie le recueil et l’analyse des données dites subjectives ou
déclaratives relatives au sentiment de bonheur et aux jugements de
satisfaction individuels ; ces données constituant la base d’une évaluation du bien-être. Dans cette approche 27, l’utilité mesure directement la « quantité de bonheur » associée à chaque expérience
hédonique, dans la plus stricte tradition des premiers utilitaristes à
la Bentham. Daniel Kahneman, Peter P. Wakker et Rakesh K.
Sarin 28 définissent l’« utilité expérimentée » (experienced utility)
pour désigner l’expérience hédonique associée à un résultat, par
opposition à l’« utilité de décision »qui découle de l’observation des
choix individuels. L’utilité expérimentée reste dans un cadre welfariste du choix social. Une des hypothèses centrales de cette
approche est que les expériences hédonistes peuvent être évaluées
empiriquement et lorsque les travaux se situent dans une perspective
de choix social, cette évaluation fournit une mesure du bonheur
des individus qui est comparable entre eux.
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par référence aux préférences des individus. La « liste » des facteurs
du bien-être peut être élaborée à partir de critères éthiques (a priori)
sur ce qui définit la qualité de vie.
La théorie des capabilités de Sen 29 constitue à l’heure actuelle
une des métriques alternatives les plus importantes au welfarisme.
Les composantes du bien-être, appelées par Sen des functioning,
désignent des activités sociales ou physiques ou des états de l’existence. On parle de réalisations dans la traduction française la plus
courante pour rendre compte de ce qu’un individu peut faire ou
peut être avec les ressources détenues : lire, écrire, avoir un travail,
être en bonne santé, être politiquement actif, entre autres. Dans
l’approche de Sen, la situation des individus n’est pas évaluée par
le résultat effectivement atteint en termes de réalisations mais par
l’ensemble de choix accessible à l’individu que Sen désigne sous le
terme de capabilités. Les réalisations représentent le choix effectif
tandis que les capabilités décrivent les différentes combinaisons de
réalisations accessibles à une personne avec les ressources dont elle
dispose i.e. les réalisations potentielles.
Le caractère non welfariste de la métrique de Sen tient au fait
que la définition du bien-être individuel ne se limite pas au bonheur
ressenti ou à la satisfaction procurée par les réalisations atteintes.
La valeur des réalisations n’est pas laissée uniquement à l’appréciation des goûts et des préférences des individus. Certaines réalisations
disposent d’une valeur intrinsèque de sorte qu’elles rentrent légitimement dans la composition du bien-être ; leur participation à la
qualité de vie des individus fait l’objet d’un consensus : être correctement nourri, être en bonne santé, par exemple.
C’est ce point qui fait l’objet des plus vives critiques 30 :
comment sélectionner les réalisations à intégrer dans la définition
du bien-être indépendamment des préférences individuelles sans
affaiblir les fondements individualistes de la métrique, sans imposer
de facto une certaine conception de la vie ?
De façon plus générale, la question posée par ces approches
fondées sur une « liste » des composantes du bien-être est similaire
29. A. Sen, Commodities and Capabilities, Amsterdam, North Holland, 1985.
30. Voir par exemple Gerald A. Cohen, « Equality Of What ? On Welfare, Goods And
Capabilities », Recherches Economiques de Louvain, vol. 56, no 3-4, 1990 ; Robert
Sugden, « Welfare, Resources And Capabilities : A Review Of “Inequality Reexamined” by A. Sen », Journal of Economic Litterature, vol. 31, 1993, p. 1947-1962.
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à celle posée par la métrique des biens premiers de Rawls : comment
intégrer les préférences individuelles lorsqu’on se situe dans le cadre
d’approches qui souhaitent éviter les comparaisons interpersonnelles
d’indices de satisfactions subjectifs ? La réponse de Sen souligne que
la métrique concerne les capabilités c’est-à-dire une pondération des
différentes réalisations choisies par les individus et que c’est précisément dans le choix de cette pondération que la diversité des choix
de vie et les préférences individuelles apparaissent 31.
