IV
Joseph Aloïs Schumpeter
L’entrepreneur force vive
du capitalisme
Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis
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88 LES GRANDS AUTEURS EN ENTREPRENEURIAT ET PME
Notice biographique
Joseph Aloïs Schumpeter est né en 1883 en Moravie et mort en 1950 aux États-Unis.
Il est très certainement l’un des principaux économistes du XXe siècle. Il dispute ce titre
avec Keynes (1883-1946). Mais, il mena une existence plus discrète, et prit peu fait et
cause pour des questions d’actualités économiques, telles que le traité de Versailles en
1919 ou la crise de 1929 et les moyens d’y mettre un terme (sauf pendant la crise de
1924 en Autriche). D’un autre côté, Keynes s’est relativement peu intéressé à des ques-
tions macro-historiques (hormis dans Les perspectives économiques pour nos petits-
enfants, publié en 1930) (Keynes, 2002). Les travaux de Schumpeter s’inscrivent en
revanche dans une réflexion sur le long terme, celle de la croissance économique, du
progrès technique et de la transformation institutionnelle du capitalisme, ou bien
encore d’une Histoire de l’analyse économique, qui est la somme (en trois épais volumes)
d’un travail très documenté et minutieux. Schumpeter, en dépit d’une courte expéri-
ence de banquier et de ministre des Finances, mena la majeure partie de sa vie profes-
sionnelle à l’université en tant que chercheur et professeur, d’abord en Europe (en
Ukraine et en Allemagne), puis aux États-Unis. À partir de 1932, il s’installe aux États-
Unis en tant que professeur d’économie à Harvard.
À quel courant de pensée appartenait Schumpeter ? Était-il libéral ou hétérodoxe ? Ces
questions restent sans réponse, tant il est difficile de le classer. Autant dire que
Schumpeter était schumpétérien, sans cependant minorer les influences dont il a fait
l’objet parmi les économistes (Walras, Marx, Veblen, etc.), mais aussi les sociologues
(Durkheim, Sombart, Weber, etc.) et les historiens (l’École historique allemande). La
pensée de Schumpeter est en fait fondamentalement ancrée dans la théorie évolution-
niste. Schumpeter a largement contribué à l’enrichir, sans toutefois adhérer aux méta-
phores biologiques pour expliquer l’économie, mais parce que toute son œuvre est
orientée sur la question du changement : pourquoi le capitalisme passe-t-il d’un état
d’équilibre à un état de déséquilibre ?
Schumpeter est l’économiste de trois concepts fondamentaux : l’entrepreneur, l’innovation
et le cycle économique ; trois concepts qui sont étroitement liés l’un à l’autre. Doué
d’une grande capacité de synthèse entre l’économie, la sociologie et l’histoire, son apport
majeur à la théorie économique dans son ensemble et à la théorie de l’entrepreneur en
particulier se situe précisément dans cette grande capacité de synthèse.
Pour présenter l’apport de Schumpeter à la théorie de l’entrepreneur
nous procéderons en quatre temps : 1/ présentation du contexte historique
et intellectuel dans lequel prend forme la théorie schumpétérienne de
l’entrepreneur, 2/ l’entrepreneur, moteur de l’évolution économique, 3/ de
la disparition de l’entrepreneur à celle du capitalisme et 4/ héritage de la
théorie schumpétérienne de l’entrepreneur et débats actuels.
