Frugoni, L'histoire par l'image

Telechargé par Thomas Pascual
Médiévales
L'histoire par l'image
Prof. Chiara Frugoni
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Frugoni Chiara. L'histoire par l'image. In: Médiévales, n°22-23, 1992. Pour l'image. pp. 5-12;
doi : https://doi.org/10.3406/medi.1992.1236
https://www.persee.fr/doc/medi_0751-2708_1992_num_11_22_1236
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Médiévales
22-23,
printemps
1992,
pp.
5-12
Chiara
FRUGONI
L'HISTOIRE
PAR
L'IMAGE
II
y
a
différentes
façons
de
faire
revivre
le
temps
passé.
Méditer
sur
les
sources
écrites,
interroger
les
documents
chroniques,
lettres,
sermons,
poésies
toutes
ces
voix qui,
accrochées
à
de
fragiles
feuilles,
ont
traversé
les
siècles
pour
parvenir
jusqu'à
nous.
Mais
on
peut
aussi
chercher
à
renforcer
ou
à
créer
des
liens
avec
d'autres
sources
ou
d'autres méthodes.
L'iconographie
et
l'iconologie
se
proposent
d'utiliser
l'œuvre
d'art
ou
la
simple
image
comme
une
source
historique
sui
generis
pour
reconstruire
le
passé.
La
différence
entre
l'iconographie
et
l'iconologie,
selon
la
définition
de
Hoogerwerff,
en
1931,
est
semblable
à
celle
qui
distingue
la
géographie
de
la
géologie
:
la
première
traite
de
l'aspect
extérieur
d'un
phénomène,
la
seconde
examine
sa
structure
interne.
Un
exemple
:
reconnaître,
dans
une
figure
de
femme
cernée
d'une
auréole
et
tenant
dans
ses
bras
un
enfant,
lui-même
auréolé,
la
Vierge
et
l'Enfant
Jésus,
est
du
ressort
de
l'iconographie
;
relever,
dans
le
changement
de
position de
ces
deux
personnages
l'un
par
rapport
à
l'autre,
l'indice
d'une
nouvelle
attitude
mentale
et
émotionnelle,
symptôme
d'un
déplacement
dans
l'histoire
de
la
culture
et
des
idées,
est
du
ressort
de
l'iconologie
;
je
pense
plus
particulièrement
à
la
représentation
de
la
Nativité.
Tant
que,
en
Occident,
on
a
copié
l'iconographie
byzantine
qui
présentait
la
Vierge
couchée
dans
un
lit,
épuisée,
et
l'Enfant
lavé
par
deux
sages-femmes,
l'attention
était
portée
sur
une
simple
scène
d'accouchement
il
s'agissait
de
raconter
un
événement.
Quand
au
contraire,
surtout
à
partir
de
la
fin
du
XIVe
siècle,
à
la
suite
des
Révélations
de
sainte
Brigitte,
qui
mit
en
forme
dans
ses
écrits
une
attitude
mentale
déjà
répandue,
on
commence
à
représenter
la
Vierge
et
saint
Joseph
à
genoux,
avec
entre
eux
l'Enfant
couché
sur
la
paille,
ce
sur
quoi
on
veut
attirer
l'attention
est
une
scène
d'adoration.
Le
protagoniste
n'est
plus
la
Vierge
souffrante,
mais
l'Enfant
Divin.
Marie
et
Joseph
sont
le
trait
d'union
entre
les
fidèles
et
le
Sauveur,
et
ils
invitent
l'observateur
à
s'identifier
à
eux
dans
leur
geste
de
pieux
recueillement.
Parfois
un
sarcophage
remplace
la
paille,
allusion
à
la
Passion
et
au
Sacrifice
qui
attendent
l'Enfant.