Des développements récents en théorie du choix social et en
théorie de l’équité 32 apportent également des réponses à cette question et fournissent la possibilité de construire des indicateurs synthétiques de bien-être social qui ne sont pas welfaristes. Comment
sortir d’une évaluation subjective de la position des individus tout
en respectant leurs préférences individuelles ? Une première voie
consiste à élargir les jugements sollicités dans l’évaluation de la situation d’un individu. Le panier de ressources d’un individu peut ainsi
être valorisé non pas uniquement par les préférences de l’individu
concerné, mais en intégrant l’ensemble des préférences des individus de la population. La recherche d’une pluralité de jugements
pour évaluer la position d’un individu conduit à réduire le caractère
subjectif de l’évaluation et fait appel à une information non welfariste. Dans ce cas en effet, la comparaison entre les paniers des
ressources dépend de la distribution des préférences dans la population laquelle peut être considérée comme une caractéristique
sociale de l’allocation. La recherche d’un consensus dans l’évaluation qui est faite d’une situation individuelle constitue une façon
d’« agréger » les préférences individuelles, qui se substitue aux
comparaisons interpersonnelles d’utilité. Une seconde voie consiste
à évaluer une distribution effective des ressources en s’appuyant sur
31. Cet argument ne clôt pas pour autant le débat puisque in fine cette approche repose
sur la spécification d’une liste de réalisations à prendre en compte ou non. Pour une
présentation plus complète de l’approche d’Amartya Sen, voir Valérie Clément, Christine Le Claiche et Daniel Serra, Économie de la justice et de l’équité, Paris, Economica,
2008, chap. 6, p. 194-200.
32. Marc Fleurbaey, « Économie normative et justice sociale », in Alain Leroux et Pierre
Livet (dir.), Leçons de philosophie économique, t. 2 : « Économie normative et philosophie morale », Paris, Economica, 2006, p. 454-486 ; M. Fleurbaey, « Social Choice
and Just institutions : New Perspectives », Economics and Philosophy, vol. 23, 2007,
p. 15-43 ; Marc Fleurbaey et François Maniquet, « Utilitarianism versus Fairness in
Welfare Economics », in Maurice Salles et John A. Weymark (dir.), Justice, Political
Liberalism and Utilitarianism : Themes from Harsanyi and Rawls, Cambridge, Cambridge University Press, à paraître.
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Économie du bien-être, choix social et l’influence... – 73
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74 – Valérie Clément
une situation de référence qui lui est équivalente, au sens où les
individus sont indifférents entre leurs paniers de biens respectifs
dans les deux allocations. Ce principe d’équivalence est utilisé par
Fleurbaey et Gaullier 33 pour construire un indicateur de bien-être
social qui est appliqué pour mesurer et comparer les niveaux de vie
des pays de l’OCDE.
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Les deux conceptions du bien-être individuel présentées cidessus peuvent servir de base à la construction d’un indicateur de
bien-être social. L’idée sous jacente de l’économie du bonheur est
que le recueil de données subjectives sur la satisfaction éprouvée
par les individus, permettrait de résoudre (empiriquement) les questions des dimensions du bien-être et de leur pondération. L’indicateur de bien-être national proposé par Kahneman et ses collaborateurs 34 illustre la première démarche (i). Dans l’indicateur de
niveau de vie construit par Fleurbaey et Gaullier les dimensions du
bien-être sont définies par une liste de réalisations de référence qui
sert de base pour faire les comparaisons entre pays. Les préférences
des individus sont introduites pour pondérer ces différentes dimensions (ii).
(i) Kahneman et ses collaborateurs proposent un indicateur de
bien-être national qui fournirait une alternative au produit intérieur
brut comme guide des politiques publiques. La construction de cet
indicateur synthétique est basé sur l’allocation du temps entre les
différentes activités au sein de la société et sur des scores hédoniques
attribués par les individus à ces différentes activités. Le bien-être
national est mesuré en pondérant le temps alloué aux activités par
les scores hédoniques correspondants. On obtient le bien-être moyen
de la population (average affective well-being) car pour la répartition
du temps comme pour les scores hédoniques, ce sont les valeurs
moyennes qui sont utilisées dans la procédure d’agrégation.