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Joseph Aloïs Schumpeter 89
1. CONTEXTE HISTORIQUE ET INTELLECTUEL ET
FONDEMENTS DE LA THÉORIE SCHUMPETERIENNE
DE L’ENTREPRENEUR
1.1. Le contexte historique et intellectuel
La pensée de Schumpeter s’inscrit d’abord dans un contexte historique
et intellectuel bien particulier au début du XXe siècle dans l’Empire aus-
tro-hongrois, dont la capitale Vienne était alors à l’avant-garde de la
culture européenne dans des domaines très variés tels que la peinture, la
musique, la littérature, la philosophie, la médecine (notamment avec
Freud, le fondateur de la psychanalyse), l’économie et la fameuse « école
de Vienne » représentée par Carl Menger (Karklins-Marcay, 2004). Cette
période fut par ailleurs riche en conflits de grande ampleur (en premier
lieu les deux guerres mondiales) et de transformations politiques majeures,
telle la chute des empires (en premier lieu l’Empire austro-hongrois) et
l’émergence d’un État socialiste (l’Union soviétique). Sur le plan écono-
mique, la première moitié du XXe siècle fut également marquée par le
développement des grandes entreprises, via les marchés financiers, et l’arri-
vée à maturité des nouvelles technologies et sources d’énergie (électricité,
pétrole, automobile, aviation, etc.), transformations qui contribuèrent à
l’émergence progressive d’une consommation de masse liée au développe-
ment de l’urbanisation.
En matière de théorie économique, l’école dite de « Vienne », fondée
par Carl Menger (1840-1921), eut une influence considérable dans la
formation de la théorie marginaliste, dont les deux autres protagonistes
majeurs sont l’anglais Stanley Jevons (1835-1882) et le français Léon
Walras (1834-1910). La révolution marginaliste fut porteuse de deux
changements majeurs : la théorie de l’utilité (qui remet en cause la valeur
travail définie par Ricardo et reprise par Marx) et le développement d’une
économie mathématique dont Walras fut l’un des principaux leaders.
L’école de Vienne s’opposait à l’école historique allemande qui refusait
l’existence de lois économiques historiques constantes dans le temps. À
l’université, l’étudiant Schumpeter reçut l’enseignement de von Wieser
(1851-1926) et de Böhm-Bawerk (1851-1914), qui succédèrent à Menger
et contribuèrent à développer la théorie marginaliste et l’économie mathé-
matique. Il côtoya à la fois d’autres économistes libéraux, tel que von
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Mises1 (1881-1973), mais également de futurs théoriciens marxistes :
Hilferding (1877-1941), Bauer (1881-1938), mais aussi Kautsky (1854-
1938).
En dehors de cela, il occupa des postes importants dans la haute admi-
nistration, pour des périodes très courtes. En 1918, il fut invité à partici-
per à la Commission de socialisation allemande pour mettre en place une
stratégie de reconstruction de certaines industries de l’après-guerre. En
1919, il devient pour moins de sept mois ministre des Finances dans le
gouvernement socio-démocrate autrichien. Sa carrière en tant que ban-
quier fut également très courte. Nommé en 1921 à la tête de la banque
Biedermann de Vienne, il fut licencié en 1924, suite à la restructuration
de la banque rendue nécessaire en raison de la crise financière qui toucha
l’Autriche en 1924. Schumpeter fut critiqué pour sa mauvaise gestion et
des investissements risqués. En 1925, après cet échec, il devient professeur
de finances publiques à l’université de Bonn grâce à ses relations.
Schumpeter se trouva ainsi très tôt confronté à des courants d’idées très
riches et très variées, qui contribuèrent à nourrir une pensée complexe et
originale. Ses échecs en tant que banquier et ministre ont très certaine-
ment contribué à façonner sa réflexion intellectuelle, de plus en plus pes-
simiste au regard de l’avenir du capitalisme.
Schumpeter subit aussi indirectement l’influence de Keynes, dont
l’œuvre irradia très largement la théorie économique pendant les années
1920-30. Lorsque ce dernier publia son Traité sur la monnaie en 1930,
Schumpeter, qui travaillait à la rédaction d’un ouvrage sur la monnaie,
détruisit son manuscrit et abandonna son travail sur ce sujet, considérant
qu’il était incapable de mener un travail d’un niveau équivalent. Keynes
exerça par conséquent sur l’œuvre de Schumpeter une influence impor-
tante mais indirectement, car leurs sujets d’investigation étaient très diffé-
rents. Par ailleurs, Schumpeter ne partageait pas l’avis négatif de Keynes
sur l’entrepreneur, que celui-ci assimilait volontiers à des esprits animaux.
