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RAC 022 0097

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UN COACH POUR BATTRE LA MESURE ?
La rationalisation des temporalités de travail des managers par la discipline de soi
Scarlett Salman
S.A.C. | « Revue d'anthropologie des connaissances »
2014/1 Vol. 8, n° 1 | pages 97 à 122
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2014-1-page-97.htm
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Dossier « À la recherche du métronome
invisible des organisations »
Un coach pour battre
la mesure ?
La rationalisation des temporalités de
travail des managers par la discipline de soi
Scarlett SALMAN
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Cet article prend pour objet les temporalités de travail telles
qu’elles sont exposées par trois managers dans le huis clos de
séances de coaching individuel, dispositif adossé à des techniques
psychologiques qui leur a été prescrit par leur entreprise. Se
dégagent trois figures prises par leur temps au travail : un temps
réduit au présent, voire à l’instant ; un temps fragmenté ; enfin, un
trop-plein, un temps qui déborde. Le coaching se présente comme
une réponse néomanagériale mise en place par les organisations
pour aider leurs cadres supérieurs à mieux gérer la complexité
et la diversité des situations professionnelles, dont relèvent les
enchevêtrements, voire les contradictions, entre les différentes
temporalités dans l’activité de travail. Or, à rebours du nouvel
esprit du capitalisme, le coaching tend, dans les faits, à étendre
les limites de la planification et à réaffirmer des normes sociales
inverses à la société connexionniste. Sont en effet préconisées
une focalisation de l’attention, mais aussi ce que nous appelons
une hygiène des territoires, à savoir une répartition des tâches
la plus stricte et la plus étanche possible et la réaffirmation d’une
frontière vie privée/vie professionnelle.
Mots clefs : coaching, entreprise, temporalités de travail,
managers, dispersion au travail, psychologisation, planification,
hygiène des territoires/hygiène psychique, cité par projets/cité
industrielle
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RÉSUMÉ
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Comme l’ont rappelé G. de Terssac et J. Thoemmes (2006), le temps est
orienté dans le travail vers une rationalité calculatrice (Thrift, 1981). Les
cadres qui ont une responsabilité d’encadrement, qu’on désignera comme des
managers ou des encadrants (Mispelblom-Beyer, 2006), sont particulièrement
confrontés à la question de l’organisation de leur temps au travail : leur statut
leur confère un pouvoir de gestion de leurs temporalités et une autonomie
(Boltanski, 1982) à laquelle ils sont attachés, qui sont, cependant, limités et
contraints de facto par leurs responsabilités et la spécificité de leur activité.
Cette dernière est, en effet, caractérisée par la « fragmentation »1 (Mintzberg,
1973, 1984) et par la « polyactivité » (Benguigui et al., 1978 ; Cousin, 2008).
Des études plus ethnographiques mettent au cœur de l’activité du manager les
« situations dispersives » (Datchary, 2005, 2011) tandis que d’autres parlent
de « temporalités professionnelles “parasitées” » (Thoemmes et al., 2011).
Les transformations de l’organisation de la production (Vatin, 1987 ; Coriat,
1991), l’introduction massive des nouvelles technologies de l’information
et de la communication (NTIC) et l’évolution des normes managériales
comme la montée de l’organisation par projet ont contribué à exacerber ces
caractéristiques de l’activité des managers (Datchary & Licoppe, 2007). Ainsi,
pris entre les prescriptions du plan et les aléas du terrain, le manager constitue
un bon exemple pour analyser le « travail d’articulation temporelle » à l’œuvre
dans les activités productives contemporaines.
Or les organisations tentent de mettre en place des dispositifs pour former
leurs cadres à la gestion de ces situations professionnelles complexes, notamment
en vue de rendre plus compatibles les temporalités organisationnelles, collectives
et individuelles qui s’enchevêtrent dans l’activité de travail. L’un de ces dispositifs
est le coaching individuel, prestation de service introduite en France dans les
années 1990, en partie importée des États-Unis, et régulièrement utilisée par
les grandes entreprises pour certains cadres supérieurs et dirigeants depuis
le début des années 2000. Consistant en une dizaine d’entretiens individuels,
confidentiels et réguliers, entre un cadre et un consultant coach, la prestation
a pour but « l’accompagnement de personnes pour le développement de leurs
potentiels et de leurs savoir-faire, dans le cadre d’objectifs professionnels »2. Les
thèmes abordés sont multiples (relations interpersonnelles au travail, « savoirêtre », carrière…), mais la question de la « gestion du temps » y figure en bonne
place, dans la continuité des stages de formation et de la littérature managériale,
précisément parce qu’elle fait partie des préoccupations centrales des managers
et des injonctions organisationnelles à l’augmentation de l’efficacité dans un
temps réduit. Bien que ce dispositif soit souvent « prescrit » – selon le terme en
1 Par convention, les expressions entre guillemets sans italique sont celles des auteurs mobilisés,
tandis que les propos entre guillemets et en italique sont ceux des acteurs étudiés. Les expressions
sans guillemets et en italique correspondent à nos propres notions.
2 Selon la définition de la Société Française de Coaching.
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INTRODUCTION
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vigueur – par leur supérieur hiérarchique ou par un gestionnaire des ressources
humaines, il semble toutefois apprécié des cadres, en ce qu’il représente un
support de réflexivité professionnelle, notamment temporelle. Ouvrir la boîte
noire de ce dispositif managérial individuel et personnalisé permet de poursuivre
l’analyse des temporalités de travail des encadrants et des appuis qui leur sont
proposés par l’organisation. Il s’agit d’abord de donner à voir le rapport des
managers aux temporalités, les attentes normatives qui pèsent sur eux, ainsi
que les techniques de « gestion du temps » que leur proposent les coachs, et ce
qu’ils en font.
La pratique professionnelle des coachs repose sur des méthodes
psychologiques relevant du « développement personnel », courant qui vise
l’accroissement des potentialités individuelles par une meilleure connaissance
de soi (Brunel, 2004 ; Stevens, 2005). Si les techniques de gestion du temps
proposées par les coachs doivent être distinguées des modes opératoires
du coaching, le prisme par lequel elles sont présentées aux cadres n’est pas
neutre. Ainsi, on peut se demander pourquoi des méthodes reposant sur
des savoirs psychologiques sont mobilisées en entreprise pour aider les
cadres à mieux « gérer » leurs temporalités de travail. Quel est l’intérêt, en
matière d’articulation temporelle, de ce type d’intervention reposant sur des
connaissances psychologiques ?
Le coaching met l’accent sur une gestion individualisée et personnelle
des temporalités de travail. Il renvoie les individus à leurs valeurs, à leur
personnalité. Une hypothèse serait de considérer que la gestion du temps en
milieu organisé serait affaire de créativité individuelle, de flexibilité, d’adaptabilité
aux circonstances. La recherche d’un métronome des organisations serait ici
vaine, car le travail des managers serait fait de projets et de connexions qui
réclameraient une souplesse d’adaptation et une disponibilité constantes. C’est
l’hypothèse qui se dégage des écrits de la littérature néomanagériale, dont le
coach est l’une des figures emblématiques. Au contraire, la thèse de notre
article, qui repose sur une enquête approfondie sur la genèse et les usages
du coaching en entreprise (cf. encadré méthodologique), est que ce dispositif
contribue à un surcroît de rationalisation et de planification du temps de travail.
À rebours du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999), les
appuis qu’il propose relèvent davantage d’un ordre de grandeur industrielle, au
sens de Boltanski et Thévenot (1987). Pour aider les managers à mieux faire
face à la gestion des aléas, les coachs cherchent à repousser les limites de ce qui
est proprement incertain et imprévisible en planifiant tout ce qui est susceptible
de l’être, y compris la place des aléas eux-mêmes et des « temps morts ». C’est
une meilleure maîtrise du temps qui est visée. De plus, un « recentrage » du
cadre sur son périmètre de travail est préconisé, tant en termes de tâches et de
responsabilités qui lui incombent en propre qu’en termes spatio-temporels. Ce
« recentrage » réaffirme des normes sociales comme la focalisation de l’attention
ou encore la frontière vie privée/vie professionnelle, mises à l’épreuve dans
les situations contemporaines de travail. Il s’agit d’une certaine manière de
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Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
remettre les choses à leur place : à chacun sa tâche ; à chaque espace sa fonction.
C’est pourquoi nous proposons de parler d’une hygiène des territoires, en nous
inspirant de l’analyse de M. Douglas sur la souillure (1967). L’usage des méthodes
psychologiques aurait alors une double visée : d’une part, inciter le manager à
faire preuve de réflexivité sur sa propre activité de travail, parce qu’il serait
le mieux placé pour percevoir comment articuler les différentes temporalités
qui s’enchevêtrent, en rationalisant son temps et en tenant le cap des objectifs
professionnels ; d’autre part, envelopper des principes disciplinaires dans un
langage psychologiste centré sur l’épanouissement de soi.
L’article commence par présenter les trois principaux enjeux en matière de
temporalité auxquels sont confrontés les encadrants interrogés et à les resituer
dans leur activité de travail. Il met ensuite en évidence le type de réponses
proposé par le coaching, en se centrant sur les techniques de rationalisation du
temps, tout en donnant à voir quelques-uns des modes opératoires des coachs.