Les données sur l’allocation du temps des individus sont déjà
33. M. Fleurbaey et Guillaume Gaullier, « International Comparisons of Living Standards by Equivalent Income », Centre d’Études prospectives et d’informations internationales (CEPII), working paper no 3, janvier 2007.
34. Daniel Kahneman, Alan Krueger, David Schkade, Norbert Schwarz, Arthur Stone,
« Toward National Well-Being Accounts », American Economic Review, vol. 94, no 2,
2004, p. 429-434.
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2.2. Deux propositions pour mesurer le bien-être social
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disponibles et établies par des enquêtes nationales. Les scores hédoniques sont obtenus à partir de méthodes construites à cet effet et
qui ont pour objectif de représenter et de mesurer aussi directement
que possible les expériences sensibles, les sentiments attachés à des
situations particulières 35.
La méthode « Échantillonage Expérience » (Experience Sampling
Method 36) collecte les informations sur les expériences individuelles
en temps réel, dans leur environnement naturel et de façon répétée.
La collecte est menée par exemple en fournissant aux sujets un agenda
électronique qui bipe à certains moments définis de façon aléatoire,
auxquels les sujets doivent indiquer ce qu’ils étaient en train de faire
et l’intensité des sentiments ressentis. La moyenne de ces données
permet ensuite d’obtenir une mesure qui reflète l’expérience journalière en termes de bonheur ressenti. Les résultats donnés par la
méthode ESM peuvent être approximés par une méthode d’enquêtes
pour caractériser la vie au quotidien (Day Reconstruction Method)
développée par Kahneman 37 et son équipe. La méthode DRM
demande aux sujets de remplir un journal qui relate les évènements
de leur précédente journée. Ces évènements sont décrits en précisant
la nature et l’intensité des sentiments expérimentés à cette occasion 38.
Ces méthodes peuvent être utilisées pour définir l’expérience sensible
moyenne associée à une situation particulière. On parvient ainsi à
établir des scores hédoniques moyens associés à chaque activité 39.
Il est intéressant de resituer cette proposition dans le débat sur
le welfarisme. Comme pour tous les indices utilisant une évaluation
35. Ces méthodes empiriques s’opposent à celles qui utilisent des évaluations subjectives
sur la satisfaction globale éprouvée par les individus dans leur vie.
36. Tamlin Conner Christensen et al., « A Practical Guide to Experience Sampling Procedures », Journal of Happiness Studies, vol. 4, 2003, p. 53-78. La méthode ESM est
également connue sous le nom de Ecological Momentary Assessment.
37. D. Kahneman, A. Krueger, D. Schkade, N. Schwarz, A. Stone, « A Survey Method
for Characterizing Daily Life Experience : The Day Reconstruction Method », Science,
vol. 306, 2004, p. 1776-1780.
38. Voir ibid., tableau 1, p. 431 : les sujets doivent noter sur une échelle de 0 à 6 leur
état durant un évènement : heureux, énervé, dépressif, harcelé, en confiance, en colère,
anxieux, prenant du plaisir...
39. Ainsi par exemple, D. Kahneman et al. (ibid.) établissent à partir d’un échantillon
de 909 femmes salariées du Texas que le score hédonique moyen associé à l’entretien
des relations sociales hors travail est de 4,12, celui associé à l’activité professionnelle
est de 2,65, celui associé à l’éducation des enfants est de 2,95 ; le temps passé à
chacune de ces activités s’établit respectivement à 1,15 heures, 6,88 et 1,09 heures
par jour.
