À L'origine Du Texte : Le Manuscrit Inconnu Des "Difficultés Sur La Religion" Author(s): François Moureau Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 92e Année, No. 1 (Jan. - Feb., 1992), pp. 92104 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40530473 Accessed: 27-06-2016 09:09 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://about.jstor.org/terms JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue d'Histoire littéraire de la France This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 92 REVUE DTOSTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE Au doute philosophique, au jeu entre le rire et la sensibilité, à la variété stylistique, elle préfère l'exotisme facile, les certitudes apaisantes, la récompense de la bravoure et de l'amour, un ordre social incontesté où « tout finit par des chansons ». Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval. À L'ORIGINE DU TEXTE : LE MANUSCRIT INCONNU DES « DIFFICULTÉS SUR LA RELIGION » On sait que les « manuscrits clandestins à caractère philoso- phique » posent des problèmes très originaux aux chercheurs. Ces textes déistes, athées, ou pour le moins hétérodoxes, dont les versions imprimées sont classées dans les bibliothèques d'Ancien Régime sous l'enseigne de « traités singuliers qui contiennent des erreurs particulières »*, apparaissent au xvie siècle (Michel Servet, Guillaume Postei, Jean Bodin, Giordano Bruno), se multiplient au siècle suivant (Lucilio Vanini, Geoffroy Vallée, Simon Morin) connaissent un développement extraordinaire dans la première moitié du xvme siècle, font l'objet à partir des années 1760 d'une campagne de remaniement et de publication par la « manufacture holbachique » et le libraire Marc-Michel Rey d'Amsterdam, disparaissent enfin avec la Révolution et le triomphe - provisoire de certaines idées antireligieuses que ces manuscrits véhiculaient. Si l'on se limite aux manuscrits à caractère polémique critiquant les « religions factices » au nom de la raison et de la science historique, on note qu'aux textes personnalisés des siècles précédents se substituent, pour l'essentiel, au xvme siècle des traités anonymes dont l'élaboration est assez clairement le produit de mises en forme successives2 ; la diffusion par copies manuscrites qui, à l'inverse de l'imprimé, ne fige pas le texte, favorise une sorte 1. Par exemple, dans le catalogue des livres de la Maison professe les Jésuites de Paris (Paris, Pissot, Gogué, 1763, n° 2453-2472) ou dans celui du comte de Lauraguais (Paris, De Bure, 1770, n° 104-123). 2. Outre les travaux anciens de G. Lan son, I. O. Wade et J. S. Spink, on consultera la dernière liste établie par Miguel Benitez, « Matériaux pour un inventaire des manuscrits philosophiques clandestins des XVIIe et XVIIIe siècles », Rivista di Storia della Filosofia, n° 3, 1988, p. 501-531, et l'ouvrage collectif dirigé par Olivier Biodi, Le Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, Paris, Vrin, 1982. This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms NOTES ET DOCUMENTS 93 de prolifération organique d'un discours idéologique nourri, au fur et à mesure, de références nouvelles prises ailleurs. Dans le cas même d'un manuscrit personnel, l'auteur peut autoriser un tiers à réviser son texte, comme si l'œuvre était une production en soi sans attache avec un écrivain en particulier, une espèce d'aimant dont l'efficacité importe plus que la propriété intellectuelle. L'abbé JeanBaptiste Le Mascrier entretient Benoît de Maillet de la toilette qu'il compte faire de son Telliamed, encore nommé « Traité de la diminution de la mer ». De même que du « Traité de l'opinion des Anciens sur la nature de l'âme », dont il a complété les citations et qu'il a remis dans un style « plus pur et plus correct », il s'engage auprès de l'auteur, en novembre 1736, à mettre Telliamed « dans le meilleur état qu'il sera possible »3. La comparaison des manuscrits connus et des éditions prouve que Le Mascrier eut, avec d'autres, une large part à ce « perfectionnement ». La clandestinité était le corollaire de l'anonymat et peut-être aussi une discrète invite à le percer4. Au moment de la publication des versions révisées, d'Holbach et ses collaborateurs prirent soin de faire attribuer les ouvrages à de respectables académiciens disparus comme Fréret ou Mirabaud : c'est du moins ce que répandit la rumeur publique. L'historien de la littérature et des idées se trouve en général face à des « monstres » connus par des manuscrits dont il est malaisé de retracer la filiation et de démêler les réécritures, attribués à des écrivains qui n'y eurent sans doute aucune part, mais le plus souvent anonymes. Les révisions successives, sans parler des gauchissements idéologiques apportés à des textes simplement critiques ou théistes par l'équipe de d'Holbach, conduisent à la plus grande prudence dans le maniement de ces documents, d'ailleurs assez peu clandestins - on les trouve dans quelques catalogues très officiels de ventes de bibliothèques au xvme siècle - et d'une originalité toute relative, quand ils ont été soumis à la révision académique des années 1730-1740 qui en fit les représentants presque interchangeables de la vulgate déiste. Les Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche sont l'un des exemples les plus illustres de cette littérature. Elles reproduisent le cheminement classique que nous venons de décrire. Leur version imprimée parut à l'automne de 1767 sous la fausse adresse de « Londres » et à la date de 1768 chez Marc-Michel Rey. Depuis le Dictionnaire des anonymes d'A. A. Barbier, qui disposa des papiers Naigeon, on attribue la révision surtitrée Le Militaire philosophe à d'Holbach et, au premier chef, à Jacques-André Naigeon lui-même. L'Avertissement signalait que « l'ouvrage [...] 