1ère séquence : A TABLE ! Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe siècle : une mise en scène des personnages Texte 1 – François Rabelais, Gargantua (1534), p.106. EXEMPLE DE COMMENTAIRE REDIGE Attention ! Les titres entre crochets ne doivent pas apparaître dans votre développement ; ils ne sont donnés ici qu’à titre indicatif. [I) Une présentation comique des personnages] Rabelais introduit cette scène de repas grâce aux caractéristiques burlesques de ses personnages et grâce à la connivence qu’il instaure avec son lecteur. En effet, le présentatif « voici » l.1 permet au narrateur de montrer les circonstances de l’accouchement de Gargamelle en prenant directement à parti le lecteur. Cependant le sérieux apparent du début est vite désamorcé par de nombreux procédés comiques. Le mode de vie des personnages est d’abord fondé sur l’excès, comme le montrent le champ lexical de la nourriture riche : « grasses » l.4, « engraissés » l.5, « gras » l.6 et 7, et les hyperboles qualifiant leur alimentation : « trop » l.4, « en abondance » l.8, « mieux » l.9. On tue « trois cent soixante-sept mille quatorze bœufs gras » (l. 7) ! Gargamelle mange « seize muids, deux baquets et six pots » de ces tripes. N’oublions pas que les deux membres de ce couple hôte sont des géants. L’exagération des chiffres provoque le rire ; la précision des unités rend dérisoire ce calcul. Gargamelle n’est pas raisonnable, si bien que « le fondement » lui échappe, ce qui souligne à quel point elle ne se contrôle plus. D’ailleurs l’antiphrase l.38-39 révèle le regard amusé et ironique de l’auteur sur son personnage. La périphrase l.24 « le bonhomme Grandgousier » introduit une connivence familière avec le lecteur : le terme « bonhomme » connote la simplicité, la gentillesse et… le gigantisme. Cette proximité est paradoxalement entretenue par la malédiction initiale : en effet, le narrateur en menace directement le lecteur s’il ne croit pas à cette histoire (l. 1-2). Ce rapprochement entre les deux fondements situe délibérément le texte dans le domaine de la fantaisie comique, le premier fondement appelant le second, dans une démarche analogique qui ancre l’histoire dans la seule logique du texte. Le « fondement » est en effet la base, le socle mais aussi familièrement l’anus, les fesses. Ce contraste entre le réalisme le plus trivial et cette fantaisie langagière qui suit son propre chemin, s’apparente à l’écriture du conte. De même, l’explication donnée par le narrateur sur la provenance des tripes prend l’allure d’une comptine enfantine (l. 4 à 6) car elle repose sur une progression linéaire ; ces phrases courtes qui se terminent par un mot qui devient le premier de la phrase suivante, insufflent un rythme sautillant à cette évocation du « gras ». Le nom des personnages ne manque pas non plus de fantaisie. Par métonymie, Grandgousier est réduit à un grand gosier, ce qui ne laisse aucun doute sur ses grandes qualités de buveur ; Gargamelle signe par son nom, et par métonymie également, son infinie gourmandise : gare aux gamelles ! Et Gargantua, qui va naître à la suite de cette ingestion et indigestion de tripes est la transcription de l’admiration de son père au vu de son appétit, dès les premiers instants de la vie ; « que grand tu as ! » (le gosier, évidemment, en bon fils de son père). On sait que les premiers mots prononcés par le nourrisson seront « à boire ! », dès sa sortie du ventre maternel. Les convives échangent aussi des propos de tables paillards, sous forme de dialogue quasi théâtral et sans logique : la succession des impératifs évoque leur enthousiasme contagieux, la joie de vivre et l’épicurisme. Les 5 sens sont convoqués par le jeu des métaphores l.48 (image blasphématoire), 51, 53 et des personnifications l.43-44. L’infinitif de narration l.43-44 exprime à la fois l'immédiateté