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subjective du bien-être, on peut se poser la question de la pertinence
d’un indicateur de bien-être national qui ne soit pas relié aux changements dans les niveaux de vie (sur le plan matériel s’entend),
mesurés par le taux de croissance du produit intérieur brut. En
effet, la croissance de l’indice de bien-être national proposé par
Kahneman et ses co-auteurs peut être décomposée en deux facteurs :
le premier rend compte des modifications dans l’allocation du temps
entre les activités, et le second rend compte des modifications dans
l’évaluation de la satisfaction associée aux différentes activités. La
réponse des auteurs met en avant le caractère marginal de ces changements : dans nos économies, le produit intérieur brut évolue
grosso modo de 3 % par an de sorte que les évolutions de niveau
de vie sont en fait relativement faibles. Cet argument souffre, à
l’instar de ce qui est également reproché au produit intérieur brut,
de faire référence uniquement à la moyenne sans considérer les
inégalités dans la distribution de ces niveaux de vie.
L’apport le plus intéressant revendiqué par le courant qui privilégie des mesures empiriques directes du bien-être concerne la
question des comparaisons interpersonnelles. Dans les travaux qui
visent la construction d’un indice de bien-être social, l’hypothèse
selon laquelle les conceptions du bonheur des différents individus
sont comparables est généralement retenue 40. Dans le travail présenté ci-dessus, les scores hédoniques fournissent une mesure cardinale de l’utilité qui est comparable entre les individus. Le point
nouveau est que ces travaux apportent un argument empirique pour
justifier ces comparaisons. Pour accéder à une mesure directe du
bonheur individuel, il existe une autre voie que celle des données
déclaratives qui consiste à s’appuyer sur les manifestations physiques
et neurologiques du plaisir, du bien-être ou du stress. La neuroéconomie entend fournir des mesures directes et « objectives » du
bien-être ressenti à partir de l’étude de l’activité cérébrale et d’indicateurs physiologiques. Il se trouve que les résultats obtenus sur le
bonheur déclaré par les individus ou sur les scores hédoniques sont
corrélés avec ces mesures physiques du sentiment de bien-être. La
référence à l’activité cérébrale et à des évènements physiologiques
sert dans ce cadre à objectiver la mesure du bonheur et fournit pour
les défenseurs de ces approches une base pour la comparaison interpersonnelle des situations individuelles : les expériences hédoniques
40. Certains travaux qui s’intéressent principalement aux déterminants du bonheur individuel n’ont pas besoin de faire cette hypothèse.
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76 – Valérie Clément
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Économie du bien-être, choix social et l’influence... – 77
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(ii) L’application proposée par Fleurbaey et Gaullier illustre la
démarche du choix social non welfariste. Le bien-être des individus,
leur qualité de vie sont définis par rapport à un vecteur de réalisations de référence. Les auteurs intègrent, à coté du revenu, des
composantes de la qualité de vie qui concernent à la fois des dimensions individuelles du bien-être – les loisirs, la santé – et des dimensions sociales : les inégalités de revenu caractérisant le pays, l’état
des ressources naturelles à travers la notion de durabilité. Un niveau
de référence est fixé pour chacune de ces dimensions hors revenu
de la qualité de vie. Les comparaisons interpersonnelles se ramènent
alors à des comparaisons entre les paniers de réalisations effectifs et
le panier de référence. L’évaluation et la comparaison de la situation
des individus se fait donc sans comparaisons interpersonnelles d’utilité. Les préférences des individus sont néanmoins intégrées pour
évaluer la pondération entre les différentes dimensions du bien-être.
Dans l’application, la comparaison des niveaux de vie se fait entre
les pays, et un individu représentatif est caractérisé pour chaque
pays. Les auteurs déterminent alors, pour chacune des dimensions
choisies de la qualité de vie, la disposition marginale à payer de la
population d’un pays pour obtenir le niveau de référence qui a été
établi pour cette dimension : quel est le montant qu’elle est prête
à payer pour avoir le niveau de référence en termes de santé, en
termes de loisir, etc. Le revenu effectif est alors corrigé de ce montant. Les auteurs obtiennent finalement un revenu équivalent qui
est le revenu qui associé au vecteur de réalisations de référence,
définit une situation équivalente pour la population à la situation
actuelle. Les revenus équivalents permettent de comparer les pays
entre eux sur la base décrite par la situation de référence.