3. Lettre de Le Mascrier à Maillet (28 novembre 1736) transcrite par ce dernier dans une missive au marquis de Caumont (Marseille, 10 décembre 1736) (Munich, Bayerische Staatsbibliothek, ms., cod. gall. 721). 4. Sur ces jeux, voir notre : « La plume et le plomb : la communication manuscrite au XVIIIe siècle », Correspondances littéraires inédites. Études et extraits, Jochen Schlobach éd., ,Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1987, p. 21-30. This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 94 REVUE DTflSTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE existait depuis fort longtemps en manuscrit dans les bibliothèques de plusieurs particuliers » et que le livre était fait d'après « une copie prise sur un manuscrit très correct provenant de l'inventaire de M. le comte de Vence ». La vente de cette bibliothèque avait commencé à Paris le 25 juin 1760 et si l'Avertissement du catalogue notait qu'il y avait « peu de cabinets de particuliers se trouvant plus ornés de manuscrits », il n'y avait pas trace dans la liste publiée sous le contrôle du Syndic des Libraires5 d'un manuscrit des Difficultés. Un imprimé intitulé : Réflexions d'un militaire sur Vutilité de la religion pour la conduite des armées et le gouvernement des peuples (Londres, 1749)6 (n° 180) évoquait seul, de façon orthodoxe, quoique réformée, dans la bibliothèque du lieutenant-général des Armées du Roi, commandant à La Rochelle et colonel du Royal-Corse, les préoccupations d'un philosophe militaire. Le texte original des Difficultés fut attribué, au choix, par les contemporains à deux membres de l'intelligentsia, dont les points communs étaient d'avoir déjà servi à de semblables jeux et d'être décédés, ce qui arrêtait là les recherches : Nicolas Fréret ou Thémiseul de Saint-Hyacinthe7. Il appartint à Gustave Lanson d'attirer l'attention sur les manus- crits des Difficultés (R.H.L.F., 1912) ; il en répertoria trois à la Bibliothèque Mazarine, dont le plus complet fut publié en 1970 par Roland Mortier (Presses Universitaires de Bruxelles). Auparavant, Ira O. Wade avait découvert à Leningrad (aujourd'hui Saint- Pétersbourg) un recueil d'extraits fait par l'abbé Sépher qui fournissait quatre-vingt-huit fragments des Difficultés très hétérogènes par rapport à la version longue de la Mazarine. En 1983, Frédéric Deloffre les publia, mettant face à face les deux versions quand elles existaient et reproduisant les passages inconnus du manuscrit Sépher. On se trouvait donc en présence d'un manuscrit « complet » des « quatre cachiers » des Difficultés (M) conservé à la Bibliothèque Mazarine et d'extraits qui se rapportaient à une version très différente, le manuscrit Sépher (S)8. Selon Frédéric Deloffre, S renvoyait à une rédaction primitive des Difficultés qui aurait subi un remaniement vers 1740 pour donner la leçon M. ; Roland Mortier voyait dans ce dernier manuscrit la copie du comte de Vence. Le style de reliure de M (dos sans nerfs) et son type de calligraphie nous incline, pour notre part, à lui attribuer une date plus tardive que celle qui est généralement proposée ; vers 1760, probablement. Les deux autres manuscrits de la Mazarine qui ont la même origine (fer de reliure identique) appartiennent à des recueils 1760. 5. Catalogue des livres [...] de feu Monsieur le comte de Vence. Paris, Prault fils aîné, 6. Par Eléazar de Mauvillon. La B.N. possède une édition datée de 1759. 7. Sur cet historique, voir l'Introduction de la dernière édition publiée des Difficultés (Frédéric Deloffre éd., Oxford, The Voltaire Foundation, 1983). Nos références renvoient à ce volume. 8. Nous reprenons les abréviations attribuées aux manuscrits par Frédéric Deloffre. This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms NOTES ET DOCUMENTS 95 cohérents (« réclame » entre les pièces du ms. 1192) dont les textes sont datés ou datables du début des années 1760. Le débat porta aussi sur l'auteur des Difficultés. On exclut rapidement les attributions anciennes, et Roland Mortier établit une espèce de « portrait-robot » du « militaire philosophe » d'après les éléments « autobiographiques » contenus dans des « cahiers » censés être adressés par leur auteur au père Malebranche. Sur cette base, André Robinet crut y voir le comte de Boulainvilliers, grand pourvoyeur de manuscrits clandestins (R.H.L.F., 1972). Mais, en 1974, le docteur Francis Mars, utilisant le même « portrait-robot », désigna Robert Challe, romancier, voyageur et ancien « militaire ». Neuf ans plus tard, Frédéric Deloffre publia son édition sous le nom de l'auteur des Illustres Françaises. Jusqu'à présent, la critique reste divisée sur cette attribution et le récent Colloque Challe de Chartres (juin 1991) n'a pas apporté d'argument direct au sujet de cette attribution, sinon le sentiment que les manuscrits clandestins étaient réécrits au cours de leur existence souterraine. Nous pouvons aujourd'hui apporter notre contribution à ce débat en révélant l'existence de deux manuscrits inconnus des Difficultés et en décrivant celui qui, jusqu'à la découverte fort hypothétique d'un manuscrit autographe de l'auteur, devra être considéré comme le texte de base pour toute édition future. En effet, la clandestinité même