Boaventura de Sousa Santos
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nouveaux plutôt que comme des extensions
de processus anciens. Ce n’est pas un choix
qui pourrait être théorisé de manière adéquate
puisque les mêmes processus exactement – à
l’exception des rares ruptures structurelles
totales – peuvent favoriser l’un ou l’autre
choix, pour des raisons tout aussi crédibles.
Derrière le choix, il y a un pari et un acte de
volonté et d’invention plus qu’un acte de rai-
son spéculative. Choisir la nouveauté signifie
désirer la nouveauté. Qu’est-ce qui fonde ce
désir ? Un sentiment de malaise et de non-
conformité avec le présent, un présent que
nous ne souhaitons pas perpétuer, estimant
que nous méritons beaucoup mieux. Bien sûr,
pour que le pari soit crédible il faut invoquer
des arguments raisonnables. Mais de tels argu-
ments sont précaires dans un contexte d’igno-
rance et d’incertitude, véritables ingrédients
du pari. La question devient plus complexe
dès lors que la nouveauté vise le futur en indi-
quant le passé, et même un passé ancien.
Pour une pensée façonnée par la conception
moderne du temps linéaire, cela est absurde :
toute chose visant à retourner dans le passé
est ancienne, et non nouvelle. Ce qui nous
ramène à la question de l’innovation.
La difficulté peut même être plus grande :
un pari réussi sur l’inédit ne dit rien quant à
la durabilité de cette nouveauté. En d’autres
termes, un processus explicitement nouveau
ou original peut échouer précisément en rai-
son de son caractère novateur. Le nouveau
doit composer non seulement avec le « déjà
vu » (les vieilles théories et anciens concepts)
mais aussi avec les forces politiques et sociales,
qui se mobilisent avec une particulière effica-
cité chaque fois qu’elles font face à quelque
chose de nouveau. La signification ultime du
conservatisme réside dans sa résistance à
l’innovation, qui, dans le meilleur des cas, est
conçue comme une menace pour ce qui peut
être atteint au moyen de l’ancien. Ce conser-
vatisme peut être le fait de la droite aussi bien
que de la gauche.
Ici encore, on retrouve la possible dualité de
la nouveauté. Le conservatisme sera confronté
au nouveau de deux manières contrastées :
soit parce qu’il n’y a pas de précédent dans le
passé, soit parce que cette nouveauté recourt
à un passé trop ancien pour appartenir à la
conception conservatrice du passé. Revendi-
quer, pour l’Amérique latine, un passé pré-
colonial n’est, pour les conservateurs, qu’une
proposition et, à ce titre, elle est irrecevable.
Il y a cependant une troisième difficulté.
La nouveauté et l’originalité, quand elles ont
lieu, ne peuvent être analysées qu’avec leurs
propres termes. Une fois l’événement passé
– le moment de son achèvement est très dis-
cutable –, il n’est plus nouveau. L’ancien pré-
vaut à nouveau à la fois comme « l’ancien-
ancien » et « le nouvel-ancien ». Pour éviter
ce dénouement, le pari sur l’innovation doit
être prolongé par le pari sur « le non-
achevé », sur ce qui n’est pas encore advenu.
Ce second pari requiert que l’analyse soit
aussi ouverte et incomplète que ce qui est
analysé. Il en va de même, pour ainsi dire, des
processus en cours dans le temps réel de
l’analyse. Ce qui est en cours d’analyse aujour-
d’hui peut très bien ne plus exister demain.
Même la signification politique de l’analyse
peut rapidement changer, aussi rapidement
que les différentes forces politiques détruisent,
cooptent ou subvertissent les agendas de