Cette application illustre que la proposition de Rawls est en
réalité réalisable : l’indicateur de niveau de vie mis à jour n’est « ni
41. Daniel Read, « Utility Theory From Jeremy Bentham to Daniel Kahneman », Thinking and Reasoning, vol. 13, no 2007, p. 45-61.
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sont faites d’un « matériau » unique ce qui autorise et justifie qu’on
les compare entre les individus. Read 41 réfute l’argumentaire de
Kahneman pour qui le recours à l’utilité expérimentée permettrait
de résoudre la question des comparaisons interpersonnelles d’utilité : constater l’existence d’universaux dans les expériences hédoniques est une chose, dire que les individus ont tous la même échelle
pour évaluer ces expériences en est une autre.
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- Folio : q78
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78 – Valérie Clément
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Peut-on se contenter d’un indicateur subjectif du bien-être
pour rendre compte de la position d’un individu dans un état
socioéconomique donné ? Est-il possible et justifié d’agréger, et
donc de comparer, des niveaux de bonheur pour prendre une décision sociale ? Est-il possible de maintenir les fondements individualistes du choix social dés lors que les préférences individuelles ne
sont plus les seules composantes de la fonction de bien-être social ?
L’article s’est attaché à défendre l’idée que l’empreinte de Rawls en
économie se trouve dans les questions que sa construction théorique
a adressées à l’économie du bien-être standard, notamment au travers de la métrique des biens premiers.
Dans le débat actuel sur les limites du produit intérieur brut
comme indicateur du bien-être social, l’examen des positions en
présence montre qu’il existe bien un écho des propositions de Rawls
que l’on peut trouver dans l’abandon d’une mesure entièrement
subjective de la qualité de vie des individus et dans le développement d’un choix social non welfariste.
Valérie Clément est Maître de conférences à l’Université de Montpellier 1 et membre du LAMETA UMR 5474. Elle est l’auteure, avec
Christine Le Claiche et Daniel Serra, d’un ouvrage sur l’Économie de la
justice et de l’équité parue aux éditions Economica en 2008.
RÉSUMÉ
Économie du bien-être, choix social et l’influence de la Théorie de la justice
La proposition de Rawls concernant la mesure du bien-être à partir du panier
des biens premiers a fait l’objet de vives critiques de la part des économistes à la
42. Marc Fleurbaey propose une version théorique de cet indicateur dans sa contribution
au numéro spécial de la revue de philosophie économique consacré à Rawls : M.
Fleurbaey, « Ni perfectioniste, ni welfariste : l’indice des biens premiers est possible »,
Revue de Philosophie Économique, vol. 7, 2003, p. 111-135.
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welfariste ni perfectioniste 42 » : ni welfariste parce que l’évaluation
de la situation des individus (des pays) n’est pas fondée sur un
indicateur subjectif de satisfaction ; ni perfectionniste parce que les
préférences individuelles sont intégrées pour déterminer la pondération entre les composantes de la qualité de vie.
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- Folio : q79
- Type : qINT 09-03-04 12:00:18
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Économie du bien-être, choix social et l’influence... – 79
parution de la Théorie de la justice. Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes
que de voir resurgir les questions soulevées par Rawls sur la métrique du bien-être
dans les débats relatifs à la construction d’un indicateur du bien-être social.
L’article revient sur le malentendu originel entre Rawls et les économistes concernant le maximin et montre comment la proposition de Rawls relative à la
construction d’un indice de biens premiers permet de remettre en perspective les
débats actuels sur les limites du produit intérieur brut comme indicateur du
bien-être social.
The economics of well-being, social choice and the influence of A Theory of
Justice
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Rawls’ proposal of a metric of well-being based on the basket of primary goods drew
heated criticism from economists when A Theory of Justice was first published. So
there is a certain irony in seeing the questions Rawls raised about the metric of
well-being reëmerge in the debate over the construction of an indicator of social
well-being. The above article revisits the original misunderstanding between Rawls
and the economists about the maximin and shows how the Rawlsian conception of
an index of primary goods puts in perspective the current debate about the limitations
of using gross domestic product as an indicator of social well-being.
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