de ces « traités singuliers » impliquait une diffusion sous forme de copies et la destruction d'un autographe très compro- mettant. L'abbé Pierre-Jacques Sépher avait réalisé une copie des Difficultés qui ne peut être assimilée aux extraits partis en Russie sous la Révolution dans les bagages de Pierre Doubrowski. À sa mort, en 1781, sa bibliothèque, théoriquement léguée à la Sorbonne dont il évait vice-chancelier, fut cataloguée et subit cinq ans plus tard le feu des enchères9. Parmi les trente mille volumes mis en vente, on relevait de nombreux manuscrits dont un - dit « de la main de l'auteur » - du Telliamed de Maillet (n° 2787). Sans insister sur ce que nous avons dit plus haut des autographes clandestins, l'écriture tourmentée et presque illisible de Maillet fait douter de cette note du catalogue10. Absente à première vue de la vente, la copie des Difficultés entra dans la collection de l'abbé Jean- Joseph Rive, qui acquit par ailleurs une part importante des collections de Sépher. Ce bibliothécaire bibliomane et misanthrope retiré à 9. Catalogue de livres rares et singuliers de la bibliothèque de M. l'abbé Sépher, docteur de Sorbonne, Vice-Chancelier de l'Université et Chanoine-chefcier de Saint-Étienne aux Grès. Paris, Fournier, 1786, 2 parties. La vente commença le 6 mars ; l'Avertissement donne des informations précieuses sur les goûts du possesseur. Un « Supplément » de 221 numéros dont la permission d'imprimer est du 24 avril fut publié à la fin du printemps. 10. Les deux volumes de correspondance conservés à Munich (BSb, cod. gall. 721-722) montrent qu'il utilisait des secrétaires pour son courrier personnel. Ses quelques notes finales autographes, souvent signées « Telliamed », sont particulièrement indéchiffrables. Un répertoire de récriture de ces secrétaires pourrait être de quelque apport au catalogue de l'œuvre, encore partiellement établi, de Maillet. This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 96 REVUE DTflSTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE Marseille en 1786 après avoir été le conseiller du duc de la Vallière mourut en 1791 n et sa bibliothèque fut dispersée au cours de deux ventes, la première à Marseille en 1793, la seconde à Paris, cinq ans plus tard12. Malgré la levée de la censure sur les livres et le vent idéologique nouveau qui courait en France, le manuscrit n'apparaît dans aucune de ces dispersions, n resta en Provence où il fut acquis par l'ancien avocat au Parlement d'Aix, Perrin de Sansón, dont la vente après décès eut lieu en 183613. La préface du catalogue signale que de nombreux ouvrages de sa bibliothèque provenaient de l'abbé Sépher par l'intermédiaire de Rive, qui avait été en relation avec Perrin de Sansón de 1788 à 1790 au moins14. C'était, entre autres pièces manuscrites hétérodoxes15 le cas d'un « Système de religion naturelle, adressé au père Malebranche, par un militaire », manuscrit in-4° en demi-reliure, « copie de la main de l'abbé Sépher » (n° 611), selon la note du libraire parisien Merlin chargé de la dispersion. L'ouvrage ne trouva pas d'acquéreur à 1 F 50 et fut repris par le libraire. Depuis on perd sa trace. Le titre de la copie qui correspond à un mot près (purement naturelle) aux extraits de Saint-Pétersbourg et à deux des trois manuscrits de la Mazarine (ms. 1192, 1197) offre une variante intéressante à celui des Difficultés, n permet de retrouver la manuscrit dans le « Supplément » de la vente Sépher sous la forme abrégée de « Système de religion » (n° 51) vendue au printemps 1786, quelques mois après la première mise aux enchères. Ce manuscrit qui était en France sous la Monarchie de Juillet - et qui doit toujours s'y trouver - ne peut être le recueil exilé en Russie à la fin du xvme siècle, ni celui dont nous allons parler maintenant. Ce manuscrit entré en 1909 à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich16 est évidemment absent du catalogue des manuscrits fran11. Voir notre notice dans le Dictionnaire des Journalistes. Supplément ll% Grenoble, Centre d'Étude des Sensibilités, 1983, p. 192-193. 12. Catalogue de la bibliothèque des livres de feu l'abbé Rive acquise par les citoyens Chauffard et Colomby, mis en ordre par C. F. Achard, M D.M., Marseille, Rochebrun et Mazet, 1793 ; Achard était secrétaire perpétuel de l'Académie de Marseille ; Chauffard, libraire ; et Colomby, juré-priseur. Notice des principaux livres de la bibliothèque du citoyen *** après décès , Paris, Bernard, Lejeune, Sylvestre, an VI : fonds de collection sans grand intérêt vendu les 5 et 6 mars 1798 v. s. 13. Catalogue des livres imprimés, Paris, Merlin, 1836 : vente du 5 novembre (B.N., A 34263). 14. Le catalogue offrait (n° 638) les lettres de Rive à Perrin entre ces deux dates. 15. « La Religion chrétienne analysée, par C.F.C.D.F. Notes sur la Religion chrétienne analysée », in-4°, demi-reliure (n° 610) (copie de Sépher) (Benitez 120) ; « Le Cathéchumène cartésien ou Entretiens d'un jeune abbé cartésien avec divers docteurs sur les mystères de la Trinité et de l'Incarnation », in-4°, demi-reliure (n° 612), dont Sépher notait en marge du manuscrit : « Entretiens sociniens, pièce unique ; je l'ai eue à la mort de l'auteur : il n'y en a pas eu de copie » ; « Le Pyrrhonien » (n° 619) ; « Dissertation sur l'âme du monde », « écriture du XVIIe siècle » (n° 620) ; « Questions sur la morale » (n° 623) ; « Morale de la nature » (n° 624) avaient vraisemblablement la même origine : les quatre derniers titres sont absents, sous cette forme, des listes de Miguel Benitez. 