Keynes, contrairement à Schumpeter, ne plaça pas le progrès technique au
centre de son cadre théorique, en privilégiant la demande, alors que
Schumpeter mettait l’accent sur l’offre créée par les entrepreneurs (Heertje,
2006).
1. L. von Mises défendait aussi une conception particulière de l’entrepreneur, qui est la force motrice du
processus du marché. Les entrepreneurs sont selon von Mises, « des gens qui cherchent à obtenir un
profit en tirant parti des différences dans les prix (2004, p. 150). L’entrepreneur de von Mises n’est pas
doté du charisme schumpétérien, puisque tout le monde peut être, selon ses dires, entrepreneur.
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1.2. Fondements de la théorie schumpetérienne
de l’entrepreneur
Schumpeter avait pour objectif de fonder une nouvelle économie et de
révolutionner la théorie économique à l’image de Marx et de Walras
(Boutillier, Uzunidis, 2012), soit deux économistes à partir desquels,
l’économiste autrichien s’est principalement positionné, en dépit des
influences multiples auxquelles nous venons de faire référence. Son objec-
tif était d’élaborer un schéma d’analyse permettant de comprendre le
fonctionnement du capitalisme dans sa globalité et sur la longue période
(et par conséquent le processus par lequel il se transforme). Il témoigna
une forte admiration pour Walras, qui lui apparait comme « le plus grand
économiste » (Schumpeter, 1983, t. 3, p. 110)2, mais il regrettait l’incapa-
cité de ce dernier à expliquer tant l’expansion que les crises économiques.
Il considérait Marx comme un « auteur difficile » (Schumpeter, 1983, t. 2,
p. 28), tout en soulignant son érudition et sa force intellectuelle. Il se
rapprocha de l’analyse de Marx avec Capitalisme, Socialisme et Démocratie,
sur le déclin du capitalisme. Cet intérêt pour l’œuvre de Marx réside sans
doute aussi en partie dans le fait qu’ils étaient issus l’un et l’autre d’une
culture germanique commune (Reisman, 2004). Mais, politiquement il
garda ses distances, et ne devint pas marxiste.
Au début du XXe siècle, lorsque Schumpeter publie sa première œuvre
majeure, Théorie de l’évolution économique, la théorie marginaliste s’était
imposée depuis plusieurs décennies comme la nouvelle théorie écono-
mique, dans le prolongement de l’œuvre des économistes classiques. Ce
fut l’économiste américain, Thorstein Veblen (1857-1929) qui qualifia de
« néoclassique » ce groupe d’économistes de l’après-1870, pour dénoncer
leur manque d’imagination et leur prétention à dominer toute la théorie
économique. Très vite, Schumpeter prit ses distances vis-à-vis de la théorie
néo-classique, qui constitua l’enseignement qu’il reçut à l’université en
économie. Il contesta notamment le principe du circuit économique
(représentation statique de l’économie) et la concurrence pure et parfaite.
Mais, il était aussi familier des travaux des grands sociologues tels que
Sombart3, Durkheim, Simmel et surtout Weber. De ce dernier, il retient
notamment l’analyse des motivations de l’entrepreneur. L’originalité de la
pensée de Schumpeter réside dans le fait qu’elle est à la fois holiste et indi-
vidualiste. Holiste parce qu’elle appréhende le fonctionnement du capita-
2. Schumpeter rencontra Walras en Suisse. Ce dernier le félicita pour son œuvre alors qu’il n’avait que
25 ans (Karklins-Marchay, 2004).
3. Schumpeter emprunta énormément à Sombart, sans toujours le reconnaître explicitement dans ses
écrits.
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