Immigration ou intégrisme, chacun cherche désormais dans la guerre d’Algérie la genèse de nos problèmes contemporains. Mais c’est dans le règlement du conflit qu’il faut retrouver les éléments prémonitoires de nos relations tumultueuses. Jérôme Hélie, connu pour la rigueur de son enquête sur les militaires français, a repris le dossier à zéro. Il a rencontré les participants aux négociations d’Evian, exploité les dossiers et rassemblé des informations éparses. Il retrace l’histoire secrète de nos multiples abandons : la base de Mers el-Kébir, le centre d’essais nucléaires de Reggane et le pétrole de Hassi Messaoud. En mettant en perspective les enjeux politiques, économiques et humains de la paix en Algérie, Jérôme Hélie écrit une nouvelle histoire des rapports passionnés entre la France et l’Algérie. JÉRÔME HÉLIE LES ACCORDS D’ÉVIAN Histoire de la paix ratée en Algérie Olivier Orban Sommaire Couverture Présentation Page de titre Remerciements Quelques termes Introduction Chapitre premier - LA PAIX IMPOSSIBLE Mendès, la République et l’Algérie Le Front républicain et la paix en Algérie De Gaulle, l’Empire et l’Algérie Un jacobinisme islamique Un projet insurrectionnel et révolutionnaire Chapitre II - LA PAIX PAR LA FORCE Guerre et paix en Algérie L’ultime effort de développement Le nouveau visage du FLN L’autodétermination La wilaya IV Les mystères de Melun Chapitre III - VERS LE PREMIER EVIAN « Algérie algérienne » L’Algérie, la France et le monde à la fin de l’année 1960 Le FLN après Melun Les hommes du Général Enfin le dialogue Chapitre IV - L’IMPASSE D’ÉVIAN Hommes et lieux Chapitre V - L’ENJEU SAHARIEN Un désert français Le pétrole français Un désert musulman, arabe et algérien Chapitre VI - DEUX SAISONS DÉCISIVES L’été chaud du FLN Attendre ? Reprise des contacts Chapitre VII - CONCLURE ? Charonne et le malentendu Le chalet des Rousses Retour à Evian Chapitre VIII - LA PAIX ORPHELINE Une paix pour dix ans Gérer la transition L’OAS et les accords d’Evian Le choix impossible : la destinée des Européens Les musulmans de la France L’enfantement douloureux Chapitre IX - UNE GUERRE PERDUE La victoire disparue Enjeux stratégiques La stratégie pétrolière Le duo difficile CONCLUSION NOTES NOTES DE L’INTRODUCTION NOTES DU CHAPITRE PREMIER NOTES DU CHAPITRE II NOTES DU CHAPITRE III NOTES DU CHAPITRE IV NOTES DU CHAPITRE V NOTES DU CHAPITRE VI NOTES DU CHAPITRE VII NOTES DU CHAPITRE VIII NOTES DU CHAPITRE IX NOTE DE LA CONCLUSION Copyright d’origine Achevé de numériser Remerciements Je tiens à remercier ici MM. René Brouillet, Claude Chayet, Vincent Labouret, Bruno de Leusse, Yves Roland-Billecart et Bernard Tricot pour l’accueil bienveillant qu’ils m’ont tous réservé. A ces noms j’ajouterai celui du général Hubert de Seguins Pazzis, qui, s’il n’a pas voulu évoquer les mauvais souvenirs, ce qui se comprend parfaitement, m’a néanmoins éclairé au début de mes recherches. Je n’oublierai pas non plus Carole Hansen, dont l’aide fut précieuse pour la réalisation de cet ouvrage. Quelques termes CNRA : Conseil national de la révolution algérienne, organe composé à l’origine de 34 membres, né à la Soummam, désignant un Comité de coordination et d’exécution (CCE) de cinq membres jusqu’à la création du GPRA en 1958. MTLD : Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, créé en 1946 sous la houlette de Messali Hadj. De ce mouvement est née l’Organisation spéciale (OS) en 1947. Après une scission en 1954, les membres du Comité Central rejoindront le FLN, tandis que Messali fonde le Mouvement national algérien (MNA). UDMA : Union démocratique du Manifeste algérien, créée par Ferhat Abbas, en 1946 également. Rejoint le FLN en 1956, comme les centralistes issus du MTLD. WILAYA : circonscription territoriale adoptée à la Soummam. Il y a six wilayate : Aurès Nementchas (I), Constantinois (II), Kabylie (III), Algerois (IV), Oranais (V) et Sud (VI). Introduction Voilà maintenant près de trente ans que la guerre d’Algérie a officiellement pris fin. Le 18 mars 1962, Krim Belkacem, l’ancien chef maquisard de Kabylie, apposait sa signature à côté de celles de trois ministres français sur le long texte des accords d’Evian. Le lendemain, à 12 h 30, c’était le cessez-le-feu dans toute l’Algérie. Depuis, la mémoire de la France s’est figée sur cette date symbolique. Des rues, des places portent la date du 19 mars 1962, comme d’autres avaient été baptisées 11 novembre, 8 mai ou 18 juin. Pourtant rien n’est simple quand il faut aborder le sujet de la paix en Algérie. La guerre d’Algérie remplit, paraît-il, nos consciences et cohabite avec Vichy dans la mémoire noire de la France. C’est un non-dit de l’histoire de France contemporaine, un non-dit qui a permis d’écrire des centaines de volumes. La paix, en revanche, a eu moins de succès. Si d’aucuns affirment aujourd’hui que la guerre d’Algérie n’est pas finie pour les Français, l’observation de la bibliographie pourrait leur donner raison. Il y a certes pléthore de titres. Des souvenirs militaires, genre algérien qu’on cultiva dès avant la fin des hostilités, aux récits d’exode des piedsnoirs, en passant par les souvenirs des anciens partisans de l’indépendance, le sujet a engendré un genre littéraire. Parfois un prix vient couronner un roman ancré dans les années d’Algérie. L’issue du conflit n’a pas eu le même succès qu’un enlisement où certains se complaisent encore. Il y avait le général de Gaulle, et ses thuriféraires, souvent mal avertis, ne trouvaient pas dans la politique algérienne de l’homme du 18 juin de quoi augmenter la geste gaullienne. En face, les hommes du Gouvernement provisoire de la République algérienne qui avaient mené à bien les négociations avec la France n’étaient pas décidés, dans une Algérie en constante ébullition, à jeter un regard serein sur les accords qu’ils avaient passés avec l’ancienne puissance coloniale, et que l’Algérie nouvelle s’efforçait d’effacer. Les acteurs des négociations ne voulaient pas être des témoins. A part les livres de Robert Buron et sutout de Bernard Tricot 1, les accords d’Evian n’avaient pas inspiré grand monde. Les diplomates sont manifestement moins bavards que les politiques ou même les militaires. Il nous restait les Mémoires d’espoir du Général, morceau de rhétorique sans doute irremplaçable, mais comme devait me le faire remarquer un de mes interlocuteurs : ce n’était pas là qu’on trouverait la vérité. Pour le reste, lorsque j’ai entrepris ce travail, il n’existait qu’un opuscule de Jean Lacouture pour parler précisément du sujet 2. A l’origine, il y a donc l’intention, un peu ambitieuse, de combler un vide bibliographique. Rien ne nous permettait de faire une synthèse rapide et qui fût de notre temps. Ici, comme dans la plupart des sujets algériens, la parole était aux souvenirs, aux racines, à la mémoire. Plus j’avançais, plus fort était mon désir de parler de l’Algérie avec une voix qui ne serait plus celle des regrets. Je n’ai, je dois l’avouer, aucune nostalgie sur l’Algérie. Je suis né en 1962, entre les accords d’Evian et la proclamation de l’indépendance. L’Algérie n’est pas un enjeu majeur de ma mémoire. Je l’ai toujours connue, elle ne me fut jamais occultée. Ni plus, ni moins que l’affaire Dreyfus ou l’Occupation, elle a structuré ma conscience de jeune Français. Je dois ajouter qu’au début de ma recherche, j’avais choisi les accords d’Evian comme un point de départ, à un moment où l’Algérie d’aujourd’hui commençait à faire parler d’elle avec plus d’intensité. Partout, à l’heure où l’on sentait crouler l’Etat FLN, de bonnes plumes invitaient à nous pencher sur les relations de la France avec ses anciens départements d’Afrique. J’ai alors choisi d’aborder la guerre par la paix, pensant retrouver ici les origines des lancinantes douleurs dont on parlait si souvent. Historien de formation, je partais à l’assaut d’un sujet qui échappait par définition à l’histoire telle qu’on me l’avait apprise. Il n’y avait pas d’archives, rien qui pût me permettre d’ancrer mon enquête. J’ai eu recours à l’histoire orale, cette méthode de journalisme a posteriori, qui consiste à interroger, par-delà les décennies, les hommes qui furent ou qui firent l’événement. J’ai ainsi rencontré d’anciens serviteurs de l’Etat, dont les noms n’évoquaient presque rien pour moi. Ici il n’y avait pas de Massu ni de Bigeard, rien de pittoresque. Je connaissais Bernard Tricot par la seule affaire néo-zélandaise de 1985. J’ai vu un homme dont la lucidité grave, trente ans après, m’a plus appris sur l’Algérie que bien des lectures passionnées et souvent passionnantes. Cette guerre, qui n’était autour de moi que bruit et fureur, djebel et fusillades, a pris ainsi le visage de l’Etat meurtri par un travail ingrat. Surtout, mes rencontres m’ont enseigné que la guerre d’Algérie n’était pas aussi vivante qu’on me le disait chaque jour. Les hommes qui firent la paix en Algérie sont ceux du premier XXe siècle. Le général de Gaulle était après tout un ancien de la Grande Guerre et il ne lui restait que dix ans à vivre lorsqu’il conduisit à son terme le désengagement de la France. Louis Joxe était né en 1901. Ses anciens collaborateurs m’avait, en 1991, déconseillé de rencontrer un grand vieillard dont la mémoire défaillait. Car c’était cela, les hommes de la paix en Algérie : non les témoins d’une époque cruelle, mais bien plutôt des acteurs de la vie de l’Etat, qui avait traversé une crise grave, mais combien moins tragique pour eux que les deux guerres mondiales. Après l’Algérie, Bernard Tricot avait pu se consacrer, avec le général Ailleret, en tant que secrétaire général de la Défense nationale, à la modernisation de l’appareil militaire de la France. Il y avait quelque peu oublié, avouait-il, l’Algérie. En 1967, devant les problèmes budgétaires, il avait décidé tout simplement de supprimer la présence française à Mers el Kébir. « Finalement, tout cela c’est de l’histoire », m’a lancé un des négociateurs, puis se tournant vers moi : « Les gens qui sont nés au moment des accords d’Evian vont avoir trente ans, n’est-ce pas ? » Telle était sans doute la vérité. N’ayant pas eu, et pour cause, vingt ans dans les Aurès, je n’aurai jamais que l’âge d’un anniversaire, ce qui finalement n’est pas grand-chose. Les accords d’Evian étaient sans doute un sujet de génération, mais c’est le métier d’historien qui me les rendit passionnants, et non le reflet sans cesse masqué d’une tragédie familiale à l’échelle de la France. Pour parler d’une paix, encore plus que d’une guerre sans nom, il faut retrouver les interlocuteurs des deux camps, leurs espoirs et leurs déceptions. Pour un Français, il s’agit d’effectuer une véritable révolution copernicienne, puisque la guerre d’Algérie, qui est pour nous comme un satellite de notre passage à la modernité, demeure de l’autre côté de la Méditerranée l’irremplaçable épopée des origines. Aussi aurais-je aimé rencontrer ceux qui avaient fait les accords d’Evian pour le GPRA. C’était une démarche qui me semblait naturelle. Que dire ? Que Krim Belkacem fut retrouvé un jour de 1970 étranglé dans une chambre d’hôtel de Francfort, victime de la Sécurité militaire de son vieil adversaire, Houari Boumedienne. Que Mohammed Ben Yahia a trouvé la mort dans le ciel d’Iran en 1982. Que Ferhat Abbas ou Ben Khedda, les deux pharmaciens, sont retournés finir leurs jours dans la disgrâce... Un homme seulement m’a manqué, c’est Saad Dahlab, qui fut pour les Français le seul homme d’Etat de l’affaire. Frappé d’hémiplégie, le ministre des Affaires étrangères de l’époque est le seul absent que je déplore vraiment. Si les hommes sont morts, leur histoire est maintenant en train de quitter l’épopée naïve. Il y a dix ans, Mohammed Harbi, un vétéran de la révolution algérienne, nous a ouvert la voie de la critique. En publiant son FLN, mirage et réalité, il a montré qu’on pouvait faire des vraies recherches sur l’Algérie. Dans un autre temps, j’aurais peut-être découvert la guerre d’Algérie par Henri Alleg ou Yves Courrières. Il faut que cet ancien militiant du PPAMTLD soit ici tout spécialement cité pour avoir guidé, à travers ses livres, un Français de ma génération dans le nationalisme algérien. Avant d’entrer dans les accords d’Evian, j’ai plongé dans le monde algérien, un univers musulman. J’ai essayé de comprendre ce que des années de combat pour la justice nous avaient fait oublier. Les Algériens ne voulaient pas qu’on leur rende leurs droits bafoués, au mépris des principes de la République. Ce n’était pas contre la torture, la prison ou la mort qu’ils luttaient d’abord. C’était pour construire un Etat-nation, semblable aux autres. En prenant l’Algérie par le biais d’Evian, j’ai vu que je n’étais pas en train de remuer une nouvelle fois le drame national, de réveiller la mémoire des humiliés et des offensés. Il s’agissait seulement de voir naître, de l’autre côté de la Méditerranée, dont on disait qu’elle traversait la France comme la Seine traverse Paris, un pays, bien avant de libérer des hommes. Ainsi ai-je compris que la cause de l’Algérie, et peut-être celle de tout le monde colonial, n’est pas réductible à l’application universelle de nos principes de 1789. Ce que mes maîtres de l’école républicaine m’avaient appris pendant les années soixante et soixante-dix, je l’ai un peu plus oublié. Il n’est pas question ici de la France qui se serait retrouvée avec elle-même après s’être dévoyée dans les djebels d’Afrique. Je veux simplement parler de la fin d’une guerre, de la naissance d’un pays, et des difficultés qui s’en suivirent. Je ne crois plus qu’il y ait eu ici des bons et des méchants. Mais la fin d’un monde et le début d’un autre. Chapitre premier LA PAIX IMPOSSIBLE Dès la fin de l’année 1958, une fois apaisées les fièvres du printemps et de l’été, une seule certitude sur l’issue du conflit existait : la paix en Algérie passerait par le général de Gaulle. Même si l’effort militaire allait être plus important encore sous la Ve République que sous la IVe, l’idée, souvent caressée auparavant, qu’on parviendrait tôt ou tard au dernier « quart d’heure » allait s’imposer. Le Général était homme à trancher le nœud gordien. Chacun s’en persuadait, y compris certains nationalistes algériens, frottés à l’histoire récente de la France 1. Beaucoup projetaient sur de Gaulle des espoirs personnels dont il devait être l’instrument, qu’ils soient libéraux ou partisans de l’Algérie française. Ainsi Jacques Soustelle, artisan parmi d’autres du retour de l’homme qu’il avait tant admiré depuis 1940, pensait que son ancien chef de la France libre saurait garder l’Algérie dans la République. D’autres, par souvenir de la période algéroise du Général, étaient plus sceptiques, sans doute parce que plus rancuniers. L’attente d’un geste spectaculaire concernant les hostilités elles-mêmes était cependant partagée par beaucoup, dans tous les camps. Les choses furent lentes pourtant à se décanter. Le 23 octobre 1958, au cours d’une conférence de presse qui annonçait un rituel de la République gaullienne, le Général faisait sa première offre, celle de la « paix des braves », aux combattants du FLN. « Que vienne la paix des braves, disait-il, et je suis sûr que les haines iront en s’effaçant 2. » On sait que le GPRA devait refuser une proposition qui restait pour les nationalistes algériens dans la lignée des pacifications coloniales d’antan. Il était hors de propos qu’ils acceptent le destin qui avait fait, un siècle plus tôt, de l’émir Abdelkader l’otage de la France. Cette « paix des braves », critiquée a posteriori comme une erreur d’interprétation du Général, trop confiant dans son charisme 3, n’eut pas le résultat escompté. Plus que la nature de l’offre, c’était la façon de parler de la rébellion qui était nouvelle : « ...je dis sans ambages que, pour la plupart d’entre eux, les hommes de l’insurrection ont combattu courageusement. » Une telle formule, dans la bouche même du chef du gouvernement français, tranchait avec les propos enflammés sur les « terroristes » et autres « voleurs de chameaux » qui avaient eu un certain succès chez les hommes de gauche qui avaient précédé le général de Gaulle. Avant d’être une politique nouvelle, l’action du général en Algérie se faisait sur un ton nouveau. On doit cependant admettre que de Gaulle, quelle qu’ait été son idée profonde, n’était pas un pionnier de la paix en Afrique du Nord. Malgré les déclarations fracassantes comme celles de François Mitterrand sur la guerre comme seul moyen de négociation, l’idée d’une issue du conflit qui ne passerait pas forcément par l’écrasement pur et simple de la rébellion n’était pas étrangère à bien des dirigeants de la IVe. Et c’était, entre autres, pour empêcher un libéral gouvernement Pflimlin, suspect de vouloir la paix, que la foule algéroise s’était soulevée le 13 mai 1958. Jamais, cependant, on n’avait su mêler avec cette perfection toute gaullienne le langage de la fermeté et celui de l’ouverture. De Gaulle, dès 1958, avait pris un rendez-vous avec la mémoire des Français : il serait l’homme de la paix en Algérie, celui qui d’une façon ou d’une autre mettrait fin à la crise qui durait depuis près de quatre ans. Mendès, la République et l’Algérie La conception républicaine de l’Algérie, qui associait les territoires conquis au sol national, était profondément originale. Aucune puissance coloniale majeure n’avait jamais agi ainsi à l’égard d’un territoire d’outremer. Etrangère au raisonnement britannique sur le statut des colonies, la pensée des républicains français sur l’Algérie était unique dans notre propre empire. Seul le Portugal du docteur Salazar, en provincialisant ses possessions africaines, poussa à ce point l’osmose entre les colonies et la métropole. D’où l’obstination ruineuse de Lisbonne à maintenir une tutelle coloniale conçue comme une intégrité nationale. La seule politique comparable, pratiquée à l’égard de pays également en majorité musulmans, était l’intégration du Caucase et de l’Asie Centrale dans l’ensemble russe puis soviétique. Ce modèle, perçu alors comme en partie réussi 4, retenait l’attention de ceux qui s’intéressaient au destin de l’Algérie française. Curieuse ironie de l’histoire. Après 1962, de Gaulle, libéré de l’obstacle algérien pour enfin être analyste de l’ordre du monde, avancera qu’un des problèmes majeurs de l’URSS, serait, un jour, le fait qu’elle eût son Algérie à l’intérieur d’un espace national sans solution de continuité. La France vivait au sujet de l’Algérie dans une illusion qu’on saisirait mal sans se remémorer les principes de l’identité républicaine. Après le royaume arabe de Napoléon III, fondé sur l’administration militaire et les relations établies entre officiers et notables locaux, la IIIe République construisit en Algérie un modèle colonial spécifique. Le principe en était l’amalgame des populations européenne et juive dans la nationalité française. Ainsi, les immigrés venus du bassin méditerranéen, finalement plus nombreux que les Français, et les juifs d’Algérie entrèrent-ils dans le corps de la nation France, pour ne plus la quitter pour la plupart. Alors que le Second Empire jouait sur la particularité « arabe » de l’Algérie, le régime suivant préféra l’absorption. Non pas celle, inconcevable, des populations arabes et berbères, supposées, mais celle d’éléments ayant choisi la République française. Cette notion de la volonté commune, fondement de la citoyenneté française, laissait, malgré le Code de l’Indigénat et les brimades de toutes sortes, une porte entrebâillée pour ceux qui atteindraient le degré de maturité nécessaire à l’adhésion à la France, sorte de récompense. Dans l’imaginaire politique, l’Algérie était tout le contraire d’une prison des peuples. C’était un lieu où existait une France exemplaire, où le fils d’une immigrée espagnole à peine francophone pouvait devenir Albert Camus. Nulle part, sauf peut-être à Paris ou à Marseille, l’intégration de populations immigrées ne s’était faite avec autant d’aisance, offrant l’appartenance à la France à des hommes d’origines diverses. L’assimilation réussie de ceux qui allaient devenir les « pieds-noirs » devait en témoigner une nouvelle et dernière fois. Dans ce contexte républicain, que ne doivent jamais faire oublier des pulsions réactionnaires comme celles de l’époque de Vichy, on ne sera ainsi pas étonné de voir l’existence d’un fort courant radical en Algérie, dont profita René Mayer, pour se constituer un fief à partir de Constantine. Les radicaux d’Algérie savaient alors défendre l’Algérie française au nom de la République, dont elle était un fleuron. Et ce fut à un représentant du radicalisme que devait incomber la tâche de prononcer le jugement de la République sur les liens entre la France et l’Algérie, pour constater l’impossibilité du divorce quand éclata l’insurrection. Il y eut, dans les journées qui suivirent l’insurrection du 1er novembre 1954, abondance de déclarations gouvernementales sur l’Algérie. Deux hommes étaient au premier plan. Le premier, ministre de l’Intérieur, était en charge directement des trois départements algériens. François Mitterrand, qui n’avait jamais eu jusqu’alors la réputation d’être un partisan effréné de l’empire, fit des déclarations formelles : « L’Algérie, c’est la France. » Notons au passage qu’on ne trouve nulle trace du corollaire resté lui aussi fameux : « La seule négociation, c’est la guerre », qui est plutôt une traduction littérale de propos très virulents. Le président du Conseil intervint plus tard. Il fit lui aussi preuve d’une immense fermeté sur le thème de l’intégrité de la République. Comment le « bradeur d’empire » pouvait-il être le défenseur affirmé de l’Algérie dans la France ? La question s’est souvent posée par la suite, et ce qu’a pu dire Pierre Mendès France sur l’Algérie, retrouvant son engagement libéral au début de la Ve République, ne peut faire oublier la rigidité d’alors. Il est facile d’éluder en reconnaissant les contraintes parlementaires propres à la IVe République. Elles n’avaient pourtant pas joué dans les crises précédentes. La méthode de Mendès, manifestée dans son énergique discours de Carthage en août 1954, quelques mois avant le début de la crise algérienne, avait mis fin à une tension menaçante, par le choix volontariste et lucide de la séparation. Il ne pouvait l’appliquer en Algérie. L’impossibilité de sortir de la vision contraignante d’une Algérie dans la République lui fit manquer la solution du plus douloureux problème d’outre-mer. Il faut ajouter que dans le cas de Mendès, la profondeur de ses convictions républicaines était confortée par une vision laïque de la France recevant en son sein des communautés d’apparence hétérogène. Pour un homme dont l’enracinement remontait à l’accueil des juifs de la péninsule Ibérique dans le Sud-Ouest au XVIe siècle, il était difficile de concevoir que l’Algérie était irréductible à la République. Il y avait là-bas une communauté juive qui s’intégrait magnifiquement, preuve supplémentaire de l’osmose qui se produisait en général sur le territoire national. Pierre Mendès France envoya en Algérie un autre républicain viscéral, Jacques Soustelle. Protestant cévenol, membre d’une communauté à laquelle la Révolution de 1789 avait fini par rendre la totalité de son identité française, le gouverneur général de l’Algérie s’attacha bien davantage que le président du Conseil à l’identité française de l’Algérie. Cette époque connut assurément des ouvertures vers les nationalistes algériens. Jacques Soustelle et son collaborateur, le commandant Vincent Monteil, multiplièrent les contacts, tant auprès de personnalités modérées que de combattants prisonniers. L’entremise du professeur Mandouze, latiniste de l’université d’Alger, spécialiste de saint Augustin, fut aussi fort précieuse. Des noms apparaissent ici, comme ceux de Ben Khedda et de Kiouane, qu’on retrouvera par la suite dans les négociations. On ne traitait pas avec le FLN, mais avec des hommes qui, se trouvant sur ses marges, pouvaient reconnaître la générosité de la France. Abderahmane Kiouane était un produit de l’enseignement secondaire français. Il concevait aisément une solution modérée, passant par l’autonomie interne 5. Ben Khedda, futur président du GPRA, pharmacien comme Ferhat Abbas, fut libéré en avril 1955, dans l’espoir qu’il servirait de médiateur. Il en profita pour rejoindre le FLN 6. Il n’y eut aucun résultat tangible. Rien dans toutes les manœuvres de l’époque Mendès ne pourrait se comparer avec les démarches entreprises par la suite. L’impossibilité de penser entièrement une séparation de l’Algérie avec la France dans un cadre qui ne serait pas celui de la République conduisait à l’impasse. Le Front républicain et la paix en Algérie Après l’ « échec » de Mendès, vint celui du gouvernement du Front républicain, échec qui devait demeurer comme celui d’un homme et d’un parti, Guy Mollet et la SFIO. La tache ne devait pas disparaître de sitôt, accompagnant la vieille maison de Blum jusqu’au tombeau dans les années soixante 7. Car c’était le même parti qui associerait son nom à l’enlisement et qui, au temps du Front populaire, avait proposé l’avancée, timide mais significative, du projet Blum-Viollette 8. Les socialistes français n’avaient pas eu le beau rôle en Indochine. Ils manquèrent la solution en Algérie. La campagne électorale de l’hiver 1955, qui faisait suite à la dissolution de l’Assemblée nationale par Edgar Faure, n’était en rien belliciste. Elle présentait un triptyque destiné à devenir fameux : cessez-le-feu, élections, négociations. L’ordre des mots était d’une importance capitale. Pierre Mendès France y participa en tant qu’homme des issues radicales dans les crises indochinoise et tunisienne. On pouvait ainsi dégager deux grandes orientations dans le programme algérien du Front républicain. La première était une mesure qu’on qualifiera d’« assainissement » des mœurs politiques en Algérie : il s’agissait en effet de dissoudre l’Assemblée algérienne issue des élections de 1947, lesquelles avaient été notoirement truquées par l’administration du gouverneur Naegelen, lui-même socialiste. Le second axe pourrait se résumer en une volonté de développement économique et social, préalable généreux à tout effort politique réel. On retrouvera ce type de décisions en 1958, lorsqu’en accompagnement de l’égalité civique, promise dès le 4 juin, le gouvernement du général de Gaulle lancera le plan de Constantine, entreprise de promotion économique et sociale des Algériens. Les projets généreux du gouvernement de Front républicain de Guy Mollet tournèrent vite court. Au vieux général Catroux, gaulliste de 1940 et réputé libéral, le président du Conseil préféra, sous la pression de la rue algéroise, Robert Lacoste, qui devint ministre résident en Algérie. La réforme du statut inégal de 1947 fut ajournée, en attendant un éventuel cessez-le-feu. Ici aussi, le parallèle avec la politique gaulliste après 1958 est assez éclairant. Jusqu’à ce que s’engagent vraiment des négociations avec le FLN à Evian, le préalable du cessez-le-feu, ou pour le moins d’une trêve, revient en permanence dans la politique algérienne de la France. Le 21 mai 1961, la délégation algérienne sera accueillie par l’annonce d’une trêve unilatérale à Evian, annonce aussitôt rejetée comme une manœuvre. En revanche, la République gaullienne sera immédiatement plus généreuse sur la question du statut des électeurs musulmans d’Algérie, offrant l’égalité pleine et entière des suffrages dès le 4 juin 1958. L’aporie que constituait la politique du gouvernement Mollet transparut dès son investiture du 1er février 1956. Celle-ci pouvait se résumer comme suit : faire la paix et mettre un terme au terrorisme. Faire la paix, c’était ici bien plutôt pacifier, avec le renfort des soldats du contingent. La pacification s’accompagna, comme l’avait prévu le programme de la gauche non communiste, de mesures économiques et sociales qu’il n’est pas dans mon propos d’exposer ici. La cohérence de la politique française d’alors apparaît, avec le recul, sans doute plus grande que ne le voulaient les critiques qui ne tardèrent pas à fuser, venant de la droite comme de la gauche. Peu différente des mesures qui seront prises dans la première phase des responsabilités algériennes du général de Gaulle, avant l’annonce de l’autodétermination, elle pouvait évoquer nombre d’entreprises françaises en situation coloniale difficile. Les principes appliqués étaient simples : transférer certaines responsabilités, plutôt que du pouvoir, vers les populations locales, tout en renforçant l’effort militaire. En Indochine, les envoyés les plus inspirés de la République n’avaient pas agi autrement, à commencer par de Lattre, combinant une accélération de la vietnamisation avec la stabilisation des fronts face aux troupes de Giap. La même politique avait par ailleurs contribué à faire de l’opération de Diên Biên Phu le désastre que l’on sait. En voulant à tout prix arriver sur le tapis vert d’une négociation avec l’ensemble des cartes militaires en main, la France avait poussé à l’ultime confrontation. En Algérie, la situation militaire était sans commune mesure, mais la volonté de ne pas céder était fort semblable. La véritable originalité de la politique entreprise à partir de 1956 par le gouvernement français se trouvait ailleurs. Jusqu’à ce moment, on avait refusé de négocier avec une rébellion d’abord mal identifiée, puis rejetée comme étant manipulée par des intérêts étrangers, montrant ainsi du doigt l’Egypte du colonel Nasser. En 1956, quand la situation militaire s’améliora, d’abord grâce aux renforts venus de métropole et d’Allemagne, la négociation apparut être une porte ouverte. Il y eut ainsi, entre le mois d’août 1956 et l’enlèvement d’Ahmed Ben Bella et de ses compagnons le 22 octobre 1956, une période propice, où la gauche française eût peut-être pu obtenir ce qui serait fait sous une autre République. Chaque fois qu’il a évoqué l’épisode fameux du détournement de l’avion marocain qui devait conduire à Tunis ceux qu’on présenterait à l’opinion française, avec une certaine emphase, comme les chefs de la rébellion, Ben Bella a laissé entendre qu’on était proche d’un accord identique à celui qui fut obtenu plus de cinq ans après à Evian 9. Sans vouloir se livrer à des spéculations sur cette hypothèse, il est bien sûr tentant de se demander pourquoi un gouvernement de gauche, dominé par une SFIO sans doute beaucoup moins colonialiste que sa réputation posthume ne le fait croire, a échoué dans une telle entreprise. L’explication traditionnelle de l’abus de pouvoir commis par ceux qui décidèrent l’arrestation des dirigeants du FLN, pour satisfaisante qu’elle puisse être, surtout à la lumière de certains comportements civils et militaires en Algérie par la suite, laisse sur sa faim. Les faits qui précédèrent l’« incident » du 22 octobre 1956 méritent d’être narrés ici, sorte de préambule aux véritables négociations qui commencèrent avec la décennie soixante. En août 1956, les services de renseignements français eurent la certitude de l’épuisement du FLN. Des documents interceptés permettaient de comprendre les difficultés de l’insurrection, tant dans l’affrontement avec l’armée française que dans les liens avec les populations qui se dégradaient de plus en plus. Que le FLN eût été frappé par l’effort français déployé en Algérie au cours du printemps et de l’été 1956 était une évidence. Nasser lui-même, après avoir reçu Christian Pineau au Caire, n’hésitait pas à souligner, au sommet des non-alignés de Brioni, en Yougoslavie, que le FLN était affaibli et que son erreur d’appréciation de la politique française après mars 1956 lui était fort préjudiciable. Les débats du Congrès de la Soummam 10, tenu à partir du 20 août 1956, même s’ils étaient encore inconnus des Français, allaient confirmer les problèmes internes des nationalistes algériens. Le voyage égyptien de Christian Pineau avait permis une amorce d’ouverture. Au Caire se produisit un premier contact entre des proches de la SFIO et un dirigeant important du FLN. Les Français étaient Joseph Begarra et Georges Gorse. Ce dernier, gaulliste de la première heure, avait rejoint la France Libre alors que, jeune agrégé, il était en poste au Caire. Ses liens avec le monde arabe – il était marié à une Egyptienne – étaient anciens et importants. Leur interlocuteur était un vétéran du Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, Mohammed Khider. Après avoir été impliqué dans l’attaque de la poste d’Oran, il était installé au Caire depuis 1951 et y représentait son mouvement avant de faire partie de la délégation extérieure du FLN. A la différence d’un Abbane Ramdane ou d’un Krim Belkacem, Khider était un homme du pouvoir extérieur. Le gouvernement Mollet, comme plus tard celui de la Ve République après l’échec des pourparlers avec les maquisards de la wilaya IV, cherchait manifestement ses interlocuteurs hors de l’Algérie. Les pourparlers entamés au Caire le 12 avril se poursuivirent jusqu’au 1er mai, avec la participation d’Ahmed Ben Bella, pourtant censé être partisan de l’insurrection et de la victoire par les armes, et du docteur Lamine Debaghine, ancien leader du Parti populaire algérien. Plus tard, à Belgrade, M’hamed Yazid et Ahmed Francis 11, proches de Ferhat Abbas, rencontrèrent Commin et Herbaut, délégués par la SFIO. Enfin, en septembre 1956, les mêmes Commin et Herbaut, accompagnés d’un autre socialiste, Cazelle, eurent cette fois affaire à Khider et Yazid, auxquels s’était joint Kiouane. A en juger par les documents saisis sur Mohammed Khider lors de sa capture quelques semaines plus tard, en particulier une lettre adressée à la direction extérieure du FLN, ces entretiens, méconnus aujourd’hui, jouaient plusieurs rôles dans la stratégie du FLN. Dans un premier temps, il s’agissait d’asseoir la crédibilité des nationalistes algériens à l’égard de la communauté internationale, et en particulier de ses alliés parmi les non-alignés et les Arabes. Ensuite, le contexte du Proche-Orient en cette turbulente année 1956 inquiétait fort les amis « naturels » du FLN au Caire et à Damas. La crainte de voir les Français interférer dans les affaires arabes, à quelques mois de la nationalisation du canal de Suez, dut pousser les Egyptiens à faire pression sur les Algériens. Quand on examine la courte liste des émissaires algériens, on est frappé par le caractère disparate de leurs options respectives quant à l’avenir de l’Algérie. Lamine Debaghine était un dirigeant en chute libre depuis plusieurs années, sans véritable rayonnement politique. Kiouane, Khider et Yazid venaient tous trois du MTLD, mais ce point commun ne doit pas cacher de profondes divergences tant sur le fond que dans la pratique militante : Khider, d’extraction prolétarienne, était avant tout un homme d’action, partisan, comme son camarade Ben Bella, de l’insurrection, ancien lui aussi de l’Organisation spéciale ; Kiouane et Yazid étaient en revanche des intellectuels, tous deux diplômés de l’enseignement français, avec une perception sans doute plus diplomatique des faits. Ayant participé à la conférence de Bandœng, le second comprenait la nécessité d’apparaître comme un interlocuteur crédible sur la scène internationale, tandis que le premier était de ceux qui cherchaient une issue plus intérieure, passant sans doute par l’autonomie interne de l’Algérie. Quant à Ahmed Francis, dans la mouvance directe de Ferhat Abbas, l’idée d’un arrangement avec la France ne pouvait lui être étrangère. Le mouvement algérien de 1956 n’avait pas la cohérence de celui de 1960, quand reprirent les conversations, sous d’autres cieux et avec d’autres hommes. Il eût été difficile de rencontrer un axe politique véritable chez des interlocuteurs aussi divers. De plus, les délégués français n’étaient ni des diplomates professionnels, ni des politiques de premier plan. Toute cette affaire ressemblait davantage à un coup de sonde qu’à l’ébauche d’une politique de négociation. Pourtant, les documents saisis sur Mohammed Khider présentent les termes d’une solution algérienne qu’on ne saurait négliger. Certains points du programme électoral de la SFIO et du Front républicain, qu’on aurait crus passés à la trappe avec Robert Lacoste, réapparaissaient. Des élections étaient prévues, avec un collège unique, sous le contrôle d’un gouvernement provisoire auquel le FLN serait associé. La nouvelle Algérie qui serait née des négociations serait autonome, tout en conservant de puissants liens avec la France. Quand ils se séparèrent, les délégués français et algériens convinrent d’un schéma pour le déroulement des futures discussions de paix. Pour Ben Bella, c’était une ouverture fantastique 12. Le programme proposé par les délégués français était certes fort engageant, et tranchait avec la France frileuse des deux premières années de la guerre d’Algérie. Bien des points cependant nous empêchent de partager l’enthousiasme de Ben Bella et nous font récuser la similitude avec la négociation d’Evian. La qualité des émissaires français indiquait le peu de crédit placé dans l’opération. Même s’il y eut sous de Gaulle des pourparlers secrets, jamais on n’utilisa des personnages de second plan, liés avant tout à l’appareil d’un parti et non à l’Etat 13. Ce furent des hauts fonctionnaires, préfets, diplomates, militaires, qui menèrent les négociations, secrètes ou non, sous la Ve. De plus, il y avait l’absence d’une équipe cohérente comme le sera, quelques années plus tard, celle de la rue de Lille sous la direction de Louis Joxe et le contrôle direct du président de la République. Il ne faudrait cependant pas mésestimer cette tentative de paix, surtout lorsque l’on considère sa complémentarité avec l’autre versant de cette politique d’ouverture de 1956, le projet de conférence maghrébine. A Tunis, en effet, devait s’ouvrir une conférence que Bourguiba percevait lui-même comme une sorte d’Aix-les-Bains appliquée à l’Algérie. Elle aurait permis de mettre au diapason des anciens protectorats marocain et tunisien la politique franco-algérienne qui s’esquissait. D’éminentes personnalités françaises étaient associées à la préparation de ce qui était la plus grosse opération diplomatique depuis le début de la guerre en Algérie, à commencer par le secrétaire d’Etat aux Affaires nord-africaines, Alain Savary. On connaît la suite : ceux des dirigeants algériens qui se rendaient à Tunis en empruntant l’avion du roi du Maroc furent interceptés et arrêtés le 22 octobre 1956. La SFIO au pouvoir sera désormais celle de Robert Lacoste, assumant le tournant de la crise algérienne que supposait l’enlèvement de Ben Bella et de ses compagnons. Ceux qui prirent la décision, militaires et civils de l’entourage de Robert Lacoste, ministre de l’Algérie, n’étaient pas, de toute évidence, en prise avec les négociations secrètes. En revanche, grande fut la déception des hommes qui, depuis le printemps de 1956, essayaient, en Egypte ou ailleurs, d’ouvrir le dialogue avec les Algériens qui le souhaitaient, par conviction, ou comme Ben Bella, par opportunisme. Celui qui avait été l’âme de la politique égyptienne, Christian Pineau, nous a laissé son témoignage qui, tout en portant le titre de Suez, rapporte l’« affaire Ben Bella ». On citera simplement ici la formule désabusée sur la désorganisation du gouvernement Mollet : « ... je fus un moment partisan d’un régime présidentiel. » L’ouvrage ayant été publié en 1976, on peut penser que le rôle tenu par le général de Gaulle dans la phase finale des négociations de paix en Algérie joua beaucoup dans la description tardive de ce doute qui saisit l’ancien ministre socialiste. Pour Christian Pineau, la chance offerte alors par l’ensemble des pourparlers en cours ou sur le point de s’engager fut alors détruite : « ... ce détournement [mit fin] aux conversations engagées officieusement avec les rebelles, ceux-ci ne pouvant plus croire désormais à la bonne foi française. Or, l’accord auquel nous espérions aboutir aurait garanti pour longtemps la présence et l’influence des pieds-noirs en Algérie 14. » Quant à Ben Bella, il ne cesserait de déplorer qu’on eût ainsi fait obstacle à une paix si proche 15. Rien cependant ne saurait justifier une telle nostalgie à l’égard de la tentative de négociation globale de 1956. La crise interne du FLN, concrétisée par le résultat de la Soummam, opposait l’intérieur à l’extérieur, Abbane Ramdane à Ben Bella. En 1956, la victoire des thèses du premier donnait aux combattants de l’intérieur la primauté sur les diplomates de l’extérieur. Négocier avec des hommes qui étaient issus dans leur très grande majorité de la délégation extérieure du MTLD, était choisir une faction et non pas l’ensemble du FLN. En outre, la primauté du FLN sur le reste du nationalisme algérien n’était en rien assurée, et la présence du MNA 16 de Messali Hadj était encore très réelle, en particulier auprès des Algériens de France. Du côté français, la vraie difficulté venait sans doute de l’incapacité à comprendre la nature nationale du mouvement algérien. Radicaux, socialistes ou chrétiens démocrates du MRP, les libéraux français pensaient en termes d’émancipation des individus. La culture algérienne de la gauche française, c’était la lignée Blum-Viollette, celle de la défense des individus contre les féodalités. Evoquant les attaques de L’Echo d’Alger contre le Front républicain, Mendès écrivait dans L’Express le 24 janvier 1956 : « Organe des féodalités les plus égoïstes, il a fait successivement campagne contre Clemenceau, Viollette 17, Léon Blum, de Gaulle, Chataigneau 18. Le seul énoncé de tous ces noms nous met aujourd’hui en bonne compagnie 19 ! » Surtout, cet énoncé nous place devant la cohorte de ceux qui se sont efforcés d’améliorer le sort de l’indigène. Quant au nom de De Gaulle, il rappelait les difficultés du Général avec une bonne partie des Français d’Algérie. Pourtant l’ancien président du GPRF était fort éloigné des hommes de gauche cités par Mendès sur la question algérienne. De Gaulle, l’Empire et l’Algérie Le paradoxe de la paix en Algérie est connu, cultivé même par certains inconditionnels du Général et de sa mémoire 20. Qu’un homme qu’on définissait d’abord par son refus d’abandonner la souveraineté nationale partout où elle s’exerçait, qui fut rappelé aux affaires pour cela, ait pu mener à bien un processus qui effrayait bon nombre des personnalités de gauche réputées libérales en matière coloniale, voilà qui ne laisse pas de surprendre. On pourrait entrer ici dans le débat sans fin au sujet des arcanes de la pensée gaullienne concernant les colonies. Etait-il décidé de longue date à la transition vers l’indépendance, ou bien fut-il l’homme des circonstances ? D’innombrables pages ont déjà été écrites à ce sujet, donnant à de Gaulle tous les rôles. Deux hypothèses s’affrontent ainsi, au gré d’une abondante littérature qui relève soit de l’hagiographie soit du pamphlet. Il n’est pas dans notre propos d’entrer ici dans ce débat quelque peu rebattu 21. Qu’il nous soit permis simplement de préciser quelques points, que l’on trouve rarement développés par ailleurs. La vision de l’empire qu’entretenait de Gaulle n’était pas celle d’un colonial. Tous les biographes et essayistes s’accordent sur ce point. Il était de cette armée métropolitaine qui défendait les frontières orientales de la France, sans passer par une affectation outremer. La fin de la Première Guerre mondiale, en élargissant les missions de l’armée française, offrit à des officiers comme Charles de Gaulle la possibilité de prendre contact avec le monde musulman au travers d’une expérience au Liban. L’expérience ne fut pas, semble-t-il, déterminante. Il faut attendre la Seconde Guerre mondiale et l’espérance placée alors dans l’empire par le chef de la France libre pour que les colonies deviennent un thème dominant dans l’action du Général. Dès lors, les préoccupations au sujet des possessions outremer n’allaient pas le quitter. L’Algérie trouvait nécessairement sa place dans cette vision de l’empire qui s’imposait à un homme qui n’avait jamais placé bien haut la préoccupation coloniale. On a le sentiment très net que le de Gaulle des années 1940 portait à l’Algérie un attachement qui ne saurait se confondre avec le sentiment très républicain d’intégrité du territoire. Aux notions de citoyenneté et d’indivisibilité de la République, le Général répondait en termes de nation. Croyait-il vraiment que l’Algérie en fût une partie ? Surtout, l’Algérie n’est pas, dans les Mémoires de guerre, détachée du reste de l’empire. Le blocage, ressenti par les dirigeants de la IVe République, formés dans l’idéologie de la IIIe, ne fonctionnait pas avec intensité pour de Gaulle. A une lecture minutieuse du statut particulier de l’Algérie, le Général opposait ainsi implicitement une vision globale de tous les peuples « liés » à la France. Ainsi doit-on comprendre le refus de l’intégration. Malgré toutes les déclarations contradictoires, qui allèrent en juin 1958 