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Cet article s’appuie sur une enquête de sociologie sur le coaching en entreprise en France dans les années 2000, menée dans le cadre d’une thèse de doctorat (Salman, 2013). Celle-ci a d’abord consisté en un important volet qualitatif : une quarantaine d’entretiens approfondis avec des coachs, comportant
une première partie biographique et une deuxième partie sur leur activité professionnelle et la présentation détaillée de cas réels de coachings ; près de
vingt entretiens avec des cadres coachés dans leur travail, également constitués
d’une partie biographique permettant de retracer la carrière professionnelle du
cadre et d’y situer le moment où il s’est fait coacher, ainsi qu’un récit détaillé
des séances, des thèmes abordés (qui donnent à voir certains aspects de l’activité concrète des cadres et des difficultés éprouvées), du traitement opéré par
le coach, comme de ce qu’en a retiré le cadre ; enfin, une vingtaine d’entretiens
avec des gestionnaires de ressources humaines. Pour mieux saisir de l’intérieur
la pratique du coaching, tant du point de vue du prestataire que du « bénéficiaire », trois observations participantes ont été réalisées : comme bénéficiaire
d’un coaching, effectué avec une coach en formation, en face-à-face et par téléphone, sur une année ; comme stagiaire dans deux formations au coaching, une
universitaire française et une américaine privée. S’est ajouté un volet quantitatif composé de deux questionnaires : l’un, sur le profil et l’activité des coachs,
complété par une centaine d’adhérents de la Société Française de Coaching ;
l’autre, sur les usages du coaching en entreprise, par plus de 200 adhérents de
l’Association Nationale des Directeurs de Ressources Humaines.
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Encadré méthodologique
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LES TEMPORALITÉS DE TRAVAIL
DES CADRES AU PRISME DU COACHING
Nous choisissons de nous centrer ici sur le cas de trois encadrants, cadres de
direction dans des entreprises de service de taille intermédiaire, qui ont porté
la question des temporalités professionnelles au cœur de leur coaching et qui
représentent trois situations de travail et de coaching contrastées.
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Catherine3, 40-45 ans, est directrice du service clientèle d’une filiale de
250 salariés, spécialisée dans le commerce, d’une grande entreprise étrangère
de cosmétiques. Son activité consiste essentiellement à encadrer deux équipes
d’une trentaine de personnes, dont un centre d’appels, et à coordonner le
traitement des commandes et des réclamations avec le service des transports.
Elle doit aussi œuvrer à la réalisation de deux projets sur un horizon de trois
ans, en partenariat avec les autres filiales. Catherine considère qu’elle manque
de temps pour se consacrer pleinement à la gestion de ses équipes (animation,
« motivation », formation des chefs d’équipe, anticipation des départs, etc.),
qu’elle considère comme le cœur de son activité, à l’instar de nombreux
encadrants (Cousin, 2008). Mais elle se plaint aussi de ce qu’elle voit comme des
pertes de temps occasionnées par cette activité d’encadrement (devoir justifier
l’organisation du travail et la répartition des postes, répondre aux plaintes des
subordonnés, « recadrer leur comportement », etc.). Elle s’est vue proposer un
coaching comme à tous les membres du nouveau comité de direction, sans
motif particulier si ce n’est de poursuivre individuellement le travail entrepris
lors d’un séminaire de cohésion de l’équipe dirigeante quelques semaines plus
tôt. Cadre promue, avec une vingtaine d’années d’ancienneté dans l’entreprise,
Catherine le perçoit positivement comme une formation managériale « de
plus », qui a l’avantage d’être personnalisée.
Marie, 35 ans, est DRH dans la même filiale que Catherine et, à ce titre,
c’est elle qui a prescrit le dispositif à ses collègues du comité de direction,
après avoir été elle-même coachée, pour des raisons de management de son
équipe. En effet, sa manière d’encadrer le service des ressources humaines
avait été mise en cause, précisément sur la question de l’articulation de sa
temporalité individuelle avec les temporalités collectives. La gestion des
embauches et des licenciements des employées de commerce souffrait d’un
problème de coordination entre le service des ressources humaines et le service
commercial. L’interprétation donnée par le consultant mandaté pour améliorer
« la communication » entre les deux services est qu’il s’agit d’un problème de
« management », lié au « rapport au temps » de Marie, comme celle-ci l’explique :
3
L’identité des personnes a été modifiée afin de préserver leur anonymat.
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Trois situations de travail et de coaching
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Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
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Cette facette de son activité qui illustre les problèmes d’articulation
temporelle est à l’origine du coaching de Marie. Son travail est également
rythmé par sa participation aux comités d’entreprise. Ce sujet concentre une
bonne partie des échanges avec le coach.
Enfin, Marc, 40-45 ans, est directeur régional dans une entreprise d’un peu
plus de 1 000 salariés, spécialisée dans l’expertise assurantielle : avec 200 salariés
sous sa responsabilité, répartis en une quinzaine de bureaux déployés sur un
vaste territoire, il apparaît comme la figure typique du manager confronté au
« travail d’articulation » (Strauss, 1992). Son activité principale consiste en
effet à coordonner les différentes tâches et lignes de travail des bureaux, en
leur sein et entre eux, en s’entretenant avec leurs responsables et en tentant
de résoudre des problèmes de tout ordre (litige avec un client, problème
d’organisation interne, etc.) : ce qu’il appelle « faire tourner la boutique ». Ensuite,
il effectue une activité commerciale auprès de grands comptes – « donc ça, c’est
tous les jours, en permanence » –, qu’il présente comme son principal « apport de
business à la boîte ». Enfin, lui incombe la gestion des embauches et des départs
des salariés. Son activité est encadrée par des objectifs chiffrés, directement
fixés par le directeur général de la société. Il doit non seulement articuler les
différentes activités des salariés, mais les siennes propres. Sa principale difficulté
au quotidien est liée à l’espace géographique qu’il doit couvrir – « une région
démentielle en termes de surface et très mal desservie » – qui le contraint à effectuer
de nombreux déplacements : « tout l’art, c’est d’essayer de regrouper plusieurs
choses en même temps, c’est-à-dire d’aller voir un bureau, d’aller voir un client et puis
d’aller voir un autre bureau, quoi, voilà ». C’est à la suite d’une année qu’il juge
éprouvante, où son périmètre d’action s’est agrandi, que son directeur général
et la DRH lui proposent un coaching au motif qu’il a « besoin d’être structuré ».
La comparaison de ces trois cas fait émerger trois défis principaux dans le
travail des managers, qui correspondent à trois figures que prend leur temps
au travail : le sentiment d’urgence et d’un présent omniprésent qui rendrait
impossible l’anticipation à moyen et à long terme ; un temps fragmenté qui
empêcherait de se concentrer sur une tâche précise ; enfin, un trop-plein,
un temps qui déborde et noierait le cadre. Les trois aspects se combinent et
contribuent les uns aux autres.
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« Donc une fois les assistantes du service commercial ne sont pas au
courant que la fille (employée de commerce) devait se rendre à son
entretien de licenciement, la fois d’après c’est nous (service des ressources
humaines) qui sommes pas au courant de savoir si elle a ses billets d’avion
[…] Et à la suite de ça, on s’est rendu compte qu’il y avait un problème
de communication, mais qu’était pas fondamental, mais qu’il y avait plus un
problème de gestion d’équipe. C’est-à-dire que, moi, j’ai besoin de tout,
mais à la dernière minute, donc forcément, pour le service commercial,
c’est un peu compliqué, quoi. […] C’est-à-dire que, si l’entretien [de
licenciement] est à 10 h, je vais demander le dossier à 9 h 58, pour le
regarder avant que la personne n’arrive… Et donc, c’est ça qui créait
effectivement des dysfonctionnements… »
Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
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Urgence, dispersion, surcharge : trois défis temporels
des managers
Le constat largement partagé par les managers4 est celui d’une pression de
l’instant, comme le développe longuement Marc :
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Marc souligne que la temporalité du manager est d’abord celle du présent et
de l’instant, que symbolise par excellence le courrier électronique. Les cadres,
particulièrement ceux qui ont des responsabilités d’encadrement, reçoivent
de nombreux messages électroniques (une centaine par jour en moyenne)
(Cousin, 2008 ; Mispelblom-Beyer, 2006). Outre la charge de travail que leur
traitement suppose – environ deux heures par jour selon Cousin (2008) –,
les courriels, cette « présence obstinée préoccupante » (Datchary & Licoppe,
2007), contraignent à une réactivité qui entre en conflit avec la part planifiée
de l’activité, laquelle réclame une temporalité plus longue. Cette tension entre
plan et réactivité est au cœur du travail du manager selon C. Datchary (2011,
p. 76) : « courroie de transmission entre l’organisation et le salarié, il doit gérer
les décalages entre le plan dans ce qu’il a de plus prescriptif et la variabilité du
terrain ». La réactivité exigée dans le travail du manager devient un problème
quand elle empêche de mener à bien des actions de long terme – d’une certaine
manière quand elle empêche le travail au sens où G. de Terssac le définit :
s’engager « à en assurer la continuité malgré toutes les perturbations qui
viennent contester le déroulement du processus » (1992, p. 264). C’est cette
contradiction que ressent Marc quand il oppose « un travail de surface » où l’on
« réagit » à un travail « sur la qualité de fond » qui réclame « du temps ».