16. Cote : cod. gall. 887. This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms NOTES ET DOCUMENTS 97 çais publié en 1858 et réédité sans changement (!) en 1971 17. Le registre chronologique manuscrit des acquisitions est le seul document de la bibliothèque à en faire mention et à donner de précieux détails sur sa provenance d'après l'étiquette collée au dos du cartonnage, le numéro « 256 » correspondant à la cote des manuscrits de l'abbaye de Kaisheim près de Donauwörth. Au moment de la « sécularisation » (1802), la bibliothèque de l'abbaye, dont de ma- gnifiques manuscrits à peintures, fut transportée à Neubourg qui servait de réservoir à toutes les saisies effectuées en Bavière. Panni les deux-cent-soixante manuscrits de Kaisheim, Christoph von Aretin, bibliothécaire de l'institution munichoise, en retint seulement la moitié18. Le dépôt de Neubourg conserva les refusés jusqu'à ce que certaines pièces fussent transférées en 1909 à Munich. Le volume est composé de quarante-et-un cahiers in-folio (36 x 23,5 cm) de 16 pages retenus par des rubans verts, soit 651 pages de texte, deux de tables et trois pages blanches. Les cahiers paginés sont contenus dans un portefeuille de carton recouvert de papier bleu. Au dos, deux étiquettes portent, l'une un titre : « Le Philosophe militaire », l'autre au pied, le numéro « 256 ». Une troisième plus ancienne a été arrachée. Sont français le cartonnage - doublure de velin portant trace de texte français -, et la copie réalisée par un professionnel. Les pages 513-516, victimes d'une mouillure acci- dentelle, ont été reproduites par une main allemande d'époque : on trouve donc les feuillets d'origine coupés et la copie remontée sur onglet à la manière des cartons typographiques. Deux types français de papier ont servi à la copie ; ils ont été utilisés indifféremment, dans un cas pour vingt-six cahiers, dans l'autre pour quinze. Le plus répandu est filigrane au « cor de chasse » couronné avec la contremarque : « Pinaud » ; le second est un papier à l'écu armorié19 surmonté d'un heaume portant la contremarque : « PDS ». Ces éléments permettent de reconstituer l'histoire vraisemblable du manuscrit : il est d'origine française, a été copié au plus tard vers 1760, était encore en France en 1768 - le titre d'une écriture française renvoie au titre inversé20 de l'édition qui est une innovation des réviseurs - et a été acquis parmi les derniers dans la collection manuscrite de deux-cent-soixante numéros de la vieille abbaye médiévale. 17. Codices manuscript i B ibi io the ca regia monacensis, tom us VII (Gallici, etc.), Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1971. 18. Franz Menges, Quellen zur westeuropäischen Geschichte in bayerischen Bibliotheken, München, Verlag Dokumentation, 1977, p. 61. 19. Difficilement lisible : croix dans laquelle sont inscrits un trèfle et les initiales « RAE » (?). 20. Ce titre de Philosophe militaire se retrouve dans le premier écho que la presse européenne fit à l'édition. Le Courrier du Bas-Rhin publié à Clèves par un ancien collaborateur de Marc-Michel Rey en donna les bonnes feuilles dès octobre 1767. Voir l'édition de Roland Mortier (p. 15) et nos notices du Dictionnaire des Journalistes, Grenoble, PUG, 1976 (s.v. « Manzon ») et du Dictionnaire des Journaux, Paris, Università s, 1991, 1. 1, p. 301-305. Revue d'Histoire littéraire de la France (92e Ann.) xcn 4 This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 98 REVUE DTOSTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE Fondé en 1134, Kaisheim était la maison cistercienne la plus importante de Haute- Allemagne21. Les novices de l'Ordre poursuivant leurs études à l'Université dflngolstadt y fréquentaient le Collegium Bernardinum où des professeurs choisis leur prodiguaient des cours complémentaires. En 1771, Célestin Angelsdricker en fut élu abbé ; ami des livres, il s'occupa activement de sa bibliothèque, dont il chargea Tun de ses professeurs de philosophie, le père Ulrich Mayr. Celui-ci lui dédia sa thèse soutenue en juillet 1772 à Ingolstadt sur les rapports entre l'histoire profane et les Écritures22. On découvrit alors des germes d'hérésie dans cette étude comparée, et la thèse fut condamnée par le Saint-Siège23 ; les langues se délièrent aussi : on apprit que ses cours de Kaisheim véhiculaient une doctrine contraire à l'enseignement de l'Église et infectée d'idées nouvelles24. Protégé jusqu'à sa mort par le père abbé, Mayr quitta l'ordre en 1783 pour devenir chapelain du duc CharlesEugène de Wurtemberg. Il mourut curé de paroisse en 181 125. L'année même de son entrée en fonctions, le père abbé Célestin avait entrepris un voyage « ad limina », à Cîteaux évidemment, mais aussi à Paris. Il est de la plus grande probabilité que le manuscrit fut acquis en 1771 lors de ce séjour. Nous appellerons dorénavant « B » la copie « bavaroise » ainsi composée : « Le Libraire au Lecteur », commençant un cahier sans titre, « Préface » (p. 1) ; « Difficultés sur la religion proposées au R. P. Malbranche » [sic] (lettre-dédicace) (p. 10-14) ; « Premier Cahier contenant ce qui m'a fait ouvrir les yeux » (p. 16) ; « Second Cahier contenant en général l'examen des religions établies » (p. 47) ; « Troisième Cahier contenant l'examen de la religion chrétienne » (p. 196) ; « Quatrième Cahier contenant un système de religion fondé métaphysiquement sur des lumières naturelles et non sur des faits, de laquelle on ne puisse dire : tamtum religio potuit suadere malorum » (p. 459) ; « Table des matières » (p. 652-653). B reproduit la structure apparente du ms. M utilisé jusqu'à présent 21. Les éléments historiques sont tirés de Luitpold Keindl, Geschichte des Klosters Kaisheim [2* édition!. [Dillingen], « Selbstverlag des Verfassers », [19261. 