jusqu’au fameux « Algérie française », prononcé à Mostaganem et, semble-t-il, vite regretté, il n’y eut jamais d’appel à l’intégration tant souhaitée par Jacques Soustelle et à laquelle s’étaient finalement ralliés tous les partisans de l’Algérie française. Pour de Gaulle en effet, il était évident que l’égalité de statut du point de vue juridique ne pouvait entraîner d’elle-même une nécessaire assimilation nationale. A plusieurs reprises, il parla de l’Algérie en désignant le conglomérat de populations qui la composait. Arabes, kabyles, mozabites... et juifs n’étaient pas français. On notera que le décret Crémieux est ici oublié. Peut-être s’agit-il d’un de ces mouvements enveloppants dont le général avait le secret, négligeant les particularismes légaux. En fait, il faut lire ici une conception de la nation, qui, si elle ne fut jamais antirépublicaine, est fortement éloignée de la citoyenneté concédée telle que la pensaient les hommes de la IIIe République qui firent l’Algérie française. Pour de Gaulle, l’appartenance au corps mystique qu’est la France ne pouvait se négocier. Ainsi, à la différence des dirigeants qui l’ont précédé, le Général était apte à comprendre que les tergiversations sur le droit n’avaient pas grand lien avec le cœur du problème algérien. Là où des socialistes et des radicaux raisonnaient en termes juridiques, de Gaulle imposait une logique nationale. L’émancipation offerte dès le 4 juin 1958 était d’une grande simplicité. Elle était le point de départ de toutes les constructions possibles, et non le résultat d’efforts et de concessions. Y voir la volonté, comme dans les projets de Blum et de Viollette, de tirer les Algériens vers un mieux qui serait la France, relevait de la surinterprétation manifeste. De Gaulle n’était pas en Algérie le successeur de tous ceux qui avaient œuvré pour la promotion et l’éventuelle émancipation des musulmans. En leur offrant l’égalité, il permettait l’autodétermination. Que celle-ci fit sortir des urnes une nation était un problème mineur. Que, par ailleurs, les chefs de l’« insurrection » devinssent des interlocuteurs, il n’y avait là rien d’extraordinaire, puisque telle était la forme que la nation algérienne avait adoptée pour se manifester. A la différence de tous ses prédécesseurs, le général pouvait comprendre le nationalisme algérien, ne serait-ce que par la simplicité de ses vues sur les données du problème. Nous allons ainsi nous trouver devant une étrange communauté d’esprit, monstrueuse au premier abord. Face à des nationalistes qui considéraient leur pays comme une entité arabo-islamique, un homme qui n’hésitait pas à percevoir la France comme un ensemble chrétien, pensant aux racines des peuples, nourri de Barrès et de Maurras. Le changement de République n’était pas seulement un bouleversement institutionnel. En dégageant la France de l’Algérie, de Gaulle allait nous aider à définir une nationalité « moderne »qui n’avait pas de rapport avec le droit de cité à l’antique qu’on accordait aux colonies et municipes d’Afrique 22. Que pesaient cent trente années de présence devant un homme qui voyait sans cesse une France de quinze siècles, presque aussi nombreux que ceux qui nous séparaient de l’islamisation de l’Algérie ? Un jacobinisme islamique A notre jacobinisme français, qui pose en axiome depuis la Constitution de l’an 1 l’unité et l’indivisibilité de la République, l’Algérie allait opposer un jacobinisme à la fois arabe et musulman. Plusieurs courants étaient venus se fondre dans un creuset idéologique où se retrouvaient côte à côte les leçons du colonisateur et les rêves orientaux d’une arabité renouvelée. Avant d’être un et unique, le FLN avait été le prolongement inconnu des vieux nationalismes algériens, eux-mêmes parcourus de sensibilités pour le moins diverses. En se forgeant une cohésion, le mouvement se donna une cohérence, qui serait la carapace de l’Etat indépendant. Depuis 1962, la contestation, berbère ou intégriste, a cherché en vain la fissure d’un monolithe trop explicitement massif pour être crédible de tous. En cela, elle réitérait sans le savoir l’expérience de la France qui ne put jamais trouver la troisième voie en Algérie, celle qui se serait construite sur la diversité du pays. Pour le moment, rien n’a bougé d’un dogme forgé dans la confrontation avec la puissance coloniale. Lorsque la France du général de Gaulle cherchait, dans les premières années de la Ve République, cette fameuse troisième voie, elle se méprenait sur la nature même de la conception nationale qu’elle allait rencontrer. Ce qu’on pourrait appeler la tentation « baodaïste » s’explique aisément. Partout en temps de crise, le colonisateur français, identique en cela à d’autres, avait cherché à construire des édifices fondés sur des solutions moyennes. Au Maroc, en Tunisie ou en Indochine, la France s’était mise en quête des personnalités et des tendances qui pourraient faire diversion et renverser le cours des événements. Qu’un système de gouvernement, établi sur des compromis, juridiques ou territoriaux, pût être mis en place en Algérie ne semblait pas inconcevable. On tablait alors beaucoup sur ce qui était perçu comme une faiblesse congénitale de l’Algérie. Née d’une conquête militaire ancienne, celle-ci ne s’était pas vu reconnaître de personnalité propre. Il demeurait bien quelques autorités locales, acquises par avance à la France, mais rien de comparable aux mandarins de l’empire annamite ou aux caïds marocains. Surtout, aghas et caïds de l’Algérie française ne s’inscrivaient pas dans une hiérarchie parallèle à l’autorité française et qui aurait correspondu à quelque Etat préservé par nos soins. La France n’avait pas choisi de garder en Algérie les structures locales du pouvoir, malgré quelques hésitations du début de la conquête. Pour retrouver un Etat indépendant, le nationalisme algérien devait en rechercher les fondements dans un passé difficile à déchiffrer. Tellement occulte que la notion même de patrie algérienne échappait à certains Algériens en quête d’identité. Ainsi Ferhat Abbas, qui devait prendre en main peu de temps après l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir les destinées du GPRA, premier gouvernement national depuis 1830 : en 1936, il affirmait ne pas vouloir mourir pour la patrie algérienne, parce que cette patrie, il ne l’avait pas découverte 23. Ce défaut d’identité était devenu un dogme de la conception coloniale de l’Algérie. Depuis le décret Crémieux, qui, en 1870, séparait les juifs de la population algérienne en leur conférant la citoyenneté française, jusqu’aux efforts intégrationnistes, toutes les politiques françaises prenaient plus ou moins appui sur l’absence supposée de corps national algérien. Ainsi s’expliquait la vision républicaine des départements algériens, qu’illustre au mieux la déclaration péremptoire – et a posteriori fort malheureuse – de François Mitterrand le 7 novembre 1954 : « L’Algérie c’est la France. » Il n’y avait jamais eu en Algérie que des provinces des empires romain, arabe, ottoman... Seule la France lui avait permis de faire partie d’autre chose que d’un ensemble sous tutelle. D’où une absence de sentiment national qui était une donnée immuable dans les analyses de l’Algérie et il faudra longtemps pour que la France comprenne enfin le véritable enjeu, en découvrant la nature profonde de l’idéologie qui lui était opposée. Pour créer une identité nationale, il fallut passer par des étapes successives, qui permirent la définition de cette patrie que réclameraient à Evian les négociateurs du GPRA. Les premiers Algériens qui sortirent de l’obscurité n’auraient pas songé à trouver ailleurs qu’en France une appartenance nationale. La nationalité française était suffisamment large pour que des Algériens musulmans pussent penser s’y fondre. Nous étions au début du XXe siècle, à une époque où le civisme abstrait de la IIIe République s’offrait à quiconque respecterait les lois de la France. Les « Jeunes Algériens » qui, au lendemain de la Première Guerre, réclamaient l’intégration pleine et entière dans la République, avaient appris la conception française de la nationalité. Celle-ci reposait, dans une optique républicaine traditionnelle, sur la libre adhésion. L’Alsace, avait-on proclamé dès 1791, n’était pas française en vertu du traité de Westphalie de 1648, mais parce que les Alsaciens voulaient qu’il en fût ainsi. De même, l’Algérie pouvait effacer progressivement les stigmates de l’invasion de 1830 et choisir librement son appartenance à la France. Ainsi une certaine élite musulmane pouvait-elle estimer que les Algériens deviendraient des Français more geometrico, comme l’étaient devenues d’autres minorités d’apparence allogène, intégrées au corps de la nation, tout en conservant leur personnalité, religieuse par exemple dans le cas des juifs, qui d’ailleurs abandonnaient l’arabe pour le français et effaçaient peu à peu certaines particularités nord-africaines. Il faut reconnaître que de telles espérances, l’expérience des Algériens promus par les armes ou l’école en avait fait litière : il apparut que même les mieux placés parmi les musulmans d’Algérie pour accéder à l’entière citoyenneté française, en premier lieu les anciens combattants des deux guerres, ne seraient pas, tout du moins dans un avenir proche, des citoyens français véritables. L’échec d’hommes comme Ferhat Abbas ou le docteur Bendjelloul de Constantine sonnait le glas d’une identité algérienne insérée dans une nationalité française pluraliste. Face à cette conception directement héritée de notre idéologie, un autre courant, dont la puissance ne fera que croître, affirmait une Algérie irréductible. Le mouvement des Oulémas s’était structuré comme pour répondre à l’évolutionnisme. Derrière un homme respecté, Ben Badis, mort en 1940, on trouve un corps de doctrines fort simples, dont la méconnaissance fausserait notre perception de l’Algérie. Le concept de nation qu’il contient était contradictoire avec une quelconque appartenance à la France. Quelques semaines après les propos d’Abbas dans L’Entente, Ben Badis lui répondait : « Nous avons cherché nous aussi, dans l’histoire et dans le présent, et nous avons constaté que la nation algérienne musulmane s’est formée et existe, comme se sont formées toutes les nations de la terre. Cette nation a son histoire illustrée des plus hauts faits ; elle a son unité religieuse et linguistique, sa culture, ses traditions. Nous disons ensuite que cette nation algérienne musulmane n’est pas la France, ne peut pas être la France et ne veut pas être la France. Il est impossible qu’elle soit la France, même si elle veut l’assimilation 24. » Le loyalisme des Oulémas à l’égard de la France était déclaré. Cela peut paraître surprenant au premier abord, au vu de la précédente déclaration. En fait, la distinction entre la nationalité ethnique et la nationalité politique donnait à cette dernière une importance moindre. Le primat revenait à la nationalité ethnique, dont le fondement était religieux et culturel avant d’être racial, contrairement à ce que la traduction approximative de l’arabe pourrait faire croire. Pour Ben Badis et ses disciples, nation se disait Uma, communauté, mot qui sert également à désigner la communauté des croyants. Aussi serait-il difficile d’assimiler cette algérianité du mouvement des Oulémas avec les conceptions de la nation qui purent se développer dans les mondes germanique et slave, et qui sont l’antithèse de notre « nationalité » républicaine fondée sur la libre adhésion. Outre l’inadéquation de la nation algérienne à la patrie française, cette conception était conquérante. Au contraire de notre perception des réalités nord-africaines, aussi prompte à cultiver les particularismes de l’autre côté de la Méditerranée qu’elle l’était à les raboter en métropole, la vision de l’Algérie développée dans les années trente par le nationalisme religieux se voulait unifiante et globalisante. On y trouvait en germe l’obstacle premier à toute politique d’éclatement de l’Algérie. Quand les diplomates français se verront refuser toute concession sur le statut des minorités ou une quelconque partition, l’explication sera à chercher dans cette identité nationale. Le long dialogue de sourds sur le Sahara ne se comprendrait pas sans ce postulat de départ qui armait toutes les convictions des Algériens. Nous verrons plus loin que pour les questions territoriales, l’utilisation de la géographie moderne ne sera pas non plus inutile 25. Cependant, il serait difficile de faire l’économie de cette façon de penser la patrie qui était devenue profondément algérienne, animant progressivement l’ensemble des élites du pays. Il n’y avait pas en Algérie d’histoire aussi facilement saisissable que dans les protectorats voisins. Dans la monarchie chérifienne, ou même en Tunisie, des identifications nationales avec le passé dynastique étaient possibles. Ici, le souvenir de l’Etat turc d’avant 1830 était d’autant plus flou que la France en avait fait disparaître les traces. Il fallait donc se tourner vers des permanences plus abstraites qu’un ensemble de faits historiques cohérents pour définir une patrie. La formule de Ben Badis : « L’Islam est ma religion, l’arabe est ma langue, l’Algérie, ma patrie », résumant les principes fondamentaux de sa pensée en un raccourci expressif, permettait de reconstruire l’identité effacée à partir de la religion et de la culture immanentes au pays. Pour ce qui était du fait musulman, force est de reconnaître que l’Islam qui s’était répandu avec aisance dans l’Algérie française était une religiosité africaine fort éloignée des canons de l’Islam sunnite pratiqué par la majorité du monde arabe, surtout en son centre proche-oriental et égyptien. La France s’était fort bien habituée à un Islam fondé sur des cultes locaux, qu’on pourrait appeler « l’Islam des marabouts ». Il était l’Islam colonial, celui dont on ressentait la présence aussi bien au Maghreb qu’en Afrique occidentale, celui de confréries religieuses peu préoccupées par des considérations nationales. Aussi percevait-on plus difficilement, encore à l’époque de la guerre d’Algérie, l’Islam des nationalistes algériens, plus arabe, orthodoxe et abstrait. L’Islam d’un renouveau, celui d’une pureté coranique retrouvée. Le corollaire culturel de ce désir d’origine serait la langue arabe. Celle-ci avait dans l’Algérie française un statut non négligeable dans l’enseignement, mais n’était en aucun cas officielle. La France accordait à l’arabe une attention certaine, mais ne lui donnait aucune préséance. Pour le musulman lettré qu’était Ben Badis, le renouveau national passait par l’arabe. L’arabe était un ciment de l’identité algérienne, même si les Français étaient trop souvent aveuglés par l’ampleur de la pénétration culturelle française chez les élites qui lui servaient d’interlocuteurs. Quand s’ouvrit la négociation d’Evian, le dialogue était facilité par la parfaite francophonie de tous les interlocuteurs, depuis Krim Belkacem, titulaire du certificat d’études primaires, jusqu’à un avocat inscrit au barreau parisien comme Ahmed Boumendjel ; mais, fait symptomatique, aucun délégué français ne comprenait les phrases d’arabe qu’échangeaient entre eux les Algériens. Il était pourtant manifeste pour le diplomate français Vincent Labouret que les gens du GPRA, quand ils s’entretenaient ensemble à voix basse, utilisaient « cette forme d’arabe qu’on parle en Afrique du Nord ». A la génération d’un Ferhat Abbas, peu lettrée en arabe 26, avaient succédé des hommes plus pénétrés par les influences d’une langue qui, sans être systématiquement maternelle, était nationale. La méconnaissance d’un monde arabe algérien serait un trait constant de la France. Ainsi connaissait-on fort mal ceux qui avaient plus ou moins échappé à la sphère des élites nationalistes fortement francisées. L’ignorance française était grande au sujet de Houari Boumedienne, dont l’ascendant sur l’ALN 27 au moment des négociations d’Evian doit en grande partie s’expliquer dans son parcours antérieur, qui échappe aux voies reconnues en France du nationalisme algérien. Malgré un passage par l’école primaire française, le futur maître de l’Algérie fit une scolarité « secondaire » entièrement arabe 28. En revanche, l’intérêt constant porté par la France aux Kabyles était en contradiction flagrante avec l’arabité constamment latente du nationalisme algérien. Comme me le rappelait Bernard Tricot, il y avait toujours eu pour le Kabyle, « type rude et assassin, mais avec qui on pourrait s’entendre », une dilection française. Lui-même, Auvergnat d’Aurillac, regardait avec sympathie ces montagnards dont les mœurs lui évoquaient sa région natale 29. On imaginait peu que la Kabylie constituerait un bastion nationaliste, à l’heure des choix décisifs. Ainsi la nationalité définie par Ben Badis et les Oulémas, et qui servait d’armature à tout le nationalisme algérien, laissait-elle peu de place à des communautés hétérogènes. Les Européens chrétiens et les juifs assimilés étaient difficiles à faire entrer dans une telle vision de l’Algérie. Avec le recul que nous offrent les trente années écoulées, on comprend mieux pourquoi la question du statut des personnes après l’indépendance ne pouvait se régler dans un système de minorité protégée, comme l’aurait si ardemment souhaité la France en négociant à Evian. Pour les hommes des générations qui avaient appris à connaître la France, à travers son école, ou plus simplement, son armée, son maintien en Algérie était concevable. Mais pour tant d’autres, comme l’utopiste arabisant qu’était Ahmed Ben Bella, le but à atteindre était l’arabité de l’Algérie. Il valait mieux dans son cas maintenir un certain flou sur l’élément allogène, tout en sachant que sa présence n’était guère souhaitable à la réalisation du projet national. Sur ce point, la cohérence était difficilement déchiffrable. Tout en faisant pénétrer un Islam fort orthodoxe en Algérie 30, le FLN ne laissait pas d’accréditer l’idée d’une Algérie indépendante qui ferait une place aux juifs et aux chrétiens. De même, la France saisissait mal le sens de la question berbère dans le nationalisme algérien. Certains analystes, comme le colonel Godard que cite Mohammed Harbi 31, étaient persuadés qu’il y avait un affrontement entre Arabes et Berbères. De plus il était facile de mettre des noms sur les tendances que l’on dégageait. D’un côté, l’élément berbère, qu’on limitait de façon simplificatrice à la Kabylie, sans prendre en compte la complexité de la berbérité en Algérie, était réputé plus francisé. L’ancienneté de la présence kabyle en France, et les échanges incessants entre le bled et la métropole que supposaient les flux de migrants avaient créé une connaissance supérieure à celle de bien des régions d’Algérie 32. Des hommes comme Aït Ahmed 33, soupçonné à l’intérieur même du mouvement algérien d’être à la fois berbère et laïc, pouvaient correspondre parfaitement à cette vision de la modernité potentielle de l’élément kabyle. En face, Ahmed Ben Bella, le sympathisant du régime de Nasser, musulman pieux par ailleurs, faisait figure d’« arabiste ». On sait combien ces analyses devaient se révéler superficielles. En rappelant ainsi l’héritage arabo-islamique du FLN, nous retrouvons une dimension majeure de l’enjeu franco-algérien qui fut longtemps escamotée par notre discours sur la guerre d’Algérie. D’abord, le poids du discours anticolonialiste, souvent d’inspiration communiste, occultait la dimension islamique. La thèse communiste de la « nation en formation » au sujet de l’Algérie était bien plus républicaine que marxiste. Elle permettait de croire qu’un jour ou l’autre, des éléments hétérogènes qui cohabitaient souvent difficilement en Algérie se fondraient dans un creuset qui était de toute façon français. A ce moment, il serait possible d’envisager l’indépendance de tout l’ensemble alors constitué. De la même façon, la volonté de voir la paix en Algérie, telle qu’elle se cristallisa autour des 121, des « porteurs de valises » ou de Charonne, était une affaire intérieure, celle de la conscience française lancée dans le débat d’une nouvelle affaire Dreyfus. Rien ne la différenciait vraiment des revendications sur la paix en Indochine et l’indépendance du Vietnam. La lecture que faisait la gauche militante de la cause algérienne était profondément erronée, peu différente de celle des anciens républicains. En 1962 paraissait une synthèse d’apparence commode aux éditions de Minuit, intitulée La Naissance du nationalisme algérien. L’auteur, André Nouschi, présente une analyse d’inspiration marxiste, où le poids des structures économiques et sociales est dominant. En revanche, la naissance du nationalisme dans sa dimension islamique tient une petite place 34, réduite à une réaction culturelle à la célébration du Centenaire de l’Algérie française en 1830. Au moment de la séparation de 1962, la frange réputée la plus hardie de l’opinion sur la question du nationalisme en Algérie n’était pas sensible outre mesure à l’Islam. Ce défaut de perception de la nature arabo-islamique de l’Algérie insurgée de 1954 a ainsi gêné la compréhension du problème. Lorsque la paix approchera en 1962, les espoirs de la France dans une solution intermédiaire ne seront qu’en partie, et de façon éphémère, satisfaits à Evian. D’entrée de jeu, le dialogue est faussé par la juxtaposition de deux univers culturel et politique qui ne communiquent pas. Pour faire la paix avec le FLN, il était nécessaire de ne plus chercher à rendre justice aux Algériens, mais de traiter avec une entité nationale. Un projet insurrectionnel et révolutionnaire Dans le nationalisme algérien, une autre dimension nuisait également au dialogue avec la France. C’était la croyance en la primauté d’une stratégie de lutte fondée sur la violence. En 1947 était née l’Organisation spéciale, destinée à préparer la lutte armée. Des hommes jeunes, inspirés par les luttes insurrectionnelles de l’Irlande contre les Anglais ou de l’Espagne contre Napoléon, avaient fait le projet de lancer un soulèvement contre l’occupant français. L’un d’eux, Hocine Ait Ahmed, définit en 1948, dans un rapport au comité central du MTLD, les modalités du combat 35. Le texte est imprégné de théorie révolutionnaire comme de références à Clausewitz et dénote sans doute un certain manque de maturité politique de son auteur, âgé de 27 ans. L’OS, où l’on retrouvait aux côtés d’Aït Ahmed des hommes comme Ahmed Ben Bella ou Mohammed Khider, connut un fait d’armes dans l’attaque de la poste d’Oran en 1948 et fit long feu. Successeur de l’OS, le Comité révolutionnaire d’unité et d’action naquit en 1954, remplacé lui-même par le FLN. Dans le contexte de guerre en Indochine, entraînant un affaiblissement de la présence militaire française en Afrique du Nord, ce nouveau mouvement donna le signal de l’insurrection en Algérie. Les chefs historiques du mouvement croyaient à la force des armes et celle-ci allait s’enraciner dans la pratique politique du FLN. A la Soummam en 1956, une véritable armée fut organisée, avec une hiérarchie des grades et des unités. Cette ALN refondue devait être un instrument dans les mains des politiques comme Abbane Ramdane. Composée de soldats d’origine rurale, elle tenait un rôle mineur dans la stratégie d’ensemble à ce moment précis. La bataille d’Alger devait sonner le glas des espérances en une victoire du terrorisme urbain. Désormais il fallait compter sur la puissance de l’ALN et son organisation aux frontières revint à des chefs jeunes, peu politisés et désireux de remporter des succès sur le terrain, à la vietnamienne. Leur histoire est celle de la montée en puissance d’un homme, Houari Boumedienne, et de ses homologues. Le poids de l’appareil militaire dans le FLN venait en partie des illusions que nourrissaient les chefs politiques sur les étapes d’un conflit qui amènerait l’embrasement du pays. A chaque fois que la possibilité d’une issue politique semblait s’éloigner avec de Gaulle, les Algériens brandissaient rituellement l’action. Celle-ci était cependant peu efficace, et il n’y eut jamais de Diên Biên Phu en Afrique du Nord 36. Quand vint l’heure du cessez-le-feu, l’ALN était une force négligeable sur le plan militaire. Aussi ne se produisit-il aucune célébration comparable avec l’entrée des bodoï de Giap dans Hanoï en 1954. Les accords d’Evian ne traduisirent en rien une situation militaire. Cependant, l’organisation révolutionnaire dont le FLN s’était doté à la Soummam imposait qu’on maintînt la lutte, puisque dans l’organe qui servait de parlement, le Conseil national de la révolution algérienne, la phraséologie militaire faisait office de trait d’union. Un point surtout était incontournable : pas de cessez-le-feu avant l’indépendance, de telle manière que les approches françaises fondées sur le désir mutuel d’arrêter l’effusion de sang inutile allaient se heurter à un mur. D’où un climat pesant, sans cesse alourdi par de nouvelles violences pendant toutes les discussions. Lors des conférences d’Evian et de Lugrin, les Algériens ne pouvaient renoncer à la lutte armée, selon le principe que l’indépendance doit s’arracher. L’aspect révolutionnaire était en revanche plus flou, renvoyé à l’aprèsvictoire. Jusqu’en 1962, le FLN ne possédait pas d’idéologie politique autre que celle du combat national. Les préoccupations économiques et sociales étaient faibles 37. La croyance, fortement ancrée dans l’opinion française favorable à l’Algérie française, en l’influence du monde communiste sur le FLN était largement infondée. Le socialisme en Algérie serait une autre page, commencée en 1962. « Avant tout, ces gens veulent l’indépendance », telle était la constatation que firent les diplomates français quand ils entrèrent en contact avec les parlementaires algériens. A Evian, les délégations algériennes allaient porter en elles toutes ces difficultés. Parce que la révolution algérienne était simple, parfois simpliste, elle tenait à des principes de base, constamment réaffirmés. Dans une négociation, lorsque l’un des partenaires n’existe que parce qu’il s’accroche à des dogmes fondamentaux, il lui est difficile de faire la moindre concession sur l’essentiel. Pour des diplomates de carrière, habitués à un jeu complexe d’intérêts, l’interlocuteur pouvait sembler déroutant. D’une certaine façon, faire la paix avec le FLN, c’était apprendre à le connaître. Chapitre II LA PAIX PAR LA FORCE Guerre et paix en Algérie De mai 1958 à septembre 1959 se déroula en Algérie une succession de faits contradictoires. De cette contradiction naquit l’ampleur du drame algérien quand vint l’heure des choix décisifs. La guerre dominait alors le terrain africain. Plus que jamais l’armée française se lançait à l’assaut des bastions militaires de l’ALN. On lui en donnait les moyens ; de plus, elle s’était trouvé pour la première fois un véritable chef, un de ceux qu’elle aimait à reconnaître comme l’un des siens. Ce primus inter pares s’appelait Maurice Challe. Sans lui, rien n’aurait été pareil dans ces dernières années de la guerre d’Algérie. Il n’était pas un centurion comme Massu, ne connaissait pas le monde colonial comme Salan. Le choix de Challe était éminemment gaulliste. Un technicien, aviateur de surcroît, ne devait pas trouver de terrain d’entente avec ceux qui en Algérie menaient le combat des djebels. Il serait le chef sans autre souci que celui d’exécuter, une décision prise par le général de Gaulle. Dès la désignation de Challe se dessinait ainsi une volonté de donner à l’armée un encadrement qui fût au service de l’Etat, un instrument sans implication idéologique aucune. La tragédie militaire se noua alors. Le malentendu qui jetterait l’élite de l’armée dans les bras des activistes de l’Algérie française était contenu dans la personnalité du général d’armée aérienne Maurice Challe comme commandant en chef en Algérie et dans la mission de victoire qu’on lui avait assignée. Il se produisit en effet une fusion entre Challe et ceux qui représentaient non pas la majorité, mais la dominante de l’armée française, troupes d’élites auxquelles le nouveau commandant en chef offrit de nouveaux objectifs, au cœur même des régions supposées contrôlées par l’ALN. Challe devint un chef, de ceux qui ne se conçoivent pas sans l’achèvement de la mission. Citons ici les paroles de celui qui, le 22 avril 1961, plaça sous les ordres du général Challe le 1er régiment étranger de parachutistes : « Alors le général Challe est arrivé, ce grand chef que nous aimions et que nous admirions et qui, comme le maréchal de Lattre en Indochine, avait su nous donner l’espoir et la victoire 1. » Les propos d’Hélie Denoix de Saint-Marc évoquant, lors de son procès, la figure du maréchal de Lattre de Tassigny nous replacent ainsi dans le domaine de la mystique militaire. Autant que l’enjeu stratégique majeur, il y eut une charge émotive pour tous ceux qui participèrent au plan Challe. On pourrait objecter qu’ils n’étaient qu’une poignée de soldats professionnels. Ils étaient en fait ceux qui portaient les valeurs dominantes de l’armée, l’élite, cette société militaire qui perdure. Que le contingent pas plus que le gros des cadres de métier ne les aient pas suivis dans leur aventure qui devait tout remettre en cause à la veille de l’ouverture des négociations d’Evian ne change rien à l’affaire. Avec son nouveau commandant en chef, l’armée recevait une autre tâche que celle qu’avait pu lui confier François Mitterrand ou Robert Lacoste sous le régime précédent. L’allusion à de Lattre n’était pas gratuite. En devenant le théâtre d’opérations militaires de plus grande envergure, l’Algérie, comme l’Indochine de 1950, était un vrai champ de bataille, à la mesure des troupes de choc qu’on lançait contre les djebels, successeurs de celles qui avaient tenu le delta du Tonkin. Il y eut aussi le sentiment d’osmose avec les populations. Jusqu’à la période Challe, les auxiliaires musulmans ne représentaient pas une force importante en soi. Ils formaient environ 10 % des effectifs, intégrés dans des régiments de tirailleurs ou des compagnies de protection rurale. A partir de 1959, les soldats français s’entourèrent davantage de harkis. Ces hommes étaient pour la plupart des montagnards rudes, gens des Aurès ou de l’Ouarsenis qui ne connaissaient de la France que les officiers et sousofficiers qui les encadraient. En s’engageant derrière des soldats français, ils firent de la guerre d’Algérie une affaire de parole donnée. Derrière des chefs parfois de grand charisme, ils devinrent une troupe remarquablement adaptée à la mission qu’on lui avait assignée, tel ce commando Georges qu’avait formé auprès du colonel Bigeard un ancien aspirant de l’ALN de la wilaya V, Youssef, et que Bernard Tricot vit défiler à Saïda en août 1959. Plus de trente ans après, le souvenir de ces hommes impressionnants n’a pas quitté l’ancien collaborateur du général de Gaulle 2. Pour les militaires français, ils avaient partie liée avec leur victoire potentielle 3. A cette dimension humaine des harkis s’ajoutait en effet le sentiment de partager avec eux la victoire. Il y a un débat sur le sens militaire véritable des vitoires algériennes. Nous y reviendrons plus loin 4. Une certitude demeure : en voulant gagner sur le terrain, parce que telle était sa nature, l’ancien saintcyrien de la promotion 1912, attaché sans aucun doute aux succès de nos armes, a fait un choix aussi périlleux que le gouvernement de la IVe lorsqu’il accepta le plan funeste du camp retranché de Diên Biên Phu. Ce paradoxe peut étonner. On retrouve cependant la même volonté de négocier en position de force chez de Gaulle et chez les dirigeants tant décriés du régime précédent. Les mêmes hommes, parachutistes et légionnaires, se virent confier la même tâche politico-militaire. En Indochine, ce fut la défaite dans la gloire qui menait déjà à la tentation d’un certain solipsisme militaire. En Algérie, il y eut une victoire sans gloire, mais le sentiment que les armes de la France étaient de nouveau utilisées dans un combat politique sans issue. Me revient en mémoire une phrase d’Hélie Denoix de Saint-Marc, qui, à la suite d’un entretien que j’avais eu avec lui pour une recherche précédente, voulut conclure en quelque sorte par ces mots fort significatifs : « Je n’étais pas un colonialiste. Si c’était pour l’indépendance de l’Algérie qu’on devait se battre, il fallait me le dire clairement 5. » La volonté, si typiquement gaulliste, de ne pas baisser pavillon conduisit à la crispation funeste des positions. A Diên Biên Phu, on avait demandé au dernier défenseur du camp de ne pas hisser de drapeau blanc. En Algérie, on leur demandait en outre d’aller planter les trois couleurs dans des djebels qui les connaissaient bien mal, afin de parachever une conquête plus que séculaire. L’ultime effort de développement A partir de 1959, se mit également en place une autre contradiction, qui rendit encore plus opaque la lecture de la politique gaulliste, cet effort de développement connu sous le nom de plan de Constantine 6. Je voudrais rapporter ici une anecdote significative tirée de l’expérience de Claude Chayet qui, après avoir activement contribué à la négociation de paix en Algérie, fut le premier consul général de France à Oran. A un Français lui disant son angoisse de devoir quitter une maison qu’il venait de faire construire, il rétorqua que c’était un signe d’imprévoyance que d’investir ainsi dans l’Algérie. Il s’attira la réplique suivante : « Mais pourquoi ne pas construire de maison quand l’Etat édifie une préfecture de quatorze étages sous mes yeux 7 ? » La solution pour l’Algérie passait par le développement et la promotion des indigènes, tandis que l’armée cherchait la victoire définitive. Le général de Gaulle avait en 1958 confié le secrétariat d’Etat aux Affaires algériennes à un diplomate libéral, René Brouillet. Venu de la démocratie chrétienne à la Résistance, compagnon de Georges Bidault au CNR, Brouillet connaissait l’Afrique du Nord sous l’angle tunisien. Il avait mesuré la différence entre le protectorat, où il était conseiller du gouvernement autochtone, et l’Algérie. Au cours d’un premier séjour en Algérie, René Brouillet avait pu prendre conscience de l’immense fossé entre Européens et musulmans. Sa tâche serait d’abord la promotion de la population musulmane. A ses côtés, un jeune haut fonctionnaire aux idées libérales, ayant lui aussi la pratique de la Tunisie : Bernard Tricot. Il était décidé à remettre aux Algériens la destinée de leurs affaires, jusqu’à l’indépendance s’il le fallait. Bernard Tricot avance qu’il n’avait jamais été gaulliste. Le RPF n’était pas du goût de tout le monde et la confusion entre les idées du Général et celles de Jacques Soustelle, partisan de l’intégration à tout prix, n’était guère engageante pour Tricot et Brouillet qui ne croyaient plus à l’ancien ordre français en Afrique du Nord. Le choix de tels hommes surprenait ceux qui voulaient que de Gaulle fût l’homme de l’Algérie dans la France. Sous la plume de Jacques Soustelle, cela devenait : « Mon ancien condisciple Brouillet, qui ne connaisait rien à l’Algérie, qui avait tendance à la voir à travers son expérience de la Tunisie et du bourguibisme, et qui était d’ailleurs décidé à n’avoir aucune opinion sur la question 8. » Quant à Bernard Tricot, il conseilla à René Brouillet de le présenter de la sorte au Général : « J’envisage de prendre comme principal collaborateur un fonctionnaire qui a participé à la préparation de l’indépendance tunisienne ; il pense qu’il faudra aller très loin dans la prise en main de leurs propres affaires par les Algériens, peut-être jusqu’à l’indépendance. M’autorisez-vous à le prendre avec moi 9 ? » Parmi toutes les tâches dont ils s’acquittèrent, il en est une qui devrait davantage retenir notre attention, tant elle semble incompatible avec les idées républicaines d’égalité. Pour assurer un statut nouveau aux Algériens, on décida de promouvoir 10 % de musulmans dans tous les corps de fonctionnaires. Ils se heurtèrent parfois à la fierté blessée d’un peuple à travers des élites qui n’avaient jamais accédé à une véritable notabilité 10. Scolarisation et développement, tels étaient les deux piliers de la politique dont un inspecteur des finances, Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement, et non plus ministre comme au temps de Lacoste avait la charge à Alger. L’effort serait gigantesque, à la mesure de ce qui n’avait pas été fait dans un pays où le service militaire obligatoire avait été introduit en 1912 et l’école généralisée en 1944. La lecture du plan de Constantine 11 permet une lecture différente de la guerre d’Algérie. Non qu’il faille ici blanchir l’ensemble de la France, qui serait simplement victime de son dévouement à l’égard des Algériens. Force est pourtant de reconnaître que l’œuvre entreprise alors était de longue haleine, prenant ses racines dans la volonté déjà ancienne d’amener l’Algérie au niveau de la métropole. Le choix des autorités était cohérent, il n’en était pas moins tragique, parce qu’il donnait à l’Algérie un visage à l’image de la France, à la veille même du divorce. Le projet remontait à l’analyse d’un document de juin 1955, le rapport Maspétiol, destiné à rechercher les perspectives de développement des départements d’Algérie. Lancé le 3 octobre 1958 à Constantine par le général en personne, le Plan était un véritable plan de reconstruction, faisant profiter l’Algérie de l’élan de l’après-guerre. Il proposait la prospérité contre la violence. « Pourquoi tuer ? Il s’agit de faire vivre ! Pourquoi détruire ? Le devoir est de construire. Pourquoi haïr ? Il faut coopérer 12... » Dans les non-dits de la guerre d’Algérie, cette dimension du développement gâché n’est pas négligeable. Part intégrante du redressement français promis par de Gaulle, son inutilité fait douter les Français sur la question de la grandeur. A Evian, le général de Gaulle voudrait, selon l’expression rapportée par Yves Roland-Billecart, chargé des affaires économiques, « sauver la mise 13 ». Quant à l’OAS, son but avoué, quand la fin fut proche, était de détruire tout ce que la France avait fait en Algérie depuis 130 ans. Plus généralement, une bonne partie de l’opinion voyait dans l’Algérie le fruit d’un effort national. Il lui était difficile d’en envisager l’abandon pur et simple. Le nouveau visage du FLN Le retour du général de Gaulle donna de l’espoir à ceux des nationalistes algériens qui croyaient que l’homme de Colombey trancherait le nœud gordien. Dès le 5 juin, Ferhat Abbas, dans un entretien accordé à un journal de Lausanne, redisait ses espoirs dans le général de Gaulle. Au même moment, deux personnalités liées au gaullisme, l’écrivain chrétien d’origine kabyle Jean Amrouche et le notaire Abderahmane Farès, ancien président de l’Assemblée algérienne, tentaient le dialogue. En face, s’annonçait la formation d’un gouvernement provisoire, dont le sigle GPRA évoquait à tous les Français la période qui était alors perçue comme l’apogée du gaullisme. On pensa parfois que le FLN répondait à de Gaulle par un processus inévitablement gaullien. En fait, la naissance du GPRA correspondait davantage à un souci diplomatique et à une préoccupation d’ordre interne. L’exigence diplomatique faisait que le FLN avait besoin d’un véritable gouvernement pour dialoguer avec ses partenaires arabes, en particulier le Maroc et la Tunisie. Pour la remise en ordre des affaires intérieures, il fallait également un exécutif plus présent que le Comité de coordination et d’éxécution organisé après la Soummam. Ce dernier avait d’autant plus montré sa faiblesse que le chef issu du congrès de 1956, Abbane Ramdane, avait été éliminé physiquement par les militaires. Ce gouvernement, constitué le 9 septembre 1958, le premier que l’Algérie se soit donné depuis la fin de l’Etat turc en 1830, présentait plusieurs facettes. Il était dirigé en apparence par des modérés : Ferhat Abbas présidait, avec Ahmed Francis, Yazid ou Lamine Debaghine que nous avons déjà rencontrés en 1956. Il comportait en son cœur un ensemble de trois chefs de wilayas, Ben Tobbal, Boussouf et Krim Belkacem. Ce dernier, vice-président du Conseil et ministre des Forces armées, serait l’homme qui devrait faire face au plan Challe. La haute responsabilité qui était la sienne allait le mettre au pied du mur et lui faire connaître une défaite militaire encore plus grande que la bataille d’Alger. A l’Intérieur, Lakhdar Ben Tobbal venait de l’OS, et Abdelhafid Boussouf, chargé des liaisons générales et des communications, venait lui aussi de l’action armée avant 1954. Ajoutons enfin qu’il y avait un vice-président du Conseil sous les barreaux à la Santé, et quatre ministres d’Etat, sans portefeuille ni liberté qui n’étaient autres que Ben Bella et ses compagnons de détention, Ait Ahmed, Boudiaf, Khider et Bitat. Le GPRA avait de grandes ambitions diplomatiques et militaires. Il obtint satisfaction sur le premier point, ouvrant des relations avec les pays de l’Est et les pays socialistes d’Asie. En revanche, les événements aux frontières marocaine et tunisienne montraient l’incapacité à surmonter les difficultés de la guerre. Des militaires essayèrent de s’opposer au GPRA. Un colonel des Aurès se souleva et fut éliminé. Un autre homme des Aurès, Houari Boumedienne, présida à l’élimination de putschistes. Au fur et à mesure que la situation se détériora à l’intérieur de l’Algérie, Boumediennne et ceux des frontières prirent l’ascendant sur les combattants des djebels algériens. Ce fut pour Krim le début d’un déclin qui finalement ne s’acheva que par la mort en 1970, dans une chambre d’hôtel de Francfort, assassiné par les tueurs de Boumedienne. Pour les autres, officiers formés sur le modèle arabe, souvent dans les écoles égyptiennes, la lente ascension commençait 14. Ce que la France ne saisit pas à ce moment, parce qu’elle était trop proche d’une Algérie francophone que lui rappelait Ferhat Abbas, était ce mouvement de militarisation du nationalisme, qui était aussi une arabisation. Il y avait dans l’armée algérienne un mouvement d’« officiers libres », comme dans les armées arabes du Proche-Orient. Tandis que nous avions vu partout la main de Nasser, nous ne saisissions sans doute pas qu’elle pouvait être autre chose qu’une aide à l’activisme, bien plutôt un puissant modèle idéologique. Un état-major général, force autonome destinée à devenir la chose de Boumedienne, appuyé sur l’armée plutôt arabe des frontières, alors que c’était dans les zones berbères de Kabylie et des Aurès que l’insurrection était sans doute la plus vivace, serait une force dans la guerre comme dans la paix. Sa création était une reconnaissance du rôle majeur de l’armée. Elle accompagnait un remaniement où le triumvirat Krim, Boussouf et Bentobbal était destiné à former un comité interministériel à la guerre. Nous étions à la fin de l’année 1960, la révolution algérienne entrait dans ce qu’il est convenu d’appeler la crise du FLN. Au même moment, le général de Gaulle relançait l’idée de la paix en Algérie. De cette coïncidence, viendrait Evian, ses espoirs et ses déceptions. L’autodétermination Sans doute faut-il revenir, pour comprendre le processus de maturation du Général, à un épisode extra-algérien, qui éclaire d’une lumière crue les choix coloniaux d’alors. Vincent Labouret me l’a rappelé. En août 1958, le chef du gouvernement français reçut un accueil des plus froids à Conakry. En réaction, le Général indiqua aux partisans de la rupture avec la France qu’elle était possible. L’indépendance, il n’y avait qu’à la prendre. Elle fut prise le 28 septembre 1958. Le Général pensait que les Algériens se considéraient comme plus évolués que les Noirs, dont ils avaient si longtemps fait le commerce. Comment leur refuser ce qu’on accordait aux Guinéens ? Les faits confirmaient l’intuition de la décolonisation gaullienne. L’été suivant permit au président de la République d’affiner sa pensée sur la question algérienne. Des hommes le poussaient à agir avec libéralisme, tel André Malraux et Edmond Michelet, tandis que l’équipe de collaborateurs directs de l’Elysée, où Bernard Tricot était chargé des affaires algériennes depuis le début de l’année, lui présentait des notes rassurantes sur la situation militaire. On pouvait maintenant prévoir la défaite à plus ou moins brève échéance du FLN. Les katibas étaient coupées du commandement ; il semblait qu’elles viendraient bientôt se rendre par petits groupes. Dans ces notes on ne trouvait pas l’idée que l’on pût négocier avec le FLN, et encore moins avec un GPRA qui était un gouvernement fantôme. Pour concrétiser la victoire qui s’annonçait sur le terrain, il fallait maintenant offrir un référendum aux populations algériennes, qui transformerait l’avance politique prise par la France grâce à la force des armes en avantage décisif. Finalement, le FLN serait pris à son propre piège : l’issue militaire était là, en faveur de la France. Septembre 