de l'action et son intensité : nourriture et surtout boisson (3 occurrences) sont à nouveau mentionnées, dans un rythme étourdissant. Cet art de vivre, cet épicurisme rabelaisien, fondé sur la jouissance des fonctions naturelles, est teinté d’un discret anticléricalisme comique. La prière du début du repas, le « bénédicité » (l. 9), est associée aux salaisons qu’on y mange ; on rend grâce à Dieu de l’abondance des mets, ce qui n’est guère orthodoxe. De plus, cette prière a pour fonction de « se mieux mettre à boire » (l. 9), ce qui frise le blasphème. La proposition subordonnée circonstancielle de but indique que tout a été orchestré dans un seul but : boire dans des proportions déraisonnables. Enfin, on retrouve l’ambiance des fêtes flamandes, comme dans un tableau de Breughel, Van Ostade ou David Téniers (l. 43-44). La vue et l’ouïe sont convoquées dans une série de métaphores verbales (« circuler », « trotter », « voler », « tinter ») qui personnifient les bouteilles, les « jambons », les « gobelets » et les « brocs » (l. 43-44). Le toucher et l’odorat ne sont sans doute pas en reste, ce qui met à la fête les cinq sens. Le dernier échange des convives anonymes, sous forme d’impératifs, nous plonge dans le brouhaha des voix, comme si nous-mêmes, lecteurs, étions ivres, puisqu’on y parle que de boire. Il s’agit d’ailleurs moins d’un dialogue cohérent que de bribes perçues ça et là dans le vacarme de la fête. Les métaphores l.50 « siffle » et l.51 « pleure » évoquent ces excès, tandis que les références aux guerres et aux maladies sont détournées dans les images suivantes : « trêve de soif » l.52 et « mauvaise fièvre » l.53. Ainsi cette page se moque des convenances raisonnables dans une débauche d’excès en tous genres. Elle place l’homme et ses fonctions naturelles au centre de la fête, une fête justifiée puisqu’il s’agit, dans une démarche écologique avant l’heure, de ne rien jeter. [II) Montrer l’homme tel qu’il est] La description d’un repas typiquement gargantuesque est l’occasion pour Rabelais de servir un propos humaniste : il s’agit de replacer l’homme au centre du monde, et de réhabiliter des fonctions naturelles longtemps occultées, voire condamnées par l’église. C’est d’abord et avant tout un corps qui mange ; on relève cinq occurrences du verbe « manger » l.4, 28, 33, 34, 36 et les variantes créent un champ lexical du « manger trop » qui ne laisse aucun doute à ce sujet : « avait mangé trop » (l. 4), « on les engloutirait » (l. 13-14), « y aille à pleines écuelles » (l. 26-27). Les hyperboles accentuent l’impression de goinfrerie des personnages. Or, la nourriture ne se conçoit pas sans boisson (l. 9, 22, 43, 44, 57, 58, 59) ; le vin clairet (l. 51) coule à flots. Et même on mange pour boire, comme nous le montre l’expression du but ligne 9. Rabelais emploie ici un raisonnement par l’absurde pour justifier la soif démesurée de ses personnages : le sacrifice des bœufs n’est qu’un prétexte à la beuverie ! De plus, manger des tripes a une cause que Grandgousier signale dans un aphorisme plein de bon sens, au présent de vérité générale : « il a une grande envie de manger de la merde celui qui en mange le sac » (l. 32 à 35), et le narrateur lui-même ajoute, en en soulignant la conséquence : « Oh ! quelle belle matière fécale devait fermenter en elle » (l. 38-39) ; ce détail réaliste, à propos d’une jeune femme enceinte, s’éloigne fort d’une représentation idéale du corps féminin telle que la poésie médiévale pouvait en proposer. Il s’agit ici de dire la réalité triviale du corps, sans l’embellir. Que mange-t-on ? Des tripes (mets peu raffiné !), mais des tripes « copieuses », et « si savoureuses », « que chacun s’en léchait les doigts » (l.10-11), dont le narrateur souligne à plusieurs reprises qu’elles sont « grasses » (l. 4, 5, 6), ce qui constitue un