22. Dissertatio historico-theologica inaugural is de Nexu historia literaria cum studio theolog ico, Ingolstadt, J. F. Luzenberger, [1772]. Certains thèmes, comme les problèmes de la traduction des textes sacrés, les « notes puériles » des rabbins (p. 32) ou la tradition orale primitive de la Révélation (« Positio » EQ) évoquent des passages des Difficultés. Mayr cite de nombreuses sources françaises. 23. Malgré la promesse qu'il fit de ne pas rééditer son ouvrage, Mayr en publia une version augmentée d'un « de Nexu statistics cum jurisprudents ecclesiastica » (Biga Dissertationum. Nordingen, 1774) et une traduction allemande où les péripéties de l'interdiction étaient exposées par son ami l'historien Georg Wilhelm Zapf (« Leipzig » [Augsbourg], 1778). 24. L. Keindl, op. cit., p. 78-79. 25. À part Christoph Weidlich, Biographische Nachrichten von jetzlebenden Rechtsgelehrten in Deutschland, 1783, t. III, et Johann Jacob Gradmann, Das gelehrte Schwaben, 1802, voir sa notice biographique dans les diverses éditions augmentées de Das gelehrte Teuschland de Johann Georg Meusel : Lemgo, Meyer, 1797, t. V, p. 102 ; ibid., 1803, t. X, p. 263. This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms NOTES ET DOCUMENTS 99 comme texte de base ; il confirme le titre restitué du Troisième Cahier et il ajoute un avis du « Libraire au lecteur » qui n'est pas, évidemment, de la plume de l'auteur. Cette page annonce une édition - qui ne se réalisa jamais - d'après un manuscrit dont l'éditeur ignorait la source première : La copie m'en a été communiquée par une personne de distinction à qui l'auteur l'a laissée quelques années avant sa mort. C'est un officier retiré du service et du grand monde qui craint de manquer de rendre à Dieu ce qu'il demande véritablement [...]. L'avis, qui n'est pas datable, diffère de celui de l'édition Naigeon-d'Holbach et prouve du moins que B est une copie de copie. Contrairement à cette édition, B ne date pas les Difficultés de 1711 ; il est ainsi conforme à tous les autres manuscrits connus. Plus intéressant pour le chercheur est le contenu même du texte et, d'abord, sa longueur que l'on peut aisément comparer entre les ms. M et B, toutes deux copies in-folio à caractère professionnel, « de bonne main », comme l'on disait alors. La version de Munich est en gros d'un tiers plus copieuse (180 p. environ) que le manuscrit M, et les « compléments » concernent tous les cahiers, mais, principalement, les deux derniers26. Seconde constatation, B s'accorde, à de minuscules exceptions près, avec le texte fourni par les quatre-vingt-huit extraits du manuscrit Sépher (S) et diverge totalement de M, dont le détail de la rédaction est, par ailleurs, très différent dans les cahiers centraux au point de ne fournir bien souvent que l'architecture générale des chapitres, et rien de plus. L'hypothèse avancée par Frédéric Deloffre d'une version primitive, dont témoigneraient les fragments de S, remaniée ensuite pour donner le texte court de M est donc pleinement vérifiée. Cette version longue d'origine est fournie par le manuscrit B de Munich. n est certain que l'abbé Sépher a connu la forme B du manuscrit comprenant le « au Lecteur », absent de M et qu'il signale en liminaire de ses extraits établis après la publication de 1768 qui proposait, pour sa part, un nouvel « Avertissement » du libraire et une introduction reproduisant la lettre-dédicace. Cela éclaire la formule que Sépher emploie pour dire que le « premier livre » - les cahiers contenant les critiques des « religions factices » - a été imprimé, « mais sans l'avis au lecteur et sans la préface de l'éditeur » (Deloffre, p. 12). Les variantes de S par rapport à B - qui, alors, s'accorde avec M - proviennent d'erreurs de Sépher omission de paragraphe (Deloffre, p. 77), réfection liée à la pratique de l'extrait (Deloffre, p. 124-125). Les hypothèses sur les réécritures de M que Frédéric Deloffre formulait d'après les extraits S (Deloffre, p. 30) sont, elles aussi, 26. Aux 14 p. des pièces liminaires de M correspondent 14 p. de B ; aux 26 p. de M pour le Premier Cahier 32 p. de B ; aux 137 de M pour le Second, 150 p. de B ; mais pour le Troisième, 154 p. de M contre 263 p. de B ; et, pour le Quatrième, 151 p. de M contre 192 p. deB. This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 100 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE confirmées par B : aucun remaniement systématique pour le Premier Cahier, sauf la refonte d'un « long passage » - au moins ; une moitié du Second Cahier et l'ensemble du Troisième « ont été remaniés dans le sens de la condensation et de l'élimination des aspects personnels et particuliers » ; le Quatrième Cahier « n'a pas été l'objet d'un remaniement exprès ». À la future édition que prépare l'auteur de ces lignes avec le plus récent des éditeurs du texte, il appartiendra de donner le détail de ces réfections, coupures, manipulations, voire extrapolations de l'œuvre originale. Cette étude aura, évidemment, un intérêt surtout archéologique, puisque le manuscrit B donne un texte qui n'est comparable à aucun autre : sûr27, complet, cohérent, d'une plume clairement individualisée, il fournit aux chercheurs tous les éléments formels, idéologiques et