1959 fut donc l’apothéose d’une politique initiée en 1958. De Gaulle prit note et se tourna vers les ministres le 26. Puis il retourna en Algérie, sur le terrain, avec l’armée et retrouva Challe au col du Djudjura. L’autodétermination, mot décidé par de Gaulle, finalement choisi par le chef de l’Etat, posait un problème juridique épineux, que le grand connaisseur de notre droit public qu’est Bernard Tricot ne pouvait manquer de soulever. La République étant une et indivisible, proposer à certains de ses citoyens, parce qu’ils vivaient dans une région en crise, de se prononcer sur un éventuel divorce, n’était pas évident. De Gaulle ne s’embarrassa pas de telles difficultés. Il fallait aller de l’avant vers la solution. Ici intervient donc la différence majeure avec les gouvernants qui ont précédé le Général et qui sont infiniment plus républicains que lui. Pour de Gaulle, il s’agit de travailler avec les réalités, et non avec les cadres juridiques, qu’il avait par ailleurs contribués à placer en déclarant le 4 juin 1958 qu’il n’y aurait plus qu’une seule catégorie de Français 15. Le 16 septembre 1959, Charles de Gaulle parla à la France par l’intermédiaire de la radio et de la télévision. C’était un homme en pleine possession de ses moyens, satisfait d’avoir reçu deux semaines auparavant le président Eisenhower, pour lequel il nourrissait une vive admiration. Il traçait un tableau optimiste, maniant les chiffres du plan de Constantine, les hydrocarbures et les succès militaires. Trois options s’offriraient aux Algériens : « Ou bien : la Sécession où certains croient trouver l’indépendance... la sécession entraînerait une misère épouvantable, un affreux chaos politique, l’égorgement généralisé et bientôt, la dictature belliqueuse des communistes... Ou bien : la Francisation complète... Les Algériens devenant partie intégrante du peuple français, qui s’étendrait, dès lors, effectivement, de Dunkerque à Tamanrasset. Ou bien : le Gouvernement des Algériens par les Algériens, appuyé sur l’aide de la France 16. » Pour de Gaulle, la troisième solution était la bonne tandis que la première conduisait à la pire hypothèse, où la France récupérerait néanmoins la mise. Quelle serait la réaction des hommes du FLN ? Ils furent conscients que quelque chose bougeait à Paris. Les modérés, comme Abbas ou Francis, y voyaient la preuve que de Gaulle était l’homme de la solution. Pour le triumvirat chargé des opérations militaires, en revanche les Français étaient avant tout des ennemis qui commençaient à avoir un ascendant inquiétant sur le terrain. Ils étaient donc circonspects. En outre, Lamine Debaghine se souvenait des négociations biaisées avec les protectorats d’Afrique du Nord ou le Vietnam 17. Le 28 septembre néanmoins, le GPRA répondit officiellement qu’il était prêt à négocier le cessez-le-feu et l’autodétermination. Le 10 novembre, le général précisait devant des journalistes qu’il y aurait sans doute des pourparlers avec la rébellion : « Et, si des représentants de l’organisation extérieure de la rébellion décident de venir en France pour en débattre, il ne tiendra qu’à eux de le faire, n’importe quand, soit en secret, soit publiquement, suivant ce qu’ils choisiront 18. » La nouvelle réponse du GPRA était en forme de quadrature du cercle. Il renvoyait à Ben Bella et ses quatre compagnons de détention, ministres d’Etat désignés pour négocier. On a vu ici la façon qu’avait le GPRA d’éluder le problème et de rejeter les négociations. C’était faire peu de cas du rôle de Ben Bella, seul dirigeant de l’insurrection connu et, dans une certaine mesure, populaire en Algérie. La France ne connaissait pas les tensions du FLN dans toute leur profondeur. Elle croyait encore les hommes de l’insurrection incapables de politique. En fait, ils en étaient gavés jusqu’à l’extrême. A Tripoli, siégeant du 16 décembre 1959 au 18 janvier 1960, pendant que la France se préparait à la première grande crise avec les partisans de l’Algérie française, se réunit le CNRA. Quel poids y pesaient vraiment les ouvertures de la France ? Si l’on se fie au récit laissé par Mohammed Harbi 19, les dissensions internes avaient un poids bien plus grand que les problèmes des rapports avec le gouvernement de la France. Le FLN était prisonnier de sa logique, qui faisait de lui, avant même qu’il ne possédât un territoire, un Etat arabe, déchiré par la défaite et les conflits entre politiques, qui facilitaient la montée d’un élément militaire confortablement installé dans une certaine inaction causée par l’impuissance à franchir les lignes. Pour les autorités françaises, la première ouverture après cet automne 1959 allait venir de l’intérieur des wilayas, qui, faute de liaison, suivaient davantage la politique du gouvernement colonial que les méandres complexes de la révolution algérienne à Tunis ou ailleurs. Premier épisode des négociations entre la Ve République et le nationalisme algérien, l’affaire de la wilaya IV annonçait également la fin de l’époque où soldats et fonctionnaires de la France traitaient directement avec l’indigène en position de faiblesse. La wilaya IV Pour qui connaît un peu les tensions entre Résistance intérieure et GPRF, pour ne rien dire de la période de Londres, l’idée de planter un coin entre les maquisards des wilayas et le GPRA de Tunis évoquera bien des réminiscences. L’affaire de la wilaya IV, telle qu’elle fut menée par de Gaulle, ressemble autant à un embryon de négociation de paix qu’à une tentative de diviser pour affaiblir l’adversaire. La wilaya IV était celle d’Alger. Vers le sud, elle s’étendait en direction de Médéa, à l’ouest elle comprenait la région d’Orléansville. Dès la bataille d’Alger, près de trois ans auparavant, le secteur avait été durement éprouvé du point de vue militaire. En mars 1960, la majeure partie du territoire algérien était bien contrôlée par la troupe, grâce aux grandes opérations du plan Challe de l’année précédente. Seuls les combattants des Aurès et des Némentchas présentaient encore quelque vigueur. Partout ailleurs, la désillusion était forte parmi les maquisards de l’intérieur. L’échec de l’ALN aux frontières, qui ne parvenait pas à faire pénétrer des unités combattantes significatives, plongeait ceux de la wilaya de l’Algérois dans la même inquiétude que celle qui gagnait l’ensemble de l’Algérie. Que dans ces conditions certains chefs, engagés directement sur le terrain, aient alors choisi la voie de la négociation avec la France peut sembler logique. Qu’ils aient ensuite le cadi (juge de paix musulman) de Médéa comme intermédiaire n’est pas non plus invraisemblable. L’homme était un de ces notables locaux qui pouvaient servir de lien entre le FLN et les autorités françaises. La suite, en revanche, prend une soudaine ampleur dont on peut encore s’étonner plus de trente après. Pour le général de Gaulle, à en suivre le récit de ses Mémoires d’espoir, l’affaire est simple. Il s’agissait de répondre aux « offres de De Gaulle », la fameuse paix des braves de 1958, prolongée jusque dans l’autodétermination de septembre 1959. La transaction fut rondement menée. Bernard Tricot, l’homme de l’Elysée dans l’affaire, nous en a laissé un récit fort détaillé que nous résumerons ici 20. Il fit la liaison entre Médéa et la présidence de la République, après que le cadi se fut rendu auprès d’Edmond Michelet, garde des Sceaux, porteur du message des maquisards. En mars, le responsable des liaisons et des communications de la wilaya IV, Lakdar, manifestement le plus ouvert, et deux chefs locaux, Abdelhalim et Abdelatif, se présentèrent devant Bernard Tricot, le préfet de Médéa et un colonel, chef du cabinet militaire du Premier ministre, Michel Debré. Lakdar n’était pas un vétéran des luttes politiques d’avant 1954. Fraîchement sorti du lycée, il semblait animé d’hostilité à l’égard des politiques de Tunis et de l’état-major. Ce jeune homme exprimait sans doute le pathétique d’une génération qui avait choisi les armes et qui y voyait l’impasse et le sacrifice. A ses côtés vint le colonel Si Salah, chef de la wilaya. Mohammed Zamoun qui se cachait derrière le pseudonyme de Si Salah était issu de la toute petite notabilité musulmane. Secrétaire de mairie, fils d’instituteur, il avait connu la torture dès avant la Toussaint, au temps où les Français pourchassaient l’OS. Membre du CNRA, il connaissait les querelles sans fin qui régnaient en Tunisie. Son adjoint militaire était un homme de l’Ouarsenis, Bounnaama Djilali, connu sous le nom de Si Mohammed ; c’était un homme rude, ancien sous-officier de tirailleurs de la dernière guerre. De Gaulle donna son feu vert. Lakdar, Si Salah et Si Mohammed partirent pour l’Elysée. Ils n’étaient pas des politiques, encore moins des diplomates. Le président de la République les reçut. Après leur entrevue avec le général, il furent, semble-t-il, fort impressionnés. Cela se comprend aisément. Peu de temps après, Mohammed faisait assassiner tous les chefs impliqués dans l’affaire, Lakdar, Adelatif, Abdelhalim, et s’apprêtait à livrer à Tunis Si Salah, pour qu’il y rendît des comptes. Il fut lui-même intercepté et éliminé par les hommes du 11e choc, unité militaire dépendant du SDECE 21. Challe voyait dans l’échec de l’affaire la responsabilité personnelle de De Gaulle, capable ici de duperie comme si souvent par ailleurs. Entre Challe et le président de la République, les différences de perspectives sont évidentes. L’un raisonne en chef de guerre, prompt à tirer les fruits de sa victoire. L’autre est l’homme de la fidélité à un axe directeur, qui est celui d’un règlement global permettant de désengager définitivement la France du conflit algérien. Pendant la dernière guerre, Challe était passé de l’armée d’armistice à la résistance intérieure, remportant dans le domaine du renseignement aérien d’importants succès. Il était notamment à l’origine de la livraison aux Alliés du dispositif de la Luftwaffe en France à la veille du 6 juin 1944. Un tel homme ne pouvait que saisir l’occasion qui lui était alors donnée de convertir en succès politique ce que tous les officiers français tenaient pour un incontestable succès militaire. De Gaulle au contraire sentait que les hommes de la wilaya IV n’avait pas l’assise nécessaire pour servir de base à un processus de paix. A de tels hommes, il ne pouvait proposer qu’une reddition dans l’honneur. Ainsi s’acheva la « paix des braves ». Cette fin tragique des chefs de la wilaya IV indiquait combien il était difficile de diviser le FLN, qui répondait à une logique politique d’unité tout à fait différente de celle d’un soulèvement ordinaire. La place était maintenant à l’appareil politique extérieur, renvoyant les hommes des maquis au martyrologe de l’après-indépendance. Les mystères de Melun A Melun, la négociation prit un tour tout autre. Ici aussi, nos sources sont malheureusement très restreintes. En matière diplomatique, l’échec rend peu loquace et on peut dire maintenant que Melun fut un échec. Echec mystérieux et surtout douloureux, parce qu’il prolongeait la guerre. Il y avait sans doute eu là une possibilité de faire cesser plus tôt tout ce qui ensanglantait l’Algérie et la France, sans que l’issue finale fût fondamentalement différente de ce qu’elle serait après Evian. C’est du moins ce que pensent encore aujourd’hui des négociateurs français comme Claude Chayet ou Bruno de Leusse, qui avaient derrière eux le dossier prématurément clos de Melun quand ils abordèrent ce qui serait Evian. Au printemps de 1960, la situation pouvait sembler favorable aux initiatives du Général. Les élections qui s’étaient alors déroulées en Algérie conféraient à la politique suivie par la France une légitimité accrue, pensaiton à l’Elysée. Ce n’étaient certes que des cantonales, mais le taux de participation y atteignait 57 %, signe manifeste pour le Général d’une approbation de ses directives par une partie des musulmans. Le 14 juin, il prit l’initiative d’un nouveau discours. Ce fut l’origine du malentendu. Le texte est pourtant très simple, et à le relire on comprend vite qu’il ne laissait guère de liberté de manœuvre aux Algériens du GPRA 22. Se tournant vers les chefs de l’insurrection, de Gaulle leur offrait une « fin honorable aux combats ». Le GPRA réagit alors avec une célérité qu’on ne lui connaissait pas. Réunis à Tunis le 20 juin, encouragés par Mohammed V lui-même, les hommes qui entouraient Ferhat Abbas pensèrent que l’heure était venue de négocier. La crise du FLN ne leur laissait pas beaucoup de choix. Ceux qu’ils déléguèrent pour préparer l’hypothétique entrevue de Ferhat Abbas et de Charles de Gaulle étaient parmi les plus brillants. Le plus ancien, Ahmed Boumendjel, âgé de cinquante-quatre ans, n’est pas un novice des négociations et des tractations avec la France coloniale. Jeune avocat au barreau de Paris, il a défendu Messali Hadj en 1939. L’autre, beaucoup plus jeune puisqu’il n’a alors que vingt-huit ans, avait lui aussi étudié le droit à la faculté d’Alger dans les années d’immédiate après-guerre. Mohammed Ben Yahia, promis à une brillante carrière tragiquement interrompue pendant la guerre Iran-Irak 23, avait connu une ascension rapide dans le FLN. Contrairement aux chefs militaires des semaines précédentes, les deux parlementaires ne furent pas conduits à l’Elysée mais placés sous bonne garde dans une préfecture. Le GPRA leur donnait un mandat bien délicat, qui était de négocier la reconnaissance de l’Algérie comme un véritable Etat, sans mettre fin à la guerre et aux violences. Pour Bernard Tricot, il n’y a pas d’autre explication à l’échec de Melun. Le Général n’était pas prêt à parler avec des hommes qui chaque jour s’efforçaient de tuer ses soldats dans les djebels et qui multipliaient les attentats contre la population civile. A Melun, il y avait aussi Michel Debré, qui, contrairement à ce qui allait se passer à Evian, contrôlait les négociations. Roger Moris, secrétaire général pour les affaires algériennes auprès du Premier ministre, se devait de lui faire un rapport précis de tout ce qui se passait. De plus, ce préfet était, comme son collaborateur, le général de Gastines, plus habitué à exécuter des ordres qu’à prendre des initiatives diplomatiques. On se sépara sur un constat d’échec qui satisfaisait beaucoup de monde. Ben Yahia et Boumendjel quittèrent la préfecture de la Seine-et-Marne le 29 juin 1960, quatre jours après leur arrivée. Ferhat Abbas ne devait jamais revoir le général de Gaulle qui l’avait tant marqué pendant la Seconde Guerre mondiale. Le général Crépin, qui avait remplacé Challe depuis le début de l’année, reprit l’offensive le 1er juillet contre l’ALN. Chapitre III VERS LE PREMIER EVIAN « Algérie algérienne » Il fallut que de Gaulle donnât l’impulsion qui placerait Français et Algériens sur la ligne droite de la paix. Le 4 novembre 1960, la politique de négociations entrait dans sa phase finale, même si bien des mois allaient être encore nécessaires pour que se dessinât enfin une ébauche d’accord. Comme approchait la fin de l’année 1960, la dimension interne du conflit commençait à peser sur un homme qui avait été rappelé au pouvoir par les partisans de l’Algérie française. Les contraintes internationales étaient, en Europe, au Proche-Orient comme vis-à-vis des deux super-grands, de plus en plus pressantes. Le général était ici le timonier. Dans l’accalmie relative de cet automne, il imposa la politique décisive. L’allocution du 4 novembre parlait clairement et distinctement d’Algérie algérienne et d’autodétermination. L’insistance sur les mots Algérie et Algériens était frappante : « ... une Algérie émancipée, une Algérie dans laquelle les Algériens eux-mêmes décideront de leur destin, une Algérie où les responsabilités seront aux mains des Algériens, une Algérie, qui si les Algériens le veulent, et j’estime que c’est le cas, aura son gouvernement, ses institutions et ses lois. » Pour la première fois, avec une insistance propre à la gravité du moment, l’idée de la séparation inévitable est évoquée, sans escamoter toute la brutalité qu’elle pouvait comporter. Il faut ici ajouter ce que nous rapporte Bernard Tricot sur les circonstances du discours. La formule marquante concernait une République algérienne, qui n’avait jamais existé et qui existerait un jour. Cette certitude, qui en émut plus d’un, ne faisait pas partie du projet et fut ajoutée au texte pendant l’allocution ellemême. Il s’agissait là d’un de ces traits gaulliens, propres à décontenancer les hauts fonctionnaires de l’entourage du chef de l’Etat, habitués à plus de réserve ; mais ajoutons que ces propos n’étaient pas tenus par l’homme vieilli qui lança sept ans plus tard un « Vive le Québec libre » si néfaste pour notre diplomatie. Le de Gaulle de 1960 était encore maître de lui, et conscient des nécessités de la diplomatie. Le Général en effet demanda à l’équipe présente son opinion. La réticence de celle-ci fut prise en compte, mais les contraintes techniques d’alors empêchèrent de couper le passage si souvent incriminé dans le camp des partisans de l’Algérie française 1. Dans l’immédiat comme sur le moyen terme, le contexte de cette allocution-charnière du 4 novembre donnait au tournant voulu par de Gaulle un caractère d’impérieuse nécessité. Il y avait d’abord la pression des activistes de l’Algérie française, qui se conjuguait aux incertitudes d’un Parlement élu en 1958 sur la promesse de conserver l’Algérie dans la République. A l’occasion du 11 novembre, les partisans de l’Algérie française se préparaient à frapper très fort, d’abord à Alger. La date avait une force symbolique certaine. La Grande Guerre était pour l’Algérie française une phase essentielle de son union avec la métropole, le moment où le mariage avait été vraiment consommé. L’attitude des troupes nord-africaines pendant les combats, le fait que toute intégration des musulmans passait traditionnellement par le souvenir de cette fraternité d’armes supposée ou réelle, le souvenir d’un maréchal Pétain, dont le gouvernement n’avait jamais vraiment perdu ici sa légitimité, tout concourait à faire de cet anniversaire le symbole de l’opposition au général de Gaulle et à sa politique algérienne. Et le jour de l’armistice, on dénombrait une multitude d’incidents en Algérie, la première série de plasticages. A mi-chemin entre les barricades et le putsch, le général pouvait ainsi profiter d’une conjoncture où si les tenants les plus virulents de l’Algérie française avaient déjà commencé à se manifester, ils n’avaient pas su encore trouver une organisation efficace. Chez les militaires, l’incertitude était grande. Les hommes du 13 mai n’avaient plus de pouvoir, ceux du putsch de l’année suivante se cherchaient encore un chef. Même si le maréchal Juin, camarade de promotion de De Gaulle à Saint-Cyr entre 1910 et 1912, pouvait fait entendre sa voix, qui était celle d’un héros et d’un Français d’Algérie, les colonels activistes étaient encore à se demander qui dans l’armée pourrait être l’âme d’une action déterminante. Le général Salan rejoindrait Madrid en janvier. En attendant, sur ce front donc, destiné à être à partir de l’année suivante le plus brûlant, le calme précédait manifestement la tempête. Il existait alors dans l’opinion française, selon la formule employée par de Gaulle le 4 novembre, « deux meutes ennemies, celle de l’immobilisme stérile et celle de l’abandon vulgaire ». Celle de l’Algérie française était ainsi dans une phase sinon de sommeil, du moins infiniment plus calme qu’au début de l’année. L’autre groupe, récusé par le chef de l’Etat, avait au contraire multiplié les initiatives propres à compliquer davantage la situation intérieure. Deux mois auparavant, l’appel des 121 était publié, au moment même où s’ouvrait le procès du réseau Jeanson d’aide au FLN. Des manifestations étaient organisées par les communistes, notamment le 27 octobre. Tout concourait ainsi à faire de la question algérienne non une immédiate nécessité comme pendant la semaine des barricades, mais un lancinant problème. Ce n’était cependant pas la politique française qui semblait faire pression sur les décisions du Général. Le président de la République dressait aux Français un tableau plutôt sombre de ce qui se préparait sur la scène internationale. Si l’« empire soviétique » y était peint sous les couleurs les plus noires de l’oppression, la Chine était présentée comme son second et successeur éventuel. A l’heure où le GPRA tissait avec le pays de Mao des liens qu’il espérait fructueux, il n’était pas innocent qu’à Paris on s’en prît à la Chine populaire. Quelques semaines auparavant, Ferhat Abbas avait effectué un long voyage en Chine. Les Algériens étaient allés chercher chez les plus farouches partisans de l’affrontement avec les impérialistes aide et soutien. En pleine querelle sino-soviétique sur les modalités de la lutte contre l’Occident, le GPRA pouvait sembler pencher vers le camp des durs chinois. L’allusion était ainsi transparente à qui connaissait les activités de la diplomatie algérienne, pour ceux qui à Paris brandissaient sans cesse la menace d’une soviétisation de l’Algérie. Plus marquée encore par la conception gaullienne de l’indépendance nationale, ce qui était dit de 1’« Amérique » et de ses problèmes raciaux, sorte d’invitation à balayer devant sa porte. Le contexte international, plus que la situation en France ou en Afrique du Nord, était ainsi à l’ordre du jour. De Gaulle cherchait à faire un tableau du monde où l’incident algérien aurait sa véritable dimension, bien en deçà du bruit et de la fureur qui régnaient en France sur le sujet. Par ce genre de texte le chef de l’État s’efforçait d’extirper les Français de la crise algérienne, les tournant vers de plus nobles préoccupations géopolitiques. Le poids du monde venait à point nommé pour éclairer la France sur sa destinée, encombrée par la tourmente algérienne. L’effort de lucidité que demandait le président passait par une prise de conscience de la place du conflit algérien dans les réalités mondiales. Certes, les mots de De Gaulle étaient, comme à son habitude, ceux d’un homme qui ne maniait que les grands ensembles. Derrière eux cependant se dessinait le contexte international qui préoccupait le Général et sa diplomatie, mobile essentiel de son désengagement algérien. L’Algérie, la France et le monde à la fin de l’année 1960 L’URSS était bien sûr la première visée par le discours du général. En octobre 1960, sa politique à l’égard du mouvement algérien avait pris un tournant décisif. Ferhat Abbas s’était rendu par deux fois au Kremlin à la veille et au lendemain de son étape chinoise. L’accueil de Khrouchtchev, même officieux, valait bien une reconnaissance du GPRA. Celui que Ferhat Abbas appelle le Premier ministre soviétique avait également retrouvé les Algériens à New York, pendant la session de 1960 de l’assemblée des Nations unies. Les propos à l’adresse de Krim Belkacem, rapportés par le président du GPRA lui-même, annonçaient une politique de règlement du conflit sous un angle franco-algérien. Mr. K. recommandait de « chercher avec la France, et avec la France seule, un compromis honorable pour mettre fin à la guerre. De toute manière, l’Algérie, en tant que pays arabe, sera un pays indépendant 2 ». L’attitude diplomatique de l’Union soviétique à l’égard de la question algérienne était rendue complexe par un ensemble de facteurs de tension où la France du Général ne jouait sans doute pas le rôle qu’aurait voulu le président français. L’amorce de détente, qui avait pu faire croire au général de Gaulle que la France trouverait une marge de manœuvre entre l’Est et l’Ouest, semblait enterrée par l’échec du sommet international de Paris au mois de mai 1960 3. Les Soviétiques déchantaient sur les velléités d’indépendance annoncées par le président. En outre, à cette date, de Gaulle n’a pas une aura diplomatique exceptionnelle, tandis que l’état de grâce diplomatique qui avait suivi son retour aux affaires était évanoui. L’URSS pouvait ainsi se lancer sans remords dans une politique maghrébine offensive en se tournant vers le GPRA, et avec d’autant plus de vigueur que le rival chinois commençait à s’intéresser à la région. De Gaulle devait ainsi avoir pleinement conscience que la situation internationale n’était pas favorable à la France si elle cherchait à échapper aux négociations sur l’indépendance algérienne, et que l’enlisement militaire menaçait, s’il y avait soutien des deux principales puissances communistes. A Moscou, le 10 juillet, la Pravda avait dénoncé la politique de la France en Algérie, tout en faisant l’éloge de De Gaulle. Le « monde libre » offrait presque autant d’inquiétude en cette fin d’année 1960. A l’ONU, « machin 4 » certes peu prisé par le général, s’était donc ouverte depuis septembre la nouvelle session de l’Assemblée générale. De Gaulle ne s’y était pas rendu pour célébrer le quinzième anniversaire de l’organisation. Les Américains y cherchaient une issue honorable, qui, sans les discréditer à l’égard du tiers-monde, ménagerait l’allié français. Dans le climat de retour à la tension avec Khrouchtchev, la Weltpolitik de l’administration Eisenhower ne pouvait souffrir qu’une seule région du monde pût glisser vers l’influence soviétique. Or depuis quelques mois, l’Algérie n’était pas le seul terrain où la diplomatie soviétique était susceptible de manœuvrer. On parlait d’ouvertures du Kremlin à l’égard du Maroc. On le sait depuis la dernière guerre mondiale, le Maroc jouit d’une position à part dans la politique américaine en Méditerranée. Mécontenter l’opinion maghrébine n’eût pas été favorable à la position des Etats-Unis dans le monde décolonisé. Laisser s’installer une menace au sud de Gibraltar était, plus ponctuellement, une hérésie stratégique. Le discours du 4 novembre, en engageant la France dans la voie de la négociation, soulageait grandement les Américains. La « République algérienne » dont parlait de Gaulle pouvait bien être celle de Ferhat Abbas qu’on voyait négocier à Moscou, ou pire à l’époque, à Pékin. Si la France assistait à la réalisation de l’indépendance, sans interférence de l’ONU, les risques majeurs pouvaient être évités. Le 19 décembre, l’organisation prônait l’autodétermination. Au moins les Français avaient-ils eu de l’intuition. De Gaulle qui semblait parler seul face à la coalition hostile du monde n’était donc pas aussi solitaire dans sa démarche. On pourrait presque dire que le discours du 4 novembre sut s’inscrire avec beaucoup d’exactitude dans le nouveau contexte international, tout en offrant aux alliés les garanties sur l’issue prochaine de la crise algérienne. On a fait grand cas du rôle de J.F. Kennedy dans cette affaire. Dès 1957, le jeune sénateur a eu à l’égard de l’Algérie une attitude qui ne pouvait que déplaire aux partisans de la présence française. Sa position, celle d’un président en puissance à l’automne 1960, n’était sans doute pas aussi franche qu’on l’imagine. Il était prêt à assumer sur ce point l’héritage de l’administration précédente, fondée sur le maintien d’un équilibre avec la France. Le FLN après Melun Ce nouveau contexte, le FLN ne pouvait pas ne pas en tenir compte. Après la déception de Melun, Ferhat Abbas avait de nouveau évoqué la lutte. La solution des « mitraillettes », pour parler comme le général, était-elle tellement revenue à l’ordre du jour ? La réponse est complexe, à la mesure des multiples difficultés du FLN en 1960. Il y a bien sûr l’apparence. Devant la rigidité française, le GPRA évoquait de nouveau la solution militaire. Le 5 juillet, depuis Tunis, Ferhat Abbas affirmait que l’indépendance s’arrachait. Mais l’ancien pharmacien évolutionniste de Sétif connaissait trop bien la France pour ne pas comprendre que Melun, première véritable négociation directe, mettait fin à des lustres d’immobilisme, bien antérieurs à la guerre elle-même. Il devait le reconnaître par la suite dans son Autopsie d’une guerre. Les documents dont nous disposons actuellement, grâce surtout à Mohammed Harbi, sont encore plus éclairants que la prose postérieure du président du GPRA. En août 1960, dans un rapport au gouvernement provisoire daté du 4, Abbas donnait un tableau sombre de la situation sur le terrain à l’intérieur de l’Algérie comme aux frontières. Sur le plan militaire, l’impossibilité de communiquer vraiment avec les maquis rendait peu vraisemblable qu’on pût mettre fin à l’étouffement entamé avec le plan Challe de 1959. De plus, le président du GPRA sentait avec acuité la menace qui pesait sur son autorité. Double menace, puisqu’elle venait à la fois des Français et de l’intérieur du FLN. Hommage involontaire à l’efficacité du quadrillage français, le rapport du 4 août faisait état des progrès de la France en matière économique et sociale. La population algérienne était peut-être hostile à la France (à en croire Ferhat Abbas, rien n’est alors moins sûr), mais cela n’impliquait pas qu’elle fût devenue favorable au GPRA 5. Sur ce point précis, le FLN était profondément divisé. Les hommes de l’état-major croyaient encore à la possibilité d’une issue militaire. Les conséquences de l’échec de 1959 apparaissaient comme positives : on avait repris la stratégie éclatée des quatre premières années de guerre, et l’ouverture d’un « nouveau front » dans le Sahara était le gage d’une dispersion nouvelle des forces françaises. Face au dispositif français, les troupes de l’ALN étaient pourtant dans une position de faiblesse insigne depuis 1959 et le plan Challe. Les experts varient sur les chiffres comme il se doit en un tel domaine. Environ dix mille hommes « opérationnels » sans doute, sans armement lourd, ni avions. Le projet avait longtemps été caressé de faire évoluer la guerre vers un affrontement classique où progressivement l’ALN serait devenue un rival susceptible d’infliger des pertes sensibles aux Français comme les troupes de Giap en Indochine à partir de 1950. Rien de tel ne pouvait se dessiner lorsque parla de Gaulle le 4 novembre. Quelques semaines auparavant, deux divisions étaient lancées contre la wilaya I, AurèsNementchas. Elles ne rencontrèrent plus guère de troupes organisées de l’ALN. En revanche, l’arme du terrorisme était de retour. Des attentats avaient eu lieu avec une vigueur nouvelle pendant l’été, en particulier dans la région d’Alger. En massacrant les estivants de la plage de Chenoua, les chefs de la wilaya IV, et surtout si Mohammed, tiraient leurs conclusions de l’échec des pourparlers avec la France. Rien de majeur sur le plan militaire, alors que les hommes de Godard menaient à bien de fructueuses actions de guerre psychologique, qui désorganisaient cette même wilaya. La période n’était donc pas très favorable du côté algérien. Même si sur le plan diplomatique, l’équipe de Ferhat Abbas était devenue un élément non négligeable des grandes manœuvres de la décolonisation finissante, les divisions en germe pouvaient, comme si souvent depuis 1954, déboucher à tout moment sur un éclatement du FLN. La France, informée de cet état de fait, pensait qu’un conflit interminable ferait disparaître la légitimité de l’interlocuteur privilégié que devait être le gouvernement provisoire de Tunis. Il y avait au GPRA des hommes croyant que le général de Gaulle pouvait offrir l’indépendance et la paix. Les coups de sonde postérieurs confirmeront les soupçons. Pour prendre la mesure de tous ces frémissements algériens, de Gaulle avait besoin d’une équipe dévouée et fiable, qui fût pour les Algériens un gage de la parole de la France. Les hommes du Général Le Conseil des ministres du 16 novembre fixa pour janvier le référendum qui permettrait aux Français de se prononcer sur la politique d’autodétermination. Décision importante qu’accompagnait la formation, quelques jours plus tard, d’une nouvelle équipe, celle du ministère d’Etat aux Affaires algériennes. Un ministère, et qui plus est d’Etat, s’installait dans les locaux de la rue de Lille. Il était confié à Louis Joxe, qui allait être le pivot de toutes les négociations à venir. Il me faut ici revenir un peu plus en détail sur ce choix. Joxe n’était pas, ses collaborateurs non plus, un connaisseur des questions algériennes. L’Algérie, il l’avait certes rencontrée auparavant. Cette expérience remontait à la dernière guerre, dans des circonstances bien différentes. Né en 1901, Louis Joxe, professeur agrégé d’histoire, était ce qu’il est convenu d’appeler un homme de gauche. Pendant le Front populaire, il avait appartenu au cabinet de Pierre Cot, ministre de l’Air, ce qui le plaçait sous les ordres d’un directeur qui n’était autre que Jean Moulin. Quand vint l’effondrement de la France et le régime de Vichy, Louis Joxe, alors inspecteur des postes à l’étranger de l’agence Havas, trouva une sorte d’exil en regagnant l’enseignement et un poste au lycée d’Alger. On ne sait si, comme l’évoque Jean Lacouture, il se souvenait d’avoir enseigné les révoltes de l’Afrique romaine à ses élèves d’alors 6. D’après Vincent Labouret, son proche collaborateur, il avait gardé de ce passage au lycée d’Alger un souvenir agréable et beaucoup d’affection pour les pieds-noirs, contrairement à la réputation d’exécutant froid de la politique gaullienne qu’il pouvait avoir 7. Louis Joxe n’était pas pour Vincent Labouret un fonctionnaire sans âme. C’était un homme sensible, plutôt « artiste » 8. C’est dans l’épisode algérois de la Seconde Guerre mondiale qu’il faut rechercher l’origine de la nomination de Louis Joxe à ce poste essentiel dans le dispositif du général de Gaulle. Secrétaire général du CFLN 9, Louis Joxe s’était fait remarquer par de Gaulle pour son efficacité et sa discrétion. L’homme était une « tombe », pour reprendre l’expression significative employée par un autre de ses collaborateurs, Claude Chayet 10. Ayant mené une brillante carrière diplomatique, Louis Joxe était ministre de l’Education nationale quand de Gaulle le choisit pour cette tâche exemplaire. On ne peut que regretter qu’il n’ait pas laissé de traces écrites de son rôle, puisqu’il n’écrivit jamais de Mémoires sur cette période. L’homme qui s’installait rue de Lille était un modèle de réserve. De la discrétion, il y en aura beaucoup autour de l’équipe Joxe. Sans existence tangible pour l’opinion, cette équipe ministérielle était réduite à sa plus simple expression. Inconnue du Journal officiel, elle était composée en majorité de purs techniciens, dont les liens avec l’Algérie étaient la plupart du temps fort minces, voire inexistants. Claude Chayet, diplomate professionnel comme l’était le directeur des Affaires politiques, Bruno de Leusse, se souvient de son arrivée au nouveau ministère d’Etat. Il avait été recommandé par Michel Debré, plus en raison d’affinités entre leurs pères respectifs que par communauté de vue sur l’Algérie. Il ne connaissait pas l’Algérie, et n’y trouvait pas grand inconvénient. Il se définit encore lui-même comme un simple ouvrier. « Là où il y a une fuite d’eau, on appelle le plombier pour changer le tuyau », rappelle-t-il non sans malice, lui qui n’avait pris connaissance du dossier algérien qu’à New York, membre de notre délégation auprès de l’ONU. Cela n’empêcha nullement le correspondant de l’Aurore, Jacques Soustelle soi-même, de le prétendre gagné à la cause de l’indépendance algérienne. A priori, Claude Chayet ne croyait pas à l’intégration de l’Algérie dans la France, et évoque encore aujourd’hui comme absurde l’idée d’une Assemblée nationale où siégeraient cent quatrevingts Algériens, en écrasante majorité musulmans. Lorsque le directeur du personnel le rappela à Paris, c’était un dimanche. Claude Chayet obtint un délai et regagna Paris seulement... le lundi. Se présentant à l’entrée du ministère, il fut, comme il se doit, arrêté par l’huissier. Lequel, ne le connaissant pas, lui fit remplir le traditionnel formulaire qu’on réserve aux visiteurs. Louis Joxe de réagir aussitôt et de reprocher à son nouveau collaborateur d’être entré par la grande porte, ce qui était un manque de prudence manifeste dans une situation aussi tendue. Il est vrai que le climat se dégradait très vite avec les partisans de l’Algérie française et que les précautions les plus grandes n’étaient en rien inutiles. Par la suite, des menaces, toujours anonymes, poursuivront Claude Chayet jusqu’à l’ambassade de France à Pékin. Ce qui ne semble pas avoir effrayé outre mesure un homme qui fut intégré dans la diplomatie en 1945 en tant qu’ancien combattant de vingt-cinq ans, après avoir assuré le poste d’adjoint au commissaire de la République à Orléans pendant la Libération. Le directeur des affaires politiques était également un homme du Quai d’Orsay qui, selon Vincent Labouret, s’ennuyait quelque peu à la direction d’Europe. Bruno de Leusse était un habitué des négociations internationales, encore moins expansif que Chayet. Là où ce dernier voyait des ouvertures, Bruno de Leusse constatait souvent de la rigidité dans le dialogue la plupart du temps pénible avec les Algériens. A eux deux ils formaient une équipe sans nul doute complémentaire. Les deux hommes seraient la cheville ouvrière de l’équipe française, discutant inlassablement avec les Algériens. A leurs côtés, Vincent Labouret, chef de cabinet, qui travaillait avec Louis Joxe au Quai d’Orsay, depuis que celui-ci avait remplacé René Massigli comme secrétaire général après l’affaire de Suez. Il s’occuperait plus spécialement des questions d’information et des relations avec les diplomaties étrangères. Outre ces professionnels de la diplomatie, destinés à faire une forte impression sur les délégations algériennes, qui ne manqueraient pas d’être sensibles à leurs antécédents internationaux et à leurs capacités de dialogue, on remarquait des hommes qui avaient connu l’Afrique du Nord sur le terrain. Deux noms doivent ainsi être également attachés à cette équipe Joxe, chargée de construire la paix en Algérie. Le premier était celui de Jacques Legrand. Venu du corps préfectoral, il avait été en poste à Constantine. Le second était un ancien de la rue de Lille : Yves Roland-Billecart, inspecteur des finances et donc propulsé expert ès économie, connaissait davantage les questions nord-africaines. Conseiller du chef du premier gouvernement tunisien au lendemain de l’indépendance de ce pays, il avait rejoint l’équipe de René Brouillet rue de Lille en juin 1958. Comme René Brouillet ou Bernard Tricot, on pourrait le décrire comme l’homme de la filière « tunisienne ». A Tunis, les coïncidences avaient par ailleurs placé sur son chemin un jeune Algérien, venu respirer l’air plus libre de l’ancien protectorat : Mostefaï, qu’on retrouverait par la suite dans d’autres circonstances. Ajoutons Philippe Thibault pour les relations avec la presse et nous aurons au complet, moins les services, le personnel du ministère de Louis Joxe. Une toute petite équipe, un instrument idéal pour le chef de l’Etat, qui saurait y adjoindre des hommes de confiance, comme Georges Pompidou. Au même moment, à Alger, Jean Morin, qui avait été le plus jeune préfet de France en 1944, remplaçait 1’« économiste » Paul Delouvrier, fatigué. L’heure n’était plus au développement de l’Algérie. Les hommes du général étaient des fonctionnaires rompus à l’exécution des ordres, des techniciens, avec à leur tête un homme ayant l’expérience des méandres de la politique française et internationale. Rue de Lille, ils reprenaient les locaux de l’ancien secrétariat général aux Affaires algériennes auprès du chef du gouvernement. De tout petits locaux, qui sont aujourd’hui ceux de la résidence personnelle de l’ambassadeur d’Allemagne. Qu’importe, puisque tout se jouerait ailleurs. Pas plus qu’en juin 1960, Paris ne serait le lieu des négociations. Cette fois, ce n’était pas dans une préfecture, mais à l’étranger, dans la très neutre Suisse, que se nouerait le dialogue. Enfin le dialogue Sans les intermédiaires suisses, les contacts eussent probablement été beaucoup plus complexes. On connaît mieux, depuis le récent livre de souvenirs que le diplomate de la Confédération, Olivier Long, a consacré aux accords d’Evian 11, les préliminaires, même si les acteurs français peuvent lui reprocher d’avoir quelque peu tiré la couverture à lui. Résumons-les ici rapidement. Certains personnages nous sont déjà bien connus. Ferhat Abbas d’abord qui se sentait pressé de plus en plus par le temps. Le sentiment que la montée en puissance de l’état-major de l’ALN allait déborder le GPRA était un puissant moteur. L’homme de confiance du président Abbas s’appelait dans ces circonstances Taïeb Boulahrouf. Il représentait alors le GPRA à Rome 12. L’élégant « Pablo » était un homme idéal pour une mission secrète de la plus haute importance. Dans son hôtel suisse, Boulahrouf se faisait passer pour un Espagnol. Rien que de l’ordinaire pour ce spécialiste de la clandestinité. A vingt-deux ans, le 8 mai 1945 à Bône, il avait vu s’abattre la répression. Plusieurs fois emprisonné, torturé, ce membre de l’OS dans l’est de l’Algérie avait un passé de militant éprouvé. Proche un moment du Parti communiste algérien, il avait été également en contact avec les communistes français. Play-boy sans doute irritant pour des diplomates de carrière, Taïeb Boulahrouf était un agent sûr. Par l’intermédiaire d’un avocat genevois, Me Nicolet, Boulahrouf entra en contact avec le Département politique de Berne, l’équivalent de notre ministère des Affaires étrangères. Un diplomate, Olivier Long, travaillant alors auprès de l’Association européenne de libre-échange, poste non politique qui était une excellente couverture, fut chargé du dossier par les Suisses. Les liens de famille et d’amitié allaient jouer un rôle déterminant dans cette affaire d’Etat. L’épouse d’Olivier Long était cousine de celle du professeur de médecine Jean Bernard, laquelle était elle-même une amie d’enfance de l’épouse de Louis Joxe. Ce fut ainsi le bureau du professeur Jean Bernard qui servit de lieu de rencontre entre Louis Joxe et Olivier Long. Tout cela pourra sembler rocambolesque ou trop parfait. Il faut ajouter que des contacts ont dû se produire ailleurs, simultanément ou non. Les gens du SDECE n’étaient bien sûr pas inactifs dans une telle affaire. A l’hôtel Matignon, il existait une cellule, dirigée par Constantin Melnik, qui, probablement de concert avec les services secrets, cherchait elle aussi les contacts avec les Algériens. On dut lui faire cesser ses activités. Entre Paris, Tunis et Genève se déroulait un ballet secret de négociations dans lesquelles était impliqué, outre Boulahrouf, au moins Ahmed Francis, proche s’il en fut de Ferhat Abbas. Parler avec le GPRA demandait qu’on clarifiât d’abord les relations entre les différentes instances gouvernementales. Matignon devait céder le pas ; les hommes du général, autour de Louis Joxe, auraient la priorité. Le régime gaulliste avait les moyens de parler d’une seule voix, qui ferait qu’il n’y aurait pas de Melun, et encore moins de 22 octobre 1956. Le 2 février, Claude Chayet rencontrait Saad Dalhab, numéro deux des Affaires étrangères du GPRA derrière Krim Belkacem qui occupait un fauteuil qu’on lui avait confié pour l’écarter des affaires militaires. L’homme était, de l’avis unanime de ses interlocuteurs, l’un des plus intelligents et des plus ouverts parmi les Algériens auxquels ils auraient affaire. Claude Chayet connaissait Saad Dahlab, au moins de vue, puisque celui qui serait en 1961 le ministre des Affaires étrangères du troisième GPRA, dirigé par Ben Khedda, s’était trouvé en même temps que lui au siège des Nations unies de New York. Cet ancien fonctionnaire des contributions devint un personnage clé, destiné à garder le contact le plus longtemps possible avec les Français. Dahlad indiqua à son interlocuteur français que, si l’on devait reprendre le dialogue, il ne fallait plus de Melun. Les Algériens voulaient parler avec des hommes sûrs, reflets d’une politique unique de la France. L’ouverture décisive allait se produire quelques semaines plus tard à Lucerne, avec d’autres négociateurs. Nous avons déjà présenté Bruno de Leusse. Il ne serait pas mauvais de rappeler ici qui était alors Georges Pompidou. Le « normalien sachant écrire » qui dirigea à la Libération le cabinet du général de Gaulle, président du GPRF, était devenu un banquier influent, occupant des fonctions de directeur à la banque Rothschild. Comme Joxe et bien d’autres collaborateurs du Général, il était là pour sa capacité à transmettre les consignes. Sa présence résumerait à elle seule la nature des relations de confiance qu’on souhaitait établir, des deux côtés. Pompidou était en effet l’homme que le GPRA voulait rencontrer. Sans qu’il y eût de précision portant sur une quelconque personnalité, les Algériens espéraient qu’on leur enverrait un émissaire dont la parole serait celle du Général. Pompidou offrait toutes les garanties de fidélité. Directeur de cabinet à la Libération, poste où il avait été proposé par René Brouillet, Georges Pompidou l’avait été également en 1958, quand de Gaulle était le dernier président du