pléonasme. La quantité n’est pas ici ennemie de la qualité ! Pas de mets raffinés donc mais une nourriture qui tient au corps et qu’on ne peut manger que si on a un solide appétit. Rabelais fait ici référence à la tradition carnavalesque : ce récit d'une ripaille de tripes de bœufs prend place à mardi-gras, une période festive chrétienne qui marque, en apothéose, la fin de la « semaine des sept jours gras » autrefois appelés jours charnels. Cette période pendant laquelle on festoyait précède le mercredi des Cendres marquant le début du Carême. Qui mange ? Grandgousier et Gargamelle, enceinte de Gargantua, et ces deux seigneurs convient « tous les villageois » (l. 16) des villages alentour, dans une joyeuse mixité sociale. On partage, à la cour de Grandgousier, et la raison en est qu’on ne veut pas perdre la nourriture, la gâcher (l. 11-12) ; foin des raisons morales ! La bienveillance est utilitaire. Ces convives sont d’abord « bons buveurs », puis « bons compagnons », et enfin « fameux joueurs de quilles » (l. 21 à 23) ; c’est parce qu’ils sont bons buveurs qu’ils sont bons compagnons et qu’ainsi ils jouent bien aux quilles. Cette gradation hyperbolique donne un effet burlesque : la boisson est donc à l’origine de la convivialité. L’énumération des noms de lieux l.16 à 21 crée un « effet de réel » et d’amplification, de grossissement : on a l’impression d’une foule nombreuse. L’hyperbole l.21 « et les autres » indique que le narrateur ne peut énumérer tous les villages, tellement la liste en est vertigineuse. La même visée réaliste se remarque dans l’emploi des niveaux de langue courant et familier : on relève dans la même phrase l.29 « approchait du terme » et 30 « tripaille » ; l.31-32 « une nourriture très recommandable » et 34 « de la merde ». Enfin la religion : « croyez » l.2, « bénédicité » l.9, « céleste » l.42, l.57-59, est évoquée tout au long de l’extrait mais avec une visée satirique ; les références religieuses sont détournées, dévoyées et moquées. Le péché de gourmandise est amplement décrit ; par exemple l.13-15, l’hyperbole « engloutir » est associée au verbe « décider », ce qui constitue un paradoxe. Dans le monde des géants, il est raisonnable de s’empiffrer ! Les excès des hommes d’église sont notamment raillés l.57-59, ainsi que certains rites religieux, comme le baptême. Si on met de l’eau dans son vin, on le « baptise » (métaphore l. 48) ; mais c’est préférable sans, comme le dit le convive suivant. L’un des convives jure par « Saint Quenet » (l. 57), un saint imaginaire dont le nom n’est guère sérieux et a une consonance paillarde. De plus il invoque « le ventre » (l. 57) dudit saint, ce qui n’est guère respectueux : l’invocation d’un saint ne peut passer par la mention de parties basses et honteuses du corps. Les références à la « mule du pape » (comparaison l. 58), au « livre d’Heures » (l. 59) et au « bon père supérieur » (l. 59) sont associées à la boisson (l’anaphore de « je ne bois qu’à », répété deux fois aux lignes 58 et 59) à laquelle s’adonnent des moines dévergondés (topos qu’on retrouvera chez La Fontaine dans ses Contes et dans les nouvelles des philosophes des Lumières, ainsi que dans les romans libertins du XVIIIe siècle). Les joyeux convives jouent sur la polysémie du mot « heures » : tantôt ce mot désigne une unité de temps, tantôt un recueil de dévotion renfermant les prières de l’office divin. La mule du pape appelle le livre d’Heures et ce missel, le père supérieur, dans une démarche analogique que nous avons déjà repérée plus avant. Ce jeu de mots s’accompagne d’un jeu sur les sonorités (rimes en [eur]) l.58-59, valorisant la gaieté des convives. Cette représentation du corps humain tel qu’il est, doublée d’un critique de l’Eglise inscrit ce texte dans le mouvement humaniste, qui souhaite redonner à l’homme sa foi… en l’homme.