biographiques qu'ils peuvent souhaiter pour de futurs travaux. Donnons quelques aperçus rapides concernant ces trois champs d'études. Si les graphies archaïsantes du texte peuvent être pour partie attribuées au copiste28, il est peu vraisemblable qu'il les ait toutes inventées. Elles sont encore nombreuses dans un document copié, à notre sens, vers 1740-1750. Comme l'avait remarqué F. Deloffre à propos de S, le texte de B utilise un lexique extrêmement étendu et fort peu académique : M mit bon ordre à ces erran- ces. On pourrait multiplier les occurrences à l'infini2*. Stylistiquement, l'auteur pratique le rythme ternaire30, la redondance incantatoire31 et une rhétorique de la copia verborwri*2 tout à fait étonnante, où le ton cavalier, rabelaisien et l'invective l'emportent sur la mise en ordre rationnelle des arguments. Tout cela a été 27. À peu près toutes les questions que les divers éditeurs ont posées sur la corruption de tel ou tel passage sont résolues par B. Citons l'exemple curieux de « canons », bonne leçon pour un mot que M lisait « cantons », que R. Mortier transforma habilement en «c cautions » et qui intrigua éditeurs et spécialistes (Deloffre, p. 156, n. 106) : de fait, l'auteur critiquait Claveret, le traducteur moderne de Valére -Maxime, qui rendait sottement par « canons » le terme latin de « machins » (Paris, Veuve J. Camusat et P. Le Petit, 1647, p. 389 : V, 1). 28. « Cathégorie », « mesme », « estrés », etc. 29. Allégement de bienséance : « Je gagerais bien ma vie (supprimé : contre une petite somme) » (Deloffre, p. 58 ; B, p. 49). Modernisation : « vieil » - « vieux » ; « vif argent » « mercure » (Deloffre, p. 45, 153 ; B, p. 16, 212). 30. «[...] un corps qu'on nommerait la parole de Dieu, le texte sacré, l'Ecriture Sainte » (B, p. 76 ; absent de Deloffre, p. 73, dernier paragraphe), «[...] un régal, une fête de plaisir, quelque superbe bâtiment » (B, p. 130, absent de Deloffre, p. 102, avant-dernière ligne). 31. «[...] la croyance est pour ainsi dire la première pierre du bâtiment (supprimé : et le nœud de l'enchantement ») (B, p. 121 ; Deloffre, p. 96). 32. Goût de la liste : « les sacrificateurs juifs, les lévites, les rabbins, les mollahs, les gangas, les muphtis, les papes, les évêques et généralement quelque sorte de prêtraille que ce soit » (B, p. 90 ; supprimé dans Deloffre, p. 79, avant-dernier paragraphe) ; « un malotru sans génie, sans vertu, brutal, ignorant, lâche, traître, fourbe, imposteur, exacteur, adultère » (B, p. 444, absent de Deloffre, p. 264, § 3) ; les romans de la Bibliothèque bleue (B, p. 76), etc. This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms NOTES ET DOCUMENTS IQ 1 gommé ou lissé par M33 ; à l'occasion aussi par S34. Le réviseur de M a modifié ou supprimé de nombreux exempla dont l'auteur se plaisait à animer sa démonstration. Entre autres, M a omis les divers tableaux illustrant la « religion du commun » (Deloffre, p. 97). L'un d'eux est particulièrement représentatif du style de B : C'est un enfant qui se tourmente pour sa poupée, il lui fait de la bouillie, il la caresse, il la menace, il la fouette, il l'interroge, il lui répond ; ce n'est pas qu'il croie que sa poupée soit sensible, qu'elle mange, qu'elle entende, mais c'est le train des autres enfants (B, p. 123). Le phénomène d'élagage est d'autant plus habituel que l'auteur aime à multiplier les fables : sur l'opposition de la croyance et de la certitude (Deloffre, p. 92, § 5), le texte d'origine fournit deux exemples inédits, celui du paysan dans les jardins de Saint-Qoud et des Tuileries, celui du philosophe et des étoiles fixes (B, p. 112113). Ailleurs, le réviseur a maladroitement adapté une anecdote qui parodiait un passage de la Genèse - Adam et l'Arbre de la Connaissance : alors que B (p. 422) mettait en scène le « potager de Versailles » et l'autorisation donnée par le monarque de toucher à « tous les fruits, sauf [à] ceux d'un seul arbre », M (Deloffre, p. 253) développe un récit assez embrouillé sur l'interdiction royale de toucher à certaine pièce d'or. Ailleurs, il a commis une erreur sur l'interprétation du texte35. Si l'on note, enfin, que M réduit parfois à quelques lignes des développements entiers36, supprime des paragraphes dans leur intégralité et omet les « résumés » de fin de chapitre37 qui donnent, avec les exempla, le ton démonstratif particulier et la respiration originale de ce « système de religion purement naturelle », on se trouve, dans la partie centrale du texte, 33. Par exemple, la description hallucinée d'un prêtre officiant à des funérailles (B, p. 445), aplatie par convenance dans M (Deloffre, p. 264). 34. Histoire de la fille de Piémont mignotée par le « narrateur » (Deloffre, Extrait XXHl). M pratique aussi les révisions pudiques : dans le parallèle moral des fantasmes du Chartreux et de la vertu de la jeune fille « prise par des bandits » (Deloffre, p. 209 ; B, p. 321), le religieux est remplacé par un « vieillard » anonyme. En général, les anecdotes à la connotation sexuelle, fort nombreuses, souvent liées à la critique de l'hypocrisie du clergé et à l'éloge de la saine nature, sont gazées ou supprimées. 35. Une réflexion sur la caste indienne des parias, obscure pour un Européen qui n'a pas voyagé, aboutit à un véritable contresens de M (Deloffre, p. 242, dernier paragraphe ; B, p. 396). 