Conseil de la IVe République. De nombreux liens personnels attachaient à la personne du chef de l’Etat celui qui était le trésorier de l’Association Anne de Gaulle. Les deux émissaires français allaient rencontrer Boumendjel et Boulahrouf à Lucerne le 19 février, puis à Neuchâtel le 5 mars. Lorsque l’on compare le compte rendu qui fut fait par chacune des deux parties, on est frappé de voir combien les positions sont divergentes, y compris dans la perception de ce qui s’est dit. Certes, les choses étaient, de l’aveu de Boumendjel, bien plus faciles qu’à Melun. Le contraire eût été pour le moins étonnant, quand on se souvient du sentiment quelque peu carcéral qu’avaient eu Boumendjel et Ben Yahia dans la préfecture de la Seine-et-Marne. La nature nécessairement informelle des entretiens secrets facilitait sans doute cette première prise de contact helvétique. Les propositions françaises, résumées par Bernard Tricot 13 qui suivait auprès du président de la République tous les pourparlers, étaient dans la ligne du discours du 4 novembre. La souveraineté d’un Etat algérien n’était à l’évidence plus remise en cause. Les émissaires français cherchaient simplement à savoir comment, du côté algérien, on envisageait les relations entre le nouvel Etat et son ancienne métropole. La France voulait également s’assurer du sort des populations restées françaises après l’indépendance, et conserver deux éléments qui lui paraissaient vitaux pour son statut de grande puissance : la base de Mers el-Kébir et le Sahara, considérés comme le patrimoine légitime de la France. Cette notion de patrimoine était capitale pour le général, qui souhaitait « récupérer la mise », selon la formule déjà citée. Traduites par le seul Algérien qui nous ait pour l’instant laissé un témoignage écrit sur les négociations, Benyoucef Ben Khedda 14, les offres françaises semblent irréductibles du point de vue du FLN : la souveraineté algérienne telle qu’elle était proposée par la France était comprise de ce côtéci comme une proposition d’autonomie interne. Aussi voyait-on d’un mauvais œil toute question sur la nature des liens entre l’Algérie et la France. La poser était éveiller un soupçon sur la pleine et entière souveraineté du futur Etat, de même que la question des populations semblait être là comme un coin enfoncé dans l’Algérie nouvelle. Le Sahara faisait déjà figure de pierre d’achoppement : de Gaulle aimait à le représenter comme une mer avec ses archipels et ses riverains, qui, nordafricains ou sahéliens, y détenaient des droits comme on détient des droits sur des eaux territoriales ; la France se réservant bien sûr la part du lion dans une haute mer qu’elle avait pris l’habitude de sillonner. Pour les Algériens, le Sahara était purement et simplement une partie du territoire national qu’il ne fallait pas amputer. Cette question de l’intégrité de l’Algérie post-coloniale faisait naître d’autres inquiétudes. La France souhaitait protéger les populations qui lui resteraient fidèles. Outre les « Européens », parmi lesquels il fallait bien sûr comprendre la communauté juive qui, tout en étant aussi autochtone que la plupart des musulmans, avait vu son destin lié de façon irréversible à celui de la communauté française par l’acquisition de la nationalité française en 1870, les Algériens pouvaient redouter que la puissance coloniale choisît de diviser les populations pour mieux morceler le territoire. Ils craignaient par-dessus tout que la France n’essayât de traduire sur le terrain les divisions entre les populations algériennes. L’idée du partage était fort ancienne, on serait tenté de dire vieille comme l’Algérie. Elle se nourrissait alors d’expériences qui n’avaient pas encore totalement avorté : la Palestine et l’Inde. Dès 1957, alors que le pétrole qui jaillissait au Sahara faisait briller l’Algérie de feux nouveaux et incomparables, on avait déjà réfléchi à une éventuelle partition. Deux axes dominaient ce genre de projet : conserver l’Algérois et l’Oranais, zones majeures de peuplement européen, et garantir la liberté du pipeline du Sahara et de son terminal. Robert Hersant et le groupe radical étaient les auteurs de ce plan de partage. Les Algériens musulmans bénéficieraient d’une certaine autonomie dans la région de Tlemcen, en Kabylie et dans le Constantinois. Toute idée de ce genre nous plonge aujourd’hui dans une stupeur naturelle renforcée par l’expérience de désastres postérieurs. Pourtant, en 1961, ces plans étaient de nouveau exprimés par un proche du Général d’abord dans les colonnes du Monde 15. Il y avait une autre crainte, plus sourde et plus implicite, qui était de voir la France s’engager dans une politique de morcellement de l’Algérie où certaines populations musulmanes, celles qui avaient fourni grand nombre de supplétifs harkis l’année précédente en particulier pourraient opter pour la France. De même, la crainte du morcellement était visible dans le refus algérien d’envisager une table ronde avec des interlocuteurs multiples. C’eût été faire entrer dans la négociation Messali et le MNA, contre qui le FLN avait lancé une guerre civile larvée. Le MNA n’était plus en 1960 une force politique signifiante. Il avait été laminé par l’action du FLN, en particulier auprès de l’immigration algérienne en France. Mais les gens du FLN se méfiaient toujours d’un sursaut messaliste orchestré par la France. Quand, le 5 mars à Neuchâtel, les émissaires français reprirent contact avec Boumendjel et Boulharouf, les positions avaient quelque peu évolué. Le Sahara restait pour de Gaulle une nécessité impérieuse, et le désert du Sud serait plus tard la pierre d’achoppement majeure, tandis que la question des interlocuteurs autres que le FLN avait déjà trouvé une ébauche de solution. On négocierait avec le FLN, et on parlerait avec les autres. L’arrêt des hostilités restait hypothétique. Pour la partie algérienne, un cessez-le-feu n’était acceptable que pour conclure une négociation d’indépendance menée à son terme. Le préalable, d’une trêve, qu’on l’appelât « paix des braves » ou « couteaux au vestiaires » comme le faisait le général, n’était pas négociable. Malgré toutes ces difficultés, dont certaines, comme la question du Sahara, annonçaient des négociations pénibles, il semble que le courant ait alors passé. Pompidou et de Leusse apparurent aux Algériens comme des interlocuteurs et non comme les représentants de la tutelle coloniale haïe qu’avaient été le préfet Moris et le général de Gastines. Le 30 mars, l’annonce simultanée à Tunis et à Paris de l’ouverture des négociations le 7 mai montrait que les préludes n’avaient pas cette fois débouché sur un échec comme l’année précédente à Melun. Le nom d’Evian avait été choisi très vite. Proche de la frontière suisse, la ville communiquait avec la Confédération helvétique par le lac Léman. Les difficultés commencèrent très vite. Le 31 mars, en voyage à Oran, Joxe évoqua de nouveau le MNA. La presse, à l’affût d’un peu de sensationnel sans doute, se fit tout naturellement l’écho de cette volonté française de négocier avec les partisans de Messali Hadj. Lequel Messali ne s’était pas privé de jeter de l’huile sur le feu dans ses publications en évoquant, deux jours auparavant, des négociations avec le MNA comme avec le FLN. Difficile à comprendre lorsque l’on considère l’issue du dialogue avec le FLN, ce souci français de ne pas négliger une composante historique et importante du nationalisme nord-africain avait un caractère impérieux. Jamais la République n’aurait pu concéder au FLN ce monopole qui semblait annoncer les prémisses d’un Etat totalitaire. Jusqu’au bout, la logique française était celle de la pluralité des voix algériennes. Il faut ajouter que l’importance du MNA parmi les Algériens de France rendait ces déclarations presque nécessaires. Pourtant la légitimité nouvelle d’Abbas et du GPRA avait soudain surgi en décembre 1960. Du 13 mai aux barricades, la rue algérienne était pour la France. Le tournant des manifestations du 11 décembre, pendant la dernière visite que devait faire de Gaulle en Algérie, révélait l’existence d’un sentiment national chez les masses algériennes. A l’« Algérie française » des ultras et à 1’« Algérie algérienne » du Général répondait un cri, celui d’« Algérie musulmane », qui dans les rues des grandes villes traduisait le vrai désir de la population. Si la foule acclamait Abbas et le GPRA, c’était l’Islam, ciment national, qui était au premier plan. Ce qui frappa les témoins français, civils et militaires de tout bord, était le drapeau vert, blanc et rouge qu’on appelait alors celui du FLN. Le symbole arabo-islamique, qu’avait conçu autrefois Messali, était omniprésent, parfois simple croissant et étoile dessinée sur un morceau de carton. On pourrait ajouter l’hymne du FLN au drapeau 16. Il y avait ainsi en Algérie, derrière les couleurs du nationalisme, une vague nationale. Nul ne pouvait le nier de bonne foi. Un mois plus tard, le 8 janvier 1961, le référendum tant attendu sur l’autodétermination enterrait la troisième voie algérienne, et les derniers espoirs d’une solution médiane qui garderait dans le giron français une partie des musulmans. A un espoir politique, l’Algérie musulmane répondait par une logique nationale. Personne en France n’était aussi obsédé par le fait national que de Gaulle. Le message était clair. Il n’y eut qu’un peu plus de 17 % de non sur un corps électoral algérien qui comportait environ 12 % d’Européens, 41,2 % d’abstentions contre 39,1 % de oui. Les consignes du FLN avaient été plus fortes que les espérances placées par la France dans une Algérie qui s’autodéterminerait selon nos vœux. Le dernier acte pouvait maintenant se jouer. Les premiers tracts de l’OAS circulèrent au cours de l’hiver 1961. Au lendemain de l’annonce de l’ouverture de pourparlers à Evian, le 31 mars, une bombe tuait le maire de la ville, Camille Blanc. Quelques semaines plus tard, ce fut la révolte algéroise de l’armée. Une dernière fois, on trembla donc à l’Elysée comme dans toute la France au sujet de la paix en Algérie. Aujourd’hui, il est évident que cette crainte du « fascisme » était alors démesurée. Notons seulement que le putsch n’eut qu’un faible effet retardateur sur les négociations et qu’il offrit à la France une occasion d’en finir vite, au lendemain de l’effondrement de ce que de Gaulle redoutait le plus parmi les ultras, l’armée qui l’avait porté au pouvoir. Une chance s’offrait sans doute à Evian, qui ne put être saisie. Le 8 mai de Gaulle pouvait annoncer à la France : « L’avenir de l’Algérie et les moyens de le faire ouvrir par le suffrage, nous entendons en discuter à fond avec les diverses tendances, notamment ceux qui nous combattent. C’est essentiellement cela que nous comptons aborder aux prochaines rencontres d’Evian 17. » On parlerait avec le FLN, sans reconnaître le GPRA qui en émanait, et lui déniant le droit de représenter l’ensemble des Algériens. C’était se heurter à un des points de doctrine incontournable du mouvement algérien, qui se percevait comme front unique, avant de devenir parti unique. Mais il y aurait dialogue. Chapitre IV L’IMPASSE D’ÉVIAN Hommes et lieux L’accord s’était fait facilement sur le nom d’Evian. Il convenait à la France par le simple fait qu’il s’agisssait d’une ville française. Il eût été en effet impossible de traiter de l’Algérie hors du territoire français. Si le règlement du conflit indochinois avait pu avoir lieu de l’autre côté du lac Léman, à Genève, c’était parce que la France reconnaissait bien volontiers dans ce cas qu’il s’agissait d’une question touchant l’ensemble de l’Asie orientale, susceptible de concerner plusieurs grandes puissances. En outre, les Etats impliqués s’étaient vu accorder l’indépendance par la France. On était donc dans le cadre de la diplomatie au sens strict. Sept ans plus tard, les émissaires du général de Gaulle négociaient avec des rebelles à l’ordre public, responsables d’une insurrection qui grondait sur le territoire de la République. L’événement était tel que le choix du sol suisse eût semblé déplacé. Surtout, de Gaulle entendait que cette affaire française se déroulât en France. Après tout, les ministres du GPRA étaient pour la loi des citoyens français, depuis longtemps poursuivis par la justice de leur pays pour certains. Les Suisses avaient bien fait les choses. Pourtant, tout avait failli échouer à cause du putsch et des tensions de dernière minute. Taïeb Boulahrouf, après les conversations secrètes avec les Français de Leusse et Pompidou, était rentré à Tunis pour rendre compte des discussions. Il était ensuite revenu en Suisse le 22 mars, afin de négocier avec le seul Bruno de Leusse les modalités de la rencontre et les essentielles questions de sécurité. Les pourparlers auraient dû s’ouvrir le 7 avril, après un communiqué commun de l’Elysée et du GPRA à Tunis. Tout se produisit comme prévu jusqu’aux déclarations de Joxe sur le MNA et la multiplication des ouvertures que nous avons évoquées au chapitre précédent. Il y eut ainsi un premier délai, et Taïeb Boulahrouf dut de nouveau négocier avec les Suisses, pour maintenir ce dialogue enfin entamé avec la France. Vint le putsch, et le même Boulahrouf patienta à Tunis, toujours en liaison avec la Suisse. Enfin, on convint de la date du 20 mai, un dimanche, celui de la Pentecôte 1961, ce qui permettrait dès le lundi un repos consacré à faire le point. Il n’est pas mauvais d’avoir toujours à l’esprit que l’affaire semblait tenir à quelques hommes, qui, malgré des événements parfois contraires, voulaient aboutir. Les Algériens avaient tremblé au moment du putsch, parce qu’il pouvait remettre en cause la politique d’ouverture de la France voulue par de Gaulle. Aussi voyaient-ils avec soulagement s’ouvrir enfin la conférence d’Evian. Le 20 mai 1961, un hélicoptère militaire de la Confédération helvétique se posait à Evian. A son bord se trouvaient les hommes du GPRA. L’accueil fut bref, et la délégation algérienne presque aussitôt dirigée vers l’Hôtel du Parc. Le bâtiment, qui a cessé d’être un hôtel 1, jouit d’une position légèrement excentrée, à la sortie de la ville, au bord du lac Léman, permettant, le cas échéant, de gagner la Suisse par vedette, ce qui ne se produisit jamais. Tout semblait opposer les deux délégations. Au début du chapitre qu’il consacre aux conférences d’Evian et de Lugrin, Bernard Tricot présente cette antithèse frappante entre les deux chefs de délégation : « ... c’était deux mondes opposés qui se rencontraient à Evian. Louis Joxe, agrégé d’histoire, ambassadeur de France, faisait face à Belkacem Krim, ancien sous-officier de l’armée française, maquisard, chef révolutionnaire. De l’un on citait des mots, de l’autre des attentats 2. » On pourrait beaucoup gloser sur cette opposition entre les deux délégations, l’une composée de professionnels de la diplomatie, l’autre de politiques novices pour la plupart, devenus des négociateurs improvisés. Tout cela aurait dû entraîner condescendance et méfiance de part et d’autre, d’autant que les informations sur certains membres de la délégation algérienne, à commencer par Krim Belkacem, relevaient plus des rapports de police que du renseignement de haut vol. Pour le général de Gaulle, les gens du FLN n’étaient sans doute pas d’une grande envergure intellectuelle. Le souvenir des hommes mal dégrossis de la la wilaya IV, tels que les avait connus et décrits Bernard Tricot, n’était certes pas très engageant. Lorsqu’il téléphonait au même Bernard Tricot, le Général n’hésitait pas à employer des formules significatives du peu d’estime dans laquelle il tenait les délégués du GPRA. « Où en êtes-vous avec vos bergers ? » en dit long sur la vision gaullienne des élites politiques du FLN 3. De l’autre côté, les Algériens, qui avaient tous, à un degré ou un autre, goûté au système éducatif français, craignaient les diplomates de carrière que la puissance coloniale avait placés en face d’eux. Pour Claude Chayet, il était frappant de voir combien ces hommes étaient méfiants, persuadés qu’on allait les « rouler » 4. D’où une attitude particulèrement rigide et studieuse : la délégation algérienne allait tout noter, pesant chaque formule française comme si elle contenait un piège. Même si Bruno de Leusse, le plus habitué des négociations avec les Soviétiques, eut parfois l’impression de gens formés aux méthodes communistes, on avait le sentiment, côté français, d’avoir affaire à des politiques dont la culture, essentiellement juridique pour la plupart d’entre eux, était française. Les hommes que le GPRA avait délégués pour cette « conférence du Léman » étaient presque tous représentatifs de l’élite du FLN et à regarder de plus près la composition de la délégation algérienne qui arrivait sur le sol français ce 20 mai 1961, on pourrait distinguer sans doute plus de finesse et de culture que l’on ne l’avait imaginé à Paris. Le personnage le plus important était bien évidemment Krim Belkacem. Ministre des Forces armées du premier GPRA en septembre 1958, son nom était attaché à l’échec militaire de 1959 face aux grandes offensives du plan Challe. L’homme avait été un soldat avant d’occuper le fauteuil éminemment politique des Affaires étrangères dans le deuxième GPRA, depuis le 16 décembre 1959. Il cumulait cette fonction avec celle de vice-président du Conseil, qui faisait de lui théoriquement le numéro deux derrière Abbas. Homme de formation fruste pour Bernard Tricot, il pourrait apparaître comme l’archétype du berger dont parle de Gaulle. Ce « prolétaire méditerranéen » exemplaire, pour reprendre la formule de Jean Lacouture 5, n’était pourtant pas un simple berger kabyle illettré, même si, comme me le rappelait Vincent Labouret, on sentait chez lui une raideur qui évoquait le paysan du Morvan ou le sous-officier 6. Pour les Français il était manifeste que c’était un combattant et un chef. Rapidement, ils apprirent à mieux le connaître et virent que ce personnage excessivement rigide avait beaucoup de bon sens. Né en 1922, fils du garde champêtre Hocine Krim, il avait pu profiter du système scolaire français en achevant son instruction primaire. Titulaire du certificat d’études, ce qui dans l’Algérie des années trente n’était pas courant chez les montagnards de la Grande Kabylie, il connut davantage la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Engagé volontaire en 1942 dans les Chantiers de jeunesse de l’Etat français, il avait devancé l’appel en juillet 1943, rejoignant le premier régiment de tirailleurs algériens qu’il quitterait comme caporal-chef. Même si ne s’attachait pas à ces états de service la même aura qu’à ceux de l’ancien sergent Ahmed Ben Bella, réputé décoré par de Gaulle en personne devant Cassino, Krim Belkacem n’était pas tout à fait ce que son physique d’homme de peine pouvait laisser paraître. C’était certes un petit homme chauve, prématurément vieilli par la lutte comme les paysans le sont par la tâche, pas forcément crédible dans ses habits de ministre. Mais c’était aussi un lutteur politique, qui avait intrigué dur pour tenter d’être le premier président du GPRA. Il avait une certaine habitude de l’étranger, et peut-être déjà des honneurs dus à son rang. Le plus inquiétant dans ce que les délégués français pouvaient savoir du passé militant de Krim était l’accusation d’homicide portée contre lui en 1947. Krim Belkacem aurait en effet tué un garde forestier, dans des circonstances mal élucidées. Cela lui avait valu une condamnation à mort par contumace. Le chef de la délégation algérienne à Evian avait été avant le déclenchement de l’insurrection de 1954 une sorte de bandit d’honneur, dont les liens passés avec le nationalisme algérien étaient des plus obscurs. Militant du PPA, il était aussi un de ceux qui avaient fait la Toussaint 1954. Sur les épaules de Krim Belkacem, il y avait sans doute toute la réprobation de l’opinion française à l’égard des fellaghas. Celle-ci se cumulait à la méfiance des Algériens pour un homme qui avait été, même s’il s’en est toujours défendu, l’un des responsables de l’élimination d’Abbane Ramdane. Un vieux soldat de trente-huit ans fatigué, malade – il venait de subir une opération de la vésicule biliaire – , voilà l’homme qui présidait la délégation arrivée de Tunis. A côté de cet ancien élève de notre enseignement primaire, qui eût pu paraître pittoresque en des circonstances différentes, les autres Algériens étaient moins connus, mais plus proches de nos critères pour juger de la compétence d’un diplomate. Celui qui allait faire la plus forte impression était Saad Dahlab. Quoique légèrement plus âgé que Krim – il était né en 1919, cet ancien élève du collège municipal de Blida était assurément d’une autre trempe intellectuelle, et son agilité tranchait avec la rugosité de son supérieur direct. Titulaire du baccalauréat, Saad Dahlab était entré dans l’administration des contributions directes. L’homme était d’un contact facile, jovial. Il venait du Sud, et avait l’aspect débonnaire que ses compatriotes prêtent à leurs méridionaux. Il avait participé dès l’origine aux contacts secrets avec les Français. De l’avis général, c’était quelqu’un avec qui on pouvait discuter. A la différence de Krim, insaisissable comme un bandit de conte populaire arabe, Saad Dahlab avait eu ses « prisons ». Engagé derrière Messali, il fut par deux fois arrêté par les Français. Par la suite, il dut se séparer du « Zaïm » 7. En 1953, il resta avec le comité central du MTLD, rompant avec le vieux chef, ce qui signifiait l’appartenance à une catégorie sociale plus élevée que la moyenne des militants du MTLD, peu soucieuse de flatter le gros de l’opinion par des slogans et des symboles simples. J’ai été très frappé par la forte impression que fit Saad Dahlab sur tous les négociateurs français que j’ai rencontrés. Avec trente ans de recul, le sentiment est resté le même. Arbre cachant la forêt, Dahlab, comme les autres dirigeants du FLN venus du comité central du MTLD, ne représentait guère plus que lui-même et ses compagnons. Militant éprouvé, il passait d’emblée pour un homme d’appareil intraitable. A l’usage, il se révéla comme celui qui pouvait le mieux arrondir les angles. Quelque temps plus tard, Benyoucef Ben Khedda allait devenir président du GPRA, et dans son sillage monterait Dahlab. La carrière de ces hommes était pourtant précaire, marquée dès le début par la faible représentativité qu’avaient les « intellectuels de gauche », fortement influencés par la pensée française et occidentale, y compris le marxisme, dans un FLN reflétant de plus en plus les aspirations sociales de couches plus humbles de la population. Il était certes rassurant pour l’esprit qu’on négociât avec Dahlab et non avec des hommes qu’on tenait pour plus limités et moins aptes à saisir les enjeux énormes. En contrepartie, on tablait, sans vraiment le savoir, sur quelqu’un dont le destin politique était peu stable. Quand la guerre fut finie, certains diplomates français éprouvèrent le désir de retrouver Saad Dahlab. Ce n’était plus le même diplomate habile, mais un homme sur la touche. Après avoir été ambassadeur au Maroc, Dahlab dirigea la société nationalisée qui produisait des camions en utilisant les infrastructures des usines Berliet. Jamais il n’eut dans l’Algérie indépendante le rôle éminent qu’auraient aimé lui voir jouer les Français. Dans toutes les révolutions, m’ont en général expliqué mes interlocuteurs, ce ne sont pas les initiateurs qui ont le dernier mot. A ce principe général il faut ajouter que dans le cas précis de la révolution algérienne, Dahlab était une figure de proue sans navire, un de ces hommes en porte à faux que le vent de 1962 allait progressivement emporter. Aux côtés de Krim et de Dahlab, la délégation comprenait quelques personnages qui allaient du connu à l’énigmatique. Les Français étaient déjà habitués à Ahmed Boumendjel. Lui aussi ancien militant de l’UDMA, Ahmed Francis, médecin et beau-frère du pharmacien Ferhat Abbas, était en charge des questions financières. Comme le président du GPRA, son appartenance à une notabilité indigène d’avant la Seconde Guerre mondiale en faisait un partenaire réputé modéré. Formé en France, Francis aurait pu passer pour un homme politique radical-socialiste. Il ressemblait bien plus à un notable méridional qu’à un révolutionnaire arabe. Ces quatre hommes, à qui il faudrait ajouter Taïeb Boulahrouf, bien que fort différents dans leurs origines et leurs parcours politiques et sociaux, avaient sans doute quelque chose de rassurant. Ils étaient des reflets de la société indigène que la France connaissait, fournissant soldats et petits fonctionnaires et trouvant ses élites dans les professions libérales. Aucun n’était un technicien, et c’était bien plutôt aux principes du FLN qu’aux réalités complexes de l’Algérie qu’ils allaient d’abord s’attacher. Leur plus grande victoire était déjà acquise : la France du général de Gaulle parlerait avec eux, et si elle ne leur reconnaissait pas le droit d’être l’émanation d’un gouvernement, elle les traitait de facto comme tels. Le plus vieux d’entre eux, Boumendjel, avait cinquante-cinq ans, le plus jeune, Krim Belkacem, un peu moins de quarante. Ils étaient ainsi les représentants d’une génération d’Algériens, celle qui avait vu en 1945, après les grands espoirs de la guerre, s’envoler la dernière chance de composer avec la France. Plus de quinze ans après les massacres de Sétif, on négociait enfin. Mais désormais, ils représentaient un Etat en gestation et non une communauté opprimée. N’importe qui eût tiré quelque fierté à constater le progrès effectué, même s’il avait fallu pour cela tant de violences. La génération suivante était celle de Mohammed Ben Yahia. En d’autres temps, cet étudiant en droit qu’on disait brillant, eût été lui aussi un modèle de réussite indigène. La guerre d’Algérie, qui le surprit alors qu’il n’avait que vingt-quatre ans, en avait décidé autrement. Comme Dahlab, il avait connu le MTLD, mais son expérience de diplomate du FLN après 1954 le façonna davantage. Présent à Bandoeng, il dirigeait depuis 1960 le cabinet de Ferhat Abbas, plus par liens personnels que par affinité politique 8. Cela faisait de lui le prototype des technocrates formés dans l’action qui se préparaient à diriger la nouvelle Algérie. Certains délégués français trouvaient Ben Yahia insupportable et chicanier. Il faisait un peu figure de dogmatique, à côté de Dahlad le pragmatique. Son sens de la langue de bois semblait inné, et il devait être désigné deux ans plus tard comme ambassadeur à Moscou... Beaucoup cependant étaient prêts à lui reconnaître des qualités intellectuelles certaines. Moins remarqué, mais fort efficace, était également l’autre jeune, Rehda Malek, porte-parole de la délégation. Les militaires étaient de parfaits inconnus pour les Français, de même que leur maître véritable Houari Boumedienne. Comme Ben Yahia, ils représentaient eux aussi une nouvelle Algérie, celle de l’armée qui tiendra le haut du pavé pendant trente ans, renversant le gouvernement en 1965, le sauvant en 1988 et 1992. Celui qui se faisait appeler le commandant Slimane était connu ailleurs sous son vrai nom de Kaïd Ahmed. « Yeux et oreilles de l’ALN », selon Bernard Tricot, ce commandant donnait l’impression de surveiller ce que faisaient « les civils » dans la négociation. Son itinéraire personnel, comme celui de Mendjli, est fort intéressant et mérite qu’on s’y arrête quelque peu. Ancien instituteur, issu paradoxalement de l’UDMA, il était en 1961 un homme de confiance de Boumedienne, avant d’être mis sur la touche par ce dernier dans l’Algérie indépendante. Il sera, dans les congrès du FLN de l’après 1962, un de ceux qui instruiront le procès du GPRA Tout comme l’autre commandant, Mendjli, Slimane n’avait pas à l’égard de la France de tendresse particulière. L’un comme l’autre étaient peu sensibles aux formes occidentales de gouvernement, rejetant, dans le cas de Mendjli, la démocratie avec virulence, si l’on en croit Abbas 9. Mendjli avait des origines encore plus modestes que Slimane. Cafetier, il était représentatif de cette Algérie des petits métiers qui trouvait dans l’ALN une revanche sur la société autant que sur le colonialisme. Le GPRA avait donc délégué à Evian toutes les contradictions qui avaient pu être celles des années écoulées. A la différence d’un groupe de fonctionnaires, tenus au devoir de réserve, les Algériens d’Evian étaient en proie à des dissensions presque insurmontables. Les ex-membres du MTLD comme Dahlab et Boulharouf ne pouvaient que surveiller des hommes comme Ahmed Francis ou Ahmed Boumendjel. Ces derniers étaient soupçonnés de modération excessive à l’égard d’une France qu’ils avaient longtemps courtisée. Francis était regardé comme l’homme de Ferhat Abbas. Or Krim Belkacem ou Saad Dahlab avaient des raisons particulières d’en vouloir à l’ancien pharmacien de Sétif. Krim se considérait investi de la légitimité que confèrent l’action et l’ancienneté dans celle-ci. A l’heure ou Abbas tergiversait, il avait été parmi ceux qui avaient pris les armes les premiers. Pour cela, il avait imaginé qu’on lui confierait la responsabilité de présider le GPRA. En négociant à Evian avec les Français, le Kabyle pensait qu’on lui ferait un crédit supplémentaire. L’ex-« centraliste » 10 Dahlab avait des griefs plus politiques à l’égard de l’ancien chef du parti rival UDMA. Pour lui, Abbas n’était pas l’homme de la situation délicate qui s’offrait au FLN. Habitué de la politique française, il négociait pour sauver, par une paix de compromis, une Algérie indépendante modérée et conforme à ses vœux. Plutôt que de se laisser déborder, le président du GPRA choisirait les concessions à une France qu’il connaissait et qu’il aimait trop. Ces difficultés énormes dans une délégation où l’on voyait évoluer pratiquement toutes les tendances majeures de la révolution algérienne n’étaient pas le principal souci des Français. Ils étaient d’abord satisfaits que le saut dans l’inconnu que représentaient les négociations publiques avec la rébellion se passât avec le moins de difficulté possible. Les hommes qu’ils voyaient devant eux en ce mois de mai 1961 étaient beaucoup moins redoutables que prévu. On était finalement en terrain connu. Tous les Algériens étaient francophones et la négociation se déroulerait bien évidemment sans interprète, ce qui plaçait les Français dans une situation qui n’était commode qu’en apparence. En effet, l’ignorance de l’arabe, qui était le lot de tous les délégués français, les empêcherait de saisir certains propos échangés par leurs interlocuteurs, et peut-être de mieux mesurer les tensions. Il n’en demeure pas moins que Louis Joxe ne laissait pas d’être surpris et inquiet sur la nature de la réprésentativité des gens qu’il avait en face de lui. Le GPRA était une entité difficilement intelligible pour un fonctionnaire français. La France n’en reconnaissait pas l’existence, d’abord parce qu’il prétendait être le gouvernement d’une partie de ce qui était encore le territoire national. C’était un obstacle incontournable. Ensuite, il n’est pas dans les habitudes de notre diplomatie de reconnaître un gouvernement qui n’exerce pas sa souveraineté sur un territoire précis et reconnu 11, d’autant que l’Algérie que prétendait représenter le GPRA s’étendait au Sahara, ce qui était alors irrecevable pour la France. L’agitation révolutionnaire qu’on sentait derrière le GPRA ajoutait à la complication d’une situation mal élucidée de tous. En face de cet assemblage hétéroclite, la délégation française était composée d’hommes issus de l’équipe de Joxe que nous avons déjà rencontrés précédemment. A la différence des Algériens, ils avaient derrière eux un pouvoir fort, le plus autoritaire que la France eût connu depuis longtemps. Tous les anciens d’Evian le reconnaissent aujourd’hui, le maître d’œuvre, c’était le Général. Ajoutons également que depuis le 23 avril 1961, l’article 16 de la Constitution de la Ve République était appliqué pour la seule et unique fois. Les Français, et pas seulement ceux qui étaient présents à Evian, étaient persuadés que le FLN était un mouvement totalitaire. Le paradoxe de ce face-à-face était sans doute dans ce fait improbable à première vue : la France, déchirée depuis près de sept ans par la guerre d’Algérie, envoyait à Evian l’équipe d’un ministère miniature par ses effectifs, entièrement dévouée dans les faits au président de la République. Le FLN, qui se voulait l’émanation de la nation algérienne, n’avait pu former qu’un ensemble d’hommes séparés par des fossés immenses, et que seul réunissait le désir de voir surgir une Algérie indépendante. Si les Algériens étaient originaires d’horizons sociaux et culturels divers, les représentants français faisaient tous partie de l’élite des serviteurs de l’Etat. Deux venaient du Conseil d’Etat : Roland Cadet, chargé des questions économiques, et Bernard Tricot, l’homme du général à Evian. A leurs côtés, Yves Roland-Billecart venait de l’inspection des finances. Si l’on ajoute les trois représentants du Quai d’Orsay, Claude Chayet, Bruno de Leusse et Vincent Labouret, on aura une idée de la palette réunie du côté français. Ces hauts fonctionnaires étaient accompagnés de deux militaires. L’un d’eux, le général Jean Simon, aujourd’hui grand chancelier de l’Ordre de la Libération, était un gaulliste incontestable, un homme de fidélité. L’autre provenait des unités parachutistes et eût pu avoir le profil d’un de ces centurions qui luttaient contre la politique de De Gaulle, si le sens du service n’avait placé cet ancien cavalier de façon inébranlable sur le chemin de la légalité. Je dois ici exprimer quelques regrets. J’avais rencontré naguère le général de Seguins Pazzis à l’occasion de mon livre sur les militaires et j’espérais bien pouvoir l’interroger sur l’affaire d’Evian. Il m’a répondu par lettre qu’il avait renoncé à évoquer les mauvais souvenirs et que comme Diên Biên Phu, Evian en était un. Hubert de Seguins Pazzis avait en effet gagné ses galons de lieutenantcolonel en même temps que Bigeard dans la cuvette de Diên Biên Phu. Brillant officier de blindés pendant la Seconde Guerre mondiale, capitaineinstructeur à l’Ecole spéciale militaire repliée en Provence quand les Allemands envahirent la zone libre, il avait servi en Algérie, sans jamais se faire d’illusion sur le sort de l’Algérie française. Aussi n’avait-il pas par exemple utilisé de harkis, prévoyant avec trop de netteté ce que serait leur destin au moment d’une plus qu’éventuelle indépendance. Tout en étant un soldat réputé libéral, il était, pour reprendre l’expression de Claude Chayet, comme un militaire allant à Rethondes. Cet homme « crucifié » serait marqué par le caractère pénible de la tâche, et verrait se fermer bien des visages de camarades. Dans les années qui suivirent la guerre d’Algérie, Hubert de Seguins Pazzis a poursuivi sa carrière dans une armée en mutation, refermant les douloureuses cicatrices de l’Algérie. Pour le lieutenant-colonel de Seguins Pazzis comme pour les autres, la négociation serait désagréable. Non pas tant, comme nous le rappelait Claude Chayet, du fait de la mauvaise volonté des interlocuteurs algériens, que du contexte général : en Algérie, la violence continuait, et chaque jour qui prolongeait les pourparlers prolongeait la guerre, ajoutant au nombre des victimes. Ce fut une période de raidissement du FLN, poursuivant sans relâche les attentats. Pour la presse accourue sur les bords du lac Léman, Evian était tout simplement une aubaine. On allait se parler, et surtout parler de cet insaisissable paix en Algérie. Le climat mélangeait à la fois une ambiance provinciale et les signes évidents de la modernité des années soixante naissantes. Il n’y avait point là le va-et-vient incessant de voitures de fonction auquel les conférences multilatérales d’aujourd’hui nous ont habitués. La délégation française, fort réduite, logeait tranquillement dans un chalet-hôtel à La Verniaz, tandis que les Algériens bénéficiaient de l’hospitalité de l’émir du Qatar, qui avait mis à leur disposition sa résidence suisse de Boisd’Avault. Loin des palaces, dans le grand salon de l’Hôtel du Parc se déroulait ainsi une conférence qui n’avait rien de spectaculaire. On était tranquillement à l’aube d’une époque nouvelle déjà annoncée par les 404 Peugeot et les DS Citroën, celles des Mythologies de Roland Barthes, et le soir, rentrés en Suisse, les délégués algériens communiquaient avec la presse par le moyen alors révolutionnaire d’un duplex vidéo. Pour l’opinion, qui voyait enfin la négociation de façon tangible et non cloîtrée comme à Melun, tout pouvait sembler sensationnel. La presse populaire française n’hésitait pas à renchérir, sachant qu’elle allait droit au cœur de ses lecteurs en lui présentant de façon appuyée l’événement tant attendu. France-Soir par exemple en rajoutait dans le solennel, montrant une table vide avec, de chaque côté, les grands fauteuils des chefs de délégation. Seuls Louis Joxe et Krim Belkacem avaient droit à ces fauteuils 12... Les choses commencèrent sous les meilleurs auspices pour qui voulait les voir bouger rapidement. A 11 heures, quand les deux délégations se furent installées, Louis Joxe annonça quelques mesures destinées à souligner la volonté française d’aboutir. De Gaulle avait décrété un cessez-le-feu, unilatéral, de même que la libération de six mille prisonniers du FLN et le transfert au château de Turquant, non loin de Saumur, de Ben Bella et de ses compagnons. A Aït Ahmed, Khider et Boudiaf, on allait rapidement adjoindre le cinquième ministre d’Etat détenu en France, Rabah Bitat. Krim ne pouvait que prendre acte de la bonne volonté de la France sur la question des cinq « frères » détenus, et exprima tout de suite le désir qu’un contact fût établi avec eux. Le refus français fut clair et net : on ne pouvait laisser des dirigeants de l’insurrection parler avec le FLN, tandis que les attentats se poursuivaient sur le sol même de la métropole 13. Sur ce point, Krim n’offrait pas de contrepartie à la trêve. Il savait qu’à Tunis on criait à la manœuvre. Dans le projet issu de la Soummam, seule l’indépendance pleine et entière offrait la possibilité d’arrêter la lutte armée. C’était un point de doctrine, et jamais la France ne put obtenir qu’il fût changé. Jusqu’au 11 août cependant, les Français devaient s’abstenir d’opérations offensives et se maintenir dans des tâches de défense. L’ALN en profita d’ailleurs pour organiser des escarmouches sanglantes, dont les nouvelles parvenaient à Evian. La trêve ne simplifiait donc rien. Avant de passer aux détails des conversations, on notera d’abord l’axiome qui présida toutes les négociations : le principe de l’autodétermination était acquis par les deux parties, et dans l’esprit de tous, Français ou Algériens, il était clair qu’elle déboucherait sur l’indépendance. Les Français voulaient que cette autodétermination portât sur l’existence d’un Etat associé à la France, dont les liens avec la métropole inquiétaient les Algériens. Ceux-ci auraient préféré qu’on parlât simplement d’indépendance, en y ajoutant éventuellement la coopération, notion moins contraignante que l’association. Surtout, le premier point qui risquait de bloquer toutes les négociations à venir portait sur l’étendue géographique de cette autodétermination. Chacune des deux parties fondait dans l’histoire récente de l’Algérie des arguments puissants pour soutenir sa position. Pour les Français, l’absence de personnalité algérienne pouvait servir à prétexter la diversité du pays, et la nécessité de s’adapter aux cas particuliers. A la différence de la Tunisie et du Maroc, l’Algérie n’avait pas conservé de personnalité juridique liée à l’existence d’un gouvernement légitime protégé, comme il en avait existé dans les autres parties nord-africaines de l’empire. La diversité de statuts de ses habitants jusqu’en 1958 rendait possible toute une argumentation sur l’existence de minorités. La position française s’appuyait sur des arguments historiques développés par de Gaulle le 16 septembre 1959, sur un ton qui lui était familier « ... depuis que le monde est monde, il n’y a jamais eu d’unité, ni à plus forte raison de souveraineté algérienne. Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes syriens et Arabes de Cordoue, Turcs, Français, ont tour a tour pénétré le pays, sans qu’il y ait eu, à aucun moment, de souveraineté algérienne 14. » Puisque l’existence d’un Etat algérien dont l’Algérie nouvelle aurait pu être l’héritière était problématique, le question qu’on allait régler par l’autodétermination était celle des individus et non celle d’un pays. Pour le FLN, tout était en revanche d’une clarté jacobine, qui montre une assimilation du droit français. La République algérienne serait une et indivisible, il était impossible de faire quelque distinction que ce fût entre les différentes communautés résidant sur le sol algérien. On se souviendra ici que, avant 1939, le mouvement nationaliste et islamique des Oulémas avait posé une simple équation : l’Islam est ma religion, l’Algérie ma patrie, l’arabe ma langue. Bien que les hommes du FLN aient pris officiellement leurs distances avec de tels principes, en invitant tous ceux qui résidaient en Algérie à devenir algériens, rien ne leur était plus étranger que tout ce qui pourrait imposer des juridictions séparées pour les populations européenne et juive, voire chercher à séparer Arabes et Berbères au nom de la protection des minorités. Les distinctions entre les Arabes et les berbérophones, les Français, tout en espérant en jouer, savaient leur caractère fictif pour les Algériens. Dans les deux zones berbères de la Kabylie et des Aurès, l’insurrection avait au moins autant de vigueur qu’ailleurs. La grande crainte des Algériens tournait autour du sort des Européens. Leur conférer un statut à part ne pouvait que rappeler le système qui régnait dans l’ancien Empire ottoman. Le régime des capitulations, concédé par Soliman le Magnifique, que connut l’Algérie d’avant la conquête permettait aux Européens d’échapper à la loi commune. Cela supposait un régime juridique à part ou, pour le moins, des tribunaux mixtes comme ceux qui avaient fonctionné en Egypte jusqu’en 1949. En Chine, de telles constructions protégeant l’étranger sur le sol national entraient dans la catégorie des traités inégaux. C’est dire que la France avançait ici sur un terrain difficile, a priori inacceptable pour un peuple cherchant à s’émanciper. Le régime des capitulations est ottoman, fondé sur des tolérances propres au monde turc. Les Turcs avaient en effet créé un empire au milieu des populations multiples de trois continents. En outre, les bases mêmes de cet empire avaient été chrétiennes à l’époque de Byzance et rejeter les chrétiens aurait menacé le bon fonctionnement de toutes les institutions de la Porte. Enfin, en s’alliant à François Ier, le Magnifique réalisait une opération de politique étrangère contre son adversaire de Vienne qui méritait quelques concessions. Nous étions loin d’un tel contexte en 1961, et l’Algérie nouvelle n’avait pas vocation à devenir une grande puissance comme l’Empire ottoman, pour qui ce genre de problème relevait de détails administratifs. Bien au contraire, l’homogénéité du peuple algérien était fondamentale à la construction de l’Etat nouveau que les hommes du GPRA étaient venus chercher à Evian. Les nationalistes algériens ne s’intéressaient guère au passé turc. Ils se tournaient bien plus volontiers vers les épisodes plus glorieux de l’époque arabe. Dans le monde islamique originel, la conception arabe est bien plutôt celle des « dhimmi », chrétiens et juifs voués à un statut inférieur de minorités tolérées, mais soumises à des servitudes, lesquelles sont d’abord de nature fiscale. La « dhimma » avait évolué dans un sens favorable aux chrétiens d’Orient dès que les principes ottomans de gouvernement s’appliquèrent au Proche-Orient arabe. Dans le Maghreb, le statut des chrétiens était forcément différent du fait même de la colonisation européenne, qui avait attiré des populations bien plus allogènes que celles du Levant. On pourra objecter ici que des hommes comme Krim Belkacem ou Saad Dahlab étaient fort éloignés de débats presque théologiques d’un autre temps. Ce serait oublier que la hiérarchie entre les religions du Livre est partie intégrante de l’univers mental de tout musulman, et que la condition privilégiée des Européens d’Algérie, chrétiens et juifs, rendait encore plus pénible la situation coloniale. A la lumière de ce qui a été dit plus haut sur la puissance du nationalisme unitaire algérien, on comprend aisément les difficultés que présentait le débat. Toute menace sur l’entité algérienne comme nation cohérente était forcément mise en avant. En outre, la présence parmi les Algériens d’hommes comme le commandant Mendjli, dur de l’indépendance, rendait la position des modérés, susceptibles de prêter attention aux thèses de la France, plus que délicate. Chacun des Algériens présents devait montrer qu’il était farouchement attaché à une Algérie indivisible. Dans ces conditions, les passes d’armes entre Krim Belkacem et Louis Joxe étaient nombreuses, et tournaient autour de la définition de la nationalité algérienne. Ce que proposait la France était une double citoyenneté. Les Français qui demeureraient en Algérie seraient citoyens des deux pays. Ils formeraient une minorité dont les droits seraient protégés, la religion et la culture garanties. Au début du mois de juin, une note écrite, selon les principes bien établis de la diplomatie, fut présentée aux Algériens. Elle précisait les points de cette double nationalité, définissant en particulier les droits politiques de la minorité européenne. Les droits civiques ne pouvant être exercés dans deux pays différents, les « Français algériens » voteraient seulement en Algérie. Pour ce faire, on leur garantirait un système qui, tout en maintenant le principe du collège unique, permettrait aux Européens de défendre leurs droits avec efficacité. A Alger et à Oran, ils posséderaient une position de force dans les conseils municipaux. Ce que personne ne disait ouvertement parmi les plénipotentiaires, mais qui transparaissait d’un tel projet avec évidence pour qui connaissait un peu le monde arabe, était que ce statut, tout en étant d’une profonde originalité, rappelait un autre statut protégeant par des concessions constitutionnelles les chrétiens et accordé par la France vingt ans auparavant : le fameux statut de 1943 du Liban. Dans ce pays en effet, les chrétiens, tout en étant majoritaires, pouvaient avoir un sentiment obsidional justifié. Aussi, aidés par leur influence supérieure auprès de la puissance mandataire qu’était la France, obtinrent-ils que leur supériorité démographique, précaire et qui finit par disparaître, fût entérinée par des textes fondamentaux régissant le gouvernement du pays. Pour les Algériens, tout cela était, au figuré et en quelque sorte au propre, très byzantin. L’Algérie nouvelle se sentait arabe, mais ne souhaitait nullement appartenir à l’Orient compliqué dont parle le général au premier tome de ses Mémoires de guerre. Parmi les délégués, Ahmed Francis était le plus sensible aux complications qu’engendrerait la présence de cette minorité. Venu comme Ferhat Abbas de l’évolutionnisme, l’idée qu’il pût y avoir cohabitation de communautés en Algérie ne pouvait pas lui être totalement étrangère 15. Mais chacun épiait Francis dans la délégation du GPRA, le soupçonnant de vouloir donner des signes de modération. Quand Louis Joxe, devant tant de circonspection, posa ouvertement la question de la nationalité algérienne, il s’entendit répondre que les Algériens étaient un peuple uni par la langue, la religion et les mœurs. Pour le reste, il existait une possibilité, qui n’était pas certitude, sur l’intégration possible de la minorité européenne, sans que rien ne semblât le présager. Krim Belkacem s’appuyait sur une note, et Bernard Tricot a reproduit de mémoire ses propos. Ils n’étaient finalement pas très engageants pour l’avenir des Français d’Algérie : « Le peuple algérien est constitué par les indigènes qui ont résisté longtemps à la conquête française. Ils sont unis par la langue 16, la religion, les mœurs, une histoire commune... Un peuplement européen s’est créé depuis 1830, hétérogène 17, mais soudé par son intégration dans la nation française. Ce peuplement se différencie du peuple algérien par sa langue, sa religion, ses mœurs... La nation est un phénomène évolutif. Chez nombre d’Européens, il existe, nous le reconnaissons, un profond attachement à l’Algérie, ce sentiment est actuellement ombrageux, demain il pourra se transformer en patriotisme vrai 18... » Trois exemples étaient cités par Krim. Celui du Liban était rejeté, non pas tant en raison de l’inégal statut de 1943, mais parce qu’il était difficile de comparer les chrétiens arabes du Levant aux colons de l’Algérie. Celui du Canada présentait deux communautés également européennes. Enfin Chypre avait vu la révolte commune des Grecs et des Turcs contre la présence britannique. Nous étions en 1961. Ce que Krim ne pouvait deviner, c’est qu’aucun de ces exemples jugés plus viables n’a survécu sans douleur, y compris celui du Canada. Ce ne fut qu’à la fin de la conférence, quand les tensions devinrent trop claires, qu’on vit Krim couper court à la discussion. La seule garantie qu’il offrait était celle de la non-discrimination. Depuis, on a pu voir dans certaines anciennes colonies britanniques de l’Afrique orientale ou australe se maintenir de petites minorités européennes, dotées des nationalités des pays indépendants. Les exemples du Kenya et surtout de la Rhodésie n’existaient pas encore ; ils portent de toute façon sur de petits groupes, qui ont été frappés également par l’exil d’une partie non négligeable de leurs membres. On juge ainsi de l’exceptionnalité algérienne qu’on voulait construire. L’autre blocage fut bien évidemment le Sahara 19. La géographie physique était le premier champ de discussion. S’il existe une évidente homogénéité entre l’Algérie côtière et les massifs montagneux qu’on nomme Tell, le désert du Sahara relève d’un tout autre monde. C’est d’Algérie pourtant que partit la conquête française, attachant la partie centrale de l’Atlas au désert méridional. Peu peuplé, le Sahara constituait un ensemble de deux départements en 1961 : les Oasis et la Saoura. En outre, il existait un organisme de coopération entre le Sahara et les riverains, présidé par Olivier Guichard, l’Organisation commune des régions sahariennes. Cette OCRS devait fournir la base d’un développement en commun du désert, en particulier avec les riverains du Sud, nouveaux Etats de l’Afrique sahélienne. Le Sahara était, comme on le verra au chapitre suivant, l’enfant chéri de la Ve République en Afrique. A Evian, son problème se posait encore en termes abstraits, chacun usant d’arguments qui pouvaient difficilement se rencontrer. On notera simplement que les Algériens avançaient des justifications historiques et nationales et n’entraient point sur le terrain minier, et encore moins sur celui du nucléaire. Ici aussi, c’était la question nationale qui dominait. Bernard Tricot se souvient encore avec amusement de l’insistance avec laquelle les Algériens défendaient l’appartenance du Sahara à un ensemble algérien. Pour preuve de leur naïveté, le fait que l’unique référence ait été le livre paru récemment aux Editions Sociales, L’Algérie, passé et présent 20, était un sujet de plaisanterie chez les Français de l’équipe Joxe. La question du sous-sol était presque accessoire alors. Saad Dahlab, qui serait constamment le plus conscient des intérêts vitaux de la France au Sahara, proposa de détacher le problème minier de celui de la souveraineté de l’Algérie indépendante sur toute l’Algérie française. Là-dessus, les Francais étaient aussi fermes que les consignes du Général. On tourna donc en rond. Sur le reste, les choses étaient sans doute moins difficiles. Le FLN se méfiait de la France sur la question de l’autodétermination. Les élections truquées du gouverneur Naegelen en 1947 avaient laissé un mauvais souvenir. Il y eut ainsi ce que Bernard Tricot appela un « baroud d’honneur », pour que la France fût dessaisie de la transition. Curieusement, en apparence, le commandant Slimane concevait qu’il fallait éviter l’anarchie, et laissa la porte ouverte à une transition mixte. Mais ce fut Saad Dahlab qui fut à l’origine de la formule adoptée finalement d’un exécutif provisoire, et qui dès cette première conférence d’Evian avait été définie. L’autodétermination devait se dérouler selon les procédés de la démocratie, et dans des conditions les plus équitables possible. Bernard Tricot remarqua que sur ce point les Algériens étaient fort peu intéressés. Ils voulaient l’indépendance, et la légalité du procédé qui y conduirait importait peu pour des hommes dont le mouvement avait d’abord choisi d’arracher par les armes la souveraineté de leur pays. Sur la nature de la période de transition, les susceptibilités étaient plus vives. Les Algériens auraient aimé qu’on leur confiât l’administration dès le cessez-le-feu. Ainsi auraient été sauvegardés les grands principes de la révolution algérienne. Dahlab fut plus réaliste, comprenant sans doute que la machine administrative demandait que la France y veillât encore pendant un certain temps. De la même façon, pour les relations franco-algériennes, tout était assez clair depuis les propos tenus le 11 avril par de Gaulle lui-même. Si le gouvernement algérien était demandeur, rien ne s’opposait à ce qu’on lui accordât quelque concours. Quant à Mers el-Kébir, Bernard Tricot ne se rappelle pas qu’on ait beaucoup parlé de la base oranaise à ce moment. Les Algériens voulaient l’indépendance, et pensaient, ici comme plus tard, que le reste, telle l’intendance, suivrait. Si l’on considère le déroulement des conversations du point de vue du temps, il faut distinguer plusieurs périodes. Du dimanche 21 mai au vendredi 26 eut lieu une phase qu’on pourrait appeler d’exposition. Par la suite, après que Louis Joxe eut exposé le point de vue français en une brillante conférence de presse ce même 26, la négociation reprit le lundi 29 pour durer jusqu’au samedi 10 juin, à un rythme régulier, mais constamment sous la pression de De Gaulle. Puis le ministre d’Etat rentra à Paris pour retrouver le président de la République avec qui il eut un long entretien. Le mardi 13, il signifiait aux Algériens que les débats allaient cesser pour quinze jours ou trois semaines. Le contact n’était pas rompu. Deux parlementaires français restaient au château d’Allaman à Lugrin qui domine Evian, de Leusse et Labouret, en contact avec deux émissaires du GPRA, Dahlab et Boulahrouf, résidant à Genève. Face aux étrangers, en particulier les Suisses, de Leusse et Labouret traduisaient l’indignation de la France, portant sur le FLN le soupçon de vouloir une reconnaissance plus qu’une négociation véritable. Pour sa part, Krim se proposait de partir reprendre la lutte. Rien n’était pourtant rompu, et on continua à parler du Sahara. La Sahara, on en parlerait encore à Lugrin pendant une semaine du 20 au 28 juillet. Entre-temps il y avait eu à Bizerte un affrontement franco-tunisien qui donnait à réfléchir sur la sécurité des enclaves en Afrique du Nord 21. Ce fut cependant une nouvelle impasse. On employa ce mot dès le deuxième jour. Krim Belkacem fut formel : il n’y aurait pas de discussion sur le Sahara, sans reconnaissance préalable de la souveraineté algérienne sur cette région. Le combat pour l’intégrité du territoire algérien était devenu aussi important que celui pour l’indépendance. Dans toute l’Algérie, le FLN avait appelé à manifester pour qu’il n’y eût pas de partition. Dans ces conditions, la rupture était inévitable. Elle intervint au bout de six séances seulement. Deux approches différentes, une algérienne et une française, nous éclairent sur cette séparation. Pour Saad Dahlab, il n’y avait que suspension. Des acquis existaient. A cet optimisme, on ajoutera, par contraste, l’impression d’Yves Roland-Billecart : l’intransigeance française, celle du Général, venait de manquer une occasion ; au lendemain de l’échec du putsch, les tenants de l’Algérie française étaient proprement sonnés. Quand reprendraient les négociations, les activistes se seraient réveillés. Chapitre V L’ENJEU SAHARIEN Au cœur du contentieux franco-algérien en cet été 1961, il y avait un désert, réputé parmi les plus vastes de la planète. Tandis que les modalités de l’autodétermination étaient pratiquement acquises dès la première rencontre d’Evian, la question du Sahara avait conduit à une sorte d’impasse. A côté de la complexité des arguments sur la nationalité qui empêchait de parvenir à un arrangement au sujet des Européens d’Algérie, l’affrontement sur le Sahara était ici fort simplement abrupt. Deux positions irréductibles se dégageaient : à la France qui entendait préserver les fruits de son action au Sahara et qui y défendait deux points forts de sa politique de puissance, le pétrole et les essais nucléaires, répondait le discours algérien sur l’intégrité du territoire national. Les deux points de vue n’étaient sans doute pas, dès l’origine, aussi inconciliables qu’on pouvait le croire à l’époque. Si le chef de la délégation algérienne, Krim Belkacem, avait tranché net à Lugrin, le secrétaire général des Affaires étrangères, son bras droit et véritable diplomate de l’équipe, Saad Dahlab, avait laissé une ouverture de taille, en proposant de distinguer la souveraineté du sous-sol de celle du territoire. Peu nombreux étaient les Algériens véritablement conscients de l’enjeu saharien. Si par la suite l’Algérie indépendante crut pouvoir fonder l’ensemble de son développement sur la manne pétrolière, le FLN n’avait cure des richesses du sous-sol dans l’affrontement présent. Les questions économiques, surtout si elles supposaient une certaine compétence technologique, étaient regardées comme des questions d’intendance, secondaires. Seule primait l’intégrité du territoire, dogme fondateur de la nation algérienne. Aussi y avait-il dans les origines de cette affaire du Sahara un dialogue qui ne demandait qu’à naître, puisque l’on ne se heurtait pas sur le même terrain. La présence française au Sahara était unique dans l’empire. Territoire conquis à partir de possessions coloniales et non de la métropole, le désert avait toujours été une pièce maîtresse du dispositif africain de la France. Avant qu’il fût question d’hydrocarbures et d’essais nucléaires, le Sahara était un lieu stratégique pour elle. Un désert français L’histoire de l’établissement français dans le Sahara est parallèle à celle de l’Algérie, comme elle est parallèle à celle des autres territoires africains de la France. La conquête du Sahara a commencé au lendemain de celle de l’Algérie ou presque. L’oasis de Laghouat, première étape sur le versant sud de l’Atlas, fut en 1852 la première pièce d’un édifice à part dans l’histoire de la colonisation. Par la suite, les colonnes françaises qui parcoururent le Sahara provenaient d’Algérie, en majorité, mais pas exclusivement. Le Sahara français était en effet comme la mer intérieure de notre empire africain. Au sud-ouest, il était bordé par l’Afrique sahélienne, Afrique occidentale française dans sa grande majorité, tandis qu’au sud-est, il entrait en contact avec l’Afrique équatoriale française par le territoire du Tchad. Les expéditions transsahariennes de la fin du siècle dernier, comme l’épopée de la colonne Leclerc remontant des régions équatoriales vers le Fezzan, alors italien, mais limitrophe du Sahara français et confié à la France au lendemain de la guerre, étaient autant de souvenirs glorieux d’une main-mise française sur cette vaste partie de l’Afrique. Alors qu’en 1898, l’affaire de Fachoda avait sonné le glas des espérances françaises en un axe tricolore qui irait grosso modo de Dakar à Djibouti, la conquête du Sahara, parachevée en 1902 par la prise de l’oasis d’In-Salah et la constitution des Territoires du Sud 1, permettait à la France de joindre la Méditerranée au golfe de Guinée, imitant en cela le rival britannique et son projet cyclopéen de liaison entre Le Cap et Le Caire. Toujours resté dans les cartons, le chemin de fer transsaharien avait été conçu comme une apothéose de la politique impériale à l’époque de Vichy. Avec la défaite en effet, et comme pour la compenser, était né ce programme quelque peu utopique, et qui devait compléter les liaison aériennes et automobiles déjà réalisées avant-guerre. A l’intérieur du Sahara, la France avait mené une politique originale, tout en laissant à Alger le soin de régler l’administration des Territoires du Sud. Il y avait ainsi deux Sahara français. L’un, le Sahara réel, était une dépendance, complexe à gérer, de l’Algérie. L’autre, toujours prêt à enflammer les rêves coloniaux de la métropole, était celui des militaires et des missionnaires, une sorte d’arrière-cour pour explorateurs en tout genre. C’était le désert que parcouraient sur leurs méharis les compagnies sahariennes, celui de L’escadron blanc et aussi celui du père de Foucauld. L’apôtre le plus connu de l’effort de christianisation de l’Afrique musulmane était mort à Tamanrasset, dans ce désert qui était le lieu privilégié de notre aventure coloniale, théâtre de tant de récits, réels et fabuleux, qui mettaient en scène des hommes comme le général Laperrine, l’artisan véritable de l’œuvre saharienne de la France. Administrativement, l’Algérie dirigeait le Sahara, et Laperrine était d’ailleurs le commandant de la division d’Alger lorsqu’il mourut en essayant de réaliser la jonction aérienne entre l’Algérie et l’Afrique Noire, par-dessus le désert. Mais en 1917, pour lutter contre des rebelles en partie soudoyés par l’Allemagne, on avait créé un commandement saharien, qui avait fait grincer des dents à Alger. Les données du problème étaient ainsi anciennes. Depuis 1902, les territoires sahariens étaient placés sous le contrôle du gouvernement général de l’Algérie. On pouvait voir dans cet état de fait les conséquences de la précocité de l’installation française en Algérie. Partant du Nord, les colonnes françaises qui ouvrirent aux Européens les routes du Sud avaient désigné un territoire qui formait une sorte d’éventail, ayant à sa base l’Algérie tellienne et s’étendant ensuite vers l’Afrique sahélienne, aux dépens du Maroc et de la Tunisie, tard venus dans l’entreprise saharienne de la France, et dont les régions sahariennes ne représentent guère que la moitié des territoires nationaux. L’argument avancé par les partisans d’une autonomie du Sahara par rapport à un ensemble algérien à naître était, en particulier à Matignon, celui de l’accident historique. Jamais l’Algérie, au temps des Turcs notamment, n’avait eu une emprise telle sur le Sahara et elle ne devait qu’à l’audace de la France le contrôle de ce gigantesque désert. Il y avait ainsi un mythe saharien, qui voulait qu’on pût considérer le Sahara comme une entité autonome, seulement rattachée à Alger par la primauté historique que conférait au littoral méditerranéen l’ancienneté de la conquête française. L’histoire avait fait que la puissance la plus dynamique qui ait jamais dominé l’Algérie fût la première à se lancer dans l’exploration de cette arrière-cour gigantesque. La France était ainsi 1’« inventeur », ayant elle-même découvert ce trésor. Ici aussi, les considérations ethniques pouvaient jouer en faveur de la partition. Les populations sahariennes, pour maigres qu’elles fussent, ne devaient pas être oubliées. Des groupes aux caractéristiques bien définies peuplaient en effet le désert. En premier lieu, les Touareg, nomades dont le comportement aristocratique avait convenu à merveille à une administration coloniale très militaire, plus proche dans l’esprit du Maroc chevaleresque rêvé par Lyautey que des préfets du Nord. Ces « hommes bleus » étaient des berbères, et l’on retrouvait ici la continuelle tentation de séparer les populations en vertu du critère d’arabité et de berbérité. Outre les nomades, peut-être au nombre de 400 000 à ce moment, il fallait inclure dans ce domaine saharien la région du M’zab, qui était un foyer de particularismes contradictoires. Dans ce Sud-Ouest algérien, vivaient en effet près de 100 000 Mozabites berbérophones, au sein desquels existait une communauté juive dont la première particularité n’était pas mince dans cette Algérie française : ces juifs, descendants comme la plupart de ceux d’Afrique du Nord, mais encore plus nettement que sur le littoral, de populations berbères judaïsées, n’avaient pas bénéficié du décret Crémieux de 1870. Ils n’étaient donc pas citoyens français, ce qui préparait un problème supplémentaire dans une Algérie arabe indépendante, peu désireuse de reconnaître une telle pluralité nationale. Ajoutons – pour rendre ce tableau encore moins simple – que le M’zab, aux portes mêmes du Sahara, avait été, malgré sa nature berbère, un des foyers de renaissance culturelle arabe. Enfin, il y eut le pétrole 2 et l’emballement de la IVe République finissante sur les choses sahariennes 3. Dès avant le retour au pouvoir du général de Gaulle, l’hypothèse d’une séparation entre le Sahara et le reste de l’Algérie dut être envisagée. La loi du 10 janvier 1957, en créant l’Organisation commune des régions sahariennes, cherchait à constituer, au lendemain des découvertes majeures en matière de pétrole, une réalité saharienne qui fût partagée par un ensemble d’Etats associés et favorables. Depuis 1956 et la loi-cadre Defferre, il était en effet évident que la transition vers l’indépendance aurait lieu tôt ou tard en Afrique subsaharienne. La France n’avait pas attendu de Gaulle pour envisager aux pays riverains du Sahara un avenir autonome. L’évolution dans ces régions apparaissait comme beaucoup plus facile qu’en Afrique du Nord ; il était normal que dans de telles conditions on prétât une attention renforcée à la coopération saharienne avec des pays riverains réputés faciles à gérer 4. Pour couronner le tout, un ministère du Sahara, confié d’abord à un partisan de l’Algérie française, Max Lejeune, avait le contrôle de deux nouveaux départements, les Oasis et la Saoura. Cette politique, poursuivie sous le général de Gaulle, avec un ministère du Sahara qui était d’Etat – signe manifeste de l’intérêt du président – , devait permettre aux habitants du Sahara de bénéficier d’un régime adapté à leur situation particulière. Les réalités de notre gestion, rappelées par Bernard Tricot 5, étaient quelque peu différentes de cette entité autonome qu’on pourrait imaginer en considérant le dispositif saharien. Les services, qu’ils fussent ceux des départements ou de l’OCRS, se trouvaient à Alger, confirmant ainsi le jugement de l’ancien gouverneur général Lebeau, dès 1950 : « C’est d’Alger seulement qu’on peut gouverner le Sahara. » Le pétrole français Ce qui avait donné l’impulsion à l’intérêt extrême pour le Sahara n’était ni les populations, ni les possibilités géographiques de liaison transafricaine comme cela avait été le cas jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Deux enjeux d’une taille tout autre que ceux de l’époque héroïque barraient la route des négociateurs français et algériens : le pétrole et la construction d’une force nucléaire française. Un énorme effort financier avait été consenti par la France dans ces deux domaines depuis la fin de la dernière guerre. Bien avant la Ve République, la « mise », pour parler comme le Général, de la France en Algérie avait été avant tout saharienne. Le plus manifeste pour l’opinion publique était le pétrole. L’aventure pétrolière de la France avait atteint son apogée dans le Sahara, après bien des mécomptes ailleurs, au moment même où l’insurrection de la Toussaint remettait en cause notre présence en Afrique du Nord. Pour de Gaulle, il fallait récupérer tout ce qui avait été investi dans le pétrole et le gaz algériens. Cela explique le silence du général, qui, jusqu’en 1961, ne fit presque jamais allusion au Sahara dans ses allocutions sur l’Algérie. L’histoire de l’industrie pétrolière française au XXe siècle est en effet composée d’une série de déceptions et d’une grande joie, celle que provoqua dans les années cinquante la découverte des gisements pétroliers du Sahara 6. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France n’obtint qu’un tiers des pétroles de l’Empire ottoman, laissant la part du lion aux Britanniques. En 1928, naquit la Compagnie française des pétroles, consortium privé dont 35 % des actifs étaient néanmoins détenus par l’Etat ; sa destinée allait être dramatiquement liée à la perte de puissance de la France au Proche-Orient. La stratégie des grands groupes américains et britanniques, puis l’élimination pure et simple de la présence française au Levant à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale, sonnèrent le glas des espérances françaises en matière de pétrole arabe. Il fallut à la CFP une nouvelle stratégie, qui devait se déployer dans de multiples directions possibles. La prospection pétrolière de l’après-guerre s’inscrivait dans le climat bien particulier de la reconstruction ; trouver et exploiter un pétrole français était tout autant une œuvre nationale que relancer les charbonnages. En Irak, il y eut renouveau de l’effort, mais les crises successives, en Iran puis à Suez, montrèrent les difficultés qui accompagnaient un pétrole sans cesse menacé par les aléas de la politique proche-orientale. Il fallut diversifier. On prit par exemple la décision de travailler au Venezuela ou au Canada. Dans ce contexte, les concessions sahariennes apparaissent comme l’une des branches d’activités incessantes pour assurer l’existence d’un pétrole national. Cette exploration saharienne n’était pas algérienne à l’origine. En 1954, des brevets de prospection avaient été obtenus au Fezzan, territoire italien alors sous contrôle de la France. L’effort saharien était à mettre au compte d’une volonté de découvrir un pétrole français, dans la zone franc, qui ne provoquerait pas d’hémorragie de devises. Le Sahara était ainsi étroitement lié à la métropole, et englobé dans une politique qui devait d’abord conduire, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à la mise en valeur des hydrocarbures de la région de Lacq. En Algérie, la croyance dans les ressources du sous-sol en hydrocarbures étaient fort limitée. Après 1950 et les découvertes de gisements de gaz naturel à In-Salah, l’opinion était plutôt incrédule sur les possibilités du Sahara. Un an avant les grandes trouvailles pétrolières, on ne croyait guère qu’à l’énergie solaire... Les méthodes de prospections d’alors laissaient une part au hasard que les chercheurs d’aujourd’hui ne connaissent plus. Le jaillissement du pétrole d’Edjeleh à la frontière libyenne en janvier 1956, et surtout quelques mois plus tard à Hassi Messaoud, relevait de l’heureuse fortune. Elle fut complétée l’année suivante par la mise au jour d’un des plus grands gisements de gaz naturel à Hassi R’Mel. Les grandes découvertes durèrent tout au long de la guerre d’Algérie. Au moment de l’indépendance, elles étaient achevées 7. La dimension nationale disparut quelque peu avec la Ve République. Les structures de l’exploitation pétrolière au Sahara furent définies par le Code pétrolier saharien du 22 novembre 1958. A une stratégie qui privilégiait le pétrole français, se surimposait la volonté de rentabiliser le Sahara par un système qui organisait le partage entre les compagnies et l’Etat, la France recevant ainsi 50 % des bénéfices. Cette coquette rente du sol, à la veille de la remise en cause des bénéfices des compagnies par les pays producteurs, n’était sans doute pas exorbitante. Elle permit à de nombreuses compagnies d’exploiter dès 1959 le Sahara français. Pour l’opinion, le pétrole du Sahara méritait qu’on s’y attachât fermement. A la fierté nationale, toujours très forte en matière saharienne, s’ajoutait le soulagement qui survenait juste après l’affaire de Suez. La peur d’une pénurie liée à la fermeture des vannes au Proche-Orient s’éloignait. Très vite, on fit des estimations qui permettaient d’envisager une production de pétrole d’une vingtaine de million de tonnes, un pétrole d’excellente qualité au demeurant. Il fallait tenir également compte du gaz naturel, dont l’exploitation semblait offrir une énergie de substitution bon marché. Un pactole donc gisait au Sahara, digne de faire rêver au-delà des milieux industriels. Le Sahara n’était pas seulement l’Eldorado pétrolier, capable de remplacer les déserts d’Arabie à jamais inaccessibles. Il était notre Nouveau-Mexique, notre Kazakhstan. Le 13 février 1960, la bombe atomique française explosait à Reggane, désignant le désert du Sahara comme lieu vital d’une nouvelle politique de puissance. C’était l’aboutissement d’un effort constant depuis 1945, et de programmes voulus et initiés par Mendès France et Mollet. L’attachement de De Gaulle envers le Sahara paraissait aux négociateurs français d’Evian simple et viscéral : en l’absence de solution de substitution, il fallait au Général un endroit pour faire « péter ses bombes atomiques » comme il nous fut dit à plusieurs reprises, montrant combien cet enjeu était personnel. En effet, le consensus nucléaire que nous connaissons aujourd’hui et qui autorise les gouvernants à prendre toutes les mesures nécessaires à la protection du Centre d’essais du Pacifique n’existait pas 8. C’était un attachement prophétique que montrait de Gaulle, difficile à saisir pour qui ignorait les ambitions nucléaires de la France. Nécessaire au maintien de la puissance nationale, le Sahara demandait également qu’on pût y accéder facilement. Il fallait des terrains d’aviation et, bien sûr, la liberté des transports par conduites. Le destin des oléoducs du Proche-Orient rendait peu crédible le maintien d’une exploitation où la France ne pourrait pas assurer la protection de son pétrole saharien. En effet, les pipelines étaient régulièrement sabotés, ou bien servaient d’otages à des régimes douteux, comme celui de la Syrie, dont la collusion avec l’Egypte de Nasser était le prélude à une éphémère République arabe unie qui pouvait faire craindre le pire. Il y avait ainsi au Sahara un faisceau convergent de facteurs qui fondait une amorce de consensus, alors même que l’Algérie française tendait à passer de plus en plus pour une cause perdue. En 1958, au moment où l’opinion ne croyait plus guère à l’Algérie française, plus de la moitié des Français sondés alors voyaient dans le Sahara une source de richesses qu’il serait regrettable d’abandonner. Beaucoup s’étonneront par la suite qu’il y ait eu pour ces « arpents de sable » un non possumus de De Gaulle qui prolongerait de près de huit mois la guerre. Le Sahara était cependant enraciné dans l’esprit de beaucoup de Français qui y voyaient le gage d’un renouveau national. A l’heure où l’opinion raisonnait en termes d’espace et de puissance, abandonner une surface pareille était le renoncement à toute concurrence avec les supergrands d’alors. En fin de compte, le sentiment qui liait la majeure partie de l’opinion au Sahara dépassait le simple enjeu économique. Le Sahara était à l’origine d’une impression générale, qu’on pourrait qualifier de pré-gaullienne, prélude à l’orgueil retrouvé des années soixante. De façon moins évidente, le Sahara était la pompe qui permettait le fonctionnement de toute notre politique algérienne. Au lendemain de l’arrivée au pouvoir du général, on avait lancé le plan de Constantine. Dans la logique du 4 juin 1958, il fallait que les habitants de l’Algérie fussent parfaitement maîtres de leurs destinées. Pour ce faire, on ne pouvait se contenter d’une simple parité de scrutin. Il était indispensable de créer des industries, génératrices d’emploi. Pour l’équipe de Paul Delouvrier, les hydrocarbures avaient deux vertus principales : ils permettraient de produire l’électricité dont avait besoin une Algérie nouvelle, et ensuite on bâtirait autour de leur exploitation et de leur transformation une véritable industrie moderne. On oublie souvent que le choix de l’industrialisation autour des hydrocarbures n’est pas une option originale de l’Algérie indépendante : en fixant volontairement le prix du gaz à un faible niveau, la France comptait en faire la source d’énergie bon marché dont l’Algérie bénéficierait pour se développer dans tous les domaines. Les Algériens purent par la suite reprendre à leur compte cet effort de la technocratie, en lui ajoutant une coloration socialiste. Jusqu’en 1961, on fonda des espoirs sur le plan de Constantine pour créer une Algérie moderne, propre à coopérer avec la France. La France devait se réserver ainsi le contrôle de la manne saharienne et ne pas l’abandonner à des gestionnaires algériens dont la compétence était tenue pour quasi nulle. L’enjeu était sans doute plus grand que ne le pressentaient les Français. En gardant le Sahara, la France pouvait contrôler économiquement une Algérie nouvelle qui se développerait selon des canons que nous lui aurions fixés. En l’abandonnant, en revanche, les destinées économiques du pays nous échapperaient. Telle n’était pas l’opinion des Algériens qui, tout en sentant confusément que le Sahara était un trésor propre à leur donner une position internationale différente de celle des autres pays du Maghreb, faisaient de l’affaire un point politique avant tout. Un désert musulman, arabe et algérien Pour comprendre la genèse de la position des Algériens à Evian, il faut sans nul doute insérer la question saharienne dans une problématique plus vaste qui est celle du territoire algérien. Les Français mettaient ainsi le doigt sur une des interrogations fondamentales, à la base du mouvement national algérien. Le problème des frontières nationales ne se posait pas dans les mêmes termes en Afrique du Nord et au sud du Sahara. Dans l’ensemble du continent noir, le principe de l’intangibilité des frontières issues des partages coloniaux ne soulevait pas de difficultés particulières, à de rares mais néanmoins notables exceptions près 9. Il y avait des Etats qu’on avait fait naître de territoires, sans qu’il existât véritablement de germe de conflits nationaux. Au Maghreb, on rencontrait un tout autre type de données. La monarchie marocaine avait sur le Sahara des prétentions qu’on retrouvera au cours du règne de Hassan II, entraînant les tensions que l’on sait avec les voisins algériens et mauritaniens. Du côté tunisien également, la prolongation saharienne du territoire national avait tourné court, essentiellement du fait de la France au XIXe siècle, ce qui ne signifiait nullement un arrêt des prétentions sur le désert. En Algérie, sans qu’il y eût jamais un Etat étendant son pouvoir avant 1830 sur le Sahara, le nationalisme du XXe siècle se rendit vite compte qu’il aurait un jour à hériter de la conquête française, faite aux dépens des voisins marocains et tunisiens. Sur ce point précis, la doctrine du FLN avait connu une inflexion remarquable dans les premières années de la guerre d’Algérie. Quand éclata le soulèvement de la Toussaint 1954, la revendication globale des insurgés avait des accents maghrébins. On y évoquait l’union des peuples nordafricains ; dans de telles conditions, dont la nature utopique serait démontrée par les événements 10, les tensions au sujet du Sahara eussent été aisément évitées. L’évolution du FLN l’amena par la suite à préciser la question du territoire national au congrès de la Soummam au cours de l’été 1956. Les choses devinrent plus concrètes, et plus difficiles. A la Soummam en effet, le territoire algérien fut défini comme étant, dans son intégralité, celui de l’Algérie française. Cette conception de la souveraineté n’étonnera pas. Le nationalisme algérien avait considérablement mûri depuis 1954. Il avait pris conscience de ce qu’était, partout à travers le monde, la revendication d’indépendance. La notion de souveraineté pleine et entière avait été au cœur des conflits du Proche-Orient. L’exemple de la lutte égyptienne contre la tutelle britannique, ranimée avec une acuité extrême par l’affaire de Suez, était fort éclairant. De la même façon, la décolonisation de l’Asie, dont le FLN avait vraiment pris conscience à Bandoeng, indiquait que les Etats nouvellement indépendants se devaient de récupérer l’héritage plein et entier de la puissance européenne qui les avait précédés. Ainsi en allait-il de l’Inde, où la partition n’avait jamais vraiment été acceptée par des dirigeants qui entretenaient à l’égard de territoires septentrionaux comme le Tibet ou le Cachemire des prétentions avant tout justifiées par l’étendue du pouvoir britannique dans ces régions. A partir de la Soummam, la question du Sahara devint un article de foi. On n’avait cependant pas sur les frontières sahariennes une fermeté qu’il eût été impossible d’ancrer. Dans une région où les réalités démographiques, et même topographiques sont difficiles à saisir, il était malcommode de tenir un discours qui aurait laissé entendre qu’on s’accrocherait aux frontières issues de la colonisation. L’exemple le plus manifeste de l’absurdité épineuse des problèmes sahariens apparaissait peut-être à Tindouf. Tardivement pacifiée par les Français entre les deux guerres, cette ville, que de nombreux traits historiques et géographiques liaient au Maroc, avait été attribuée au gouvernement général de l’Algérie. Tindouf, ville restée française quand le Maroc devint indépendant, voilà le genre d’aberration que le Moudjahid n’hésitait pas à dénoncer 11. Une telle façon de concevoir les frontières était forcément condamnable pour un mouvement anticolonialiste. Les frontières actuelles n’étaient donc pas intangibles, mais, cela fut rappelé en 1961, elles étaient pour le moment le cadre de la lutte de libération. Dès avant Evian, la crise avec la Tunisie montra l’ampleur du problème saharien. Ses racines plongeaient dans un passé plutôt lointain, puisqu’il y était question d’un arbitrage de l’époque coloniale, avec les Ottomans puis les Italiens, qui fixait la frontière tunisienne à une borne 220, tandis que les Tunisiens souhaitaient la prolonger au sud, à la borne 233. Cette affaire de la « borne 233 » amena une contestation du président Bourguiba dès 1957. Les Algériens virent avec scandale leurs frères maghrébins se tourner vers la puissance coloniale 12. En juillet 1961, le GPRA proclamait l’intangibilité des frontières sahariennes de l’Algérie. Pour régler les problèmes de ce genre, on renvoyait à une coopération régionale, qui ne serait pas celle de l’OCRS. A côté de cette difficulté, que la France ne pouvait pas ne pas exploiter, il se dessinait un problème tout aussi délicat, qui touchait non plus au territoire, mais au peuple lui-même. Même si les Algériens les plus avertis comprenaient, comme Saad Dahlab, que l’engagement de la France au Sahara était avant tout de nature économique et stratégique, il était évident que prendre en compte une spécificité saharienne était planter un coin dans l’entité arabo-islamique que le FLN entendait construire. La crainte de voir se réveiller des problèmes séparatistes parmi les populations souvent berbérophones du Sahara était fille de l’inquiétude toujours forte au sujet d’un berbérisme que la France ne manquerait pas d’entretenir. Quand fut créée l’OCRS, très vite perçue comme un instrument destiné à séparer le Sahara, les Algériens réagirent en insistant sur la profonde unité des territoires sahariens avec l’Algérie du Tell. Citons ici les propos du Moudjahid du 15 novembre 1957 : « Le combat est engagé sur toute l’étendue du territoire national, d’Oran à Tamanrasset... » L’année suivante, le clou était enfoncé davantage : « Les populations qui vivent [au Sahara] ont des manières de vivre algériennes. Rien ne les distingue des populations du Nord 13. » L’arabité de l’ensemble se déduisait de son islamisation ; on peut y ajouter l’histoire ancienne, comme le fit Ahmed Boumendjel devant les délégués français. Tous les gens du Sud étaient pour les hommes du FLN « musulmans, arabes et algériens ». Il citait avec érudition l’émir Abdelkader, les royaumes du Moyen Age et dans l’élan, Jugurtha, qui n’était pourtant de toute évidence ni musulman ni arabe, mais dont l’africanité pouvait être un objet de fierté nationale dans une Algérie qui se cherchait des repères historiques tangibles. Ajoutons que la valeur de ce pathos historique était tempérée par le fait que les délégués français connaissaient la source de ce nationalisme lyrique au sujet du désert. Il s’agissait d’un livre publié récemment par des géographes français progressistes, et acquis par avance aux thèses du FLN 14. Le Sud, les gens qui parlaient à Evian pensaient en avoir une connaissance autrement intime que les Français qui s’élevaient en protecteurs du Sahara. Saad Dahlab, qui avait passé le plus clair de sa jeunesse à Blida, dans l’Algérois, avait des liens avec Ghardaïa 15. De façon moins superficielle, peut-être, que le jugement d’individus qui considéraient les réalités géographiques à travers le prisme des liens d’homme à homme toujours entretenus de la Méditerranée au désert, le nationalisme algérien avait trouvé dans le M’zab, aux portes du monde saharien, des relais puissants. Ainsi, c’était un Mozabite, Mufdi Zakaria, membre de l’Etoile nord-africaine entre les deux guerres mondiales, qui avait composé l’hymne Qassaman, devenu celui du FLN avant d’être celui de l’Algérie indépendante. Il avait été un des chantres de l’arabisme en Algérie. De tels personnages reliaient le monde saharien et l’Algérie tellienne d’une façon que les Français, habitués aux catégories coloniales fondées sur les facteurs de divisions ethniques, percevaient mal. Tous ces arguments, qu’on pourra trouver étrangement sentimentaux vu l’ampleur du bras de fer engagé et les enjeux, passaient avant les préoccupations pétrolières. Celles-ci existaient néanmoins. Les Algériens envisageaient, une industrialisation maghrébine reposant sur les hydrocarbures. Mais le pétrole était ici un attribut de puissance destiné à marquer une supériorité économique sur des voisins imbus de leur légitimité historique plus ancienne. Il n’existait rien de véritablement conséquent quant à la gestion du pétrole et de ses richesses. Dans le contexte de bas prix et d’exploitations des pays producteurs par les grandes compagnies, l’idée d’une arme pétrolière était une vue de l’esprit. A Evian, Yves Roland-Billecart se rendit bien compte que ses interlocuteurs algériens chargés comme lui des questions économiques et financières n’étaient point grands clercs en la matière. Aussi était-il possible, malgré les impasses évidentes, de trouver un terrain d’entente, puisqu’ici les intérêts nationaux étaient finalement divergents et non contradictoires 16. La France avait eu tendance à considérer, bien avant le début de la guerre d’Algérie, que le Sahara était res nullius, un objet sans autre propriétaire que ceux qui l’exploitaient. La vieille idée, aussi ancienne que la conquête, qu’un pays laissé en friche appartenait à qui le mettrait en valeur fonctionnait à plein. Si pour l’Algérie méditerranéenne cette conception était sérieusement battue en brèche, il fallait se rendre à cette évidence : le Sahara était la terre des Algériens pour le FLN. En revanche, que les installations laissées par la France pussent profiter à leur propriétaire n’était pas inconcevable. Chapitre VI DEUX SAISONS DÉCISIVES L’été chaud du FLN La lecture de l’évolution interne du FLN est un exercice d’érudition, qui ne doit pas masquer les enjeux globaux de la paix en Algérie. Deux écueils, contradictoires mais aussi dangereux l’un que l’autre, se présentent. Le premier est la tentation de voir simplement, dans des luttes qui existaient à l’état endémique dans le mouvement algérien, l’affrontement de personnes, travesti en opposition de courants. Ce genre d’interprétation convenait sans doute à bon nombre de hauts fonctionnaires français, peu désireux d’entrer dans les détails de rivalités dont l’origine leur était obscure. Aussi n’ai-je pas trouvé chez les diplomates rencontrés une analyse complète des événements majeurs qui conduisirent à la recomposition du GPRA. En revanche, le sentiment qu’il y avait « chez eux » des difficultés internes, liées à des conflits personnels, voire « ethniques » – la question berbère – , est sans cesse présent. Il faut y ajouter la peur de voir surgir derrière un homme ou une tendance l’influence déterminante de l’idéologie communiste. Ce qui était important pour la France était d’avoir en face un interlocuteur conséquent, et dont le lien avec les adversaires de l’alliance occidentale ne fût pas trop transparent. Quant à jouer un courant plutôt qu’un autre, c’était à la fois difficilement réalisable sur le plan pratique et peu conforme à la volonté de considérer le FLN comme un partenaire important, mais sans priorité. S’il y avait des courants divergents de la politique algérienne, on essaierait de les trouver ailleurs, chez les messalistes du MNA par exemple. La France ne voulait en aucune manière que le FLN passât pour l’incarnation de l’ensemble du peuple algérien. Chercher en son sein des factions plus favorables serait revenu à reconnaître que le Front était bien un ensemble représentatif, et non un organe à tendance totalitaire. Nous sommes ici face à une conception diplomatique qui ne pouvait manquer de convenir au général de Gaulle. Comparer les deux camps, comme le fit un de mes interlocuteurs, aux monades de Leibniz, qui, n’ayant ni porte ni fenêtre, ne communiquent pas entre elles, serait sans doute aller un peu vite en besogne. Il n’en demeure pas moins que la volonté gaullienne d’être simplement la France, négociant ses intérêts et ceux de ses ressortissants, primait largement sur la compréhension des méandres politiques algériens. L’unicité, parfois monolithique, de