Morand Katell, « Le désir de tuer », Paris, Terrain (68) : 88-107, 31 octobre 2017 L’ouvrage Katell Morand, ethnomusicologue, s’intéresse à l’esthétisme musical mais aussi aux pratiques musicales et aux enjeux musicaux d’un groupe social. Ses études sont menées à bien par la méthode ethnographique et donc par une étude en profondeur d’une société donnée. L’article « Le désir de tuer » ne faisant pas exception, c’est par cette perspective là que K. Morand se rend dans les hautsplateaux en Ethiopie depuis une quinzaine d’année dans la région Amhara, qui est une société agricole mixte, avec l’idée d’y étudier les pratiques musicales. Mais la réalité et le contexte du terrain vont très vite l’amener à s’intéresser à la dualité musique-violence. « Le désir de tuer » est donc un article scientifique qui vise une analyse et une compréhension du croisement entre pratiques musicales et violences quotidiennes. L’auteur et son œuvre Katell Morand, chercheuse au Laboratoire d’ethnologie et sociologie comparative au CNRS est aussi ethnomusicologue spécialiste de l’Éthiopie et professeur-assistant dans le Département d’anthropologie à l’Université Paris Nanterre. Après une thèse sur les chants de solitude dans une société paysanne des hauts-plateaux Amhara, elle poursuit ses recherches sur les questions de la mémoire, des émotions et de l’apprentissage, en croisant les perspectives de l’ethnomusicologie, de l’ethnolinguistique, et des sciences de la cognition. La problématique Si l’on connait surtout la musique, pour ses vertus, comme apaiser l’esprit, guérir les peines, soigner les maladies ou encore renforcer la cohésion sociale, elle a également sa part d’ombre, sa face cachée. Qu’il s’agisse d’une histoire de « bandits », de voleurs de vaches, de voisins jaloux ou encore de fratricides, la musique n’est jamais bien loin. Si la musiques est indissociable des sorties nocturnes, elle semble aussi faire jaillir l’échauffement, la colère, amenant au passage à l’acte violent. Dès lors, comment comprendre ce rapport entre le chant et le passage à l’acte violent ? Il s’agit de s’interroger sur les causalités qui relient le chant à la quotidienneté des conflits. Les sources Si dès le début elle ressentira très vite la violence omniprésente, paradoxalement, en arrivant là-bas, il lui sera très difficile de comprendre la logique de ces accès de violences car les habitants n’en parlent pas ou à mots couverts, par sous-entendu, qu’on ne comprend pas, si on ne connait pas le contexte et qui lui donne au quotidien un sentiment pesant et évasif, à tel point que K. Morand a mis plusieurs semaines pour comprendre que la famille qui l’accueillait était concerné par ce type de conflits. Au début, l’étude ethnographique ne portait pas nécessairement sur ces conflits mais plutôt sur la musique. A ce moment, ce qui l’intriguait et l’intéressait beaucoup, c’était la présence et la pratique du chant au quotidien et notamment le chant dans la solitude, l’habitat étant dispersé, la solitude fait partie du quotidien. Dès lors, la musique chez les habitants, en particulier le chant, est utilisée pour exprimer des émotions fortes comme la colère et pour exprimer leurs émotions. Mais pourquoi chantent-ils toujours ? K. Morand s’efforcera d’y répondre en s’appuyant sur plusieurs, comme le récit A. Hoben, Land tenure among the amhara of ethiopia : The dynamic of cognatic descent qui explique que le système foncier amhara est à la base de son organisation sociale. On comprend dès lors, l’importance de l’acquisition de nouvelles parcelles par les amharas qui s’appuient sur leurs rapprochements généalogiques. D’autre part, le double système fonciers, c’està-dire, celui cité précédemment et l’autre qui donne la possibilité et le privilège à la Couronne, d’octroyer des parcelles, aux militaires, à l’église et aux dignitaires de l’Empire. Cette complexité et cette compétition agraire explique cette violence omniprésente qui se traduit, d’une part, par la révolte des amharas contre le pouvoir dignitaire qui octroie des parcelles à une certaine élite, et d’autre part, la rivalité inter cognatique. Pendant son enquête empirique et qualitative, elle comprit alors, que la matière même de la musique avait avoir avec les conflits qui étaient en train de se passer. Le 1er indice qui lui fit comprendre de quoi il se jouait, fut ce sentiment d’omerta autour du chant, car les habitants ne voulaient pas que l’ethnomusicologue dévoile leurs chants aux