Ce
détail,
qui
suscite
ou
veut
susciter
un
sentiment
de
gratitude
et
d'émotion
chez l'observateur,
nous
explique
et
illustre,
autant
qu'un
texte,
cette
nouvelle
attitude
religieuse
faite
d'adhésion
sentimentale
et
d'effusion, de
sensibilité
à
la
vie
humaine
du
Christ,
qui
est
un
des
aspects
caractéristiques
de
la
prédication
et
de
la
thématique
franciscaines.
Dans
cette
discipline
donc,
la
faveur
rencontrée
par
une
image,
indépendamment
du
succès
artistique,
conduit
l'historien
à
s'intéresser
à
des
produits
souvent
humbles
et
à
des
œuvres
généralement
négligées,
alors
qu'elles
étaient
l'expression
de
classes
sociales
très
nombreuses
mais
laissées
à
l'écart
de
la
production
artistique
destinée
à
la
classe
dominante.
L'historien
peut
par
récupérer
une
énorme
quantité de
sources
jusqu'ici
abandonnées
au
silence.
Pensons
par
exemple
à
un
genre
qui
commence
à
se
répandre
à
la
fin
du
Moyen
Age,
aux
ex-voto.
Convenablement
interrogés,
ces
modestes
petits
tableaux
nous
livrent
une
foule
d'informations
sur
les
comportements
religieux,
sur
la
société
(maladies,
métiers,
objets
domestiques
et
ainsi
de
suite),
le
territoire
(le
milieu
rural
ou
citadin).
La
tendance
si
générale
qu'on
avait
au
Moyen
Age
de
donner
à
toute
chose
une
interprétation
et
une
valeur
symboliques
rend
d'autant
plus
importante
la
compréhension
des
images
de
cette
époque.
Pourtant l'image,
comme
le
document,
est
un
message ambigu
et
il
convient
à
l'historien
d'engager
toute
sa
finesse,
son
expérience
et
son
habileté
pour
l'interpréter
sans
le
déformer
ni
le
déguiser,
en
établissant
avec
l'époque
qui
l'a
produit
tout
un
réseau
de
relations
et
en
invoquant
des
sources
écrites,
indispensables
pour
en
confirmer
et
en
approfondir
la
signification.
Le
chercheur
en
iconographie
et
en
iconologie
médiévales
aura
donc
présent
à
l'esprit
aussi
bien
le
texte
que
l'image,
qu'il
associera
dans une
interaction
sans
préséance
;
dissocier
la parole
de
l'image
représenterait
une
mutilation
dans
la
reconstruction
historique
d'une
réalité
dans
laquelle
elles
étaient
naturellement
fondues,
dans
la
conscience
de ces
hommes
et
dans
le
cours
quotidien
de ces
vies
que
nous
voudrions
réveiller.
Nous
avons
évoqué
les
images
symboliques.
Que
représente,
par
exemple,
sur
une
carte
médiévale
du
monde
la
gigantesque
carte
d'Ebstorf
(1240)
un
pélican
en
train
de
se
déchirer
la
poitrine
?
Il
est
placé
à
l'extrême
droite
de
la
carte,
comme
au
sommet
d'une
pyramide
à
l'intérieur
de
laquelle
est
empilé
par
compartiments
superposés,
le
catalogue
sérié
des
créatures
fabuleuses
qui
habitaient,
pensait-on,
ces
régions
alors
inaccessibles.
La
légende
précise
en
effet
:
hic
sunt
desertae
solitudines
et
inhumanae
monstruosarum
gentium
faciès
(ici
sont
les
solitudes
désertes
et
la
gent
monstrueuse
à
l'aspect
inhumain).
Pour
le
comprendre,
nous devons
d'abord
consulter
le
Physiologus,
une
sorte
de
livre
d'histoire
naturelle
chaque
animal,
vrai
ou
imaginaire,
est
décrit
dans
ses
habitudes,
souvent
assez
fantaisistes,
et
plié
ensuite
à
une
interprétation
morale,
de
manière
à
aider
la
mémorisation
de chaînes
de
versets
bibliques.