4 Bien au-delà de notre corpus : l’enquête de J. Thoemmes et al. (2011), réalisée auprès de
100 cadres issus d’organisations de divers secteurs, du privé et du public, rapporte que les deux
tiers affirment rencontrer des problèmes dans leur gestion du temps au travail et que plus d’un
tiers d’entre eux ont l’impression de travailler dans l’urgence et sans organisation.
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« Parce qu’en fait, la vie telle qu’elle est aujourd’hui – enfin en tout cas la
mienne telle que je la vois – nous pousse à nous enfermer dans l’instant
quoi, en fait. C’est-à-dire qu’on est toujours en train de répondre à un
mail qui vient d’arriver, il faut y répondre dans le quart d’heure qui suit,
sinon on est un vilain petit garçon. […] Enfin, on ne fait pas de travail de
fond quoi. Et ça c’est vrai, en plus c’est un vrai problème ! Et je vois parce
que professionnellement, c’est vrai aussi, enfin dans le métier d’expertise,
vous faites un travail de surface en fait. On ne réfléchit plus. On réagit,
en fait. […] donc, c’est vrai que essayer de se battre un peu sur la qualité
de fond, sur le temps de la réflexion, essayer de travailler dans le temps,
redonner en fait à un système qui étouffe dans les minutes qui passent,
c’est essayer de redonner des heures, des mois, des années et de faire un
travail avec cette échelle de temps, c’est quelque chose qui est vraiment,
pour moi enfin, un challenge que j’aimerais relever quoi ! […] Mais c’est
difficile parce qu’on est vraiment dans un système aujourd’hui qui est
d’immédiateté, donc il faut des résultats tout de suite. »
104
Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
Le sentiment de pression de l’instant est à rattacher à ce qui, dans le travail
du manager, concerne sa nécessaire réactivité aux événements, aux fluctuations
du terrain, aux informations qui changent brusquement la donne et obligent à
s’adapter. Catherine reproduit, par son flot de paroles entrecoupées, le rythme
trépidant de son quotidien :
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L’imprévu – ici, l’annonce de résultats commerciaux qui fait surgir le marché
au sein de l’organisation – déstabilise l’ordre préalablement établi des rendezvous et des réunions, la contraignant à effectuer rapidement tout un travail
cognitif de passage en revue de son emploi du temps, de réagencement des
priorités, qui doit tenir compte des normes de civilité et de sa place dans la
hiérarchie.
Or ces adaptations nécessaires, bien que constitutives de l’activité, sont aussi
coûteuses dans la mesure où le manager est en interdépendance avec d’autres
travailleurs, en particulier ceux qu’il encadre. C’est le problème rencontré par
Marie, dont la temporalité propre à son rythme de manager se heurte à celle
de son équipe :
« J’ai un mail qu’arrive à 17 h 02, en me demandant un tableau machin.
Comme je sais que le tableau machin existe, je suis capable d’arriver en
disant “est-ce que quelqu’un peut m’envoyer le tableau machin ?” – à
17 h 02. Quelqu’un me dit “oui, oui, je te le ferai”. À partir de 17 h 03,
je vais me demander “pourquoi je l’ai pas ?” Et ça, ça devient… Encore
une fois, j’ai pas de penchant autoritariste aigu, je suis jamais revenue à
17 h 04 en disant “pourquoi je l’ai pas ?” Mais moi, je me pose la question.
Pourquoi je l’ai pas ? Au bout d’un moment, donc il doit être quand même
17 h 05, je vais finir par le chercher moi-même et l’envoyer à la limite… Ce
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« Oui en fait, beaucoup de choses prévues et des imprévus, et on a
beaucoup d’imprévus dans notre métier et c’est là qu’il faut savoir “qu’est
ce que je fais ? Est-ce que j’annule ? Je diffère ? Est-ce que ça, c’est plus
urgent que ça ? Quelle est l’importance ? Les priorités ? Qu’est ce que je
peux planifier ? Qu’est-ce que je peux pas planifier ?” Là par exemple, hier
en rentrant chez moi : “Chère équipe, réunion demain matin, urgence,
résultats de campagne 17, 9 h 30 dans mon bureau, merci, bonne soirée”
et là, je me dis demain matin 9 h 30, ok c’est bon j’ai rien de prévu demain
matin, l’après-midi j’ai une réunion à 14 h. Ah mince, j’ai l’entretien…
alors connaissant Florence [sa supérieure hiérarchique], qu’est-ce que je
fais ? D’où le SMS – alors j’ai pas osé vous adresser un SMS hier tard donc
demain matin première heure, j’envoie un texto pour différer parce que
j’avais aucune idée de si ça allait durer une demi-heure, une heure… mais
vu le sujet je me suis dit “y en a pour une bonne heure” et effectivement y
en avait pour une bonne heure. Mais c’est vrai, tout de suite j’ai essayé de
ressasser mon emploi du temps dans ma tête : “9 h 30, qu’est-ce que j’ai
de prévu ?” ; au début j’avais rien, demain matin c’est bon. Et puis après,
je revoyais mon planning de la semaine, je voyais toutes les cases du matin
remplies, ben si, j’ai forcément quelque chose et là “ah oui j’ai la visite de
X [sociologue] pour le coaching”. Qu’est-ce que je peux bouger, qu’est-ce
que je peux pas bouger… »
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Le premier exemple donné par Marie n’est pas anodin : l’horaire choisi
évoque la différence entre la figure du « cadre-qui-ne-compte-pas-ses-heures »
et celle de l’employé dont la journée de travail s’arrête à 17 h. Pourtant,
l’essentiel est moins dans la différence de durée du travail que de temporalité
au travail. Marie parle d’« une espèce d’impatience » qu’elle attribue – avec le
coach : « On l’a analysé un peu plus comme » – à un trait de sa personnalité :
la psychologisation des situations de travail5 est un effet majeur du coaching.
Or cette « impatience » s’explique surtout par le rythme de travail effréné
des managers. C. Datchary (2011) souligne en particulier la tension palpable à
l’égard des outils technologiques : « supporter la temporalité d’une technologie
est difficile quand elle n’est pas ajustée à son propre réglage temporel des
activités » (p. 114). Son analyse peut être élargie aux ajustements imparfaits
entre les temporalités des travailleurs eux-mêmes qui entraînent des
incompréhensions. La deuxième partie de l’extrait souligne que la pression de
l’instant n’est pas nécessairement un problème pour le manager lui-même qui
peut au contraire y trouver une forme de stimulation, mais qu’elle l’est dans
un contexte d’interdépendance où il n’est pas seul à agir, où la complexité des
tâches nécessite une préparation et un travail partagé en amont.
La deuxième caractéristique des temporalités des cadres au travail est
l’expérience de la fragmentation. Cet aspect a été abondamment commenté
dans la littérature gestionnaire et sociologique. L’activité des managers est
faite de l’enchevêtrement de différentes activités relevant de sphères distinctes
dans la même journée, et de ce que C. Datchary appelle des « situations
dispersives »6. L’interdépendance dans laquelle les managers sont pris les expose
à des sollicitations aussi fréquentes qu’irrégulières (Cousin, 2008). S’ensuit le
sentiment de se disperser et de ne pas parvenir à se concentrer sur une tâche,
jusqu’à entraîner un sentiment de confusion cognitive :
« Tout en ayant 36 dossiers, je prends un dossier, je commence, je prends
un autre dossier, un peu ce travail simultané sur plusieurs choses qui fait
que, en fait, la dernière fois, je lui ai dit [au coach] : “vous savez, j’ai un
souci parce que je confonds les jours et les dates”. » (Catherine)
5 Au sens de l’interprétation des situations par un prisme psychologisant qui explique le
dysfonctionnement par la personnalité du travailleur plutôt que par la situation de travail elle-même.
6 « Situations de travail où la personne est fréquemment confrontée à des engagements multiples
dans un empan temporel serré » (2011, p. 31).
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qui n’est pas top en termes de message passé aux équipes. Et l’idée, c’est
que c’est une espèce d’impatience… On l’a analysé un peu plus comme du
recul, ou de “tout est urgent”, voilà “tout est urgent”… [rire]. Mais qui
après, derrière, a des conséquences un peu plus… cachées, qui est que
je ne sais pas travailler dans la non-urgence. Donc, vous me donnez un
projet demain pour 2009, en me disant “c’est pour le 1er juin 2009, tu auras
largement le temps”, il y a fort à parier que je vais m’y mettre le 30 mai
2009. Donc forcément, quand vous êtes toute seule, c’est pas un souci ;
quand vous êtes avec une équipe, ça devient un peu compliqué, et en plus
une équipe qui n’est pas la vôtre… vous devenez très vite l’élément… »
106
Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
Enfin, à un temps réduit au présent et dispersé s’ajoute la figure d’un tropplein, d’un temps qui déborde. C’est la question de la surcharge qui est ici
posée – à la limite du rythme effréné qui est déjà la norme quotidienne des
managers – telle qu’on peut la percevoir dans ce propos tenu par Marc, suite à
la forte augmentation du volume d’activité liée au rachat d’une entité :
« On a pratiquement eu 30 % d’augmentation de chiffre d’affaires. Donc,
ça veut dire 30 % de dossiers en plus en gros à gérer avec les mêmes
équipes. Donc, ça attaquait de tous côtés, il fallait trouver des hommes, il
fallait renforcer les équipes administratives, moi j’ai fait travailler les gens
le samedi pendant presque un an, donc c’était lourd. Et donc devant… Ces
accélérations nécessitaient, je dirais, une bonne méthode parce que sinon,
c’était, j’allais y passer quoi, ce n’est pas compliqué. […] Moi j’étais mort
quoi, donc, je ne prenais pas de recul, pas assez. »
La solution utilisée par Marc avant le coaching était d’allonger la durée du
travail, du sien et des salariés qu’il a sous sa responsabilité. Cependant, celleci a un coût pour l’entreprise en heures supplémentaires, au moins en ce qui
concerne ses équipes. L’équation semble donc être de faire autant avec moins,
voire plus avec moins, et c’est ce que promet le coaching en affirmant que la
solution passe par une meilleure « méthode » du manager.