autres mais en même temps ils voulaient savoir ce que les autres chantaient. Le moment clé de son enquête, où elle comprit le lien entre chant et violence, fut l’enregistrement d’un jeune garçon de 12 ans, fils et frère de ceux qui avaient été assassinés par le mari de la famille qui l’accueillait. C’est quoi ce chant ? demanda-t-elle à ce jeune garçon. « Bah ce chant, c’est mon frère mort qui me l’avait chanté et quand je le chante, j’ai l’impression de le voir devant moi. ». Elle fera ensuite l’erreur d’en parler à son hôtesse, ce fut un choc, une stupéfaction pour toute la famille. Après le choc, sa famille d’accueil a commencé à lui expliquer, que si ce jeune garçon continuait de chanter sa colère, il pourrait avoir envie de passer à l’acte une fois adulte, en tuant par exemple le fils du meurtrier. Les idées principales Lorsque K. Morand arrive sur place, elle va très vite ressentir que la société qu’elle étudie, vit dans une violence pesante, lié à des querelles de terres, aux vols de bétails ou encore aux querelles de voisinage. Ce lot de tensions va engendrer ce cercle vicieux querelles-meurtres-vengeance intrinsèque à cette société rythmée par des flambés de violences, dont le phénomène est renforcé par l’omniprésence des armes à feu et une très longue tradition du banditisme qui a débuté au Moyen-âge et qui se poursuit encore maintenant, notamment dans les vallées. Il n’y a pas d’hommes de 20 à 45 ans, qui ne porte pas sur lui, une kalachnikov ou d’un modèle plus ou moins ancien. De ces meurtres, elle en distingue trois types, les meurtres légitimes, dans le cadre de guerres, de vendetta ou de la protection ou vol de bétails ; les meurtres illégitimes comme tuer un proche ou une femme, et les meurtres qui se trouvent dans une situation d’entre-deux, comme les histoires de conflits agraires. Dans le cas du meurtres légitimes, le chant, qui est le lieu où se pense, où sont mis en narration les conflits pour soi-même, par chacun, dans l’intimité, pendant lequel on va pleurer, on va nourrir cette colère, et qui va être renchérit pour ses auditeurs alimentant et grandissant la colère, les émotions en faveur d’une vengeance. On passe alors, du chant pour soi, à l’engagement collectif, construisant la légitimité du passage à l’acte. Quand le meurtre est jugé illégitime, la responsabilité du meurtre est attribuée au chant, et c’est lui-même qui est condamné à l’oubli, par le biais de chants qui expriment seulement la douleur, condamnant ainsi la colère à l’oubli. Une fois que la vie reprend son cours, on interdira le meurtrier de qärärto. Enfin, c’est précisément dans les situations d’entredeux - où il est question de faire valoir une position, une opinion personnelle, face à une situation donnée, dans un éventuel passage à l’acte - que s’inscrivent les performances qärärto, ce chant de guerre qui visent à rallier des gens à sa cause personnelle. Les chanteurs chantent toujours des chants qu’ils ont déjà entendus, et qui leur évoquent des moments particuliers du passé – des funérailles, des travaux collectifs, des fêtes – et qui font ressurgir tout un tas d’émotions. Le chant joue donc un grand rôle sur l’état émotionnel du chanteur mais aussi sur celui de ces auditeurs. Face à la parole de tous les jours qui est considéré comme fausse, menteuse ou hypocrite, celle du chant est vraie et juste, de fait elle peut impliquer un dérapage, si elle est chantée en public, puisqu’elle est vraie. La conclusion Le chant est réellement partie prenante dans ces conflits quotidiens. Les pratiques musicales de la région Amhara sont un va et vient entre l’intime et le public qui vont nourrir et sédimenter les colères et les conflits, par des chants de colère, d’insultes. Mais ce n’est pas tant le chant en lui-même dont les mots sont soigneusement choisis que les émotions et les relations mobilisées, qui poussent au meurtre, comme passage à l’acte collectif et glorifié, par l’obligation des proches, des parents d’honorer le proche défunt. Si chants et meurtres sont indissociables, meurtres et proches l’est tout autant. L’analyse que fait K. Morand est finalement une démonstration de l’altérité dans les pratiques musicales, et pour l’évoquer, il est indispensable de se décentrer de nos propres repères musicaux tel nous les concevons dans notre société. La musique qärärto n’adoucit pas les mœurs, elle est attachée à ce qu’il y a de plus brutal dans la vie des amharas, finalement à la vérité de leur quotidien.