la démarche entreprise rendait improbable une interprétation fine des enjeux recouverts par les dissensions à Tunis ou ailleurs. En ce qui concerne un sujet aussi vital que l’affaire algérienne, notre diplomatie n’avait pas la précision et le goût du détail qu’on exige aujourd’hui de la simple presse. La notion d’expert, qui semble si nécessaire à l’analyse des crises, ne jouait pas ici le rôle discriminant qu’on lui a depuis accordé. Le parallèle est tentant avec la gestion américaine des crises du Sud-Est asiatique. Lorsque les Etats-Unis s’engagèrent en Indochine, ils étaient dans la plus grande ignorance de cette région. En complément de l’effort militaire, ils s’efforcèrent de former des spécialistes capables d’interpréter les apparentes incohérences d’un Orient plus que compliqué. Rien de tel n’accompagna le règlement de la guerre d’Algérie. Nous possédions en France, avec le Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie moderne, un organisme destiné à rendre compétents militaires et fonctionnaires. Le Levant et l’Indochine avaient été les zones d’études privilégiées, et le CHEAM avait rendu bien des services, à un moment où le besoin en administrateurs de toute sorte se faisait sentir dans des régions de l’empire français réputées difficiles à déchiffrer, donc à gérer. L’Algérie n’avait jamais été très exotique et on ne lui appliquait pas le même traitement qu’à des territoires lointains. Il existait certes des connaisseurs du Maghreb. Dans l’équipe du gouverneur général Jacques Soustelle, Vincent Monteil 1 et Germaine Tillon 2 étaient sans doute parmi nos meilleurs ethnographes sur la question. On voit mal cependant à quoi ils auraient été utiles en 1961. Maîtrisant les aspects traditionnels de la vie maghrébine, ils n’avaient jamais été des experts du bouillonnement politique de l’Algérie urbaine depuis la fin des années vingt. En outre, l’ignorance de la politique moderne en Algérie était si grande qu’Alain Peyreffite expliquerait un jour à André Mandouze que son livre, La Révolution algérienne par les textes, avait été finalement autorisé pour permettre aux fonctionnaires français de se procurer cette source d’informations, pourtant bien maigre, sans difficulté 3. Les hommes du FLN avaient été des agitateurs puis des terroristes, et leurs dossiers étaient logiquement dévolus aux forces de l’ordre et non à la recherche en sciences politiques. Un certain discours militaire était né de la guerre d’Indochine. Créé par des spécialistes novices de la guerre révolutionnaire, il eût sans doute davantage convenu. Mais ses tenants, en premier lieu le colonel Godard, avaient rejoint pour beaucoup les rangs de l’OAS. De plus, il était le fait de praticiens qui cherchaient à connaître la vérité sur l’interpénétration entre l’idéologie et le combat sur le terrain. C’était sans doute une bonne approche pour Boumediene et l’ALN, mais on ne pouvait rendre compte de cette façon des conflits politiciens à l’intérieur du nationalisme algérien. Aujourd’hui, le gouvernement de la France peut trouver dans le Centre d’analyses et de prévisions du Quai d’Orsay un organe qui permet la consultation permanente des experts. Comme me le rappelait Vincent Labouret, le ministère d’Etat aux Affaires algériennes de la rue de Lille connaissait ses interlocuteurs par des fiches de police, souvent vieillies, infiniment moins bien faites que celles, conçues a posteriori, des exégètes rompus aux contradictions des mouvements de libération du tiers-monde 4. Le deuxième écueil est exactement à l’opposé du premier. Il serait engendré par la surinterprétation des faits et gestes internes du FLN. Pour nous guider à travers le maquis des tendances, nous possédons depuis une dizaine d’années la plume de Mohammed Harbi. Elle a le défaut de ses qualités. Harbi reconnaît avoir été un militant du PPA-MTLD. C’est ici un intellectuel habitué au jeu politique qui parle. L’autre partie en cause, Ben Bella et surtout ses alliés de l’ALN, ne s’est pas par la suite embarrassée des remords des vaincus du GPRA. L’Algérie nouvelle était celle d’une indépendance rêvée, gagnée au bout du fusil. Est-il possible dans ces conditions de comprendre l’ensemble du mouvement algérien à travers les analyses, aussi pertinentes soient-elles, d’un seul homme ? On se doute de la réponse. Il reste à attendre de véritables travaux historiques sur l’Algérie révolutionnaire. Armés de notre science actuelle du FLN, nous pourrions succomber à la tentation de déchiffrer comme à livre ouvert la complexité enfin retrouvée d’un ancien ennemi de la France qu’on nous présenta longtemps comme le visage unique d’une rébellion. On entrerait alors dans des débats scolastiques aussi fouillés que ceux de la kremlinologie triomphante de la guerre froide, au risque d’obtenir les mêmes résultats décevants. La France du général de Gaulle ne s’embarrassant pas de tels détails, nous aurions tort de leur accorder aujourd’hui un crédit qu’ils n’avaient pas à Paris à cette époque. C’est pourquoi nous essaierons dans les pages suivantes de décrire les faits sans sombrer dans les délices de l’extrapolation. Les événements de l’après-Lugrin, tels que nous les connaissons maintenant, nous offrent l’un des meilleur biais pour suivre les changements de cette ultime année de guerre d’Algérie. La délégation du GPRA qui rentra en Afrique après l’échec des négociations avec la France devait procéder à une reddition de comptes, forcément douloureuse. Plusieurs personnalités, que les Français avaient appris à connaître, se voyaient ainsi menacées. Du 9 au 27 août, le CNRA se réunit, comme il l’avait déjà fait auparavant, à Tripoli, dans une Libye du roi Idriss qui n’était en rien le turbulent pays d’aujourd’hui. L’ancienne colonie italienne était encore sous le contrôle des Britanniques, lesquels n’étaient pas préoccupés outre mesure par les activités du FLN algérien 5. Les sigles ici sont trompeurs, et l’homologie entre GPRA et GPRF d’une part, CNRA et CNR 6 d’autre part, ne doit pas faire illusion. Pour mieux concevoir ce qu’était en 1961 le CNRA, il est préférable en effet se tourner vers un organisme contemporain, arabe lui aussi, et qui bénéficie d’une couverture médiatique que les institutions algériennes n’ont jamais possédée. Je pense ici au Conseil national palestinien, que la presse qualifie souvent de « parlement » de l’OLP. Il s’agit là d’un type de parlement bien particulier, puisqu’il ne possède pas de mandat électif. Les discussions peuvent donc y prendre un tour violent ou personnel parfois supérieur à ce que nous voyons dans nos assemblées démocratiques d’Europe, la sanction électorale n’intervenant jamais. Le CNRA était né à la Soummam et se voulait, avant le GPRA, le dépositaire de la souveraineté nationale. Toutes les tendances du nationalisme algérien, à l’exception notable du MNA de Messali Hadj, y était représentées. Officiellement pourtant chacun avait adhéré au FLN à titre personnel. Pour compliquer, on rencontrait en outre une imbrication des politiques et des militaires qu’aucun Etat organisé ne peut se permettre, sous peine de mort. Mais l’Algérie provisoire n’était en aucune façon un Etat, même si elle en possédait pratiquement tous les attributs, sauf le contrôle d’un territoire. Siégeant au lendemain de Lugrin, le CNRA se devait donc de tirer les conséquences des événements qui s’étaient déroulés sur les bords du lac Léman. On changea la tête du FLN, en modifiant notablement la composition du GPRA. Il y eut ainsi des vainqueurs et des vaincus, encore qu’ici les lectures puissent être multiples. Un premier projet repoussé, qui avait les faveurs de l’ex-« centraliste » Benyoussef Ben Khedda, pourrait être qualifié de « soviétisant », et montrait combien la conception du parti unique, qu’à Paris on n’hésitait pas à présenter comme un totalitarisme, était alors en gestation dans le FLN. Ben Khedda, bien qu’il s’en soit toujours défendu, était, selon nos grilles d’analyse occcidentales, un « prochinois », sinon un marxiste 7. Son arrivée au pouvoir allait provoquer à Paris un émoi dont on mesure aujourd’hui l’inanité après les expériences Ben Bella et Boumediene. Que cet ancien pharmacien, soucieux de ménager les Etats-Unis, ait pu évoquer Fidel Castro fait sourire, surtout lorsque l’on connaît le blanc-seing donné ensuite à Ben Bella par Paris. Il n’en demeure pas moins que son voyage en Chine, en 1958, le désignait facilement comme un imitateur des modèles en vigueur dans le monde socialiste d’alors. Il proposa une sorte de bureau politique, coiffant le FLN et cantonnant le GPRA dans un rôle de représentation extérieure. L’idée fut repoussée. On notera avec intérêt que ce fut dans ce moment délicat de la marche vers une solution au conflit qu’apparut ainsi un projet de ce type, destiné à revenir sans cesse par la suite, notamment à l’instigation de Ben Bella jusqu’à sa consécration dans les structures politiques de l’Algérie nouvelle. On récusa également la candidature de Krim Belkacem à la tête du GPRA. Le « lion des djebels » était sorti paradoxalement avec le sentiment d’être renforcé par son face-à-face avec Louis Joxe. Pour cet homme, que chacun s’accorde à considérer encore comme simple et tout d’un bloc, le fait d’avoir pu tenir tête à ce que la diplomatie française offrait de plus éminent était une expérience nouvelle et sans aucun doute avait-il le droit de s’en enorgueillir. Mais l’ancien chef de la wilaya de Kabylie avait son avenir derrière lui. Des haines, en particulier consécutives à l’assassinat d’Abbane Ramdane 8, s’ajoutaient à l’ineffaçable échec face aux troupes du général Challe. De plus, l’interprétation faite par les militaires présents à Evian pesait lourd sur la destinée du chef de délégation. Pour Slimane et Mendjli, la France avait essayé de faire avaler une solution de type néo-colonialiste au FLN. Ainsi, ceux que les Français auraient pu hâtivement percevoir comme les « muets du sérail » portaient un jugement très noir sur ce qui venait de se passer. Provoquée en partie par l’opposition de Boumediene à Krim, la crise militaire algérienne avait atteint le mois précédent son paroxysme, avec la démission le 15 juillet de l’état-major de Boumediene. L’ALN était devenue l’instrument du jeune 9 colonel, et l’ambition de ce dernier était dévorante. Ce point est sans doute le plus important pour comprendre la rupture de l’étatmajor général avec le GPRA. Les manifestations du conflit avaient été spectaculaires. Le 15 juillet 1961 donc, un mémorandum de la direction de l’ALN, siégeant à Ghardimaou, à la frontière entre l’Algérie et la Tunisie, reprenait les nombreux griefs accumulés jusque-là. Il y avait d’abord un conflit de personnes. On désignait Krim Belkacem comme le responsable de la situation difficile. Rien n’était ouvertement dit au sujet d’Evian, mais l’attitude du ministre des Affaires étrangères était l’objet de deux critiques principales. La première était un « classique » du débat algérien : on accusait Krim de favoriser les éléments kabyles. L’autre portait sur la politique tunisienne. Les liens avec Bourguiba étaient dénoncés, à un moment où la volonté tunisienne de régler directement avec la France le conflit de la « borne 233 » était perçue comme une trahison de l’idéal maghrébin pour lequel se battaient les djounoud 10. Le texte du message de l’état-major général était symptomatique d’une idéologie assez simpliste, où la volonté d’imposer l’égalité entre tous les membres de l’insurrection tenait lieu de credo. Il s’essayait néanmoins à une redéfinition de la stratégie diplomatique, insistant sur les liens que l’on devait entretenir avec l’Afrique noire progressiste. Comme le souligne Mohammed Harbi, éditeur du texte, l’analyse internationale était peu fondée, et mettait de côté les puissants intérêts de la France au sud du Sahara. Ce qui importait, c’était la volonté de prendre des distances avec le GPRA, et surtout de se mettre en position de le contester au moment de l’indépendance 11. A Tripoli, Boumediene était un souci presque aussi important que les relations franco-algériennes. Ben Khedda, finalement choisi pour succéder à Abbas en tant qu’homme de conciliation, devait s’efforcer de colmater les fissures d’un navire qui menaçait à tout moment de faire eau. En se refusant à l’affrontement avec les hommes de Boumediene, le nouveau président du GPRA sauvait les apparences vis-à-vis de l’opinion internationale et surtout de la France, qui subodorait, sans en comprendre l’enjeu, les divisions du FLN. La disparition politique de Ferhat Abbas, qui partit pour Rabat, n’entraîna pas le retour en puissance de Krim Belkacem. Elle fut seulement, comme le rappelle Abbas lui-même 12, le signe de la perte d’influence des éléments modérés, ou plus simplement modérateurs, venus de l’UDMA, et qui, depuis le début, pesaient en faveur de la négociation. Avec Abbas, on vit également le recul d’Ahmed Francis et d’Ahmed Boumendjel, que Bernard Tricot qualifie joliment de politiciens « formés dans notre sérail ». Les deux conséquences majeures pour la paix en Algérie du CNRA d’août 1961 étaient fort opposées. En premier lieu, la montée de Saad Dahlab, qui d’adjoint du ministre Krim Belkacem devenait ministre des Affaires étrangères, permettait aux Algériens d’aller à de nouvelles joutes diplomatiques avec un véritable homme d’Etat à leur tête. Même si la position de Dahlab, dans le sillage de Ben Khedda, était des plus fragiles, il était l’homme que les Français avaient tout de suite jugé comme le plus apte à s’occuper d’affaires d’Etat au sein de la délégation qu’ils avaient rencontrée à Evian. Sa nomination était donc une chance pour la paix, et contrebalançait la disparition de figures plus connues de l’opinion française, mais probablement moins efficaces. L’autre conséquence, dont les effets se feraient davantage sentir sur le long terme, était la persistance d’un embryon de contre-pouvoir militaire, animé par un « arabisant » très hostile à la France, Houari Boumediene. Son influence allait être d’autant plus importante qu’il se trouverait un allié chez celui des nationalistes algériens qui se percevait comme le plus arabe, Ahmed Ben Bella. Sa détention ne l’avait nullement incité à changer d’idéal politique. Bien au contraire, il avait persévéré dans la direction qui faisait de lui, aux yeux de l’opinion française, l’émule de Nasser. Une des grandes difficultés de l’après-Evian allait être le rôle imprévisible de Ben Bella et de sa volonté de faire triompher une sorte de révolution arabe en Algérie. Le problème se noua en fait dès cette période, au moment où se consommait la rupture du GPRA et de l’état-major. Des deux côtés, une idéologie révolutionnaire venait armer la conviction nationaliste. Chez les membres de l’ALN, c’était sans doute une cuisine peu claire, où le maoïsme rencontrait les idées de Frantz Fanon 13. La victoire des guérilleros de Fidel Castro avait également frappé les hommes de Boumediene, déjà fort impressionnés par les succès de Mao ou de Giap. Chez Ben Bella, une pensée révolutionnaire s’était juxtaposée aux idées d’arabisme héritées du Proche-Orient. Pendant sa longue captivité, l’ancien sous-officier de tirailleurs avait acquis une culture politique d’autodidacte. Lui aussi rêvait de voir l’Algérie devenir un phare de la révolution mondiale, tout en conservant la pureté de l’Islam. Les points de convergence ne pouvaient manquer de surgir. L’alliance entre les deux camps se concrétisera par l’intermédiaire d’Abdelaziz Bouteflika, quand la France autorisera les visites aux ministres d’Etat internés. Les militaires auraient sans doute préféré traiter avec Mohammed Boudiaf 14, réputé plus sérieux que Ben Bella. Mais Boudiaf était alors l’homme de Krim, et Ben Bella jouissait d’un prestige autrement important parmi la base, en partie grâce à la Fédération de France du FLN. Or ce fut précisément cette Fédération qui devait recueillir à Cologne les dirigeants de l’état-major, démissionnaires. Le dialogue se préparait entre les deux forces les moins facilement réconciliables avec la France du nationalisme algérien, Ben Bella et Boumediene. Une ombre planait sur tout compromis avec la puissance coloniale. En attendant, la grève de la faim que Ben Bella et ses compagnons devaient déclencher à l’automne allait les projeter de nouveau au premier rang des victimes, et faisait connaître à une opinion publique algérienne avide de chefs charismatiques un héros capable de succéder avantageusement à Ferhat Abbas. Pour la foule algérienne, le « Ben Bella yahia » remplacerait bientôt les cris en faveur d’Abbas entendus en décembre 1960. Dans la partie serrée que jouaient les différentes tendances du FLN, les gens de l’état-major, même s’ils semblaient se retirer tel Achille sous sa tente, marquaient en fait au cours de ce deuxième semestre 1961 des points décisifs. Une alliance, arabe et révolutionnaire, pouvait prendre place, qui aurait raison des hommes du GPRA. Ce n’était donc pas Ben Khedda, prétendu maoïste, au rayonnement faible, qui menacerait notre politique algérienne. Il amenait au contraire avec Saad Dahlab le plus sûr atout pour la France dans une négociation. Le danger résidait dans la stratégie révolutionnaire d’une véritable opposition imbue d’une idéologie tiers-mondiste, qui mettait en péril tout l’édifice complexe qu’on allait s’efforcer de construire. Pour le moment, les responsables algériens fraîchement nommés chercheraient à aboutir. Dans ce contexte, survint à l’automne un événement qui, comme la manifestation du 8 février 1962, était destiné à peser de plus en plus lourd sur la mémoire française de la guerre d’Algérie. Le 17 octobre 1961, réprimant une manifestation organisée par la Fédération de France du FLN, certains éléments de la police parisienne firent de ce jour une tragédie. Cette journée a, depuis peu, tendance à symboliser l’ensemble du drame algérien pour une frange non négligeable de l’opinion, parce qu’elle est significative du racisme français et qu’elle met l’immigration au premier plan. A l’occasion du trentième anniversaire de cette manifestation, un livre est venu nous en rappeler l’ampleur et les enjeux de mémoire 15. Il est cependant toujours aussi difficile de comprendre ce qui s’est alors passé. Retenons simplement les faits qui ont partie liée avec les efforts pour mettre fin à la guerre et avec la stratégie française du FLN. La Fédération de France du FLN était alors dans une position ambiguë. Elle avait fini par s’imposer dans l’immigration algérienne au moyen d’une lourde terreur contre le MNA. En son sein, la forte présence kabyle n’étonnera pas, les Kabyles ayant toujours fourni de gros contingents aux usines et chantiers de France. De là à voir l’influence de Krim dans les décisions de la Fédération de France, il y a un pas qui ne se franchit pas facilement. L’hypothèse est pourtant séduisante. Le chef kabyle savait sans nul doute que son avenir politique passait par le succès des négociations avec la France. Pour faciliter la reprise de celles-ci, il aurait alors fait le choix de frapper l’opinion publique, en France et dans le reste du monde, en commanditant une manifestation qui devait être forcément sanglante dans le contexte d’un durcissement des forces de l’ordre en France. Ce rôle de Krim, plausible, ne doit pas faire oublier que la même Fédération de France, installée en Allemagne, avait reçu Boumediene et ses compagnons, qui avaient eux aussi des raisons de ne pas s’opposer à toute démonstration du caractère intraitable de la France. Il est ainsi peu aisé de savoir qui eut ce jour-là intérêt à voir couler le sang algérien sur le pavé parisien. Le FLN chercha certainement à montrer aux Français sa puissance, et par la même occasion l’effacement du MNA. Il serait bon simplement de retenir que certains parmi les fonctionnaires français 16 virent dans la décision du FLN la volonté de placer de nouveau l’opinion face à l’horreur de la guerre d’Algérie. En organisant une manifestation pareille, les dirigeants de la Fédération de France, et sans nul doute leurs supérieurs, avaient cherché l’affrontement violent, pour jouer sur la corde humanitaire. La police française, mal inspirée et manipulée par des partisans de l’Algérie française, avait fait le reste. Si cette thèse est digne d’intérêt, elle ne fait que marquer un peu plus l’inefficacité des stratégies violentes. Les morts du 17 octobre 1961 passeront inaperçus, et la négociation reprendra sans qu’il y eût besoin de la pression de l’opinion en France. Attendre ? Pour Olivier Long, le chapitre qui s’ouvrit au lendemain de l’échec de Lugrin était celui d’une « longue attente ». De juillet à octobre 1961 s’écoula pour la France une saison primordiale, qui allait voir, dans la douleur, l’accouchement du processus de paix. On a beaucoup parlé depuis de la lassitude des Français. Pour le contingent, la quille devenait une obsession, tandis que la poursuite des combats en Algérie semblait de plus en plus incompatible avec la politique de paix entreprise depuis 1960. Il est ici bien difficile de connaître la vraie nature des sentiments que les Français avaient pour la guerre d’Algérie. Les sondages pourraient paraître éloquents 17 : en août 1961, 15 % des Français croyaient encore à la partition dont l’idée allait resurgir dans Le Monde le mois suivant sous la plume d’Alain Peyrefitte, 58 % à l’indépendance, et seulemnt 4 % à l’Algérie française. 46 % des Français croyaient à la paix, et 24 % pensaient que le conflit allait durer. Une frange d’indifférents se dessinait, oscillant entre 20 et 30 % selon les sondages. Etait-elle vraiment autre chose que cette partie du corps électoral qui est sous la Ve République régulièrement réfractaire à la vie civique ? Il semble en effet que les Français avaient majoritairement choisi de faire confiance au général de Gaulle, et de remettre au pouvoir exécutif, et à lui seul, le soin de régler le conflit algérien. Dans cette affaire « intérieure », se dessinait l’accord tacite sur l’existence d’un secteur réservé au président de la République, la politique étrangère. On épilogue beaucoup de nos jours sur la prétendue indifférence de la France à l’égard de l’affaire algérienne. Une idée s’est imposée qui tend à assimiler la passivité des Français entre 1940 et 1944 à leur volonté supposée de ne pas voir la guerre d’Algérie en face. On veut que les Français aient été alors gaullistes comme ils étaient maréchalistes vingt ans auparavant. L’argument permet de mettre sur le même plan la France de Drancy et celle du 17 octobre 1961, manifestant une indulgence complice à l’égard d’une politique de répression qu’elle cautionne par son silence. L’analyse ne serait pas fausse, si nous considérions cette affaire avec nos yeux des années quatre-vingt-dix, et notre sensibilité extrême à l’égard des phénomènes d’opinion et de conscience collective. Nous ne sommes souvent pas très éloignés des Républiques précédentes, où l’opinion semblait être un véritable tyran sur une question telle que l’Algérie. En fait, les Français des années soixante n’avaient pas cette sensibilité extrême que le retour de certains éléments de la vieille idéologie républicaine a sans doute réintroduit dans notre culture politique depuis quelque temps. L’Algérie, ce n’était pas une véritable question de politique. Le miroir de l’immigration maghrébine aujourd’hui nous renvoie une image déformé de l’enjeu. Il n’y avait pas de véritable présence physique de l’Algérie en France Ce qui importait alors, c’était de faire cesser la violence, de sauver ce que l’on avait investi, en particulier depuis la fin des années cinquante, et, si possible, de trouver une solution pour les populations restées françaises. De Gaulle, en avançant masqué, était l’homme de la situation, parce qu’il pouvait assumer toutes les peines de la France, jusqu’à exposer sa propre personne. Aussi était-il rassurant que tout lui fût dévolu. Pour ce qui est de la négociation avec le FLN, il faut plaider la parfaite ignorance dans laquelle se trouvaient les Français au sujet des tenants et des aboutissants des tractations. Le GPRA, où seul le nom de Ferhat Abbas évoquait vraiment quelque chose, était une institution inconnue, le FLN un mouvement trop longtemps voué aux gémonies pour qu’on cherchât à comprendre quelle était sa volonté. Les Français semblent avoir plutôt raisonné en termes coloniaux, comme on l’aurait fait à la fin du XIXe siècle, qu’en termes politiques. Pour une grande majorité, l’étrangeté manifeste des Algériens était éclatante. Le soulagement de les voir enfin traités comme des partenaires, et non plus comme une partie intégrante de la nation, transparaît sans cesse. La presse populaire est un reflet de ce désir, et sur ce point, la consultation de France-Soir est fort évocatrice. Le soutien à la politique du Général s’accompagne volontiers d’une reconnaissance anticipée de la personnalité, puis de l’indépendance des départements algériens. Plus que l’indifférence à l’égard du conflit algérien, on a le sentiment que celui-ci commence à s’inscrire dans un faisceau de faits qui montrent les fissures d’un monde ancien. On aurait beau jeu ici d’opposer la modernité du moment et l’archaïsme de l’Algérie française, de présenter un général Salan sorti des vieux rêves coloniaux du début du siècle, submergé par les transistors du contingent en 1961. Cette image, aujourd’hui topique, de l’échec du putsch pourrait résumer commodément l’année 1961, si nous considérions avec un peu de naïveté que le contingent, issu d’une France encore largement rurale, guidé par les instructions de Paris, est une figure de notre époque. Aujourd’hui, la transition nous semble moins vitale qu’alors, parce que le monde que les accords d’Evian vont contribuer à enfanter n’est plus exactement le nôtre et que, après la crise économique et la fin du pouvoir gaulliste, l’évidence de la France que cherchait à redessiner le général de Gaulle n’est plus aussi forte. La modernité des années soixante était le démantèlement de ce qui avait fait l’armature de la France républicaine depuis les années 1880. Un exemple, datant lui aussi de 1961, me paraît révélateur. Dans ce qui était encore la métropole, pour la première fois depuis bien longtemps, des événements extra-algériens le disputaient à l’interminable conflit. A la une des journaux, d’autres affrontements firent ces mois-là leur apparition. Quand on recherche la guerre d’Algérie dans la presse de cette époque, on ne peut pas ne pas rencontrer un conflit social de première importance. En Bretagne, à l’époque où la paix trébuchait sur les bords du lac Léman, le mécontentement agricole battait son plein. Il eut, comme la guerre d’Algérie, des « journées », culminant avec celle de la prise de la souspréfecture de Morlaix par les manifestants. Le resurgissement de problèmes sociaux augurait la véritable donne des années soixante. Dégagée de ses déboires coloniaux, la République française allait progressivement retrouver les difficultés internes, ce que de Gaulle appellera l’« intendance », avant d’affronter, une décennie plus tard, la crise. Lorsque l’on considère les mésaventures simultanées de l’agriculture et de l’Algérie, on est frappé de cette diversité des temps de l’histoire, pour utiliser une formule braudelienne. D’un côté, les stratégies complexes destinées à en finir avec un empire déjà défunt, et d’un autre, le début de la décomposition d’une France ancrée au monde rural, laquelle se poursuit aujourd’hui sous nos yeux. Tandis qu’un homme issu du « monde d’avant 14 » se préparait à défaire un écheveau tissé essentiellement par la IIIe République, le terreau même de la stabilité républicaine craquait. Diversité de la France mutante de l’après-guerre ? Voire, puisque somme toute deux piliers de notre système républicain se fissuraient en même temps, prélude à la désagrégation d’autres fondements d’un univers vieux de trois quarts de siècle. Les années soixante verraient également l’armée et l’école perdre le visage presque rituel que la France leur avait conféré. On sent bien, avec peut-être une insistance supplémentaire en cet été 1961, combien la France, en tant que République, change de fondements. L’OAS, attirant à elle toutes les nostalgies de gloire nationale, essayait de confondre son combat et celui des agriculteurs mécontents qui barraient les routes. Cela sembla de la pure et simple récupération. En fait, l’attachement à ce qui restait de l’empire pouvait fort bien être conjugué avec la défense d’une France paysanne. La réminiscence de Vichy est ici très forte, mais on ne doit pas négliger la dimension républicaine que prend en France toute défense du monde rural menacé. La cause de l’Algérie française était étroitement liée à une vision du monde issue de la fin du XIXe siècle, celle de la France qui agit, comme le maréchal Bugeaud, ense et aratro, par le glaive et par la charrue. Avant d’être fondé sur le pétrole, le fantasme de la puissance d’une Algérie liée à la France avait été illustré par la Mitidja, ce grenier à blé de la République française qui évoquait ceux de l’Afrique romaine. De Gaulle sentait bien que l’ensemble des problèmes possédait un lien profond, qu’il estimait être la difficile transition de la France vers la modernité. Dans ces allocutions de 1961, les deux thèmes, Algérie et agriculture, se côtoient. Le Général les met face aux véritables enjeux. Ce ne sont que des « saccades et des secousses » accompagnant la transformation 18. Aux mutations internes s’ajoutait la prise de conscience des rapports de forces véritables. Pour ce qui était de l’environnement international, le chef de l’Etat laissait transparaître devant l’opinion les menaces que faisait peser sur la paix du monde la crise de Berlin, entamée depuis le début du mois de juin et qui devait atteindre son paroxysme au mois d’août. Dans un tel contexte que pesait l’Algérie ? Les difficultés nord-africaines semblaient importantes mais toujours connexes dans les grands affrontements de la guerre froide. Il y avait d’abord la tribune de l’ONU qui régulièrement permettait au GPRA de faire recette. Chaque automne ramenait la question algérienne et le cortège de bonnes intentions de nombreux pays. En 1960, l’ONU avait adopté une solution de compromis, puisque le droit à l’autodétermination comme celui à l’indépendance étaient reconnus, mais on avait laissé de côté l’idée d’un contrôle du référendum par les Nations unies. C’était la première véritable défaite diplomatique de la France à New York. L’année suivante vit l’ouverture de la session sous de sombres auspices pour notre gouvernement. Ce fut de nouveau une résolution pénible pour la France, mettant en avant le rôle du GPRA dans les négociations. L’idée qu’on discutait simplement avec un mouvement, le FLN, était un principe de toute la démarche d’Evian. En reconnaissant le GPRA une fois de plus et en saluant sa position diplomatique, l’ONU rendait un peu moins crédible aux yeux du monde l’édifice gaullien de la paix concédée à toute l’Algérie après avoir obtenu satisfaction de la rébellion 19. A l’ONU, les Français comme l’ensemble de l’opinion internationale pouvaient mesurer l’habileté de la diplomatie algérienne. De façon significative, c’était un ancien centraliste, M’hammed Yazid, qui en était le maître d’œuvre à New York. Plus résistant que Dahlab ou Ben Khedda, ce dernier aura une carrière fort honorable dans la nouvelle Algérie. Mais cette récurrence des intellectuels issus du MTLD est frappante. En 1961, la façade extérieure du FLN est majoritairement composée d’un petit groupe d’hommes, peu représentatif de l’ensemble des forces en jeu. L’ONU montrait surtout l’isolement de la France dans la diplomatie multinationale. En revanche, les contacts avec les alliés traditionnels étaient moins tranchants. Vincent Labouret, chargé de cet aspect du dossier auprès de Louis Joxe, se souvient que les Américains souhaitaient simplement qu’on en finît avec l’Algérie. Leurs idées étaient simples, beaucoup plus que celles des Britanniques qui comprenaient mieux les difficultés d’une puissance coloniale, mais désiraient finalement la même chose. Les partenaires européens laissaient à la France les coudées franches, et la stratégie nord-africaine de l’Italie n’était pas aussi dynamique qu’aujourd’hui. Un homme, Enrico Mattei, président du groupe pétrolier public ENI, réclamait depuis... 1956 l’indépendance de l’Algérie. Il n’engageait pas l’ensemble de la classe dirigeante de son pays et son action n’avait pas beaucoup d’écho auprès du gouvernement de Rome. Plus intéressant est le rôle joué alors par l’Espagne. Son ambassadeur à Paris, le comte de Motrico, était fort actif, et faisait ce qu’il pouvait pour faciliter le travail des Français. L’Espagne de Franco était encore maudite en Europe. Elle s’était tournée vers le monde arabe, et le Caudillo cultivait une politique dont il espérait qu’elle lui permettrait de devenir un partenaire international non négligeable. La France du général de Gaulle était ainsi un terrain idéal pour développer une stratégie qui faisait de l’Espagne une passerelle entre le monde arabo-musulman et l’Europe. On s’était longtemps demandé quel jeu jouait l’Espagne en Algérie. On la soupçonna d’aider le FLN, puis l’OAS. Avec la fin des hostilités, le camp choisi n’était pas, malgré les relations du général Salan à Madrid, celui des partisans de l’Algérie française 20. Franco jouait de Gaulle. En fin de compte, l’entourage de la France pesait de façon moins décisive qu’on ne l’a souvent cru. La France, si elle avait choisi d’ignorer le FLN, avait les moyens diplomatiques de maintenir un foyer de tensions permanentes en Algérie pendant encore quelque temps. Quant au moyen militaire, la preuve en fut faite de nouveau. En Afrique du Nord, l’été 1961 était aussi celui de ce que l’on pourrait appeler, pour reprendre la phrase de l’historien militaire, le colonel Henri Le Mire 21, le dernier épisode algérien de l’épopée parachutiste, si la formule ne dissimulait pas tant de paradoxes. Ce qui se déroula alors n’était pas plus épique que les plus récents raids sur Kolwezi, le Golfe persique... et sortait du cadre territorial de l’Algérie. On a exposé brièvement au chapitre précédent comment la Tunisie s’efforçait d’étendre son influence au Sahara. Les soldats tunisiens qui essayaient de pénétrer au Sahara furent reconduits manu militari par des Français qui n’hésitaient pas à montrer que la souveraineté sur l’ensemble de l’Algérie était encore leur affaire. Les négociateurs devaient le faire remarquer à Lugrin. L’autre problème qui empoisonnait les relations francotunisiennes était celui de Bizerte. Afin de faire valoir ses droits sur cette base navale située devant Tunis, Habib Bourguiba lança le 18 juillet ses troupes à l’assaut des installations militaires françaises. La réponse, dirigée directement par le Général, fut implacable, et donna l’occasion aux troupes de choc d’Algérie de montrer qu’elles n’avaient rien perdu de leur mordant. Entamée dans la soirée du 19 juillet, l’opération de Bizerte démontrait la supériorité militaire française en Afrique. Le 22, on pouvait considérer que les troupes françaises étaient maîtresses des objectifs assignés, bousculant un ennemi largement supérieur en nombre et fort convenablement armé et équipé dans la plupart des cas. Une dernière fois, les soldats d’élite, parachutistes d’infanterie de marine et fantassins de la Légion étrangère confirmaient qu’ils n’avaient pas de rivaux en Afrique. Cette victoire, qui avait pour l’armée française le goût amer d’un baroud d’honneur, était pour la Ve République le premier des « exercices » extérieurs auxquels elle habituerait par la suite les Français. Six ans seulement séparent cette intervention en Tunisie de notre engagement au Tchad, sur une des rives de l’ancien « océan français » qu’était le Sahara. L’historiographie de l’affaire de Bizerte est, comme on l’imagine, plutôt mince. C’est à l’intérieur des ouvrages généraux sur la guerre d’Algérie qu’on trouve les interprétations qui ont été faites jusqu’à une période récente. Elles sont plutôt contradictoires. D’aucuns voient dans Bizerte une démonstration de force propre à faire réfléchir le FLN sur les moyens dont disposait la France du général de Gaulle pour faire respecter sa souveraineté, et imaginent ainsi qu’au sein du mouvement algérien on dut s’interroger davantage sur l’impasse constituée par la violence des armes. A de tels argument, on a envie de répliquer par les chiffres accablants des échecs successifs de l’ALN dont les djounoud possédaient pourtant une combativité censée être largement supérieure à celle des Tunisiens. Il existait en effet en Afrique du Nord une classification martiale des peuples qui n’avait rien à envier à celle opérée par les Britanniques dans le sous-continent indien. Elle présentait une hiérarchie dégradée d’ouest en est, faisant des Marocains, dont la division avait été la plus décorée de la guerre de 14-18, les meilleurs soldats et réservant aux Tunisiens une estime bien moindre. Les Algériens, intermédiaires dans ce classement, ne manquaient pas de le faire sentir à leurs hôtes tunisiens. Aussi est-il vain d’imaginer que la défaite, prévisible, des Tunisiens pût influencer les plus raisonnables des Algériens sur leurs capacités à imposer par la force les arguments de souveraineté. On a prétendu également que Bizerte serait au moment de la réunion du CNRA un argument pour la radicalisation de la lutte et le renoncement aux négociations avec la France. Ce serait sous-estimer également les capacités d’analyse des stratèges de l’ALN. Pour des hommes comme Boumedienne, la thèse de l’affrontement avec la France était un thème idéologique plus qu’un programme militaire. Nous retiendrons surtout que Bizerte éclairait pour la France les possibilités de maintien en Afrique du Nord d’un jour plutôt sombre. En dépit de la victoire remportée par les soldats français, il fallait sans doute réfléchir à ce que serait un autre Bizerte dans une France revenue à la paix, et qui se déroulerait à Mers el-Kébir ou pire, au Sahara. En 1962, le général de Gaulle fera rentrer dans les casernes une armée pléthorique qui, partie faire la guerre en 1939, n’avait jamais cessé vraiment de combattre. L’idée qu’on pût lui offrir autre chose que les dérivatifs subsahariens qu’elle a depuis connus n’était sans doute pas conforme à son projet de mutation stratégique vers le primat de la dissuasion, déjà en gestation dans sa politique algérienne. Que la paisible République d’Habib Bourguiba pût ainsi donner du fil à retordre à notre puissance n’augurait rien de bon quant à un éventuel affrontement avec une Algérie dont la militarisation révolutionnaire après tant d’années de guerre et d’insurrection laissait présager un tout autre comportement diplomatique et militaire. Après Bizerte, la possibilité d’une crise de l’ampleur de celle de Suez en Méditerranée occidentale n’était pas à exclure. Quant à maintenir par la force la sécurité de nos installations pétrolières du Sud, cela avait été possible grâce à des communications avec le littoral méditerranéen. Monter une opération de grande envergure, à travers l’Afrique sahélienne ou même l’Afrique équatoriale, pourrait se concevoir contre les bandes rebelles du Tchad. Avec un ennemi mieux equipé, encadré peut-être de conseillers soviétiques ou chinois, la France n’en serait pas capable, d’autant que le chef de l’Etat avait d’autres desseins pour notre défense que celui de maintenir un corps important d’action extérieure. A Bizerte cependant, la France démontra qu’elle avait les moyens de se maintenir en Afrique du Nord en utilisant l’option qu’on pourrait qualifier par commodité d’« israëlienne ». L’accueil réservé par les militaires et les diplomates français aux émissaires de l’ONU quand intervint le cessez-le-feu franco-tunisien pouvait être le prélude à une attitude de repli sur soi, au moment où l’hypothèse d’une négociation était plus lointaine qu’au début de l’année. Chacun s’étonnera par la suite du machiavélisme du général, servant le chaud et le froid à tous ses partenaires sur un rythme difficile à suivre. En fait Bizerte est aussi une façon de préparer la table des négociations, avec finalement plus d’à-propos que les grandes opérations des années précédentes. L’armée est ici utilisée comme un instrument diplomatique et non politique, ce qui était lui redonner un rôle qu’elle avait elle-même oublié en pénétrant au cœur de l’Algérie après Suez. La guerre n’était pas non plus terminée sur le sol algérien. La trêve offerte à Evian devait prendre fin au bout de soixante jours. Du côté algérien, comme à chaque fois que les possibilités d’un accord paraissaient s’éloigner, les dirigeants du FLN agitaient ce que de Gaulle appelait la « mitraillette ». Il est pourtant difficile de trouver des opérations militaires significatives après le putsch. Alors que les attentats FLN reprenaient une certaine vigueur, les activités de l’ALN semblaient marquer le pas. Bernard Tricot rappelle qu’il ne restait plus qu’une douzaine de katibas 22 sur les cent vingt recensées en 1958, ce qui offre une idée de l’ampleur du succès français. On pourrait objecter, comme toujours, que l’irréductible ne le serait jamais. Cependant le guêpier algérien n’était sans doute pas plus mortel alors pour l’armée française que l’Ulster ne l’est aujourd’hui pour l’armée britannique, suceptible d’intervenir simultanément dans les Falklands ou dans le Golfe persique. Certaines unités avaient même pu être retirées au début de l’année 23. Ce n’était pas cela qu’avait voulu le FLN en lançant l’insurrection de 1954, et l’ALN, dirigée par des chefs progressivement imprégnés des modèles asiatiques ou cubain de victoire sur le terrain contre les impérialistes, ne pouvait considérer comme un quelconque succès le maintien d’abcès de fixation sur le sol national. Les katibas se scindaient en groupes de quatre ou cinq maquisards, le terrorisme urbain resurgissait, comme si la stratégie algérienne revenait au point de départ. En revanche, l’agitation de l’OAS apparut vraiment à ce moment-là. Il fallut sans doute un temps de répit, qui fut celui de l’échec du putsch d’Alger. Puis, l’opinion découvrit l’importance du mouvement. Qu’était-il à l’été de 1961 ? L’OAS s’était véritablement manifestée au debut de l’année 1961, assassinant l’avocat algérois Pierre Popie, même si les plasticages commencèrent avant. Le 31 mars, le maire SFIO d’Evian, Camille Blanc, succombait à son tour, victime du choix de sa ville pour la conférence de la paix. Le milieu de l’année 1961 fut un point culminant de cette vague d’agitation, avec un apogée dans le premier attentat contre le chef de l’Etat le 9 septembre, quatre jours après qu’il eut annoncé dans une conférence de presse un déblocage de la situation diplomatique. Ainsi, quand Bernard Tricot se rendit, fin août et début septembre, en Algérie, il fut frappé par la faiblesse de l’activité du FLN et la force simultanée de l’OAS. Au même moment, l’esprit du général de Gaulle sur l’Algérie et le Sahara mûrit. On ne sait si un séjour réparateur à Colombey aida le président de la République à se déterminer sur la question saharienne. L’été avait été fertile en événements liés d’une façon ou d’une autre à la question du Sahara. En Tunisie, il y avait eu Bizerte, et au Maroc, quelques jours auparavant, les déclarations d’Hassan II recevant Ferhat Abbas sur l’intégrité du territoire algérien. Au sud, le Mali de Modibo Keita entretenait des relations de plus en plus étroites avec le GPRA, et montrait par là même que le rêve d’une OCRS faisant des Etats subsahariens les piliers d’une politique de maintien de la tutelle française sur le Sahara était peu fondé. Bernard Tricot avait lui aussi beaucoup pensé au Sahara, et dès avant Lugrin. La note qu’il avait remise au début juillet au président de la République penchait pour une évolution lente vers une situation de transition, à la durée indéterminée. Le Sahara pourrait faire l’objet de négociations internationales et éventuellement d’un partage qui laisserait grosso modo les régions peuplées à l’Algérie. Ce texte n’avait pu être exploité à Lugrin, il fut sans doute médité par un de Gaulle moins démiurge que ses collaborateurs veulent le faire croire à toute occasion. En tout cas, le 5 septembre, il fit une allusion décisive au désert du Sahara dans sa conférence de presse, employant une rhétorique habile, mais quelque peu obscure : « Pour ce qui est du Sahara, notre ligne de conduite est celle qui sauvegarde nos intérêts et qui tient compte des réalités. Nos intérêts consistent en ceci : libre exploitation du pétrole et du gaz que nous avons découverts ou que nous découvrirons, disposition de terrains d’aviation et droits de circulation pour nos communications avec l’Afrique noire. La réalité, c’est qu’il n’y a pas un seul Algérien, je le sais, qui ne pense que le Sahara doive faire partie de l’Algérie, et qu’il n’y aurait pas un seul gouvernement