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Dès lors, comment les coachs aident-ils les managers à relever les défis posés
par leurs temporalités de travail ? Quel est leur périmètre d’intervention ?
Quelles formes de réponses suggèrent-ils ? Sur quel type de connaissances se
fonde leur pratique professionnelle ?
Le périmètre d’intervention du coach porte avant tout sur l’organisation
individuelle du travail des cadres, envisagée sous l’angle d’une organisation de
soi. Les problèmes d’articulation temporelle sont en effet interprétés en termes
d’une mauvaise organisation personnelle :
« Le coach m’a ouvert les yeux sur des choses que je fais au quotidien,
que je ne voyais plus, que je pensais bien faire, notamment tout ce qui est
planning en fait, les plannings de travail, ma propre organisation […]. Il
m’a vraiment mis en évidence que je m’organisais très mal, quelque part. »
(Catherine)
La vision de l’organisation du travail qui en découle est celle d’une collection
d’individualités qui doivent apprendre à coopérer, à « se comprendre » et à
améliorer individuellement leur « fonctionnement », selon les termes couramment
employés par les coachs et les cadres coachés. L’articulation temporelle est
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LES RÉPONSES DU COACHING AUX DÉFIS
TEMPORELS DES MANAGERS
Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
107
d’abord vue comme devant émaner du manager lui-même, qui doit apprendre à
hiérarchiser ses priorités, à se centrer sur ses tâches principales et son activité,
pour pouvoir atteindre ses objectifs et ainsi ne pas devenir un « élément gêneur »
pour les autres, selon le terme de Marie qui a eu ce sentiment.
Avant de développer les deux axes principaux préconisés par les coachs pour
aider les managers à mieux gérer leurs temporalités, à savoir une plus grande
planification et un « recentrage » sur l’activité, qui passe par la réaffirmation
de frontières, présentons les connaissances psychologiques mobilisées par les
coachs et quelques-uns de leurs modes opératoires7, qui montrent le prisme
individualisant qui est le leur.
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Les deux courants de psychologie principalement mobilisés par les coachs dans
leur pratique professionnelle sont l’analyse transactionnelle (AT), développée
par Eric Berne, psychiatre en marge de la psychanalyse, en Californie dans
les années 1950, et la programmation neurolinguistique (PNL), mise au point
par Richard Bandler, étudiant en mathématiques et John Grinder, assistant à
l’université en linguistique, à Santa Cruz dans les années 1970. Ces courants
revendiquent la brièveté de la thérapie et la focalisation sur « l’ici et le
maintenant », plutôt que l’exploration du passé du patient. De plus, leur visée
n’est pas curative, mais instaurative, au sens où la thérapie ne s’adresse pas
seulement aux personnes souffrant de troubles psychologiques, mais à tous.
L’individu est considéré comme un potentiel à optimiser. Les orientations
pragmatiques de ces méthodes dites de « développement personnel » favorisent
leur appropriation par les champs du management et de la formation
professionnelle dans les années 1990 (Stevens, 2011). Ces derniers ont, de plus,
été préparés à la réception de techniques psychologiques dans la mesure où ils
ont été façonnés par la psychosociologie du travail, courant développé dans les
années 1950 en France à la suite de l’importation, dans le cadre du plan Marshall,
des techniques de la psychologie sociale industrielle américaine comme celles
d’E. Mayo ou de K. Lewin (Boltanski, 1981). La pratique du coaching repose en
grande partie sur cette hybridation des savoirs de la psychosociologie du travail
et de la psychothérapie. Sa spécificité, en comparaison des stages de formation
des cadres au développement personnel, est la forme individualisée de son
intervention, sur le modèle de la cure, qui permet l’assignation d’objectifs
personnalisés. Par ce dispositif, un pas de plus est franchi dans l’individualisation
des problèmes de travail.
Il n’est pas rare – c’est le cas de Marie – que la première séance soit consacrée
à un diagnostic du « fonctionnement » de la personne, effectué à l’aide d’un
questionnaire typologique de personnalité, comme le Myers-Briggs Personnality
7 Ces derniers se donnent également à voir dans la suite du propos, mais la focale sera mise sur
les techniques de gestion des temporalités que proposent les coachs.
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Connaissances et techniques du coach
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Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
Indicator (MBTI), inspiré des types psychologiques du psychanalyste C. G. Jung,
mis au point dans les années 1960 et utilisé dans le management pour que les
individus « prennent conscience » de leur manière de penser, de travailler, et de
celle des autres. Sur le thème de la « gestion du temps », le coach propose des
exercices concrets, proches des carnets d’emploi du temps, pour faire prendre
conscience au cadre de ce qu’il fait réellement. Le mode opératoire du coach
consiste ensuite en un questionnement, centré sur ce que le cadre ressent,
comment il « vit » sa manière de s’organiser, afin de l’amener à rectifier de luimême son attitude :
« Est-ce que c’est bien planifié ? Qu’est-ce que vous constatez ? Qu’est-ce
que vous avez vécu ? » (Catherine)
Dans ces exercices, le coach apparaît comme un métronome de soi pour les
cadres, au plus près de leur rythme personnel. Toutefois, son tempo est loin
d’être disjoint de celui de l’organisation :
« Et le fait de noter tout ça, ça a été parlant, je me disais “mais attends
quand il va voir que tu t’es occupée de ça pendant une heure, il va te dire
‘mais est-ce que c’est bien votre métier, là ?’” » (Catherine)
Le coach – ou, au-delà de lui, ce qui est perçu de son rôle par le manager
– rappelle les attentes de l’organisation et agit comme une forme de discipline
intériorisée.
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Face à la tension entre réactivité et planification dans leur travail, premier
problème temporel rencontré par les managers, les coachs préconisent
de « prendre du recul ». Il s’agit, par différents moyens, de faire décoller le
manager du flux de son activité quotidienne et de réintroduire du plan dans
l’action, notion disqualifiée en entreprise au nom de la flexibilité et du marché
(Thévenot, 1995). L’effet est pour le moins paradoxal au regard des appels
à la créativité dont le discours des coachs est porteur et avec lui toute la
littérature néomanagériale (Boltanski & Chiapello, 1999). Pourtant, ce sont
bien les managers qui paraissent maîtres de la réactivité : tout se passe comme
si le coach était là pour leur rappeler ce qui est précisément passé sous
silence dans le discours managérial, tout à sa critique du taylorisme et de la
bureaucratie industrielle : l’importance de la planification dans l’activité. Il s’agit
bien sûr d’une action planifiée individuelle et souple, qui fonctionne davantage
par de multiples « plans-objectifs » que par un plan procédural et centralisé
(Datchary, 2011). L’activité de travail elle-même reste largement en dehors du
champ d’action du coaching, qui ne s’intéresse qu’à l’organisation personnelle
du temps : on est donc dans une acception limitée de la notion d’action planifiée.
Le coach amène le cadre à rationaliser encore davantage son temps en
redonnant de l’importance à la planification. Catherine est conduite à revoir
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Optimiser le temps par une planification accrue
Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
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très précisément la constitution de son emploi du temps, en tentant d’identifier
autant que possible toutes les tâches planifiables. Un exercice exigeant lui est
proposé par son coach : « décortiquer jour par jour, heure par heure » ce qu’elle
fait, sur quinze jours consécutifs. À cette fin, il lui fournit un planning journalier,
découpé par quart d’heure, de 7 h jusqu’à 20 h : « et à moi, tous les quarts d’heure,
de mettre ce que je fais, concrètement ». Parallèlement, il lui demande de lister
toutes ses tâches quotidiennes, « répétitives ou exceptionnelles », en distinguant
ce qui est urgent de ce qui est planifiable et ce qui est important de ce qui peut
être délégué. Catherine prend conscience qu’elle pleut planifier davantage de
tâches qu’elle ne l’aurait envisagé :
« Alors au début là aussi l’exercice était très difficile parce que je casais
beaucoup de choses en “urgent et important”, beaucoup, beaucoup, et
puis finalement pour me rendre compte que 90 % – je vais pas dire 100 %
–, mais 95 % des tâches que je mettais dans ce “urgent et important”,
c’était plus des tâches urgentes, soit, mais planifiables, c’est-à-dire urgentes
dans ce qui est le corps de mon métier, mais planifiables et là effectivement
ça m’a beaucoup aidée. »
La perspective est de désengorger le quotidien et ses urgences en anticipant
davantage et en réduisant autant que possible l’incertitude : est ici rappelée la
capacité de prévision au cœur du processus de rationalisation (Elias, 1991), au sens
d’un ajustement toujours plus grand des moyens aux fins. Toutefois, Catherine,
qui se décrit comme une « abatteuse de travail », se heurte rapidement aux
limites de sa planification, confrontée aux aléas de son activité et à l’incertitude
de la réalisation des tâches qui n’est pas entièrement contrôlable et prévisible :
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Le coach l’amène alors à prévoir au sein de son emploi du temps des plages
horaires pour les imprévus eux-mêmes, à laisser volontairement des « temps
libres ». Il s’agit d’une planification souple qui doit laisser autant que possible la
place aux aléas et à l’incertitude constitutifs de l’activité du manager8. Le coach
rappelle l’utilité de certaines ressources instrumentales comme l’agenda et va
jusqu’à proposer la confection d’objets repères9, comme la « to do list »10 qui
consiste à lister toutes les tâches à accomplir :
8 On note cependant une conception linéaire du temps, où se succéderaient les tâches alors
qu’elles s’enchevêtrent bien davantage.