Le
pélican
qui
se
déchire
la
poitrine
pour
ressusciter
de
son
sang
ses
petits
qui
étaient
morts,
est
comme
le
Sauveur
qui
meurt
pour
la
rédemption
de
l'humanité.
L'oiseau
sur
notre
carte
résout
donc
le
problème
de
l'«
impossible
salut
»
;
l'œuvre
d
'evangelisation
est
destinée
à
atteindre
même
les
contrées
les
plus
reculées
et
l'oiseau
posé au-dessus
de
ces
pauvres
difformités
rappelle,
visuellement,
l'universalité
du
sacrifice
du
Christ.
Les
images
qui
pouvaient
orner
une
cathédrale
étaient
le
moyen
essentiel
de
rapprocher
les
classes humbles
des
doctrines
et
du
savoir
de
l'Église
et
des
classes
dominantes.
Au
XIIe
siècle,
l'émergence de
la
cathédrale
comme
centre
intellectuel
au
lieu
des
monastères,
par
son
implantation
en
milieu
urbain,
par
la
diversité
des
fonctions
qu'elle
remplissait
avec
son
chapitre
pour
l'administration
du
diocèse,
eut
aussi pour
conséquence
une
plus
grande
ouverture
vers
le
monde
laïc.
Dans l'Italie
méridionale,
le
rapport
de
la
cour
normande (point de
rencontre
de
plusieurs
autres
civilisations,
grecque,
arabe,
etc.)
avec
le
monde ecclésiastique,
dépasse
largement
les
relations
normalement
nécessaires
à
une
chancellerie
complexe
;
il
assume
une
dimension
politique
précise
quand
se
réalise
la
latinisation
rapide
de
l'épiscopat,
opposé
à
l'influence
de
l'empire
grec.
La
cour
normande
est
en
étroite
relation
avec
le
haut
clergé,
comme
le
montre
l'introduction
massive
dans
les
églises
d'une
thématique
profane
et
plus
précisément
politique.
Une
série
de
documents
et
d'inscriptions
chargés
d'implications
anti-byzantines
témoigne
des
rapports
particulièrement
tendus
avec
l'empire
d'Orient.
Mais
le
dispositif
est
encore
plus
compliqué que
ne
le
montrent
les
apparences.
Et
ce
sont
justement
les
images
qui
mettent
en
évidence
et
qui
élucident
le
problème,
une
image
en
particulier
dont
nous
allons
parler,
et
qui
a
eu
une
diffusion
extraordinaire,
mais
concentrée
dans
les
Pouilles
normandes
du
XIIe
siècle.
Dans
le
reste
de
l'Italie
cette
image
est
inconnue,
ou
insérée
dans
des
contextes
non
significatifs.
L'image
a
pour
sujet
Alexandre
le
Grand
qui
monte
au
ciel.
L'histoire,
tirée
du
Roman
grec
du
Pseudo
Callisthène,
raconte
que
le
grand
Macédonien,
ayant
achevé
ses
conquêtes
sur
la
terre,
voulut
s'approprier
aussi
le
ciel.
Il
attela
deux
griffons
(des
animaux
terribles
d'une
grande
férocité,
moitié
aigle
et
moitié
lion)
et
il
leur
montrait
deux lances
sur
lesquelles
on
avait
embroché
de
la
viande,
en
les
tenant
bien
haut
devant
leur
tête.
Les
griffons,
s'élançant
pour
attraper
la
viande,
portèrent
Alexandre
jusqu'au
ciel.
Cette
légende
se
trouve
dans
la
traduction
latine
du
Roman,
effectuée
au
milieu
du
Xe
siècle
par
un
certain
Archiprêtre
Léon,
qui
fut
le
point
de
départ
de
l'incroyable
fortune
de
ce
texte
en
Occident,
car
il
fut
traduit
ensuite,
si
l'on
peut
dire,
dans
toutes
les
langues.