algérien, quelle que soit son orientation par rapport à la France, qui ne doive revendiquer sans relâche la souveraineté algérienne sur le Sahara. Enfin le fait est que, si un Etat algérien est institué et s’il est associé à la France, la grande majorité des populations sahariennes tendront à s’y rattacher, même si elles ne l’ont pas explicitement réclamé d’avance. » Et d’ajouter : « ...la question de la souveraineté du Sahara n’a pas à être considérée, tout au moins elle ne doit pas l’être par la France 24. » Cette formule, qui servait en quelque sorte de conclusion au passage sur le Sahara de la conférence de presse, est, comme le remarque l’observateur étranger qu’est Olivier Long, plutôt sibylline. Elle ne fermait aucune porte, tout en ouvrant la voie à la négociation, avec le FLN ou un autre organe représentatif ajoutait le général. Et tout le monde comprenait qu’il ne serait pas nécessaire d’avoir recours à un troisième interlocuteur. Au cours de l’été, les tentatives de Louis Joxe pour trouver une troisième voie musulmane furent vaines. Accompagné de l’ancien sous-préfet de Constantine, Jacques Legrand, le ministre d’Etat avait consulté certains hauts fonctionnaires musulmans d’Algérie. La réponse avait été négative. Aucune personnalité significative ne voudrait désormais suivre la France dans une telle entreprise. On pouvait donc passer à l’acte suivant, avec le GPRA. Pour Michel Debré, attaché davantage aux intérêts français au Sahara qu’au maintien de notre souveraineté sur l’Algérie, commençait un long calvaire, qui ne s’achèverait vraiment que le 14 avril 1962, lorsque sa démission sera enfin acceptée par l’homme qu’il admirait le plus au monde. Reprise des contacts Les négociations reprirent dans les mois qui suivirent. A Genève, Taïeb Boulharouf restait en contact avec les Suisses. Il expliqua ainsi à Olivier Long, dès le 28 août, les dispositions finalement conciliantes du nouveau GPRA de Ben Khedda, à la condition bien sûr que, dans l’esprit de ses interlocuteurs français, le territoire algérien comprît le Sahara. Le 25, puis le 30 septembre, il revint à la charge, après que le nouveau président du Gouvernement provisoire eut, à la conférence des non-alignés de Belgrade, exprimé son désir de parler avec la France. Ben Khedda, qui avait mesuré au cours d’une visite à Ghardimaou combien l’Etat-major revenu d’Allemagne lui était hostile, ne pouvait que rechercher la solution rapide avec la France. Le 2 octobre enfin, Olivier Long était à Paris. Le climat était à la discrétion extrême, proche de celui d’un récit d’espionnage. Les déplacements du diplomate suisse se faisaient de la manière la plus officieuse possible. Le Louis Joxe que rencontra Olivier Long était un homme tendu, tout préoccupé par les possibilités d’échafauder un exécutif provisoire où se retrouveraient « nos musulmans ». Surtout, il ne ferait rien sans le Général. Le Suisse dut attendre le 10 pour recevoir une réponse, par l’intermédiaire de Bruno de Leusse, qui annonçait, de façon laconique, une possible rencontre. Trois jours plus tard, rien n’était pourtant clair et on pouvait penser que les Français voulaient simplement expliquer à leurs interlocuteurs le sens des mots du Général sur le Sahara. Ce fut seulement le 14 octobre que Louis Joxe put donner le feu vert à une nouvelle rencontre franco-algérienne. Le secret devait être total, et l’on envisagea même à un moment d’utiliser un autre territoire que celui de la confédération helvétique – l’Italie – à un moment où la Suisse devenait de plus en plus l’objet de pressions de la part des partisans de l’Algérie française. Le Nouveau Candide, hebdomadaire réputé proche de Matignon, laissait passer le 18 octobre des informations sur les négociations avec les Suisses, et ces allégations étaient reprises trois jours plus tard par Le Monde, peu suspect de connivence avec Michel Debré. Il fallait être particulièrement prudent. On se retrouva néanmoins dans la forêt bâloise, avec pour la France, Bruno de Leusse et Claude Chayet, et pour les Algériens, les deux jeunes, Mohammed Ben Yahia et Rehda Malek. Pour reprendre la formule d’Olivier Long, le bilan ne fut pas défavorable. Les Algériens attendaient les Français sur le Sahara. Ils furent satisfaits d’enregistrer un certain progrès. En effet, pendant les deux jours, 28 et 29 octobre 1961, où se tint cette première rencontre de Bâle, on parla bien sûr du Sahara. La possiblité d’envisager le problème sous l’angle de la coopération se faisait jour. Les prétentions françaises étaient celles qu’avait rappelées le Général en évoquant le sujet le 5 septembre. La France souhaitait conserver ses communications, en particulier aériennes, avec les nouvelles républiques d’Afrique. Elle désirait également poursuivre ses expériences nucléaires et spatiales. A cela s’ajoutait un volet minier, qui garantirait les intérêts de la France déjà acquis et permettrait de nouvelles recherches. Pour gérer l’exploitation du Sahara, on proposait également la création d’un organisme paritaire. La question des Européens d’Algérie semblait maintenant la plus difficile. La France posait un certain nombre d’exigences, qui allaient de la garantie des simples libertés au principe de la double citoyenneté. Des assurances étaient réclamées. Dans la période qui suivrait l’indépendance, il fallait qu’il y eût absence de représailles à l’égard de ceux qui avaient choisi le camp de la France pendant le conflit. La période transitoire devait ensuite permettre d’empêcher tout dérapage. Elle s’organiserait en deux temps, une première phase allant jusqu’au référendum, une autre accompagnant le destin de l’Algérie jusqu’à l’élection d’une Assemblée constituante. Un tel projet ne mettait donc pas en cause l’idée que l’Algérie serait une démocratie représentative, qui se doterait d’institutions au plus vite. Par la suite, on maintiendrait une représentativité politique à 10 % des anciens Français d’Algérie 25. Il fallait également que les biens fussent protégés. Pour préserver nos intérêts économiques, la nécessité de maintenir l’Algérie dans la zone franc, essentielle à l’équilibre pétrolier, était envisagée. Cela permettrait également une coopération franco-algérienne, sur laquelle les Algériens, à l’exception peut-être de Dahlab, n’avaient guère d’idées précises. Enfin, les Français se montrèrent plutôt souples sur la question des intérêts stratégiques, en particulier de Mers el-Kébir. On aurait pu souhaiter que la base devînt une sorte de Guantanamo maghrébin. A Cuba, en effet, les Américains ont conservé jusqu’à nos jours une base qui est une véritable enclave dans le pays de Fidel Castro. De façon plus proche, il y a le rocher de Gibraltar, et, sur l’autre rive de la Méditerranée, les deux presidios espagnols de Ceuta et Melilla. Face à la ville d’Oran, un tel type de présence française eût été peu réaliste. On optait donc pour une souveraineté algérienne sur la base, et un système de concession, probablement par bail. Dans le magazine tunisien paraissant à Paris, Afrique-action, Saad Dahlab pouvait tracer un tableau assez pertinent des ouvertures 26. C’était un entretien qui jouait astucieusement de différents thèmes, mettant en avant la dimension révolutionnaire dans le domaine social du programme du FLN, sans doute pour mieux faire admettre une politique modérée dans la négociation avec la France. Il rejetait les solutions extrémistes, marquant ses distances avec l’arabisme et les unions, chimériques dans l’immédiat, au Maghreb, tout en restant ferme. Les concessions étaient bien mises en évidence : possibilité de coopération économique au Sahara comme dans le nord de l’Algérie, maintien des Européens sans privilèges en Algérie, éventuel passage par l’autodétermination avant l’indépendance. Dahlab était le seul interlocuteur auquel les Français fissent un large crédit. On devinait, dès avant d’aussi manifestes déclarations, sa patte derrière les propos conciliants du Moudjahid et de Ben Khedda. On pouvait donc poursuivre dans une voie qui ressemblait de plus en plus à la diplomatie classique. Du 8 au 10 novembre, il y eut de nouvelles rencontres entre les mêmes délégués. Les Algériens rapportaient ainsi les exigences du GPRA formulées à Tunis. Quatre points étaient précisés. Les Européens ne pourraient jouir de la double citoyenneté, et leurs activités économiques, politiques ou culturelles seraient contrôlées par l’Algérie. Bien entendu, leur représentation serait numérique dans les assemblées et non fondées sur des quotas. Le souvenir du statut de 1947 offrant la parité des élus à une minorité européenne, faisait ici une forte barrière. Pour la présence militaire, la location, renouvelable, de Mers el-Kébir pouvait être envisagée. Dans le domaine nucléaire comme dans celui des fusées, les Algériens voulaient un arrêt, de la même façon qu’ils souhaitaient un retrait programmé des troupes françaises. Quant à la transition, la période du provisoire devait durer six mois au plus. L’Exécutif serait présidé par un Algérien musulman, tout en maintenant l’Algérie française pendant la période sous la souveraineté de la France. Dans le domaine économique, les Algériens désiraient que le Code pétrolier fût de leur compétence et non de celle de la France, et s’ils ne voyaient pas d’inconvénient au maintien dans la zone franc, ils voulaient posséder leur propre institut d’émission et contrôler les transferts. Au moment où s’engageaient ces fructueuses discussions, puisque pour la première fois on discutait pied à pied les détails de l’indépendance algérienne, et non les principes, Ahmed Ben Bella et ses compagnons, par solidarité avec les autres prisonniers algériens de France, déclenchaient une grève de la faim. Le GPRA se récria. Rien ne pouvait continuer dans de telles conditions. Ben Bella se rappela ainsi à l’opinion au moment le plus opportun. Dans le FLN, beaucoup pensaient que Ben Bella n’avait jamais eu un rôle de premier plan et que seuls ses liens avec Nasser avaient permis à la France d’en faire un épouvantail au début du conflit. En fait, sa situation de prisonnier des Français le rendait bien plus connu que tous les autres ministres du GPRA. A la différence d’Aït Ahmed ou de Boudiaf, il n’était pas un véritable révolutionnaire professionnel comme on le concevait en Occident. Sa grève de la faim acheva d’en faire un héros populaire. La France céda. Le 20 novembre, Bruno de Leusse fit savoir à ses interlocuteurs algériens que Ben Bella et ses compagnons seraient transférés à Aulnoy, près de Melun. Là, non loin d’une préfecture placée un moment sous les feux de l’actualité algérienne en 1960, les ministres du GPRA recevraient un traitement presque digne d’un rang qu’on ne leur reconnaissait pas en France. On n’aboutit donc à la rencontre des deux ministres, Louis Joxe et Saad Dahlab, que le 9 décembre. De nouveau Joxe sortit de sa poche un projet qui, pour ingénieux qu’il pût paraître à la France, posait la question de l’intégrité saharienne de l’Algérie. Il s’agissait d’un référendum séparé pour les populations les plus tard venues dans le giron de la France, Touareg du Grand Sud et Réguibat de Tindouf, zone connue pour ses possibilités en minerai de fer. Sans doute était-ce là, comme le sentaient les Algériens eux-mêmes, une manœuvre dilatoire dont le ministre d’Etat avait le secret. Peut-être avait-on fait pression du côté français sur le Sahara pour obtenir davantage sur le statut des Européens d’Algérie. Saad Dahlab essaya de régler le problème en allant vers ce qu’il savait être l’intérêt véritable de la France, offrant des garanties pour les hydrocarbures. En revanche, sur les Européens, le problème de la nationalité restait entier. Saad Dahlab savait qu’il jouait alors la partie la plus serrée. Il sentait que la France ne supporterait plus longtemps un tel chassé-croisé, et qu’il n’était pas sûr de trouver dans l’ensemble du FLN un soutien si les négociations venaient à se rompre de nouveau. Que feraient alors Boumedienne et ses compagnons ? Afin de s’assurer une base plus large, Dahlab demanda qu’on fît appel aux frères en résidence surveillée. C’était pour lui un exercice de funambulisme politique, ce dont les Français ne pouvaient avoir pleinement conscience. En associant Ben Bella au processus des négociations, le GPRA choisissait de faire entrer les futurs accords d’Evian dans la course à légitimité qui se préparait alors. Joxe remit la décision dans les mains du chef de l’Etat. Le 12, le feu vert vint. Trois jours après, Mohammed Ben Yahia arrivait à Paris par le train de nuit en provenance de Lausanne. Il put visiter les ministres d’Etat, et établir ainsi une liaison d’apparence vitale pour la cohérence de l’ensemble. A ce moment, le destin de celui qui n’était, quelques années auparavant, qu’un petit étudiant en droit d’Alger était scellé. Auprès de Ben Bella, il allait très vite entamer une remarquable carrière diplomatique, poursuivie avec brio sous Boumedienne. Le 25 décembre, quand reprirent les conversations entre les deux ministres, les Français maintenaient leurs positions sur l’exécutif provisoire, le Sahara et surtout les Européens, remettant un projet précis. Pour les bases militaires, les exigences de la France étaient détaillées. Elle désirait conserver les installations spatiales et nucléaires du Sahara, ainsi que quatre aérodromes pour une durée à fixer, entre cinq et dix ans ; Mers el-Kébir resterait une base française pendant vingt-cinq ans. Dahlab fit mine de faire quelques concessions sur la durée, inacceptables pour la France, mais qui autorisaient la discussion. Les Algériens craignaient la lenteur des pourparlers secrets. La lecture de la presse française n’était guère engageante. A Paris, on parlait de nouveau de la partition comme d’une solution face à l’intransigeance du FLN. En janvier, les Français présentèrent un mémorandum sur les Européens, qui servit de document de travail à Mohammed Ben Yahia et à Bruno de Leusse. Il fut commenté par les deux parties le 9. On approchait du but, d’autant qu’une solution frontale avait été préconisée par le général de Gaulle : discuter avec des ministres français, sans la publicité du premier Evian ou de Lugrin. Les négociations secrètes semblaient plus fructueuses, et la curiosité de la presse de plus en plus pressante. Pour Paris, il ne s’agissait pas d’une rencontre intergouvernementale, le GPRA n’ayant pas d’existence légale. Les Algériens y voyaient un dialogue entre ministres. La diplomatie suisse parvint, non sans mal, à les persuader du bien-fondé d’une solution où transparaissaient les pratiques régaliennes et quelque peu autoritaires du président de la République française. Le 29 janvier, au cours d’une ultime réunion de travail entre Louis Joxe et Saad Dahlab, les Algériens acceptèrent la solution d’un tête-à-tête de ministres. Aussitôt après, Krim Belkacem et Ben Tobbal partirent retrouver leurs collègues d’Aulnoy. Le bilan du ballet diplomatique, impliquant les ministres d’Aulnoy de plus en plus encombrants pour toutes les parties, fut fait le 4 février devant le GPRA à Tunis. On constatait que Ben Bella était favorable, tout en préconisant des dispositions qui ne regardaient pas les négociations avec la France. Il s’agissait de la création d’un bureau politique, distinct du gouvernement, et de la participation d’un élément de l’état-major pour l’application des décisions. La plus importante pour l’avenir parmi les visites que recut Ben Bella n’était pas celle des ministres, mais sans doute celle d’un certain capitaine Abdelkader (Abdelaziz Bouteflika, futur ministre des Affaires étrangères), qui sut le convaincre que la révolution algérienne trouverait sa vraie voie dans l’ALN. En fait, en accédant à la demande du GPRA sur la liberté de consultation des ministres d’Aulnoy, la France avait permis à l’alliance qui menaçait d’intervenir entre Ben Bella et Boumedienne de prendre forme. A posteriori, on est surpris de constater que ce front qui serait fatal aux accords d’Evian, a été autorisé par la France, qui semble avoir alors accordé à Ben Bella un remarquable traitement de faveur. C’est sans doute ici qu’il serait le plus judicieux d’ouvrir le débat sur les responsabilités véritables de l’échec des relations franco-algériennes après Evian. La faiblesse politique de Ben Bella est ici bien sûr en cause, puisqu’elle conduit tout droit au coup d’Etat qui permettra à Boumedienne de s’emparer du pouvoir en 1965. Mais on ne peut que constater que la France n’a pas eu à l’égard de Ben Bella une extrême fermeté, et qu’en accédant à la demande du GPRA, elle a accéléré le rapprochement entre deux tendances néfastes pour une solution modérée en Algérie. De Gaulle a eu une tendresse étonnante pour Ben Bella. La légende veut qu’il l’ait décoré de ses mains en 1944. Vrai ou faux, ce premier contact entre les deux hommes a laissé comme des séquelles profondes pour une France qui avait contribué à créer Ben Bella. Malgré tout, la négociation avait avancé dans un sens positif, parce que l’on échangeait des réponses et que l’on proposait des textes, en bonne logique diplomatique. On acceptait enfin l’idée d’une rencontre de trois ministres de part et d’autre. Elle se déroulerait sur le territoire français, dans un chalet jurassien des Rousses, qui avait déjà servi aux rencontres secrètes précédentes. Chapitre VII CONCLURE ? Charonne et le malentendu Nous évoquions au chapitre précédent la tragique manifestation du 17 octobre 1961, symbolisant depuis peu l’opprobre absolu de la guerre d’Algérie, mêlant les souvenirs au racisme qu’on dit « ordinaire » dans la France de la dernière décennie. Nous ne nous étendrons point ici sur ce renouveau de la mémoire nationale autour de la guerre d’Algérie 1. Tel n’est pas l’objet de ce livre. En revanche, dans ces mois où la paix succédait à la guerre l’affaire de Charonne est d’autant plus intéressante à étudier qu’elle prend ses racines dans un terreau idéologique national aujourd’hui presque effacé de la mémoire des générations qui sont nées après ces événements. Cette station de métro du XIe arrondissement résume en effet par son nom l’engagement de toute une partie de la France d’alors, un bon quart de l’électorat selon les scrutins, dans un combat dont l’objectif, avec le recul, peut paraître obscur. Depuis la révolution copernicienne qui s’est opérée autour du communisme, l’engagement anticolonial a sans doute été un des moins maltraités. Lorsqu’en 1991 resurgit le spectre de la trahison en Indochine à travers une affaire Boudarel qui n’aura pas eu sur l’opinion le retentissement profond qu’elle aurait sans nul doute mérité, les communistes purent rappeler qu’ils avaient été dans le sens de l’Histoire, accompagnant les peuples dans la libération d’un joug colonial haï. L’Algérie eut elle aussi ses Boudarel, comme cet aspirant Maillot, passé à la rébellion avec un chargement d’armes en 1956. Mais la « geste » communiste de l’Algérie ne prit jamais le tour violent de la lutte contre la présence française en Extrême-Orient. En métropole, l’action du Parti communiste était limitée par ses propres œillères, et sa perception toute républicaine des événements. Il y avait deux niveaux principaux dans l’attitude communiste à l’égard de l’insurrection algérienne. Le premier était lyrique, et se fondait sur la propension des militants à se rassembler autour d’une cause qui pourrait se résumer par les mots de justice et de libération. En 1962, thème majeur dans les marges de la gauche, la paix en Algérie continuait à être utilisée par le PCF. D’autre part, les communistes français pensaient la guerre d’Algérie en termes de stratégie d’ouverture vers le prolétariat nord-africain immigré, vieux partenaire de l’entre-deux-guerres, et de lutte contre la présence d’un contingent qu’ils avaient d’ailleurs accepté d’envoyer de l’autre côté de la Méditerranée en 1956. La dimension nationale du problème n’était pas le fort d’un parti qui connaissait mal les questions musulmanes et se méfiait d’un pays où le religieux se confond avec le national. La cohérence n’était pas grande. A posteriori, on est frappé par les contorsions extraordinaires de la mémoire communiste vis-à-vis de la guerre d’Algérie 2. S’il existait pourtant un domaine où les communistes de France excellaient, c’était le pacifisme. Vieil exercice qui leur avait valu au lendemain de 14-18 quelques-unes de leurs plus belles recrues, l’hostilité bruyante à la guerre sous toutes ses formes était un viatique qui permettait aux messages communistes de circuler avec aisance dans nombre de milieux politiques, sociaux et religieux. L’appel de Stockholm et l’audience du Mouvement de la paix sont des témoins facilement identifiables de cette vigueur de la propagande communiste en ce temps de guerre froide. Le slogan « Paix en Algérie » était devenu, pour la majeure partie de l’opinion, une devise communiste. Comment croire, dans ces conditions, que le Parti communiste français ne suivait pas avec un intérêt soutenu ce qui se passait à Evian ? Il y eut certes une volonté notable d’accompagner un processus diplomatique dont les communistes ignoraient tout. Au printemps de 1961, se rendirent à Evian puis en Suisse des escouades du Mouvement de la paix qui rencontrèrent des membres de la délégation algérienne. Olivier Long évoque le souci qui était celui des autorités suisses devant ces vagues intempestives de communistes. Ils reçurent un accueil mitigé, depuis la compréhension manifestée par un Krim Belkacem qui n’en demandait pas tant et voulait simplement offrir l’hospitalité au peuple de France, jusqu’aux sarcasmes du commandant Slimane. L’attitude de ce dernier jeta manifestement un froid, puisqu’il se gaussait des communistes et repoussait en bloc ce qui venait de la gauche française. Inutile d’ajouter que les manifestants qui avaient en face d’eux de tels personnages n’avaient pas la moindre idée des enjeux idéologiques dont chacun était le porteur. L’Algérie était un front anticolonial presque comme les autres et nul n’avait assez de connaissances du monde arabe en général et de l’Afrique du Nord en particulier. Les manifestations pour la paix en Algérie étaient toujours une sorte de rituel à Paris comme en province. En 1961, elles formaient des cortèges d’autant plus significatifs que la capacité de mobilisation des organisations en présence avait su rester grande. Les syndicats comme les associations étudiantes, UNEF en tête, étaient en prise avec une jeunesse effarée par la perspective de servir en Algérie, et peu consciente de la faiblesse des risques proprement guerriers qui demeuraient. La crainte de l’Algérie était en train de s’enraciner, au moment même où l’issue dépendait moins que jamais des armes. Les événements qui conduisirent à la manifestation du 8 février 1962 pourraient être cohérents dans leur simplicité. Au cours de la nuit du 7 février, les attentats de l’OAS avaient touché de nombreuses personnalités parisiennes. Surtout, en visant le domicile du ministre de la Culture, André Malraux, à Boulogne, on avait défiguré une fillette de quatre ans, Delphine Renard, dont le nom symbolisa aussitôt le rejet violent des activistes de l’OAS par toute une partie de l’opinion. Un appel à la manifestation fut lancé pour le 8 à 18 h 30. CGT, CFTC, syndicats enseignants et étudiants ainsi que le PSU et des éléments du MRP, pourtant estampillé à droite, étaient présents. Surtout le Parti communiste avec sa courroie de transmission, le Mouvement de la paix, était l’épine dorsale de la journée. Comme le 17 octobre, on a parlé de provocations policières et d’infiltration de l’OAS parmi les forces de l’ordre. Il y eut huit morts, dont trois femmes et un adolescent, à la suite d’une bousculade qui écrasa les manifestants contre les grilles de la station Charonne, fermée au public comme il se doit lors de mouvements de foule de cette ampleur. Depuis, le sang n’a jamais autant coulé dans les rues de Paris, pas même en 1968. Charonne fut la dernière tragédie parisienne. Toute cette affaire, au moment même où la paix est en vue en Algérie, semble avec le recul d’un dérisoire macabre. Contre quel ennemi s’était-on levé ? Celui-ci ne pouvait être de Gaulle, trop consensuel alors et surtout trop engagé dans le processus de paix aux yeux de l’opinion nationale. Quant à manifester contre une organisation qui était partout pourchassée avec vigueur, voilà où se trouve l’incohérence. Que le premier parti de France risquât de lancer ses troupes dans un combat douteux contre le bras armé d’une faible partie de l’opinion, il y a de quoi surprendre trente ans plus tard, à l’heure où se dresse le bilan du communisme français. A Charonne, les communistes ont cru rencontrer l’Histoire et faire entrer la guerre d’Algérie dans la liste des causes qui ont structuré la gauche française. Ce serait crédible, si l’on ne connaissait pas maintenant la nature essentiellement diplomatique de la paix en Algérie. A ce moment de la crise algérienne, le débat politique était dépassé, et on était passé au stade de la mise en place des décisions de l’Exécutif. Les négociations, une fois entamées, suivent une logique propre. Il s’agit d’un travail complexe, d’une technique souvent méconnue en France 3. Cette inadéquation entre Charonne et Evian va être à l’origine d’un long silence du communisme français sur l’Algérie indépendante. Par-delà, elle est emblématique du choix expiatoire de toute une fraction de l’opinion progressiste en France. On croyait, encore en 1962, qu’il fallait accompagner les Algériens dans leur passage vers l’indépendance pour faire oublier les fautes du colonialisme. Si de Gaulle nous apparaît comme infiniment plus réaliste après l’effondrement définitif de l’image du FLN, c’est qu’il a su, en entretenant la fiction de la non-représentativité du mouvement algérien, lui donner le visage du réel, avec toutes les particularités, les étrangetés même, que telle ou telle cause lui niait. La conclusion communiste, telle qu’on la lit dans l’Histoire de la guerre d’Algérie d’Henri Alleg mérite d’être citée : « Les grilles de l’Elysée sont loin de celles du métro Charonne, mais la voix d’un peuple entier criant qu’il en a assez, plus qu’assez, de la guerre d’Algérie, parvient cependant jusqu’au président qui ne peut plus rester sourd à la clameur qui monte 4. » L’ampleur du malentendu se lit dans ces lignes. La croyance en l’ébranlement de l’appareil d’Etat par la revendication était un dogme du mouvement ouvrier français, qui avait fait une croix sur de possibles participations à la gestion des affaires depuis 1956. Par Charonne, dont la coïncidence inouïe avec le rendez-vous fixé aux Rousses restera symbolique, les communistes français purent donner l’impression qu’ils avaient eux aussi participé à l’impulsion finale. Quand on sait le travail de fourmis qu’effectuaient à la même époque des diplomates qui agissaient sans la protection d’une quelconque partie de l’opinion publique, on reste muet devant un tel fossé. Pour certains, il suffirait du souvenir de Charonne pour évoquer celui des années algériennes. Il masquerait les ratonnades du 17 octobre 1961, et ouvrirait à toute une génération le chemin d’une vulgate algérienne, où décolonisation et opposition politique interne pouvaient retrouver une juste cohabitation. La simultanéité des deux événements doit plutôt nous faire réfléchir sur la blessure non refermée de la décolonisation dans l’opinion de gauche. La renaissance de l’anticolonialisme, après les joutes politiques du temps de Jules Ferry, avait été bercée par le communisme entre les deux guerres. Dès l’origine, le mouvement nationaliste algérien, dont les militants connaissaient la même implantation géographique que le PCF, avait évolué au plus près du grand frère communiste français. Avec la naissance du FLN, et la montée de notions ethniques et religieuses qui étaient incompatibles avec le communisme, il s’était effectué une première dépossession. La deuxième eut lieu en 1962, entre Charonne et les accords d’Evian. La décolonisation ne serait pas un acquis des luttes populaires, de même que, malgré l’insistance à glorifier le rôle d’un contingent que le parti de Maurice Thorez avait laissé partir en 1956, l’échec du putsch ne devait rien à un mouvement antifasciste. Il était dû à la loyauté des cadres de métier de l’armée d’Algérie. Sur le plan militaire comme sur celui de l’administration civile, c’était le sens de l’Etat qui facilitait la décolonisation, et non le poids du politique. Le chalet des Rousses L’épisode qui s’ouvrit le 11 février 1962 pourrait être le plus plaisant, s’il n’était question d’événements aussi graves. Pour la première fois depuis longtemps, de nouvelles figures furent introduites dans la négociation. Ce n’étaient pas des diplomates et elles n’avaient pas suivi le dossier algérien comme les hommes de la rue de Lille. Dans cette phase terminale, il s’agissait pour le gouvernement du général de Gaulle d’impliquer l’ensemble de la majorité, et pas seulement les fidèles de l’UNR. Les hommes, que de Gaulle choisit en secret avant qu’ils ne fussent présentés à l’opinion comme formant avec Louis Joxe le triumvirat de la solution algérienne, étaient des politiques, venus ici consacrer la loi d’un régime finalement parlementaire dans sa forme, qui veut que la diplomatie soit soumise au contrôle de la coalition au pouvoir. Ils n’étaient ni gaullistes, ni ténors de premier plan. On fit appel au prince Jean de Broglie 5. Sa qualité de secrétaire d’Etat au Sahara eût pu suffire pour le désigner comme un interlocuteur obligé dans la négociation. Mais c’était bien plus son appartenance politique qui l’amena à se joindre à Louis Joxe dans cette partie délicate. Le mouvement des indépendants était, de toute la majorité, celle des formations qui posait le plus de problèmes sur la question algérienne. Par sa présence, Jean de Broglie était le garant du ralliement obligé de ce qu’on pourrait appeler l’aile moderniste des indépendants, celle qui irait derrière le ministre des Finances de l’époque, Valéry Giscard d’Estaing, fonder les Républicains indépendants 6. Autre ministre qui serait là en « couverture d’un parti politique », pour reprendre l’expression de l’un des diplomates de carrière que j’ai rencontrés, le ministre des Travaux publics, Robert Buron. Facilement identifiable par sa barbiche, qu’il dut dissimuler avant de gagner les Rousses, ce membre du MRP avait la réputation d’être un libéral sur le dossier algérien. A Florence en 1958, il avait failli rencontrer Saad Dahlab au cours d’une conférence internationale. De plus, il avait eu la possibilité de mesurer la complexité du problème, puisqu’il fut retenu par les putschistes d’Alger en avril 1961. Robert Buron participerait à la négociation avec une première intention déclarée, celle de témoigner pour l’Histoire. Constamment muni de son blocnotes, il est le seul avec Bernard Tricot à nous avoir laissé une trace écrite des événements, trace précieuse s’il en fût dans ce climat de secret absolu 7. Les trois ministres étaient accompagnés de conseillers qui étaient pour la plupart des hommes clés du dossier algérien. Bruno de Leusse, Claude Chayet et Yves Roland-Billecart étaient les collaborateurs habituels de Louis Joxe, et le représentant de l’armée, nécessaire à la conclusion d’un cessez-lefeu, était cette fois le général Philippe de Camas, courageux officier venu des troupes alpines qui avait, comme précédemment le général Simon et le colonel de Pazzis, accepté de jouer ce rôle difficile, tout en gardant à l’esprit quelle serait la réaction de ses « camarades ». Si l’équipe était plus hétéroclite que l’année précédente par la présence de politiques aux côtés des diplomates, le lieu semblait lui extravagant. A la différence de 1961, où l’écrasement du putsch avait rendu possible une négociation au grand jour ou presque, le secret était de rigueur. Secret sur la composition des délégations comme sur le lieu de la rencontre. Comme chaque fois qu’il y avait un peu de mystère, on pensa bien sûr à la Suisse qui avait assumé jusque-là un rôle de plate-forme pour toutes les négociations secrètes au sujet de l’Algérie. Cependant, le général de Gaulle n’imaginait pas ses ministres négociant sur un sol étranger avec des hommes qui demeuraient dans sa logique des rebelles à notre autorité. On s’efforça donc de trouver un lieu en France qui fût assez proche de la Suisse pour offrir un repli quotidien aux délégués du GPRA. Ce fut le préfet du Jura qui dénicha la « tanière » idéale. Aux Rousses, il y avait un chalet qui servait aux repos de fonctionnaires des Ponts et Chaussées et de leurs familles. L’endroit, baptisé du nom pittoresque de « Yéti », était assez isolé pour qu’on pût y opérer dans la discrétion. Il avait déjà permis les rencontres Joxe-Dahlab du début de l’hiver. Inutile de préciser que la presse cherchait à percer les mystères d’une négociation largement subodorée ; plus on avançait dans le temps, plus l’étau des journalistes se refermait sur les délégués. L’ennui 8 régnait parfois dans cet endroit où l’on attendait les réactions du Général et les consignes de Louis Joxe. On progressa pourtant davantage durant cette semaine passée aux Rousses que dans les mois qui avaient précédé. Le témoignage de Robert Buron, s’il est parfois d’une naïveté feinte ou involontaire, demeure essentiel pour suivre la marche des négociations, et je l’ai largement utilisé comme source. Les instructions que les délégués français avaient reçues du général de Gaulle étaient plus claires que jamais. Il fallait en finir avec ce qu’il avait appelé, à plusieurs reprises semble-t-il, la « boîte à chagrins ». Quand on les compare avec la position de départ de la France lorsqu’en octobre 1961 on se préparait à négocier de nouveau, on ne peut manquer d’être frappé par la souplesse presque nouvelle du ton : pour les Européens, de Gaulle demandait qu’on obtînt un statut transitoire de trois ans, et pour le Sahara, un arrangement qui fût le meilleur possible, étant entendu que la souveraineté algérienne allait être inévitable. Avait-il pris conscience, comme Claude Chayet, que derrière la fermeté sur les expériences nucléaires, il y avait surtout une position de principe qu’un homme comme Saad Dahlab saurait assouplir ? Il était pourtant peu problable que le chef de l’Etat prêtât une attention véritable aux subtilités des négociateurs nord-africains, qu’il ne tenait pas en grande estime. C’était là bien plutôt la volonté d’abréger les difficultés et les souffrances, peut-être d’abord la sienne, celle d’un « homme crucifié », pour reprendre l’expression de Claude Chayet, par une tâche totalement ingrate, amener le pavillon sur une terre française depuis plus d’un siècle. On devait aboutir, et les pressions qui jouaient de part et d’autre firent accélérer la marche vers une solution. Entre l’arrivée des Français au chalet des Rousses le dimanche 11 février et l’entrée des Algériens dans la salle où devaient se dérouler les débats, il s’écoula une demi-heure. Louis Joxe en profita pour rappeler l’essentiel. L’ancien professeur du lycée d’Alger ne manqua pas de parler des Européens d’Algérie comme de la question vitale, à résoudre en priorité. Les problèmes de la transition, cessez-le-feu et exécutif provisoire seront sans doute à l’origine de débats très serrés. De la même façon, les clauses militaires donneront lieu à une discussion qui ne sera pas une partie de plaisir. Les Français avaient l’avantage du terrain. Ils reçurent une délégation de sept Algériens, que présidait une nouvelle fois Krim Belkacem, mais dont l’homme essentiel était bien le ministre des Affaires étrangères du GPRA, devenu de façon manifeste l’interlocuteur privilégié de Louis Joxe. Deux autres ministres étaient présents : Lakhdar Ben Tobbal, ancien compagnon de Krim et ministre d’Etat après avoir occupé le poste de ministre de l’Intérieur, et M’hmmed Yazid, déjà vieux routier de la diplomatie FLN. Il fallait y ajouter trois experts, Mohammed Ben Yahia, Rehda Malek et Seghir Mostefaï, plus particulièrement chargé du dossier financier 9. Saad Dahlab fut franc avec Louis Joxe qu’il avait appris à connaître et à apprécier. Le temps jouait contre les négociateurs. Le CNRA, qui se préparait pour la fin du mois à Tripoli, ne donnerait peut-être pas raison à l’équipe Ben Khedda qui avait choisi d’aboutir au plus vite. On progressa. Sur la question du Sahara, il en avait été assez dit pour que la tâche des délégations consistât essentiellement en un catalogue des points litigieux, touchant le pétrole et les populations, auxquelles la France avait eu tendance à accorder des statuts qui ne convenaient pas aux Algériens, peu amateurs de particularisme. La position des Algériens concernant les Européens était globalement fondée sur le principe de non-discrimination. On se devait de l’éclaircir. Le lendemain, on en vint à parler des questions militaires. Paradoxalement, c’était Krim Belkacem, le lutteur, ancien adversaire acharné de l’armée française, qui proposait 80 000 soldats et non 40 000, comme prévu par la France. L’argument avancé était la protection contre une OAS de plus en plus virulente. Derrière, peut-être l’idée que la présence d’une force armée conséquente, double pour le moins de l’armée de Boumedienne, serait peutêtre suffisante pour empêcher les manœuvres redoutées des colonels de l’Etat-major. En comité séparé, le général de Camas négociait pied à pied le cessez-le-feu avec Ben Tobbal. Comme tous les militaires qui furent impliqués dans la négociation de paix en Algérie, il dut connaître un véritable supplice. Sa tâche était la plus pénible qui fût : il devait préparer le repli d’une armée qui tenait l’Algérie comme jamais depuis... 1830. Cinq ans après l’amère victoire sur les forces égyptiennes, huit ans après Diên Biên Phu, lui aussi était ce jour-là un homme « crucifié », qui pensait à tous ses camarades, dont le loyalisme n’empêcherait jamais le chagrin. L’atmosphère était tendue, sans doute plus qu’au moment des premières négociations secrètes. Mohammed Ben Yahia, dont les qualités intellectuelles étaient évidentes pour certains, développait sur de nombreux points une rhétorique qui passait visiblement pour une langue de bois aux yeux des Français. On décida enfin de discuter entre seuls ministres, ce qui revenait à concéder cette qualité à quatre hommes dont la France ne reconnaissait pas le gouvernement. Le travail demeurait cependant celui de deux équipes efficaces. Pour les Européens, Bruno de Leusse et Rehda Malek avaient rédigé un document à partir du mémorandum remis par les Français et des critiques émises par le GPRA. La confrontation fut assez fructueuse pour que Rehda Malek, par la suite ambassadeur à Paris, conserve jusqu’à aujourd’hui l’estime des Français qui ont œuvré avec lui dans ce moment douloureux. Le 13 février au soir, laissant leurs conseillers se morfondre quelque peu, Louis Joxe, Jean de Broglie et Robert Buron reprenaient la négociation. Le centre du débat était la nationalité. Pour les Algériens, celle-ci était issue de la nation algérienne, arabe et islamique. Que des minorités juives et chrétiennes pussent s’y agréger était possible, mais délicat. En revanche, la France faisait mine de s’accrocher à notre conception républicaine de la citoyenneté. Ainsi, les Français d’Algérie deviendraient-ils automatiquement algériens au bout de trois ans, un peu à la façon dont on finit par acquérir la nationalité française aujourd’hui. Il leur resterait à refuser de leur propre mouvement si cette nationalité ne leur convenait pas. Pour les hommes du FLN, cet automatisme n’était pas recevable. Si les Français d’Algérie voulaient être algériens, il fallait qu’ils le demandent, qu’ils fassent un geste d’adhésion à leur nouvelle patrie. La France se retrouvait ainsi devant l’alternative suivante : ou bien les Français d’Algérie conservaient leur nationalité d’origine, et c’était admettre qu’ils n’appartenaient pas de droit au peuple de l’Algérie, ou bien on en faisait automatiquement et sans délai quelconque des Algériens, ce qui était en quelque sorte livrer des compatriotes à une administration étrangère, venue d’un mouvement qui avait été ennemi pendant sept ans de guerre. C’était l’impasse, vers laquelle les conceptions fort opposées de la nationalité amenaient logiquement. Pour les Algériens, celle-ci avait partie liée avec la nation. Elle ne pouvait se résumer à un statut juridique qu’on décernerait comme allant de soi à des gens qui n’avaient jamais cru que l’Algérie pût exister en tant qu’entité nationale. Sur les questions militaires, examinées le lendemain, les Français continuaient à faire pression, mais avec beaucoup moins de force qu’auparavant. Ils se résignaient à demander sept ans de bail pour les bases permettant de défendre et de ravitailler le Sahara, et vingt-cinq ans pour Mers el-Kébir. Le cessez-le-feu était dans l’immédiat le plus indigeste. L’armée française en avait prévu les procédures, et voulait qu’il fût un acte militaire, signé par deux chefs militaires. Cela soulevait de nombreuses difficultés. Louis Joxe, bien que la France eût tacitement reconnu le statut de ministres à ses quatre interlocuteurs, se tenait à cette position, qui était depuis longtemps celle des Français. Le GPRA n’existant pas, on ne pouvait faire du cessez-lefeu un armistice entre deux Etats souverains. Pour les Algériens, se plier à un tel processus était demander à un officier de l’état-major de venir signer avec la France un traité de pacification, comme le faisaient en d’autres temps les chefs rebelles à l’autorité coloniale. Dans le contexte présent, c’était pour le moins délicat. Enfin, l’exigence française d’un délai d’au moins trois ans pour rapatrier les hommes et le matériel heurtait les Algériens qui voulaient voir une armée d’un demi-million d’hommes réduite à 80 000 en un an, ce qui constituait, du simple point de vue logistique, un tour de force peu commun... Le week-end apporta le dénouement. Le 17, Michel Debré, serviteur meurtri d’une cause qui n’était plus la sienne, rappela l’impatience de Paris. Louis Joxe, avec une habileté certaine, mit alors la pression sur les questions militaires, indiquant que si le FLN n’accordait pas de délai, il n’y aurait pas de solution. Ce dimanche 18 février, la guerre d’Algérie entrait dans ce qui serait plus tard considéré comme son dernier mois. Nul ne voyait d’issue rapide, après tant d’efforts depuis l’automne 1961. En fait, la manœuvre du ministre d’Etat était une ultime manœuvre dilatoire, destinée à permettre aux ministres français de prendre les instructions de Paris. Sans consignes du Général, pas de négociations possibles. On le constatait une nouvelle fois. De Gaulle sentit, au résumé que lui firent ses ministres, que l’on pouvait aboutir. Il demanda qu’on sauvegardât l’essentiel, quitte à céder sur le cessez-le-feu. L’idée qui animait maintenant le chef de l’Etat était que la France et l’Algérie n’étaient pas immuables. Toutes les concessions pouvaient être temporaires. L’essentiel était de mettre fin à la guerre, organiser l’autodétermination et ne pas sombrer dans un désastre humain et économique pour les Européens d’Algérie comme pour les intérêts nationaux majeurs en Algérie. Tout fut alors consommé et rendez-vous donné pour une conférence, officielle celle-là. De Gaulle agit ici comme le faisaient les grands serviteurs de l’Etat sous l’Ancien Régime. Ses adversaires auront beau jeu par la suite de le déconsidérer en le présentant comme l’outre qui s’est finalement dégonflée devant le FLN. Il n’est sans doute pas l’homme des concessions rapides et je crois qu’il ne faut jamais oublier la formule de Claude Chayet. Cet homme est lui aussi crucifié, il souffre profondément de ce qu’il doit accomplir. Ainsi Richelieu négociait-il avec les princes protestants pendant la guerre de Trente Ans, sacrifiant l’éventuel salut de son âme et ses convictions très intimes au salut du royaume. Voilà le de Gaulle d’Evian. L’accord serait peut-être hâtif, voire bâclé. Il serait, selon ses propres mots sur la décolonisation, pénible pour un homme « de sa génération et de sa formation ». Mais il serait. A Tripoli, des événements qui avaient un goût de déjà-vu se déroulèrent du 22 au 27 février. Saad Dahlab fit le rapport attendu sur la négocation des Rousses. Des critiques fusèrent, y compris de la part d’un homme comme Ferhat Abbas. mais c’était bien sûr Boumedienne qui était l’obstacle, tant sur le fond que sur la forme. Juridiquement, les trois militaires membres du CNRA, Boumedienne et ses porte-parole, Slimane et Mendjli, auraient voulu qu’on leur proposât un traité entre deux gouvernements, et non un accord qui laissait la souveraineté de l’Algérie dans les mains de la France jusqu’au référendum. Quant au fond, les concessions étaient contraires à l’idéal d’une Algérie monolithique pour laquelle ils préparaient leurs djounoud. Leurs trois voix manquèrent donc 10, mais cinquante et une autres approuvèrent. La délégation