9 Objets qui vont servir de repères à l’exécution du plan : « équipements prolongeant les
capacités cognitives de l’acteur humain », appartenant à la catégorie de la « mémoire externe »
selon Leroi-Gourhan (1964) (Thévenot, 1995, p. 422).
10 Incontournable des stages de gestion du temps et du coaching, la « to do list » se distingue précisément
de l’agenda dans la mesure où ses éléments ne sont pas liés à un horaire, évitant ainsi de devoir recopier
les tâches non accomplies. L’expression reflète la formalisation de procédés relativement spontanés de la
vie sociale, comme le fait de faire une liste de courses. Des applications logicielles reprenant son principe
existent aussi, en particulier dans le domaine de la programmation, mais ils n’ont pas le même usage : plus
partageables collectivement, ils n’ont pas la souplesse du dispositif papier, ce qui confirme que ce dernier
relève avant tout d’une gestion individuelle des temporalités.
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« J’avançais, mais avec un stress en permanence en me disant “mais est-ce
que là j’aurai quitté cette réunion pour attaquer celle d’après ?” »
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Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
« Apprendre aussi à essayer d’organiser mon temps au quotidien. Enfin,
donc ça, ça a été quelque chose d’un peu nouveau, faire sa “to do list”, c’est
bête, mais bon, j’ai toujours mon carnet avec moi, où je note tout ce que
j’ai à faire dans la semaine, dans le mois. Ça, ce sont des choses que j’essaie
de tenir. […] Vous voyez là, sur mon carnet, j’ai tous les trucs que j’avais à
faire ce mois-ci, le mois dernier et puis bon, je ne raye que quand j’ai fait,
quoi, vraiment ! Mais je mets tout, quoi. » (Marc)
L’apparente simplicité de l’outil – que Marc reconnaît – dissimule en fait
son principal intérêt : un dispositif souple adapté à la tension entre réactivité
et planification. Le carnet papier, qu’on emporte toujours avec soi, permet
en effet une actualisation des tâches au fur et à mesure des modifications et
une intégration des différentes sphères d’activité : « investissement de forme »
au sens de Thévenot (1986), on peut préciser qu’il s’agit d’un « artefact
transitionnel » au sens proposé par A. Bationo Tillon et J. Kahn (2006)11 cités
par C. Datchary qui observe aussi cet usage du cahier.
Le rappel de la planification s’opère également par celui du sens du travail,
au double sens de direction et de signification. Le coach de Catherine oriente
d’abord son regard vers les procédures en lui demandant de mettre à jour la
description de son poste. Cet exercice la met un peu dans l’embarras :
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L’objectif visé n’est pas tant de contraindre Catherine à suivre les éléments
prescrits de son activité – la sociologie du travail, à la suite de l’ergonomie,
a montré comment le travail consistait précisément à s’éloigner du prescrit
pour pouvoir s’effectuer (Terssac, 1992) – que de la décoller du flux de son
activité en lui rappelant les objectifs attendus par sa hiérarchie : on passe donc
rapidement de la fiche de poste aux objectifs annuels fixés par la directrice
générale de la filiale12.
Le coach de Marc utilise une approche différente en interrogeant les
aspirations personnelles de ce dernier à long terme. Il lui demande notamment
« à combien » ce dernier se projette dans le temps et l’amène à étendre son
horizon, en l’occurrence de cinq ans (durée annoncée par Marc) à toute sa
vie. Le passage par sa « quête » personnelle redonne à Marc un « espace-temps
plus ouvert » selon ses termes. Elle lui permet de se libérer de ce qu’il présente
comme une simple « gestion du quotidien » pour se concentrer sur « l’essentiel »,
11 Concept forgé en référence à la notion d’« objet transitionnel » de D. Winnicott (1971),
qui insiste sur la dimension subjective, intentionnelle, intrinsèque à l’activité, de ces objets qui
« transitent » dans le temps et dans l’espace, avec un statut particulier d’aide-mémoire, et qui
maintiennent une certaine unité de l’individu et/ou de l’expérience.
12 L. Thévenot (2011) souligne que le « gouvernement par l’objectif » révèle le renforcement
du plan et son agrandissement « en grandeur industrielle » là où on mesure, évalue et impute une
responsabilité.
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« Et en fait ce qui est très drôle, c’est qu’on oublie très vite sa description
de poste et il arrive un moment où tu te dis “mais au fait, c’est quoi mon
rôle exactement ?” Parce que comme beaucoup de sociétés, bon on a le
nez dans le guidon. »
Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
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c’est-à-dire ce qui a du sens pour lui. Cet appel à la prise d’initiative et à la
responsabilisation de soi face aux événements – « reprendre la main sur sa
vie » – renoue avec la figure du manager comme celui qui donne un cap et
le tient (Mispelblom-Beyer, 2006), d’où l’idée d’une compétence proprement
managériale13. Sans doute le rappel des objectifs annuels de Catherine n’a-t-il
pas le même effet que la projection des aspirations personnelles de Marc : la
première paraît davantage invitée à se conformer aux attentes de l’entreprise,
tandis que plus de liberté serait laissée au deuxième14. Néanmoins, dans les
deux cas, le coaching renforce la rationalité en finalité au sens de M. Weber : les
managers sont encouragés à se recentrer sur leurs objectifs et à adapter leurs
moyens en conséquence.
Ainsi, face à des managers soumis à la pression de la réactivité, le coaching
rappelle la nécessité de la planification : planification interne de l’activité par
la rationalisation du temps quotidien et planification externe par le rappel des
objectifs et de la direction du travail. Bien que la perspective préconisée par
le coaching soit d’une certaine manière l’inverse de l’intuition, de l’imagination
et de la réactivité prônées dans le discours, c’est ainsi, sans doute, qu’il entend
œuvrer au développement de la créativité : en rappelant la part nécessaire de
planification dans l’activité de travail, ne serait-ce que pour s’en libérer et se
rendre disponible à la part d’incertitude irréductible de ce dernier15.
Le « recentrage » : vers une hygiène des territoires ?
Le coaching cherche à aider les managers à prendre en charge les situations
dispersives en insistant sur la nécessité de se concentrer sur une tâche à la fois :
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Le dispositif préconise de clore une tâche avant de passer à la suivante.
Il s’agit presque de formaliser la fin d’une action, pour pouvoir se rendre
disponible à la suivante, comme l’exprime Marc qui se plaignait d’avoir « du mal
à aller au bout des choses » et se réjouit d’avoir travaillé en coaching « la notion
de cycle » :
13 Le problème de Marie, évoqué plus haut, est en partie résolu par la planification qui permet
une coopération avec les autres travailleurs : « la planification est favorable à la communication,
en raison de la mise en séquence et du repérage qui facilitent la représentation de l’activité »
(Thévenot, 1995, p. 419).
14 Toutefois, Marc transpose dans le domaine professionnel son questionnement existentiel, en
s’interrogeant sur ses perspectives de carrière.
15 L’action planifiée est en tension avec l’adéquation aux circonstances : stratège militaire et
ingénieur doivent aussi savoir faire face aux aléas du terrain et apprendre à ruser, invitant à
remettre en cause « la répartition polaire et asymétrique entre un agent planificateur d’une part et
ses moyens objectifs d’exécution d’autre part » (Thévenot, 1995).
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« Je pense qu’il [le coach] veut me faire voir que c’est pas que j’en fais trop,
enfin c’est que je fais trop de choses à la fois et pas suffisamment une chose
à la fois. » (Catherine)
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Se dégage une forme d’hygiène dans l’action, qui pousse d’une certaine
manière à une action sans trace, sans inertie, une action qui ne retienne pas le
manager, qui cesse de le préoccuper et lui permette de se libérer l’esprit pour
accomplir d’autres actions. Pouvoir libérateur du rituel qui sépare ?
Nous retrouvons dans cet effort conscient, que souhaite faire Catherine, de
rester concentré sur une tâche et de résister aux sollicitations dont regorge
l’environnement de travail, et, pour ce qui concerne Marc, de formaliser la
fin d’une tâche, quelques-unes des stratégies spontanément employées par les
managers pour gérer la dispersion : C. Datchary a ainsi observé comment les
managers cherchaient à résister au « pouvoir attracteur » de la messagerie
électronique ou comment l’une d’eux éprouve du plaisir à rayer les tâches
accomplies sur son cahier, formalisant ainsi leur achèvement. Face à l’expérience
de la fragmentation du temps inhérente aux « situations dispersives », le
coaching n’invente pas de technique, mais formalise et transmet des attitudes
éprouvées par l’expérience. Les managers précisent souvent qu’ils avaient
une vague intuition des éléments apportés par le coach, mais qu’ils en ont
pleinement « pris conscience » grâce à lui.