36. Par exemple, trois longs paragraphes sont réduits à deux courts résumés (B, p. 440442 ; Deloffre, p. 263). L'article rv du Troisième Cahier est terminé par cinq pages (p. 304308) où B passe en revue quelques-uns de ses adversaires favoris : le clergé français (opposé au siamois), mais aussi les médecins et les architectes ; tout cela est absent ou fortement résumé dans M. Plus radicalement, M supprime des paragraphes entiers, du Troisième Cahier spécialement : cela donne, par exemple, pour l'article m de ce cahier, quatre paragraphes liminaires remplacés dans M par quelques lignes, ensuite un texte connu essentiellement par S (Extrait LVin) et, à nouveau, un long développement omis par M (B, p. 428-429). 37. « Récapitulation des propositions démontrées » (B, p. 160-161 : Deuxième cahier, 21« Vérité) ; « Abrégé de ce chapitre » (B, p. 359-360 : Troisième cahier, Section quatrième). This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 102 REVUE DTOSTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE en présence dfun squelette dont seul le contour extérieur a quelque rapport avec la rédaction première. Évidemment, ces réfections mutilantes ne sont pas innocentes : elles servent à orienter le texte vers un déisme de convention qui n'apparaît pas sous cette forme dans la version originale38. Cela explique d'ailleurs que la partie centrale des Difficultés consacrée à la critique des « religions factices » ait particulièrement souffert de la révision. Cest ainsi qu'a disparu une phrase où l'auteur se déclarait contre l'athéisme39, un passage assez ambitieux où il exprimait son désir de « faire une religion » (B, p. 233), et surtout un aveu très circonstancié de son goût pour la lecture de la Bible dans ses versions les plus pures, et dans les langues anciennes que trahit toute traduction - remarque d'un amateur de « bonnes lettres » et, peut-être, d'un traducteur40. Sa critique des théologiens scolastiques, « les petits eigotistes d'école », le long développement sur le rapport entre un « hasard », qui n'est pas « uniforme », et la liberté illustré par l'exemple du jeu de cartes (B, p. 123, 242-246), sont absents de M (Deloffre, p. 97, 168). En revanche, il introduit un passage interpolé sur la Saint-Barthélémy (Deloffre, p. 166 ; B, p. 234), alors qu'il supprime ou atténue divers traits où l'auteur met en cause les religions chrétiennes dans leur ensemble41. Cela pourrait faire soupçonner le réviseur de quelque sympathie pour la Réforme. B dessine l'image d'un catholique scandalisé par la corruption de son Église qu'il critique en chrétien qui a beaucoup voyagé et vécu ; homme d'épée et non de plume, de passion et non de scolastique, il met une fougue rabelaisienne, un style mâle et coloré au service d'une cause qui n'est certainement pas le Dieu abstrait des déistes. Mais précisément, le ms. B offre-t-il des informations nouvelles sur l'auteur ? La future édition en donnera le détail. Il est de fait que la révision a systématiquement supprimé de ce texte à la première personne tout ce qui l'éloignait du traité déiste dont on voulait lui imposer le ton relativement abstrait. Elle a cependant ajouté tel ou 38. Un passage sur « l'Être suprême » est une simple interpolation anachronique de M (Deloffre, p. 165, n. 156 ; B, p. 233). 39. « Je ne comprends pas qu'il y ait des athées, m que personne puisse voir la moindre difficulté là-dessus » (B, p. 331 ; supprimé dans Deloffre, p. 214, première ligne de Fart. X). 40. « J'aime mieux lire l'Evangile en latin qu'en français ; j'y trouve tout autre chose. Si j'étais assez habile en grec, ce serait encore pis ; si j'avais les originaux, je crois que je serais assez étonné comme si je comparais un portrait de Sémiramis fait pendant son vivant sur l'original avec le visage que lui donne le premier de nos peintres. [...] Si on donne une traduction littérale, c'est un coq-à-1'âne » (B, p. 220-221 : Deloffre, p. 156, dernière ligne). René Houasse peignit en 1679-1680 pour le Salon de Vénus à Versailles un « Ninus et Sémiramis faisant construire la cité de Babylone » souvent attribué au « premier peintre » Charles Le Brun qui dut en donner l'idée connue par un dessin de 1' Albertina à Vienne (inv. 11684). 41. Apostrophe des « papistes » et des « protestants » (B, p. 448-449, absente de Deloffre, p. 265). Mais un autre passage a l'air d'exempter de la condamnation « les seuls calvinistes », «c leur culte ne regardant uniquement que Dieu » (B, p. 442, absent de Deloffre, p. 263). This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms NOTES ET DOCUMENTS 103 tel élément qui pourrait égarer la recherche : l'allusion à la participation de l'auteur aux « conversions par les dragons » est une inter- polation - peu innocente, on vient de le voir - (Deloffre, p. 49, n. 48 ; B, p. 25) ; mais on retrouve, certes complétées par S, les allusions à la présence du « fils » de l'auteur devant Barcelone et au siège de Luxembourg (Deloffre, p. 89, 109). Une référence à la « Bastille », plus vraisemblable après 1740, est introduite par le réviseur (Deloffre, p. 87, n. 80) : Naigeon la saisit au vol et Grimm la cite dans sa recension de la Correspondance littéraire. Belle destinée d'une interpolation, qui confirme que l'édition Naigeond'Holbach s'inspire de M ! Après les Jésuites de Goa (Deloffre, p. 97), B évoque encore « les Carmes, les Jacobins de la Guade- loupe, les Jacobins et les Jésuites de la Martinique » (B, p. 118). Pour ce qui est de la datation des Difficultés, il s'avère que l'auteur compte comme un homme du xvne siècle. M rajeunit le texte afin de l'adapter à des lecteurs contemporains : à deux reprises, B évoque le siècle passé, quand M en ajoute un