Dans
le
monde
byzantin,
l'idée
de
l'Ascension
au
ciel
est
favorablement
accueillie
et
interprétée
;
c'est
tout
le
contraire
dans
le
monde
occidental.
La
prétention
à
la
domination
universelle
propre
à
l'idéologie
byzantine
est
indissolublement
liée
aux
conquêtes
extraordinaires
du
Macédonien
:
l'empereur
byzantin,
roi
des
Romains,
se
retrouve
explicitement
en
celui
qui
avait
dominé
le
monde
entier,
<<
le
roi
des
Macédoniens
et
des
Perses
».
Dans
les
discours
encomiastiques
adressés
aux
différents
empereurs
la
comparaison avec
Alexandre
devient
ainsi
un
topos
littéraire
:
on
admire
surtout
ses
exceptionnelles
qualités
morales
et
ses
prodigieuses
conquêtes.
Parce
qu'Alexandre
est
continuellement
proposé
en
modèle
aux
empereurs
byzantins,
il
finit
par
se
transformer
lui-même
en
empereur
byzantin.
L'entreprise
tentée
avec
les
griffons
est
donc
choisie
pour
orner
une
couronne
princière,
c'est
le
thème
principal
d'ornement
d'une
coupe
destinée
à
un
prince
et
il
est
reproduit
deux
fois
sur
un
grand
vase
de
vermeil,
dont
le
propriétaire
ne
pouvait
être
lui
aussi
que
riche
et
noble.
Le
même
sujet
sert
aussi
à
décorer
différents
objets
destinés
au
Palais
de
Constantinople.
Il
fut
un
temps
où,
à
Sainte-Sophie,
la
sculpture
devait
être
enrichie
de
perles
et
de
pierres
précieuses,
comme
en
témoignent
tristement
aujourd'hui
les
chatons
restés
vides.
Le
lieu
sont
placées
les
sculptures
dans
les
églises
montre
clairement
qu'on
attribuait
aux
images
une
valeur
prophylactique.
Cette
signification
apotropaïque
des
figures
se
trouve
confirmée
pour
une
autre
catégorie
d'objets
bagues,
pendentifs,
phylactères
quand
on
les
rapproche
d'autres
images
dont
l'interprétation
identique
ne
fait
aucun
doute.
Dans
le
monde
occidental,
l'absence
même
d'un
empire
et
un
cours
différent
des
événements
privent
de
son
halo
la
figure
du
Macédonien,
et
c'est
au
contraire
l'Église
qui
s'empare
de
la
légende
d'Alexandre
et
de
ses
griffons
et
en
fait
le
symbole
de
l'orgueil
coupable.
La
conquête du
ciel
a
toujours
pour
l'Église
une connotation
démoniaque,
c'est
toujours
de
toute
façon
un
acte
condamnable
s'il
procède
de
l'initiative
humaine
;
il
suffira
pour
s'en
convaincre
de
rappeler
l'ascension
de
Simon
le
Magicien
dans
les
Évangiles
Apocryphes,
la
construction
de
la
tour
de
Babel
dans
l'Ancien
Testament
et
surtout
le
vol
suggéré
au
Christ
par
Satan,
comme
une
dangereuse
tentation.
En
terre
normande,
l'ascension
d'Alexandre
apparaît
ou
apparaissait
dans
les
pavements de
mosaïques dans
les
églises
importantes,
elle
était
donc
destinée
à
être
piétinée.
Cette
signification
négative
de
l'ascension
est
éclairée
et
renforcée
par
la
proximité
sur
les
mêmes
mosaïques
de
la
tour
de
Babel
et
du
péché
d'Adam
et
Eve
Otrante,
Trani
et
Tarente).
À
Bitonto,
le
même
sujet
est
figuré
sur
un
chapiteau,
son
interprétation
négative
est
rendue
plus
évidente
encore
par
la
représentation
du
désastreux
retour
sur
terre.
Cinq
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