Ce qui a été présenté comme la nécessité de « se recentrer sur l’essentiel »
pour appréhender la pression du présent et les situations dispersives est
également au cœur de la stratégie préconisée par le coaching concernant le
sentiment d’une surcharge de travail, troisième défi temporel des managers. Le
« recentrage » se décline ici en deux axes principaux : diviser le travail, diviser
les espaces.
Marc raconte comment son coach l’a encouragé à ne pas accepter toutes
les tâches qui lui étaient confiées et à demander la création d’un poste de
secrétaire pour le seconder sur les aspects administratifs, obtenue à la faveur
de l’extension de son périmètre d’activité. Cette option est probablement d’un
caractère limité, tant elle va à l’encontre du mouvement de suppression des
postes et du transfert des tâches que les secrétaires effectuaient vers les cadres,
parallèlement à l’essor de la bureautique (Pillon & Vatin, 2003). L’essentiel du
partage du travail passe surtout par la délégation pour les managers. Déléguer
consiste à faire faire plutôt qu’à faire soi-même. Il s’agirait de la mission
première des encadrants : « faire en sorte que d’autres travaillent », « faire
travailler les autres » (Mispelblom-Beyer, 2006, pp. 39-40). Si c’est le cas,
pourquoi le coaching, et avec lui les stages de management, auraient-ils besoin
de l’enseigner aux managers ? Les témoignages des coachés montrent que le
gain temporel escompté de la délégation n’est pas positif à court terme et cette
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« Et donc, cette notion qui est naturelle hein, puisque effectivement, c’est
le cycle des saisons, c’est la nature, et dans notre boulot, c’est la même
chose. Donc effectivement, savoir terminer. […] C’est vrai que c’est
quelque chose, on a un peu tendance, dans la vie au quotidien, à tout
commencer, à rien finir – en tout cas, on a ce sentiment – et c’est vrai que
ne pas respecter le cycle de la fin, enfin de la préparation, d’un début, d’un
mûrissement et d’une fin, ben, ça fait qu’on a, enfin on a du mal à… avoir
l’esprit clair. »
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raison pratique constitue un frein important à son développement, comme
l’illustre Catherine :
« Je pense que c’est quelque chose que je pratique, la délégation, mais
avec encore un blocage, qui est de dire que ce n’est pas que je ne fais pas
confiance ni à mes équipes ni à mes responsables directs, mais plus par un
phénomène de temps en fait. Parce que je me dis, bon, le temps que j’aille
voir la personne et que je lui explique le process, les directives, ça me prend
deux minutes pour le faire et là tout le monde a gagné du temps. Oui, mais
seulement, si c’est répétitif, en fait je perds du temps à chaque fois. »
Marc souligne le temps qu’il passe à encadrer ou plutôt à « recadrer » la
responsable administrative qui a été embauchée. Marie souhaiterait limiter les
interruptions qu’elle impute à « un manque d’autonomie » des salariés de son
équipe et montre l’effort d’inhibition du « faire » qu’elle doit fournir pour
favoriser le « faire faire ». Voici un exemple concret, tiré de son quotidien de
travail, qu’elle traite avec son coach :
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Ce que le coach enseigne à Marie, avec un prisme psychologisant dont
témoigne l’usage d’un terme comme « infantiliser », c’est à ne pas prendre en
charge elle-même une tâche qui pourrait être réalisée par la salariée, mais de la
renvoyer à elle-même. Cela ne manquera pas de décourager cette dernière de
revenir et l’objectif poursuivi est de la « responsabiliser », de l’« autonomiser ».
Mais qu’est-ce qui est véritablement combattu ici ? Donner l’information à la
salariée n’est pas très coûteux en temps ; en revanche, ce sont l’interruption et
sa probable répétition qui gênent Marie. Il s’agit donc de tenter de limiter les
interruptions en renvoyant le demandeur à lui-même.
La perspective poursuivie par le coaching est d’amener les encadrants à
identifier autant que possible leur « cœur de métier » et à s’y tenir. Le « recentrage »
est particulièrement illustré par une histoire mythifiée, dite des gros cailloux,
qui circule dans le monde social du coaching et des formations managériales.
Un professeur réalise une expérience à l’aide d’un bocal, dans lequel il insère
d’abord de gros cailloux qui semblent saturer les capacités du récipient. Puis, il
ajoute du gravier, puis du sable, et enfin de l’eau, qui entrent facilement dans le
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« Sabine est venue me voir. Elle avait un problème avec un fichier dans
lequel elle n’arrive pas à rentrer et elle vient dans mon bureau […] et elle
me dit “je n’arrive pas à rentrer dans le fichier”. Bon. Je lui ai répondu :
“Ben, tu contactes tous les gens qui travaillent sur le projet, au niveau
européen et international, donc tu écris à A, et B, et compagnie.” Et là,
Olivier [le coach] m’arrête et me dit “Non ! Pourquoi vous lui donnez la
réponse ? Vous voulez qu’elle prenne de l’autonomie, mais vous lui avez
donné la réponse ! Il aurait mieux valu lui demander : ’Bon, les premières
informations sur ce projet, qui les avait ? Qui nous les a données ? D’où ça
vient ?’” […] C’est-à-dire que, quelque part – ce n’est pas “quelque part”,
c’est dans ma démarche, je l’ai complètement infantilisée en donnant la
réponse, donc elle aurait tort de ne pas recommencer, puisque finalement,
elle pousse la porte et elle a la réponse ! »
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bocal. La leçon n’est pas qu’un emploi du temps déjà bien rempli peut toujours
accueillir de nouvelles tâches. Elle valorise plutôt le fait d’établir soi-même
une liste de priorités et de les réaliser avant de se disperser dans des tâches
considérées comme mineures et parasites. Revenir à « l’essentiel » implique de
faire d’abord entrer les cailloux avant de glisser le sable dans les interstices.
La conception de l’organisation du travail sous-jacente est que le manager
doit effectuer en priorité les tâches sur lesquelles il est censé être le plus
performant, là où il a le plus de « valeur ajoutée » ou de « plus-value » selon les
termes couramment employés. Derrière ce découpage hiérarchisé, on retrouve
des similitudes avec le principe de rationalisation productive qui consiste à faire
faire aux machines tout ce que ces dernières peuvent réaliser, libérant l’individu
pour le travail de prise de décision (Pillon & Vatin, 2003). Le coach se garde
d’entrer dans l’activité concrète du cadre : à ce dernier d’identifier lui-même
ses valeurs, mais aussi, derrière, les objectifs qu’il doit réaliser et de définir
l’ordre de priorité de ses tâches. Le lien avec l’activité de travail est fait par le
cadre et non par le coach.
Est ainsi prônée une forme d’hygiène des territoires16, au sens où chacun doit
être attentif à délimiter ce qui lui est imparti, à ne pas empiéter sur le territoire
d’autrui, ni à se laisser envahir, afin d’éviter les « pertes de temps », associées à
des tâches qui ne ressortissent pas en propre de l’activité de travail du cadre.
Pour ancrer ce principe d’hygiène des territoires dans les esprits, une image,
empruntée au bestiaire de la littérature managériale, est utilisée en coaching :
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Le singe illustre l’idée de la charge inutile, mais plus encore du parasite
qui se transmet d’une personne à l’autre. Toutefois, nous ne prenons pas
seulement la notion d’hygiène dans son sens étymologique qui la rattache à
la santé et au domaine médical (du grec hugieinon : « santé »), même si ce
sens a son importance dans la prise en compte des effets du travail sur la
santé psychique. Nous voulons ici rappeler sa dimension anthropologique, dans
la perspective initiée par M. Douglas (1967) dans son étude de la souillure :
l’hygiène, au sens de « soins visant à la propreté », a, en effet, maille à partir
16 Nous empruntons le concept éthologique de « territoire » à E. Goffman ([1971] 1973) qui
l’utilise pour désigner « un champ d’objets – une réserve – dont l’ayant droit surveille et défend
habituellement les limites » (1973, p. 43). Par extension, cette notion permet de montrer la
dimension spatiale, tangible, de l’ensemble des tâches propres à une fonction ou à un poste, ainsi
que sa dimension morale. Goffman rattache en effet la notion de territoire au concept de droit. Au
sein des organisations productives s’y ajoute une dimension hiérarchique.