pour situer le même fait (Deloffre, p. 84, 220 ; B, p. 99, 344). Des références temporelles ou locales sont supprimées par M : l'auteur lit « toute la Bible » « à l'âge de quatorze ans » (B, p. 213 ; Deloffre, p. 153) ; c'est « dans un village » qu'il a consulté « l'Histoire de l'Exor- cisme » (B, p. 345 ; Deloffre, p. 220), etc.42. B signale telle lecture (p. 138). Plus importantes paraissent les allusions originales à l'existence du « militaire philosophe », qui a fréquenté le maréchal de Chamilly (B, p. 253)43, a assisté le jour de Pâques à un « sermon » dans une synagogue (B, p. 313), a lu dans les Lettres édi- fiantes et curieuses des pères jésuites une missive qu'il croit attribuer à l'un de ses anciens « régents », dont il tait malheureusement le nom (B, p. 116), etc. D'autres allusions confirment que le texte a été rédigé dans les années 1710 : citation d'un roman récent, par exemple44. On n'y trouve pas trace d'événements postérieurs à cette décennie. Pour ce qui est de l'auteur, l'hypothèse Challe avancée par Frédéric Deloffre est loin d'être démentie, et le texte de B n'a pas encore livré tous ses secrets. Le régent cité pourrait être le Barbier4*, dont l'homonyme jésuite, Claude-Antoine (1677-1723), 42. Curieusement, M change en « provençal » (Deloffre, p. 156) la langue limousine que l'auteur pourrait connaître selon B (p. 219). Ailleurs « Achille » devient « Paris », ce qui rend Yexemplum incompréhensible (B, p. 63 ; Deloffre, p. 67, n. 33). 43. Noël Bouton, comte de Chamilly (1636-1715) passa longtemps pour le « héros » des Lettres portugaises. Sa carrière militaire culmina avec son élévation en 1703 à la dignité de maréchal de France. Il était au siège de Luxembourg, dont l'auteur parle ailleurs. 44. Livres de la Bibliothèque bleue et L'Infortuné Napolitain de l'abbé Olivier publié en 1709 (B, p. 348). 45. « [...] il avait fait ses études sous le régent Barbier, au collège de la Marche » (Prosper Marchand, Dictionnaire historique, La Haye, Pierre de Hondt, 1757, 1. 1, p. 182, s. v. « Challes »). U s'agissait du frère de Jean Barbier d'Aucour que Challe orthographie « Le Barbier » (Journal d'un voyage fait aux Indes orientales. La Haye [Rouen], s. n., 1721, t. m, p. 53). This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 104 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE fut missionnaire aux Indes et publia dans le douzième recueil des Lettres édifiantes (1717) une missive datée du 1er décembre 171146. Son contenu correspond à ce qu'en dit l'auteur : Je n'en parle pas en l'air, comme ceux qui n'ont vu que les relations de ces zélés apôtres qui ont intérêt à faire valoir le métier et qui crient misère, implorant le secours des bonnes âmes. Dans le recueil des Lettres curieuses et édifiantes, j'en vis une il y a peu de jours signée [blanc]. Si c'est le même qui a été mon régent, c'était le plus grand fol et le plus fieffé visionnaire qui fût en France (B, p. 11 ó/47. Une allusion à la spoliation d'héritage, thème majeur de l'œuvre romanesque et des mémoires de Challe, peut être aussi de quelque intérêt : « les enfants de famille n'ont rien à eux » (B, p. 378, Troisième Cahier, conclusion de la Section VI). [...] aucun enfant de Tourv n'est destiné à se noyer, aucun habitant des zones froides à mourir d'un coup de tonnerre (B, p. 435), écrit l'auteur de façon assez sibylline à propos de la faible probabilité de certaines calamités accidentelles : qui pouvait mieux savoir qu'un familier de Chartres que le petit village de Toury dans la plaine beauceronne était dépourvu de rivière et de tout plan d'eau ? Cette signature détournée, de même que l'allusion au 12e Recueil des Lettres curieuses reculeraient le texte ou sa réfection vers la fin des années 1710. Notons que la date de « 1711 » fournie par l'édition Naigeon-d'Holbach, si elle est historiquement cohérente avec l'existence du père Malebranche décédé en 1715, est absente de tous les manuscrits connus. L'auteur des Difficultés risque fort de perdre son masque. Mais il pourrait avoir d'autres ressources pour se dissimuler, s'il était, comme on peut le penser, ami de l'ombre et des fausses pistes. Par une singularité qu'explique seul un hasard humoriste, l'autographe du Journal du voyage des Indes orientales se trouve dans le même fonds munichois. (cod. gall. 730). Il y parvint en 1858 avec la collection Etienne Quatremère. Ce manuscrit, de la petite écriture rangée de Challe, est signé par lui : « Paul Lucas », le voyageurécrivain, dont Benoît de Maillet disait, ironiquement, qu'on l'avait « fait voyager souvent »48. . . François Moureau. 46. Paris, Nicolas Le Clerc, 1717, p. 232-252. Sur le père Barbier, voir Carlos Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, Bruxelles et Paris, Schepens et Picard, 1890, Li, p. 883. 47. Dans le même ordre d'idées, on rappellera que Challe relâcha aux Antilles en juin et juillet 1691 (Journal, éd. Deloffre, p. 508-526) : il peut donc parler savamment des miassionnaires qui y officient (B, p. 118). 48. Lettre à Caumont (s. 1. n. d. : Marseille, avril ou mai 1732) (Munich, BSb, cod. gall. 721, f. 6) :«[...] on a fait voyager souvent le sieur Paul Lucas qui était un ignorant auquel j'ai fait divers mémoires, auquel on ne donnait presque rien : on lui a composé des livres en son nom ». Sur le manuscrit du Voyage, voir l'article de Jacques Popin (R.HLF., novembredécembre 1989). This content downloaded from 128.42.202.150 on Mon, 27 Jun 2016 09:09:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms