Soyons honnêtes : la vérité est-elle sacro-sainte ? - Sally Kempton

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SOYONS HONNÊTES :
LA VÉRITÉ EST-ELLE
SACRO-SAINTE ?
SALLY KEMPTON
Sally Kempton fait partie des instructeurs spirituels actuels les plus innovants.
Puisant dans plus de trente années de pratique et d’enseignement (dont vingt
années comme Swami dans un ordre monastique indien traditionnel), elle a la
capacité d’apporter des intuitions transformatives qui concernent les questions
auxquelles sont confrontés les chercheurs contemporains. Elle est l’auteur de
‘’The Heart of Meditation : Pathways To a Deeper Experience’’ (publié sous son
nom monastique de Swami Durgananda) et elle écrit dans le Yoga Journal.
Il y a cette vieille blague sur deux tueurs à gages de la mafia américaine qui
partent en mission pour récupérer de l’argent chez un dealer russe. Le Russe ne
parle pas l’anglais et donc ils emmènent avec eux un comptable russophone pour
traduire. Les tueurs à gages braquent une arme sur la tempe du dealer russe et
exigent de savoir où celui-ci a planqué l’argent. ‘’Sous le matelas de ma femme’’,
dit le Russe. ‘’Qu’a-t-il dit ?’’, demande un des hommes armés. Et le comptable
répond : ‘’Il dit qu’il n’a pas peur de mourir !’’
Si nous utilisions une échelle graduée de 1 à 10, qui varie du mensonge ‘’poli’’ à
l’extrémité inférieure (‘’Pas du tout, tu n’as pas l’air plus grosse dans ta nouvelle
robe !’’) jusqu’au mensonge le plus outrancier et destructeur comme celui du
comptable, à l’autre extrémité, vos pires mensonges ne dépasseraient sans doute
pas le degré 3 ou 4. Néanmoins, ces mensonges sont certainement encore fichés
dans votre psychisme et dégagent de la ‘’fumée’’, ce qui contribue à obscurcir la
clarté de votre cœur. Vous pouvez les justifier, mais une partie de vous-même
ressent l’impact de chaque mensonge que vous avez proféré. Comment ? Par
l’entremise des sentiments de cynisme, de méfiance et de doute que vous
ressentez envers vous-même et via vos tendances à suspecter les autres de
mentir ou de vous dissimuler la vérité.
Voilà une raison pour laquelle, à un moment de votre vie spirituelle, vous serez
confronté à la nécessité de vous engager dans la pratique yoguique de
l’honnêteté. Et comme tout ce qui concerne les grandes pratiques yoguiques, nous
nous apercevons généralement que ce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît.
Il y a vingt-cinq ans, inspirée par l’autobiographie de Gandhi, ‘’Autobiographie ou
Mes Expériences de Vérité’’, j’ai décidé de pratiquer une honnêteté absolue
pendant une semaine. Cela a duré deux jours ! Le troisième jour, un homme que
je tentais d’impressionner m’a demandé si j’avais lu le commentaire du sage
Vyasa sur les Brahma Sutras et je me suis entendue répondre ‘’oui’’ ! (Non
seulement je n’avais pas décrypté ce texte difficile de philosophie védantique,
mais je n’avais en fait jamais encore posé le regard dessus.) Quelques minutes
plus tard, je m’obligeai à confesser ce mensonge. Ce ne fut pas si compliqué.
Globalement, il s’avéra plutôt simple de ne pas manipuler les faits extérieurs
concernant une situation, mais le problème, c’est que pratiquer cette honnêteté
factuelle me rendit encore plus consciente du réseau de contrevérités inexprimées
dans lequel je vivais. Des mascarades, comme prétendre apprécier une personne
que je trouvais en réalité irritante. Ou le masque de détachement derrière lequel
je dissimulais mon désir intense d’être choisie pour un certain travail. Cette
semaine fut fort instructive.
En fin de compte, cette première expérience avec la vérité m’a amenée à une
pratique d’autoanalyse brûlante de ma vie. J’ai été obligée de faire face à la
kyrielle de masques que la malhonnêteté utilise pour se déguiser, ce qui m’a
montré pourquoi l’honnêteté est quelque chose de beaucoup plus complexe qu’il
n’y paraît au premier abord.
Les débats sur le sens de l’honnêteté vont bon train depuis belle lurette. On peut
l’aborder de trois manières différentes, selon moi. D’une part, il y a la position
absolutiste adoptée par Patanjali dans ses Yoga Sutras : la vérité ou
satya
est
une valeur inconditionnelle et un yogi ne devrait jamais mentir. La position qui
se situe à l’opposé – et que connaissent très bien tous ceux qui font attention au
comportement des gouvernements, des entreprises, de nombreuses institutions
religieuses, voire même de leurs parents est celle que l’on décrit comme
‘’utilitariste’’. C’est la position matérialiste que soutiennent des philosophes
occidentaux comme John Stuart Mill et des textes comme l’Artha Shastra, le livre
indien sur l’exercice de la politique, que nous pourrions appeler le précurseur de
Machiavel. Cette position utilitariste de base préconise quelque chose comme
‘’Toujours dire la vérité, excepté quand un mensonge vous avantage’’.
La position tierce vise à un genre d’équilibre instable. Elle reconnaît la valeur
supérieure de la vérité, mais souligne que dire la vérité peut parfois engendrer
des conséquences négatives et doit donc être contrebalancé par d’autres valeurs
éthiques, comme la non-violence (
ahimsa
), la paix et la justice.
Il est facile de remarquer que cette tierce position requiert un haut degré de
discernement. La position absolutiste, même si elle n’est incontestablement pas
facile, a le mérite d’être simple, c’est pourquoi elle compte dans ses rangs
beaucoup d’acteurs philosophiques et éthiques majeurs. (Les absolutistes se
sentent souvent mieux que la majorité d’entre nous, quand ils se lèvent le matin,
ne fût-ce que parce que leur position est si bien définie.) Le théologien, saint
Augustin et le philosophe allemand du 18ème siècle, Emmanuel Kant, de même
que Patanjali et Gandhi appelaient la vérité c’est-à-dire pas de mensonges, ni
d’exagérations, ni d’inventions la valeur absolue qu’il ne faut jamais
abandonner. Mentir, selon cette position, est la pente savonneuse et vertigineuse,
par excellence. Tout d’abord parce qu’un menteur doit dépenser d’énormes
quantités d’énergie à garantir le bien-fondé de ses histoires. Vous commencez par
dire à votre voisin que votre IPod qu’il voulait vous emprunter est cassé. Ensuite,
il vous faudra protéger votre mensonge en ne lui permettant pas de voir que vous
l’utilisez bel et bien. Vous devrez aussi mettre au courant votre femme. Votre
mensonge vous a déjà coûté pas mal d’énergie. Et il y a toujours le danger qu’il
devienne apparent dans le futur et votre voisin risque alors de ne plus vous croire
ni de vous faire confiance. Sans parler de votre femme qui vous a sans doute déjà
entendu mentir concernant d’autres histoires…
L’autre argument en faveur de l’honnêteté radicale va beaucoup plus loin :
mentir vous désaxe par rapport à la réalité. C’était la position de Gandhi qui se
fonde sur la compréhension que la vérité réside au cœur même de l’existence, de
la réalité. Un texte kabbalistique appelle la vérité la chevalière de Dieu et la
Taittiriya Upanishad dit que Dieu est la vérité elle-même. En termes
psychologiques, puisque mentir nous déconnecte de la réalité, ceci nous affolera
toujours un peu. N’importe quelle personne qui a grandi dans une famille qui
dissimulait des secrets reconnaitra ce sentiment de dissonance cognitive qui
apparaît quand des faits sont dissimulés. La dissonance fait fureur dans le
système de la société, les mensonges et les secrets s’incrustant tellement dans
nos vies d’affaires, politiques et personnelles que la plupart d’entre nous
présument automatiquement que le président, les médias et nos institutions
religieuses nous mentent à propos de quelque chose.
Si les conséquences du mensonge sont spirituellement et socialement aussi
destructrices, pourquoi une personne éthique choisirait-elle alors de dire une
inexactitude ? Pour deux raisons. Une personne éthique pourrait choisir de
mentir si dire la vérité factuelle pourrait compromettre d’autres valeurs tout
aussi importantes. Dans le Mahabharata, grand traité éthique de la tradition
indienne, il y a un passage célèbre qui implique un mensonge. Krishna guide les
vertueux Pandavas dans une guerre cruciale contre les forces du mal. Krishna
qui d’après les hindous orthodoxes incarne la vérité divine sous forme humaine
ordonne au vertueux roi Yudhishthira de dire un mensonge dans l’optique de
démoraliser le général ennemi. Yudhishthira consent alors à dire le tout premier
mensonge de sa vie, à savoir qu’Aswatthama, le fils du général, vient d’être tué
dans la bataille. La position de Krishna, c’est que dans une guerre contre les
terribles forces du mal, on fait ce qui est nécessaire pour remporter la victoire (Et
c’est une position qui ne diffère pas de celle de la tactique de désinformation des
alliés durant la Seconde Guerre Mondiale qui égara les services de
renseignement nazis sur la cible réelle du jour J). En bref, Krishna prend la
décision de mentir, car cela sert ce qu’Il perçoit comme des valeurs supérieures :
la valeur de la justice et au bout du compte, de la paix.
A l’université, ma professeur de philosophie soulignait ce point avec un exemple
personnel. Petite fille juive qui vivait en Allemagne, elle fut sauvée de la capture,
parce qu’une famille catholique mentit à la Gestapo concernant sa présence dans
leur maison. Pour eux, dire la vérité aurait provoqué sa mort. Petit mensonge
pour une vérité plus vaste.
L’autre situation où mentir pourrait s’avérer éthique, c’est lorsque la vérité est
simplement trop dure pour être acceptée. Une de mes amies qui souffre d’un
cancer du sein dit à sa mère de 90 ans que tout va bien, car elle se rend compte
que dire la vérité à sa mère susciterait trop d’angoisse pour elle qui est déjà
fragile.
Ou prenez le cas d’un père qui dit à son fils de cinq ans que sa mère est malade,
alors qu’elle est en cure de désintoxication. Il lui ment, parce qu’il ne veut pas
que son fils perde le respect à l’égard de sa mère. Mon ami sait qu’à un moment
donné, il est probable qu’il doive révéler la vérité dans toute sa complexité. Il a
pris la décision de mentir pour ce qu’il considère être une vérité supérieure, à
savoir protéger la relation entre l’enfant et sa mère.
Beaucoup d’entre nous peuvent certainement se rappeler des cas où le fait de dire
la vérité a fait du mal. Récemment, il a été demandé à un de mes étudiants de
décrire une chose qu’il avait faite et vis-à-vis de laquelle il éprouvait des remords
et sans hésitation, il a décrit la fois où il a vu la femme d’un ami qui tenait la
main d’un autre homme dans un restaurant et où il téléphona à son ami pour lui
rapporter l’incident. Son ami qui était jaloux et qui n’était pas rassuré décida de
rompre avec sa femme, malgré le fait que cet épisode n’avait été qu’un simple flirt
momentané avec un ex boy-friend. Il a fallu six mois et beaucoup de peines avant
que le couple ne se reforme. Mon étudiant n’a jamais cessé avoir souhaité n’avoir
rien dit et il a passé des heures à examiner l’agressivité latente qui l’avait poussé
à passer cet appel téléphonique.
Et puis il y a les cas moins dramatiques où dire la vérité peut néanmoins
engendrer des dégâts : ce que nous disons dans un accès de colère, nos
commentaires par rapport aux vulnérabilités secrètes d’un ami ou de notre
partenaire, des révélations amères qui sapent la confiance…L’éthique
privilégiant le déballage complet, la confession publique et la transparence dans
les relations peut contribuer à nous libérer de l’hypocrisie, mais souvent à quel
prix ? Il paraît donc essentiel que chacun trouve le moyen d’équilibrer l’honnêteté
avec les autres valeurs. Un bon critère, ce sont les quatre garde-fous de la parole :
Est-ce vrai ?
Est-ce aimable ?
Est-ce nécessaire ?
Est-ce le bon moment de le dire ?
Quand nous nous sentons coincés entre le fait de dire une vérité amère ou de
nous taire, ces questions aident à dégager les priorités.
Bien entendu, équilibrer la valeur relative, disons, de la vérité et de la
gentillesse, requiert un grand degré d’honnêteté – spécialement vis-à-vis de vos
propres motivations. Si l’obsession de l’honnêteté implacable masque parfois de
l’agressivité, prendre la décision de cacher la vérité par bonté ou parce que le
moment n’est pas approprié peut n’être qu’une couverture motivée par la crainte
ou par le désir de demeurer à l’intérieur de notre zone de confort. Le fait de dire
radicalement la vérité est aisé. Vous vous lancez et vous le faites, quel que soit
l’impact que cela a sur autrui. Mais le fait de dire la vérité, tout en faisant preuve
de discernement exige nettement plus d’attention, d’intelligence émotionnelle et
de compréhension de soi.
Donc, dans l’expérience de la vérité, ne vous arrêtez pas à l’honnêteté factuelle ou
même émotionnelle. Être authentiquement vrai nécessite de l’introspection, une
double procédure pour inspecter votre cœur. D’abord, il vous faut examiner
comment et quand vous mentez que ce soit aux autres ou à vous-même.
Ensuite, examinez quels motifs vous avez de mentir. En vous entrainant
rigoureusement à remarquer quand et comment vous étirez ou déformez la vérité,
vous commencerez à distinguer des schémas. Peut-être exagérez-vous pour
améliorer une histoire. Peut-être décrivez-vous un incident de manière à
souligner les erreurs d’une personne et cacher les vôtres. Peut-être vous
entendrez-vous dire automatiquement ‘’je t’aime’’ à quelqu’un, malgré le fait que
sur le moment même, vous vous sentez distrait, indifférent, voire même
franchement hostile.
Si vous commencez à examiner comment vous mentez, il vous devient possible de
découvrir pourquoi vous mentez. Mon amie Alice est en passe de divorcer et elle
est confrontée à une bataille pour la garde d’un enfant. Son avocat lui a proposé
d’écrire une description comportant tous les incidents où son ex-mari avait failli
en tant que père et en tant qu’époux. Elle a rédigé une série de conversations qui
mettaient en lumière comment son mari l’avait blessée, elle et sa fille. Après
avoir relu le document, elle s’est rendue compte qu’elle avait supprimé ses
propres paroles et actions blessantes, en partie pour des raisons tactiques, car
elle voulait la garde exclusive de son enfant, mais aussi en partie à cause de son
besoin de se sentir justife pour quitter son mariage. ‘’Une fois que je me suis
mise à examiner plus en profondeur ces conversations, j’ai pu remarquer que si
l’on discutait pour savoir qui était en faute, j’étais aussi en faute que lui. En fait,
il y a eu des cas où j’ai agi comme une vrai chienne. Je ne voulais pas du tout me
voir sous un tel aspect et ma mémoire a littéralement déformé ce qui s’était
passé.’’
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