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« On a beaucoup travaillé la notion de singe, c’est-à-dire comment se
balancent les singes, comment on se met parfois des singes sur le dos,
comment repérer les personnes qui lancent des singes “allez hop, tu te
débrouilles !” […] Et, bien que je maîtrisais bien cette notion “attention,
prends les singes qui t’appartiennent et refile-les, ceux qui appartiennent
aux autres”, eh bien il [le coach] m’a montré également, eh bien, que je me
mettais des singes sur le dos toute seule. Et comme je vous dis, c’est même
plus des singes, c’est des gorilles, lourds en temps. »
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avec la notion de place. M. Douglas montre que la notion de saleté, une fois
débarrassée du « matérialisme médical » qui l’entoure dans nos conceptions
modernes, désigne « quelque chose qui n’est pas à sa place » ([1967] 1992,
p. 55). Cette « vieille définition » suppose l’existence d’un système de relations
ordonnées et le bouleversement de cet ordre. Les orientations du coaching
tentent, d’une certaine manière, de remettre de l’ordre (et, en particulier, de
l’ordre hiérarchique, comme cela apparaît de façon encore plus flagrante dans
le traitement des relations de travail) au sein de tâches tellement imbriquées
qu’il devient mentalement et cognitivement difficile, pour les individus, de gérer
les réactualisations permanentes que suppose le fonctionnement d’un réseau
aussi dense que flexible (Dodier, 1995).
Pourtant, la logique de l’activité, l’interdépendance entre les travailleurs ainsi
que la proximité spatiale qui facilite les échanges en face-à-face favorisent ces
interruptions, qui peuvent parfois rendre service aux encadrants (Cousin, 2008),
devenant ainsi des « interruptions heureuses » selon l’expression de C. Datchary
(2011). Le coaching ne prend pas en compte ces éventuels bénéfices et un
effet pervers est d’accroître le malaise des managers en renvoyant à un travers
personnel ce qui provient en réalité de leur activité. De plus, la prescription du
coach entre en tension avec un univers professionnel précisément caractérisé
par l’interdépendance des fonctions, des services et des tâches complexes.
Catherine exprime la difficulté qu’elle a à « [se] concentrer vraiment sur [ses]
objectifs, les objectifs qui [lui] appartiennent », dans la mesure où un problème
dans un service aura des conséquences sur les autres services : « Y a un gros
problème marketing : ça impacte tout le monde […] donc en fait on se sent plus ou
moins un peu concerné par tout ce qui peut se passer, surtout à la direction. »
Tout se passe comme si, face à la forte division du travail de ces univers
professionnels qui entraîne une cohésion nécessaire (Durkheim, [1893], 2007)
et une interdépendance (Elias, 1976) d’autant plus fortes, chaque maillon de la
chaîne était au contraire amené à mieux délimiter son périmètre de responsabilité,
à s’y « recentrer » et à s’individuer17 encore davantage. Illusion, effort vain ou
technique de gestion de l’interdépendance et des situations dispersives, il est
difficile de trancher. Toujours est-il que c’est dans cette direction que pousse le
coaching pour tenter de maîtriser ce qui apparaît comme des pertes de temps
ou une exposition inutile.
La frontière travail/hors travail
Dans la même perspective que cette hygiène des territoires, le coaching invite,
paradoxalement, à rétablir la frontière entre les espaces de travail et hors
travail, frontière socialement et historiquement construite (Naville, 1969), en
s’efforçant de limiter les intrusions du travail dans la vie privée. De nombreux
17 Le sentiment d’individualité, de l’existence d’un soi séparé de la société, est lié à la montée de
l’interdépendance et à la densification (Elias, 1991).
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coachs invitent leurs coachés à « prendre du temps pour soi », à mieux équilibrer
vie personnelle et vie professionnelle, à limiter leurs horaires de travail.
Catherine se voit même engagée, par son coach, à ne pas travailler à domicile,
bousculant des habitudes qu’elle estime incontournables dans des situations
d’urgence :
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Le propos de Catherine rappelle l’importance de la liberté de gestion
de son emploi du temps dont elle bénéficie en tant que cadre. Le travail à
domicile y apparaît sous un angle ambivalent : elle le présente comme un
espace discrétionnaire personnel, une solution pour gérer les temporalités
professionnelles, même si l’on perçoit aussi qu’il répond à des obligations
implicites (Terssac, 1992). Le temps consacré par un cadre à des activités
professionnelles en-dehors des locaux de son employeur reste en moyenne
faible, d’environ 3 h sur 46 h hebdomadaires (Bouffartigue & Gadéa, 2000) ;
en particulier, le travail à domicile, même s’il semble répandu (60 % des cadres
interrogés par Thoemmes et al. déclarent y avoir recours), ne dépasse pas
2 à 3 heures par semaine. L’enjeu est donc de réduire le temps de travail,
de ne pas autoriser de débordement hors de la sphère professionnelle, pour
contraindre à une efficacité accrue au travail. Cette attente implicite n’échappe
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« Il m’a demandé de travailler pour notre prochaine séance ce qu’il appelle
“les cinq domaines de la vie”, c’est-à-dire : ben voilà, le temps que je passe
pour mon travail, le temps que je passe avec ma famille, mon mari, les
loisirs… Donc là je ne connais pas encore le but du jeu, mais je vais le
découvrir. Donc en fait c’est un genre de camembert où, en pourcentage,
il faut que j’exprime “voilà je passe tant de % pour Cosmetics [nom fictif de
son entreprise], tant de % avec mon mari, tant de % avec ma famille, tant
de % pour mes loisirs”. Et il m’a missionnée sur... il m’a demandé d’essayer
dans un premier temps de ne plus travailler chez moi. Alors je pense que
ça a un but d’organisation, bon, comme je lui disais, ça m’appartient, enfin
je suis responsable, je gère mon travail comme ça m’arrange en fait, hein,
donc c’est vrai que je vais démarrer entre 7 h 30-8 h, je vais partir des
fois vers 18 h-19 h au plus tard et le soir il m’arrive souvent, plus parce
que ça m’arrange en fait, ou parce que j’ai pris du temps… Je me suis dit
“bon là y a une urgence pour demain ou pour après-demain, et j’ai pas
envie de le faire là, mais ce soir à la maison en 1 h de temps ça va être
fait” : donc c’est vraiment parce que ça m’arrange moi personnellement, et
puis des fois aussi parce que j’ai pas le choix parce que, bon, y a des... J’ai
une responsabilité qui fait, bon ben, que je dois assumer, comme on dit,
et que si ma patronne me demande quelque chose pour le lendemain, à
moi de m’organiser pour le faire pour demain. Donc, c’est plus par choix
que par obligation, c’est quelque chose qui me convient, maintenant il m’a
demandé de travailler ce côté-là, d’essayer de caser tout sur ma journée
de travail et de en plus rien faire chez moi, ça c’est un challenge ! Un peu
difficile aujourd’hui, je pense que le but c’est organiser... peut-être encore
mieux m’organiser et puis faire la part des choses aussi, peut-être de façon
plus marquée entre la vie professionnelle, la vie privée, jusqu’où on doit en
fait être engagé dans son travail. »
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pas à Catherine qui entrevoit, dans cet investissement sur soi hors travail, la
perspective d’une performance accrue au travail :
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Mais, dans la mesure où le travail à domicile ne concerne qu’une petite
quantité de temps, l’enjeu apparaît bien davantage dans la réaffirmation
d’espaces séparés et d’une norme d’épanouissement personnel. C’est au
nom d’une forme d’hygiène psychique (que nous proposons d’entendre dans le
double sens de santé mentale et de remise en ordre d’éléments déplacés et
mêlés) qu’est promue l’étanchéité des différents territoires. Cela peut sembler
paradoxal au vu de l’image traditionnelle du cadre comme figure de la porosité
des temporalités (Amossé & Delteil, 2004 ; Delteil & Genin, 2004), porosité qui
serait renforcée par l’usage des NTIC. Le coaching propose précisément une
tentative de protection, par une ascèse personnelle, vis-à-vis de ces évolutions.
En réaffirmant l’importance d’une sphère personnelle préservée du travail, il
désamorce la critique faite à l’entreprise par les cadres de déborder sur leur
vie, et la « rébellion » de ces derniers (Courpasson & Thoenig, 2008).
La norme diffusée par le coaching est celle d’une réussite professionnelle
qui ne se ferait pas au détriment de la vie personnelle18. Elle apparaît d’autant
plus mise à l’épreuve entre 30 et 45 ans, face à l’intensification d’une double
carrière professionnelle et familiale, en particulier pour les femmes (Laufer,
2005 ; Guillaume & Pochic, 2007). Le coaching joue un rôle paradoxal sur
cette question, dans la mesure où il valorise l’épanouissement de soi, réaffirme
l’importance de la vie personnelle (et pas seulement la vie familiale) et fustige le
surinvestissement au travail, mais vise le développement de la performance et
encourage l’individu à « se réaliser » et à s’épanouir personnellement au travail.
Peut-être l’ambivalence de ce discours est-elle levée si on fait l’hypothèse qu’il
n’est pas tenu de la même manière aux femmes et aux hommes. Il n’est sans doute
pas anodin que la réaffirmation de la frontière vie privée/vie professionnelle soit
adressée à une femme. B. Zimmerman (2011) souligne que le rapport au temps
des femmes actives est davantage marqué par le « débordement » que celui
de leurs collègues masculins, plus entraînés à la « préservation de soi » : « Là
où les femmes peinent à cloisonner les différentes sphères – professionnelles
et domestiques –, les hommes opèrent une séparation beaucoup plus nette »
(p. 91).
18 Bien que les cadres soient plutôt divisés sur la question de l’aspiration à travailler moins –
ceux qui travaillent le plus longtemps ne souhaitant pas réduire leur investissement – (Bouffartigue
& Gadéa, 2000), une enquête récente met en évidence un discours sur « le rétablissement des
frontières entre vie privée et vie professionnelle », la recherche de « l’équilibre » entre les deux et
le fait de ne plus se sentir prêt à sacrifier sa vie de famille pour l’entreprise (Thoemmes et al., 2011).
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« Plus on est bien dans sa vie, on va dire, et plus on est performant dans le
travail, et plus on vient au travail, je dirais pas la fleur au fusil, mais presque
quoi. »
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Les temporalités de travail des managers, telles qu’elles se sont révélées
au travers des cas de coaching étudiés, se caractérisent par trois épreuves
spécifiques : la tension entre planification et réactivité se manifeste par la
pression du présent ; les situations dispersives produisent un temps fragmenté ;
l’interdépendance avec d’autres réseaux de travailleurs, ainsi que la porosité
des sphères travail/hors travail, auxquelles s’ajoutent, parfois, des situations de
surcharge, prennent la forme d’un temps qui déborde. Elles représentent sans
doute une expérience répandue dans les situations contemporaines de travail
mais sont particulièrement le fait des cadres managers.
Le coach fournit deux clés pour former les cadres des entreprises à une
meilleure gestion de ces temporalités : des tentatives de rationalisation toujours
plus poussées du temps pour planifier tout ce qui peut être anticipé, y compris la
place de l’imprévisible et de l’aléa ; une hygiène des territoires pour focaliser l’attention,
se concentrer sur son périmètre d’action dans une chaîne d’interdépendance ou
préserver sa vie personnelle. Ces orientations semblent être en décalage avec les
prescriptions du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999) qui
revendiquent au contraire un monde connexionniste, fondé sur le travail en réseau
et l’abolition de la frontière entre personne privée et publique. Le coaching est-il
alors une réponse datée à ces problèmes contemporains, à la manière du taylorisme
en son temps (Vatin, 1999) ? Est-il une forme de résistance à ces évolutions ? N’estil pas plutôt une manière d’équiper les managers pour qu’ils puissent surmonter, sur
le long terme, les épreuves de travail contemporaines, en leur rappelant, derrière
le discours enchanteur de la cité par projets, la permanence et la nécessité des
règles de la cité industrielle ? Il semble réaffirmer la nécessaire articulation entre
différents modes d’engagement dans l’activité : face à la réactivité développée par les
managers, à la distribution de l’attention, à la porosité des temporalités, il rappelle
– sans le dire explicitement ni le théoriser, voire en disant l’inverse – la nécessité
d’allier ces dispositions à celles d’un régime d’engagement qui se rattache davantage
au plan et à l’ordre industriel. Le coach peut alors être vu comme un métronome
d’autant plus invisible des organisations qu’il en appelle à l’individu et à sa propre
organisation personnelle, mais qu’il rappelle de fait l’importance du rythme propre
à la structure productive et à ses collectifs de travail.
L’aide apportée est ainsi paradoxale et ses effets limités ou difficiles à
apprécier. Le coaching fournit au cadre des supports et des modus vivendi pour
mieux accorder sa propre temporalité avec celle de ses subordonnés, de ses
pairs, de sa hiérarchie, ainsi qu’avec celle de l’activité proprement dite, marquée
par des réactualisations quotidiennes et par la nécessité d’anticipations à moyen
et à long terme. Il lui offre le recul nécessaire et l’espace propre à une hygiène
psychique. Il cherche à l’aider à « se protéger du débordement » et à « résister » à ce
qui est vu comme du « parasitage ». Les cadres interrogés disent être avides de
ces tentatives de rationalisation du temps et de leurs promesses d’une efficacité
accrue. Certains gardent des traces écrites des techniques suggérées par les
coachs, à l’instar de Marc qui consulte régulièrement, encore un an après la
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CONCLUSION
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fin de la prestation, le classeur qu’il s’est lui-même constitué au fil des séances
de coaching. Cependant, en psychologisant les situations de travail, le coaching
renvoie la responsabilité des difficultés éprouvées par les cadres dans la gestion
de leurs temporalités à une question de personnalité, de mauvaise organisation
due à des « travers » personnels. Il amplifie le paradoxe d’une maîtrise qui se
veut toujours plus grande et du sentiment toujours plus fort que le temps nous
échappe, qu’il est un problème, un « ennui ordinaire » (Nahoum-Grappe, 1995). En
centrant le regard sur le manager et en tentant de l’équiper pour mieux affronter
les épreuves des temporalités contemporaines, il manque la dimension collective
de la réalisation du travail, qui passe surtout par la recherche d’une meilleure
articulation entre les temporalités individuelles, collectives et organisationnelles,
et non par le seul ajustement des individus à ces multiples niveaux. Enfin, si la
plupart des cadres interrogés s’efforcent d’appliquer les principes du coaching,
tous insistent sur l’épreuve du quotidien qui rend difficile « l’atteinte des objectifs »,
en particulier sur la question des temporalités. Marie reconnaît que l’objectif de
« prendre du recul, par rapport à « tout est urgent » » n’est pas atteint au terme du
coaching, en dépit d’améliorations. Il faudrait pouvoir analyser de manière située
les effets du coaching sur la gestion des temporalités de travail des managers
pour saisir plus finement ce qui reste de cette intervention.
Remerciements
Je tiens à remercier vivement les coordinateurs du numéro, Caroline Datchary et
Gérald Gaglio, ainsi que les relecteurs anonymes de la revue, dont les remarques et
les suggestions sagaces m’ont aidée à améliorer la première version de cet article.
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Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
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Scarlett SALMAN est post-doctorante de l’IFRIS, au LATTS
(Université Paris-Est Marne-la-Vallée, École des Ponts Paris Tech,
CNRS). Ses recherches s’inscrivent au croisement de la sociologie du
travail, des professions et des organisations, de la santé mentale et de la
santé au travail. Elle s’intéresse à la montée des préoccupations relatives
à la subjectivité au travail, qu’elle saisit à travers l’étude de pratiques
comme le coaching en entreprise (cf. notamment « La fonction palliative
du coaching en entreprise », Sociologies pratiques, 17, 2008, 43-54) ou
de la diffusion de catégories comme celle de souffrance au travail (cf.
« Fortune d’une catégorie : la souffrance au travail chez les médecins
du travail », Sociologie du travail, 50, 2008, 31-47). Elle vient de soutenir
une thèse de doctorat en sociologie intitulée Une hygiène psychique au
travail ? Genèse et usages du coaching en entreprise en France.
Courriel
Institut Francilien Recherche Innovation Société
(IFRIS)
Laboratoire L.A.T.T.S.
Université Paris-Est Marne-la-Vallée
Cité Descartes. Bâtiment du Bois de l’étang,
2e étage.
F- 77454 Champs-sur-Marne (France)
[email protected]
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Abstract: A coach to beat time? The rationalization
of managers’ temporalities at work by self-discipline
This article studies temporalities at work as three managers expose
them during individual coaching sessions – a device founded on
psychological techniques, which has been “prescribed” to them
by their firm. Three figures taken by their time at work appear: a
time reduced to the present, almost to the second; a fragmented
time; lastly, an overload time that runs over. Coaching presents
itself as a neo-managerial answer to help higher executives cope
with the complexity and the diversity of their work activity,
which include entanglements – if not conflicts – between different
temporalities at work. Nevertheless, on the contrary to the “new
spirit of capitalism”, coaching tends, in fact, to extend the limits
of planning and to reassert social norms that are opposite to
connexionnist society. Indeed, it recommends focusing attention,
but also what we call “territory hygiene”, which consists in the
strictest and most watertight task distribution possible, and in the
reaffirmation of the border between private and professional life.
Keywords: executive coaching, manager’s temporalities at work,
dispersion at work, psychologization, planification, territory
hygiene/psychological hygiene, city by project/industrial city
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Revue d’anthropologie des connaissances – 2014/1
Resumen: ¿Un coach para marcar el compás?
La racionalización de las temporalidades del trabajo
de los mánagers gracias a la auto disciplina
Este artículo es un acercamiento a las temporalidades del trabajo
tal como las exponen tres managers en el espacio cerrado de unas
sesiones de coaching individual, dispositivo apoyado en técnicas
psicológicas prescritas por su empresa. Se pueden destacar tres
figuras de su tiempo en el trabajo: un tiempo reducido al presente,
incluso al instante; un tiempo fragmentado; finalmente, un exceso,
un tiempo que se desborda. El coaching se presenta como una
respuesta de nuevos modelos de dirección puesta en marcha por
las organizaciones para ayudar a sus directivos a gestionar mejor
la complejidad y la diversidad de las situaciones profesionales que
generan los conflictos, o incluso las contradicciones, entre las
diferentes temporalidades en la actividad del trabajo. Ahora bien,
a contracorriente del nuevo espíritu del capitalismo, el coaching
intenta, en los hechos, extender los límites de la planificación y
reafirmar normas sociales inversas a la sociedad conexionista. Se
incentiva una focalización de la atención así como lo que llamamos
higiene de los territorios (es decir una repartición de tareas la
más estricta y hermética posible) y finalmente la preservación
de la vida personal que pasa por la reafirmación de una frontera
entre vida privada y vida profesional.
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Palabras claves: coaching, empresa, temporalidades de
trabajo, mánagers, dispersion en el trabajo, psicologisación,
planificación, higiène de los territorios/higiène psíquica, ciudad
por proyecto/ciudad industrial
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