qui repartit pour la France, après qu’on eut annoncé la reprise des négociations à Evian, ne comprendrait pas de militaire d’importance. Le cessez-le-feu serait négocié, pour ses aspects techniques, par Amar Ben Aouda Ben Mostefa, officier peu marquant de l’ALN ayant servi dans la deuxième wilaya. Ce gaillard souriant, ancien pompiste venu de l’OS, allait masquer pour un court moment la terrible évidence. La France avait connu sa première et unique révolte militaire du XXe siècle, mais son armée était encore dévouée. Le GPRA ne contrôlait pas encore le territoire algérien, et déjà il voyait les premiers centurions de l’histoire nationale se préparer à lui désobéir. Retour à Evian La délégation algérienne, la même que celle des Rousses avec en plus le représentant de l’ALN et Taïeb Boulahrouf, déjà bien connu des Français, se rendit à Genève. Elle ne logea pas à Bois d’Avault, chez l’émir du Qatar, la villa ayant été réquisitionnée pour une conférence sur le désarmement. Chaque soir les délégués durent ainsi rentrer dans une pension de famille, « Les horizons bleus » à Signal-de-Bougy, près de Lausanne. Les Français étaient installés dans l’annexe de l’Hôtel du Parc. A l’équipe Joxe était venu s’adjoindre le conseiller de l’Elysée pour les Affaires algériennes, Bernard Tricot. Tout était parfaitement réglé, tant du côté suisse que du côté français. Chaque soir, un communiqué de presse commun suffirait. Pourtant les choses s’étaient dégradées depuis les Rousses. On connaissait maintenant, du côté du GPRA, les difficultés qu’il y aurait à faire accepter un accord par l’ensemble des forces du FLN. La France était pour sa part sans cesse sous la pression de l’OAS, qui le 5 mars, en déclenchant une opération de plus de cent vingt plasticages, l’opération Rock’n Roll, montrait qu’elle pouvait agir en Algérie dans une totale impunité. Les débats reprirent le 7 mai. Les deux délégations avaient chacune leur cheval de bataille. Les Français ferraillaient pour garantir aux Européens un statut correct, tandis que leurs interlocuteurs voulaient des assurances sur l’immédiat, sentant que la période de transition serait cruciale. On était dans une situation bien différente de celle de l’année précédente, où les détails de l’indépendance importaient moins aux Algériens que son principe même. Le GPRA était maintenant un organe malade, moins disposé aux passes d’armes théoriques. Sur la nationalité algérienne, il s’apprêtait à faire des concessions, parce que voir naître une Algérie pluricommunautaire effrayait moins que de devoir affronter la rébellion ouverte et armée des hommes de Boumedienne légitimés par l’échec des politiques de Tunis. Pour paraphraser Churchill au moment de Munich, l’équipe d’Evian avait le choix entre les concessions et la guerre civile. Elle crut obtenir un répit par la paix immédiate au moyen de concessions, et elle eut néanmoins la guerre civile. On discuta ainsi jusqu’au 18 mars à 17 h 15, réglant les points litigieux depuis Les Rousses. La rupture fut souvent proche, et les modalités qui devaient séparer la signature des accords de l’indépendance sans cesse reconsidérées. A la fin, dans un contexte qui était celui de sombres présages, Krim Belkacem devait parapher le texte des accords, près d’une centaine de feuillets. Le cessez-le-feu était pour le lendemain, 19 mars 1962, à 12 h 30. Il n’y eut pas de lyrisme. Laissons ici la parole au président du GPRA, Ben Youcef Ben Khedda, parlant près d’un quart de siècle plus tard : « Le rêve des moudjahidines et de plusieurs générations d’Algériens depuis 1830 venait de se réaliser : l’Indépendance dont personne ne doutait plus. C’était la fin d’un long cauchemar avec son cortège d’exécutions, de tortures, de condamnés à mort ; les détenus, les internés, les “regroupés”, les réfugiés en appréciaient les bienfaits, eux qui avaient souffert plus particulièrement de la guerre 11. » Son prédécesseur, Ferhat Abbas, est plus laconique. Et plus sentencieux : « La guerre d’Algérie est officiellement terminée. La nuit coloniale s’achève. Demain, l’aurore et la liberté 12. » En face, Bernard Tricot, partisan de longue date de l’indépendance de l’Algérie, se souvenait dix ans après : « Le réalisme des réalismes, c’était de mettre fin à la guerre 13. » La guerre était ainsi finie sur le papier pour les parlementaires des deux camps. Il serait ici fastidieux de détailler les accords d’Evian, long texte minutieux. Retenons-en l’essentiel. D’abord il y avait le cessez-le-feu. Il figeait les troupes sur leurs positions respectives, l’armée française en Algérie, regroupée sur des emplacements précis, et l’armée de Boumedienne sur les frontières. En outre, les prisonniers seraient libérés, depuis les ministres d’Aulnoy jusqu’aux combattants du maquis qu’on appelait alors les PAM, les « pris les armes à la main ». Suivait une déclaration de politique générale, conforme à ce que la France avait finalement cherché à obtenir. Deux autorités se dégageaient en Algérie jusqu’à l’indépendance, qui était décrite comme étant l’une des issues possibles d’un scrutin d’autodétermination. Il y aurait un Exécutif provisoire et un Haut-commissaire représentant le gouvernement de Paris. C’était un peu faire de l’Algérie, pour quelques semaines seulement, le protectorat qu’elle n’avait jamais été. En cas d’indépendance, l’Etat algérien serait pleinement souverain, futur membre de l’ONU, adhérant de plus à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Les Français d’Algérie étaient « considérés comme des nationaux français, exerçant des droits civiques algériens ». Ils ne voteraient pas en France. Cette situation durerait trois ans. Après quoi, ils devraient confirmer leur nationalité algérienne. Toutes les garanties sur les libertés leur étaient promises ainsi qu’un statut à part dans les conseils municipaux d’Oran et d’Alger. Une période de trois ans renouvelable permettrait de définir la coopération entre la France et une Algérie restée dans la zone franc. Ainsi la France, en conservant le Code pétrolier saharien, préservait-elle à Evian son pétrole payé en francs. La coopération culturelle et scolaire était largement envisagée. Du point de vue militaire, les gigantesques forces françaises d’Algérie seraient réduites en un an à 80 000 hommes, puis, deux ans plus tard, l’ensemble devrait avoir plié bagage. Mers el-Kébir et quelques bases aériennes seraient conservés, selon la formule d’un bail de quinze ans renouvelable 14. Suivaient six déclarations de principes sur les garanties, la coopération économique et financière, la mise en valeur du Sahara, la coopération culturelle, la coopération technique, les questions militaires et le règlement des différends, simplement remis à la Cour de justice de La Haye, comme il se doit entre Etats souverains. Et de Gaulle de conclure, huit ans plus tard : « Il s’y trouve tout ce que nous avons voulu qu’il y soit 15. » En un sens, oui. Pour tous ceux qui attendaient que le général de Gaulle trouvât une solution à la crise algérienne, c’est-à-dire la majorité des Français, la guerre d’Algérie allait prendre fin. Pour cela, il avait fallu faire des concessions de taille, et seule la souplesse finale du chef de l’Etat, guidant à partir des Rousses les négociateurs sur le chemin d’un compromis impensable auparavant, avait mis fin à la guerre en mars 1962. Les critiques verront souvent un de Gaulle cherchant à sauver son pouvoir personnel qu’il sentait menacé par un enlisement algérien. Cela aurait pu être vrai au début de 1961, quand le putsch menaçait et que nul n’en connaissait l’ampleur. En revanche, l’obstination de l’OAS n’était plus un danger pour l’Etat en mars 1962. C’était faire la paix qui présentait le plus de risques pour de Gaulle, et non maintenir la tension. L’attentat du Petit-Clamart au mois d’août en serait la preuve. Chapitre VIII LA PAIX ORPHELINE Une paix pour dix ans D’aucuns virent avec clairvoyance dans le traité de Versailles un armistice pour vingt ans. Au lendemain de la signature des accords d’Evian, Claude Chayet estimait qu’ils dureraient peut-être une dizaine d’années. Il put juger par lui-même de la difficulté de la tâche. Dès l’indépendance, il fallait mettre en place une représentation diplomatique dans ce nouvel Etat qu’était maintenant l’Algérie. L’ancien négociateur d’Evian fut tout de suite candidat au poste de consul général de France à Oran. Au Quai d’Orsay, on pensait qu’il était inconcevable de confier de telles responsabilités à un homme qui avait à peine dépassé la quarantaine. Ce fut le général qui trancha : pour aller prendre en charge les intérêts des Français d’Algérie en cet été 1962, il fallait avoir l’inconscience de la jeunesse. Les mois qui suivirent les accords d’Evian nous relatent en effet l’histoire d’un traité de paix 1 qui, sans être mort-né, fut frappé de mortalité précoce. Trente ans plus tard, la mémoire de l’Algérie s’est refermée sur d’autres événements et ne fête pas les dates fatidiques du 19 mars 1962 et du 1er juillet. Rappelons que dans l’Algérie nouvelle, le 1er novembre sera la fête nationale, tandis que jusqu’à une époque récente, on commémorait le 19 juin la journée du redressement national, en souvenir du coup d’Etat de 1965. L’action militaire décidée en 1954, et l’action des militaires contre Ben Bella passeront ainsi avant les succès diplomatiques et politiques d’un GPRA tombé aux oubliettes 2. La période trouble, où l’on vit Ahmed Ben Bella succéder à l’Exécutif provisoire, tandis que les hommes du GPRA, interlocuteurs privilégiés de la France, s’effondraient, n’appartient pas à la guerre d’Algérie pour la France. Seul le 19 mars 1962 restera, donnant lieu à des polémiques sans fin 3. L’Algérie de ce temps-là n’était plus la France pour la grande majorité des Français de métropole, alors qu’elle n’était manifestement pas encore une nation indépendante. En France, la paix fut perçue comme un soulagement. Un « lâche soulagement » pouvaient dire les partisans de l’Algérie française, se souvenant soudain de Léon Blum vaticinant sur Munich 4. Les choses furent rondement menées, on serait presque tenté de dire précipitées. Dans la soirée du dimanche 18 mars, le chef de l’Etat annonça aux Français la signature des accords, en tirant les conclusions qui s’imposaient. C’était un discours de circonstance, dont les mots importaient moins que leur contenu. Pour une fois, la rhétorique gaullienne disparaissait derrière son signifié, et nul ne se serait alors laissé aller à extrapoler sur l’avenir commun que la France et l’Algérie pourraient connaître ensemble, et dont parlait le président de la République. De Gaulle retrouvait trois vérités La première, celle qui serait désormais marquée au coin du bon sens pour la plupart des Français, commandait de « vouloir qu’en notre temps, l’Algérie dispose d’elle-même ». Le premier de Gaulle de ce jour-là était le décolonisateur, celui qui avait besoin du rendezvous avec l’Histoire pour sortir du calvaire qu’il venait de vivre. Il n’était plus l’homme crucifié des mois précédents. La deuxième vérité était la nécessaire coopération. Comme la troisième, celle des liens indissolubles entre les deux peuples, elle pouvait paraître accessoire à une opinion qui ne voulait d’abord connaître que la paix. De Gaulle ne remerciait pas les hommes qui avaient lutté pendant tant de mois pour parvenir aux accords. Ils étaient fonctionnaires, et le Général avait trop le sens de l’Etat pour faire ressortir le caractère extraordinaire de tel ou tel service rendu. Il faisait néanmoins l’éloge de l’armée et surtout du peuple français. Alors que les Français avaient tout ignoré ou presque de ce qui se tramait à Evian, ils étaient investis a posteriori d’une responsabilité qui se prolongerait dans le référendum à venir. Telle était la diplomatie plébiscitaire. Etait-elle tellement contraire aux principes républicains ? Les décisions de politique étrangère en régime parlementaire n’ont pas laissé de souvenirs si glorieux. Nul n’acclama le chef de l’Etat comme un homme de paix. De Gaulle eut la chance de ne pas être Daladier. On l’approuva et il eut ensuite sur le sujet la discrétion qu’imposait le cours tragique des événements algériens. Il ne devait revenir sur les accords d’Evian qu’à l’extrême fin de sa vie, en rédigeant les Mémoires d’espoir. Mais déjà il n’était plus un politique. Le lendemain, lundi 19 mars, on tint dans l’après-midi un conseil des ministres où Joxe, Buron et de Broglie rendirent compte officiellement des accords d’Evian et de la mission qui avait permis d’aboutir. Pour la France, il restait à gérer le mieux possible la transition. Deux hommes de confiance du général allaient accompagner les destinées de l’Exécutif provisoire, Christian Fouchet, nommé Haut-commissaire, et Bernard Tricot, qui serait son principal adjoint, en tant que délégué permanent du gouvernement. En bonne logique gaulliste, la ratification des accords passerait par deux phases : débats au Parlement à partir du lendemain et référendum sur la politique algérienne le 8 avril. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de la République, les Français seraient amenés à se prononcer sur une question qui relevait désormais de la politique étrangère. Le divorce étant par avance décidé, seuls les électeurs de la métropole seraient convoqués. Devant les assemblées, de Gaulle fut encore moins lyrique que face au pays. Il maintint la façade d’une politique dans laquelle les accords avec le FLN étaient la pièce maîtresse mais non unique du règlement algérien, parlant des consultations avec d’autres représentants du peuple algérien. Un an après les déclarations de Joxe sur la nécessité d’associer le MNA, l’idée d’une démarche cohérente d’un bout à l’autre de l’affaire était conservée. Puis, le chef de l’Etat, qui savait que l’Assemblée nationale avait été élue en 1958 pour garder l’Algérie dans la République, se livra à un rapide commentaire de l’article 11 de la Constitution qui lui permettait d’agir ainsi 5. Chez les politiques, il y eut des réactions diverses, allant de l’approbation à la colère. Les communistes appelèrent à voter oui, passant outre en cela à leur hostilité déclarée à l’égard d’un système plébiscitaire. Le reste de la gauche emboîta le pas, tandis que sur les bancs de la droite on entendait s’élever des voix qui ne dissimulaient pas la déception, telle celle du sénateur indépendant Edmond Barrachin, le 21 mars, en réponse à la déclaration du gouvernement : « Les négociations se sont engagées dans les pires conditions. En face de la fermeté du GPRA, la presse française bêlait la paix, tandis que le gouvernement, décidé à perdre, ayant fixé une date et convaincu qu’il ne devait pas survivre à un échec, se mettait dans la plus mauvaise des positions possibles. » Se tournant vers Michel Debré, il ajoutait : « Votre politique, Monsieur le Premier ministre, a fait beaucoup de mal : elle a divisé le pays et cassé l’armée 6. » Michel Debré se devait de tirer les conséquences des événements et ne pas prolonger outre mesure une insupportable situation qui le plaçait en porte à faux aux yeux de tous. Quand fut connue l’approbation massive des Français (90,70 % de « oui »), il donna une démission qui fut, cette fois, enfin acceptée par le Général 7. Le glas sonnait pour la coalition de 1958, qui avait ramené de Gaulle au pouvoir dans l’espoir qu’il trouverait une solution imparable pour maintenir l’Algérie dans la France. Deux noms circulèrent très vite pour la succession de Michel Debré. L’un était celui de Louis Joxe. La tâche était pourtant trop pénible pour un diplomate de soixante ans, qui avait cumulé les postes de haute responsabilité depuis la période héroïque du GPRF jusqu’au ministère d’Etat aux Affaires algériennes. Par la suite, après avoir assuré la transition de son ministère en secrétariat d’Etat, il sera ministre de la Réforme administrative, fonction peu exaltante à en croire son collaborateur, Vincent Labouret. L’autre personnalité citée – Georges Pompidou – était plus proche du dossier algérien que n’aurait pu le croire une opinion peu au courant des arcanes de la paix en Algérie. Cela dut compter dans la décision du chef de l’État. A l’automne, l’Assemblée essaiera de renverser le nouveau gouvernement, confiante dans les procédés d’une autre République. En la dissolvant, le Général liquida la dernière séquelle politique majeure de son « retour algérien ». Gérer la transition Peu avant le référendum, la composition de l’Exécutif provisoire fut rendue publique. C’était un Algérien musulman, Me Abderahmane Farès, qui présidait cette institution qu’on avait eu tant de mal à faire naître, un homme de compromis dont les liens avec le FLN étaient plutôt lâches. Comme Ferhat Abbas ou Ahmed Francis, on aurait pu dire qu’Abderahmane Farès sortait de « notre sérail ». A l’instar de l’ancien leader de l’UDMA, il avait eu un privilège qui n’était pas celui d’être le premier pharmacien musulman, mais le premier notaire indigène d’Algérie. De cette fonction, il avait gardé l’aisance et l’onction d’un notable de province. Proche de la SFIO et des Européens libéraux d’Algérie, il avait longtemps cru que la solution passait par une intégration de la population musulmane. Il avait été président de l’Assemblée nationale algérienne jusqu’à sa dissolution, puis s’était installé à Paris où on lui avait découvert des accointances providentielless avec le FLN 8. Il fut donc arrêté en novembre 1961 et ne quitta Fresnes qu’au lendemain des accords d’Evian. Il constituait une carte non négligeable dans les mains d’un gouvernement français qui recherchait des musulmans très impliqués dans l’activité FLN, sans être pour autant susceptibles de réveiller les craintes de la partie adverse sur une désormais fort improbable troisième voie. Le vice-président de l’Exécutif provisoire, le docteur Chawki Mostefaï, était lui un homme du FLN au parcours exemplaire, sans responsabilités militaires pendant les combats. Médecin, ancien militant du MTLD sans aucun sectarisme, il avait pu mesurer à Tunis comment se terminait la présence française dans l’ancien protectorat et connaissait bien le Maroc. Modéré semblait ausi Belaïd Abdessalam, venu lui aussi du comité central du MTLD, comme Boulahrouf, Dahlab, Yazid, et qui avait été un proche conseiller du président Ben Khedda. Il était chargé des Affaires économiques, avant de se voir confier la politique d’industrialisation intensive du pays. A leur côté siégaient trois autres représentants du FLN, un ancien étudiant en pharmacie originaire de Blida, Mohamed Benteftifa, s’occupant modestement des Postes. Abderrazak Chentouf était délégué aux Affaires administratives et Hadj Boumedienne Hamidou aux Affaires sanitaires et sociales. La France avait trouvé trois notables musulmans. Le cheikh Bayoud à qui on avait confié les Affaires culturelles était un mozabite, destiné à montrer que l’on n’oubliait pas les particularismes culturels. A l’Ordre public, Abdelkader El Hassar était bâtonnier du barreau de Tlemcen et l’on avait désigné M’hammed Cheikh, président du conseil général d’Oran, pour faire office de délégué à l’Agriculture. Les Européens étaient des libéraux modérés, acquis envers et contre tout à la politique algérienne de la France. Le premier d’entre eux était également vice-président de l’Exécutif provisoire, Roger Roth, député-maire de Philippeville, un avoué d’ascendance lorraine qui connaissait bien les menaces de l’OAS. Avec lui, le docteur Jean Manonni, de Constantine, aux Affaires financières et Charles Kœnig, maire de Saïda, aux Travaux publics. Pour ces hommes, la tâche serait plus que pénible, puisqu’ils devraient rapidement constater la mort des dernières espérances de cohabitation des communautés sur le sol algérien. Jusqu’au bout, alors que l’affaire semblait manifestement jouée, la France a entretenu une façade de légitimité pluripartite qui fait encore rêver. Au moment où l’OAS croyait renverser le cours de l’Histoire, une partie de l’opinion n’en avait pas trouvé le sens. Christian Fouchet, qui avait été ministre de Mendès France, faisait confiance aux hommes de l’Exécutif provisoire. Farès et son équipe paraissaient des gens raisonnables, et d’aucuns pouvaient espérer que ce serait un éventuel embryon de gouvernement d’une Algérie pluraliste. Pourtant, ce « gouvernement » plus que provisoire ne siégeait pas à Alger, mais à vingt kilomètres à l’est, à Rocher Noir. C’était une cité administrative, ville nouvelle digne de la France bâtisseuse des années cinquante et soixante. De Gaulle en avait manifestement hâté l’achèvement un an plus tôt, conscient qu’on ne pouvait gérer l’Algérie depuis la trop turbulente Alger. Les questions militaires 9 étaient confiées au colonel Georges Buis, ancien des Forces françaises libres, soldat qui ne s’était jamais fait d’illusions sur l’Algérie 10. Paradoxalement, on remettait des forces hétéroclites, composées de musulmans, à un homme qui n’avait jamais cru aux harkis... Les hommes de cette force de protection étaient équipés de vieux oripeaux militaires français, venus d’autres guerres. Tels que nous le rapporte Bernard Tricot, le fonctionnement minimal des services administratifs en Algérie est presque touchant. Sur le point de quitter un pays qui s’apprêtait à sombrer dans une série de règlements de comptes inexpiables, notre administration fit tout son possible pour maintenir, par exemple, l’infrastructure scolaire, et faire en sorte que les examens, à commencer par le baccalauréat, pussent avoir lieu au bon moment. Tous y mettaient un soin remarquable. Les deux institutions, Exécutif provisoire et haut-commissariat, étaient comme des mécaniques bien huilées, et elles durèrent en fait jusqu’au 3 juillet, date à laquelle, derrière son adversaire le GPRA, l’ALN des frontières devait faire son entrée en Algérie En attendant, le maintien de l’ordre était une affaire d’une rare difficulté, et on allait au plus pressé. Jusqu’au 1er juillet 1962, l’œuvre française en Algérie avait trouvé ses défenseurs zélés. Elle avait aussi ses destructeurs, issus des rangs de l’OAS et qui voulaient rendre le pays dans l’état où il était en 1830. L’OAS et les accords d’Evian Voici le premier accusé. La thèse est devenue commune : l’échec de la paix en Algérie, c’est d’abord la politique du pire de l’OAS. Aujourd’hui encore, les anciens négociateurs français en sont intimement persuadés. L’anathème a été jeté sur les hommes de Salan, qui, par leur politique de terreur, creusèrent entre les communautés un fossé qui ne pouvait se combler. Les faits parlent certes peu en faveur de l’OAS. Salan réagit le 19 mars, condamnant les accords d’Evian sans appel. Les forces françaises devenaient un ennemi qu’il fallait harceler sans répit. Il y eut des journées tragiques, les dernières de l’Algérie en guerre. Le 23 mars, l’OAS ouvrait le feu sur le contingent dans Bab-el-Oued, le 26, des Européens étaient pris rue d’Isly sous la mitraille du 4e régiment de tirailleurs algériens. Ces derniers répondaient, semble-t-il, à une provocation 11. Sans l’obstination des différents gouvernements, il n’y aurait pas eu d’OAS. Elle était née au milieu de mythologies que la France républicaine avait contribué à faire naître. Ceux de ses membres qui étaient originaires de l’Afrique du Nord ne pouvaient comprendre le sens des accords que venait de signer le gouvernement. En les faisant approuver le 8 avril 1962 par le seul électorat métropolitain, le gouvernement de la République se trouvait responsable d’un choix unique. En effet, beaucoup pensèrent qu’il s’agissait d’une violation extraordinaire des principes républicains, et qu’on était en face d’un scrutin qui détachait de l’ensemble de la nation ses ressortissants africains. Trente ans plus tard, parmi les plus éloquents de ceux qu’on appelle désormais les « rapatriés », l’exceptionnalité du scrutin du 8 avril marque définitivement les accords d’Evian du sceau de la trahison 12. On disait que le désespoir et la désinformation lançaients les « piedsnoirs » dans les bras de l’OAS. Le sentiment de n’être plus des Français au lendemain des accords d’Evian était sans doute le plus fort. Et l’OAS, tout en déniant le droit à une France félone d’intervenir désormais dans les affaires algériennes, cultivait cependant une francité exacerbée, faite de souvenirs et de symboles. Il y avait certes dans ses rangs des hommes qui se rattachaient à la tradition réactionnaire et peu républicaine d’une certaine Algérie française. Les « Chouans de la Mitidja » et autres nostalgiques du régime de Vichy pourraient sans doute trouver une paternité idéologique dans l’Alger antidreyfusard de la fin du siècle précédent. Mais c’était un tricolore bon teint qui recouvrait la symbolique de l’OAS. Les chefs militaires qu’elle s’était donnés avaient les couleurs de la République, depuis Salan, soldat le plus décoré des deux guerres mondiales, jusqu’aux plus jeunes colonels qui, comme Gardes et Godard, avaient été des résistants dignes de toutes les louanges. Le choix du général de Gaulle pour l’Algérie était celui du réalisme, et cette Realpolitik sacrifiait les dogmes républicains sur l’autel de la France. En face, armée d’une quincaillerie patriotique, jouant sur les sigles et allant jusqu’à se transformer en CNR, dirigé comme aux heures de la Libération par Georges Bidault, l’OAS était une conséquence logique des choix diplomatiques faits à Evian. On avait en effet privilégié le réel et l’avenir à moyen terme en préparant un statut des Européens qui leur offrait de multiples garanties. Les négociateurs d’Evian ne pouvaient concilier le souci de se maintenir sur la terre d’Afrique, qu’affichaient les plus bruyants des Européens, et l’appartenance pleine et entière à une citoyenneté républicaine. La réaction prit presque naturellement la forme de l’OAS. Nouvelle Résistance, elle naviguait sur un paradoxe, qui était son attachement farouche à la francité de l’Algérie, et son hostilité déclarée, non pas au seul gouvernement de la Ve République, mais à une métropole honnie pour avoir refusé aux siens leur droit à la France. En votant oui aux accords d’Evian, les électeurs français avaient en effet entériné le fait que les Français d’Algérie n’étaient plus des citoyens, puisqu’ils n’exerçaient pas en France de droits civiques, tandis que n’importe quel exilé à l’autre bout de la planète pouvait participer à la souveraineté nationale par le suffrage universel. Demeurer français en Algérie selon les accords d’Evian était ne plus être un citoyen français. De cette France-là, les gens de l’OAS ne voulaient plus. Voulaientils pour autant d’une Algérie indépendante, et connaître le destin qui serait celui de la Rhodésie quelques années plus tard 13 ? Dès le 20 mars, Salan, qui avait appelé à la lutte contre tous les musulmans suspects, déclara la guerre à la France. Parmi les hommes de l’OAS, certains fondaient de grands espoirs sur une séparation d’avec la France, accompagnée sans doute d’une partition qui préserverait, dans le pire des cas, Oran et sa région. Les hypothèses les plus folles circulaient. L’une d’elles consistait à s’appuyer, contre le FLN et son allié objectif, la France, sur des éléments hétéroclites. On pensa avoir recours aux bandes messalistes du MNA, qui comme les troupes désorganisées de l’ALN erraient aux portes d’Alger. Le projet n’eut pas de suite, faute de combattants. En revanche, derrière Jean-Jacques Susini, il y eut une fraction de l’OAS qui voulut dire oui à l’Algérie. Cela devait déboucher, au milieu des affrontements et des attentats sur l’accord FLN-OAS signé par Susini et Mostefaï 14. L’Algérie pluricommunautaire d’Evian y était reconnue, peu de détails étaient différents des accords d’Evian 15. Ce document, qui laisse songeur, fit long feu. Dénoncé par le reste de l’OAS, qui menait un combat explicitement destructeur, il fut rejeté par le FLN tout aussi bien. A Bône et surtout à Oran, la violence se poursuivit jusqu’à la fin du mois de juin. En France, le combat de l’OAS serait plus long, mais était-il encore un combat pour l’Algérie ? Il s’agissait bien plutôt de regénérer la nation. Ainsi, les liens de Jean-Marie Bastien-Thiry avec l’Algérie étaient plutôt ténus 16. Face aux accords d’Evian qui définissaient une Algérie nouvelle où la France n’était que le partenaire privilégié, la réaction de tous ceux, civils et militaires, qui firent l’OAS alla sans doute au-delà de la simple colère contre une négociation avec l’interlocuteur illicite qu’était le FLN, ou la crainte de voir la France perdre le dernier attribut de sa puissance. C’était le rejet pur et simple d’un changement fondamental. L’essence même de la construction idéologique qu’avait été l’Algérie française était niée. L’ère nouvelle, où l’Algérie sera un Etat étranger, entraînera pour les Européens rapatriés en France une crise d’identité loin d’être encore résolue. L’OAS avait été un moyen d’exprimer cette douloureuse séparation avec une terre, et surtout avec une vision cohérente du monde, où le patriotisme français donnait à l’Algérie coloniale sa légitimité. Aux côtés des Européens, les militaires ne luttaient pas uniquement pour un empire défunt et une parole donnée, mais aussi pour un ensemble de valeurs et de symboles, nationaux et souvent républicains, qu’un édifice diplomatique comme Evian ne pouvait prendre en compte. Le choix impossible : la destinée des Européens Comme me le rappelait Vincent Labouret, ce qui avait été fait à Evian était un tour de force, selon lui seulement comparable aux fameuses capitulations que François Ier avait obtenues de Soliman le Magnifique en faveur des chrétiens de l’Empire ottoman. Avant d’évoquer l’exode qui suivit la signature des accords d’Evian, voyons un peu ce qui avait été prévu pour les Français d’Algérie. Et d’abord il faut ici s’entendre sur les mots. Sans vouloir entrer dans un juridisme excessif, rappelons que le statut des Français d’Algérie défini par les accords d’Evian portait sur les Français de statut civil de droit commun. Etaient inclus dans ce nombre des Européens, d’origines diverses et qui n’étaient pas tous, loin s’en fallait, de souche française. Beaucoup parmi eux venaient d’Espagne, d’Italie, de Malte..., et étaient devenus français de par leur installation en Algérie. Des chiffres divers circulaient alors, propres à singulariser la communauté européenne d’Algérie dans l’ensemble national. D’aucuns prétendaient que si on additionnait les juifs, français par le décret Crémieux de 1870, et les divers descendants d’immigrants non français, les Français d’Algérie n’étaient pas dans leur majorité des Français véritables, issus de nos provinces, comme aurait dit le Général. L’ancienneté même du peuplement européen de certaines régions d’Algérie, celle d’Oran par exemple, rendait difficile l’établissement d’une vérité qui d’ailleurs n’avait pas plus de sens que de rechercher les origines séculaires d’un citoyen métropolitain 17. L’importante communauté juive était plus que millénaire. Une bonne partie de ses membres était issue d’un vieux fonds berbère, converti au judaïsme dans la seconde moitié du premier millénaire de notre ère, et s’était enracinée dans le pays, s’arabisant par la langue comme les communautés juives du Proche-Orient. Les autres étaient les descendants de ces juifs espagnols qui avaient progressivement reflué devant la Reconquista 18. Le décret Crémieux, voulu par les élites juives de la France bourgeoise du XIXe siècle, avait offert aux juifs d’Algérie la pleine et entière citoyenneté française, et l’accès aux deux institutions qui la fondaient, l’école et l’armée. Ce statut avait été contesté par les antisémites algérois à l’époque de l’affaire Dreyfus, tandis que les autorités de Vichy l’avaient abrogé 19. Pour le FLN, les juifs algériens étaient des Algériens, et le congrès de la Soummam les invitait à choisir le camp de l’Algérie indépendante contre une France qui ne les avait pas toujours protégés. En fait, cet appel n’eut pratiquement aucun écho, et les Français purent faire admettre que les juifs d’Algérie étaient des Français à part entière sans beaucoup de difficulté à un FLN qui ne devait pas être trop désireux d’inclure dans le corps de la nation un élément non musulman 20. Ainsi, les Français d’Algérie n’étaient en aucun cas une simple communauté étrangère, entièrement immigrée de la nation colonisatrice. En outre, il y avait lieu de prendre également en compte les musulmans qui avaient acquis la citoyenneté française, et qui étaient eux aussi français de statut civil de droit commun. Pour tous ces gens, venus à la France par des chemins divers, un ensemble de garanties était proposé par les accords d’Evian, qui leur donnait un statut homogène. D’abord la libre circulation des personnes et des biens entre la France, l’Algérie et tout autre pays tiers. Les Français d’Algérie devaient ensuite, pour bénéficier du statut d’Evian, avoir un lien établi avec le pays : soit y être né et y résider depuis au moins dix ans, soit être issu d’un père ou d’une mère né en Algérie, soit enfin y avoir résidé pendant vingt ans. S’ils choisissaient de rester en Algérie, ils pouvaient aussi demeurer purement français, installés en vertu d’une convention d’établissement. En revanche, s’ils choisissaient d’être algériens de statut civil de droit commun, ils obtiendraient des garanties multiples. Comme l’Algérie adhérait à la Déclaration universelle des droits de l’homme, les libertés individuelles de tous étaient assurées. En outre, les Algériens de statut civil de droit commun seraient dispensés pour cinq ans du service militaire. Aucun système de quota n’avait été défini, on prévoyait simplement qu’ils auraient une juste représentation parmi l’administration. Dans les municipalités, dès qu’ils dépasseraient le nombre de cinquante, un adjoint spécialement chargé de leurs affaires serait désigné. A Alger et à Oran, il y aurait des circonscriptions taillées presque sur mesure. Pour compléter, la langue française serait maintenue, ainsi que la scolarisation dans cette langue. On n’avait pas oublié les Français qui ne désireraient pas avoir ce statut ou qui viendraient de France en Algérie de façon temporaire. Des pages entières leur garantissaient tout ce qu’ils pouvaient souhaiter. Ce n’était certes pas là que le bât blessait. En revanche, le statut des Français qui optaient pour la nationalité algérienne était problématique : il était transitoire, et offrait surtout la jouissance de droits civiques dans un pays où la démocratie n’était pas une évidente certitude 21. Les Européens d’Algérie ne firent pas attention à de telles dispositions. Elles étaient méconnues, et la version abrégée parue dans la presse n’était pas toujours d’une parfaite limpidité. Par ailleurs, la presse d’Algérie, favorable à l’OAS, ne reprenait les accords que par fragments. Surtout, rien n’était clair sur l’avenir immédiat. Ce fut alors l’exode d’une population qui cherchait à se protéger physiquement et dont le juridisme n’était pas le point fort. Qu’elle ait préféré les sirènes de l’OAS ou, plus simplement, la fuite ne peut lui être reproché. Lorsque Claude Chayet arriva à Oran le 6 juillet pour prendre ses fonctions de consul général de France, le drame était déjà joué. La veille avaient eu lieu ce qu’il appelle lui-même des « vêpres siciliennes 22 », frappant indistinctement les Européens de tous âges et des deux sexes « depuis les bébés de deux mois jusqu’aux vieillards de quatre-vingt-dix ans ». Les chiffres sont ici variables, celui que fournit Claude Chayet donne une ampleur suffisante à l’événement : cinq cent dix-sept disparus. Les efforts du consul et de son collaborateur pour l’occasion, un volontaire du Service national nommé Jean-Pierre Chevènement, furent vains pour retrouver les disparus, victimes sans doute d’éléments « incontrôlés » de l’ALN. Les katibas de l’intérieur avaient cédé la place à des groupuscules désireux de s’imposer par tous les moyens. L’heure était aux seigneurs de la guerre, au moment où entraient sur le territoire algérien les troupes organisées du colonel Boumedienne. De telles exactions naquit la mémoire douloureuse des « pieds-noirs ». La fin de l’Algérie française devait demeurer comme le moment d’un génocide chez les rapatriés. Dans Vingt-huit ans de gaullisme, Jacques Soustelle dressait en 1968 un tableau autrement saisissant que celui de Claude Chayet avec d’autres chiffres portant sur l’ensemble du pays : « Cinq mille Européens “disparus” dans les semaines qui ont suivi l’abandon – hommes condamnés à la mort lente au travail forcé, femmes et jeunes filles livrées à la prostitution 23. » Les Européens se souviendront d’un été tragique, où la peur serait leur seul guide. Dans ces circonstances, la fuite était sans doute la seule solution humainement envisageable. Elle fut totale, réduisant à néant tout ce qu’on avait préparé à Evian. Les accords n’eurent jamais à subir l’épreuve du temps. Les chiffres sont dérisoires. Entre le 4 juillet 1962 et le 31 juillet 1965, cinq cent six citoyens français ont pris la nationalité algérienne. Parmi eux on comptait trois cent trois métropolitains. Cent cinquante-cinq avaient participé à la lutte du FLN, et il y avait trois cent quatre épouses d’Algériens 24. Le général avait fait mine devant Bernard Tricot de ne pas croire au retour des Européens. Pourtant, tout était prêt depuis 1961. On avait créé un secrétariat d’Etat aux Rapatriés, confié à Robert Boulin, théoriquement pour s’occuper des « pieds-noirs » de Tunisie qui refluaient après la crise de Bizerte. A l’été de 1961, rien n’indiquait qu’on trouverait sur le papier l’agrément d’Evian pour le maintien des Européens, et la précaution était par avance fort utile. Le drame de l’immédiate après-guerre réglait ainsi par le vide la question des Français d’Algérie. Quant aux musulmans qui avaient choisi la France, leur sort fut encore plus noir. Les musulmans de la France Au lendemain de l’indépendance, il s’organisa dans Alger une chasse à celles qu’on appelait les « femmes du 13 mai », femmes musulmanes qui s’étaient dévoilées dans l’effervescence du printemps 1958 25. Le rêve d’une France laïque et émancipatrice avait vécu. Pourtant, ici aussi, l’effort avait été important, et comme pour le Sahara, récent. Lorsque l’on évoque aujourd’hui la question dramatique de ceux qu’on nomme pudiquement les Français musulmans, ou plus généralement les harkis, souvent sans connaître les limites du mot, on oublie qu’ils ne sont que les épaves d’un grand naufrage, celui de la France maghrébine, d’un lieu où la République avait, par strates successives, construit un modèle de citoyenneté qui ne survécut pas à l’Algérie française. On pourrait retracer, à l’heure de l’effondrement, l’ensemble des efforts qui furent faits par les différents gouvernements de la France pour la promotion des Algériens. On retrouverait ici les mêmes noms de pharmaciens, de notaires ou d’avocats issus de la communauté musulmane. Le bilan serait plutôt mince, comme le constatait René Brouillet dès 1958. Conseiller du gouvernement tunisien en visite à Alger, qu’il ne connaissait pas, il comprit très vite que les barrières entre les Européens et les musulmans étaient gigantesques, peut-être dans le seul regard de désapprobation du fonctionnaire français qui avait appris qu’il logeait chez une famille de notables musulmans. Quand le même René Brouillet devint secrétaire de la présidence du Conseil pour les affaires algériennes, il dut s’atteler au plan de Constantine. Œuvre de développement, le plan avait pour but de donner aux Algériens les moyens de prendre en main leur destin. On envisageait, fait surprenant dans notre pays où l’égalité des citoyens devant les charges publiques est un axiome, un quota de dix pour cent de musulmans dans les administrations françaises. Il y aurait ainsi deux inspecteurs des finances musulmans... A un moment où ceux-ci étaient minoritaires dans les administrations de l’Algérie, c’était une belle utopie... René Brouillet put s’en rendre compte en cherchant de hauts fonctionnaires en Algérie. Aucun Européen ne pouvait vraiment désigner une élite algérienne, dans un pays où les meilleurs se contentaient, faute de mieux, de la notabilité offerte par les professions libérales. Ainsi, en quête d’un Algérien pour la Cour des Comptes, René Brouillet rencontra un homme qui lui parut emblématique de la condition algérienne. C’était un polytechnicien qui travaillait auprès des chemins de fer algériens. Il refusa la proposition qui lui fut faite, en tenant à peu près le discours suivant : « Ancien élève du lycée d’Alger, j’ai préparé l’X et j’ai été reçu. En arrivant à Paris, j’ai été classé élève étranger. Je me suis marié avec une Française. Nous avons une fille et je sais qu’elle ne se mariera pas, tant est grand l’écart entre les communautés 26... » Acceptaient des hommes qui avaient appris de la France le sens du service public, comme ce commandant Omar Mokdad qui en janvier 1961 devint préfet de Saïda. Ce breveté de l’Ecole de guerre, licencié en droit, devait diriger en avril 1962 une force algérienne de l’ordre. Plus qu’un notable traditionnel comme le bachaga Boualem 27, dont la clientèle de l’Ouarsenis put être en grande partie sauvée, ces personalités alors promues symbolisent l’élite algérienne de la France à la fin des années cinquante. Que devinrent-ils dans la tourmente ? René Brouillet a retrouvé avec surprise l’un d’eux en banlieue parisienne. Maître des requêtes au Conseil d’Etat, il avait choisi de retourner servir l’Algérie indépendante. Son repli sur la France témoigne d’un échec, d’une inadéquation tragique du choix français de développement. D’autres n’eurent sans doute pas autant de chance. J’ai demandé à Bernard Tricot ce qu’était devenu le préfet Mokdad. A son grand regret, il n’a pas su répondre. L’ignorance qui subsiste en France sur bien des destins est d’autant plus surprenante que ces hommes avaient été les familiers de la République française. Ils furent sans doute victimes de notre obstination à offrir, dans ce pays qui se préparait à retrouver une arabité plus ou moins rêvée, une voie que nous appelions la modernité. Elle résidait par exemple dans la modernisation du Code civil et la promotion de la femme algérienne, qu’évoquait aux yeux de l’opinion Nafissa Sid Cara, secrétaire d’Etat du gouvernement de Michel Debré. C’était aussi un effort scolaire sans précédent, à tous les échelons, depuis le primaire jusqu’à l’Université d’Alger. Pour le primaire, des jeunes du contingent se livrèrent, souvent avec passion, à cette tâche. Ils apportaient l’école française. Comment auraient-ils pu connaître le dessein arabisant qui animait l’idéologie du FLN ? En Afrique subsaharienne, les élites formées par les Français prendraient en main les destinées des nouveaux Etats. Dans l’Algérie de Ben Bella, et surtout de Boumedienne, de jeunes soldats de l’ALN, dont l’arabe était souvent la langue de culture, se hisseront vers les plus hautes fonctions. Pour les sans-grade et les humbles, la fuite vers la France fut encore plus tragique. Il y eut, pour reprendre l’expression de Claude Chayet, des « SaintBarthélemy » de harkis. Le catalogue de leur martyre semble sans fin. Combien moururent ? Les chiffres ici sont souvent à la mesure des amertumes. Jacques Soustelle évoque de grands massacres : « ...cent cinquante mille musulmans torturés, émasculés, écorchés vifs, bouillis, mutilés, coupés en morceaux, écartelés ou écrasés par des camions, familles entières exterminées, femmes violées et enfant égorgés, tel est le sinistre bilan 28 ». On trouvera ailleurs des chiffres plus modérés, depuis les 10 000 victimes reconnues par l’armée française jusqu’aux estimations plus récentes, qui tournent autour de 30 000. Ici aussi, les querelles de chiffres comptent peu en regard de l’événement lui-même. A Oran, lors de l’entrée de l’ALN, on sait qu’il y eut un grand massacre de supplétifs musulmans, sans qu’intervînt le commandement français. Le nom du général Katz fut honni, pour avoir laissé perpétrer un crime impardonnable... Oran. Comme pour les Européens, les lieux du martyre des harkis sont marqués dans la mémoire noire de l’échec Algérie française. 80 000 musulmans purent finalement être conduits dans une France dont ils ignoraient tout, des mœurs jusqu’au climat. Depuis trente ans, ils attendent, orphelins de la France, une improbable intégration. L’enfantement douloureux Le 4 juillet, Christian Fouchet prenait congé de ses collaborateurs de Rocher Noir. Le 7, un premier ambassadeur de France, Jean-Marcel Jeanneney, entrait dans ses fonctions à Alger. Le 5 juillet 1962, cent trentedeux ans exactement après le débarquement français à Sidi-Ferruch, la foule fêtait l’indépendance. Celle ci avait été reconnue par le président de la République française dans une lettre à Abderahmane Farès. Le GPRA aurait pu imaginer que son heure était arrivée. Les affinités idéologiques qu’il entretenait avec les membres FLN de l’Exécutif provisoire étaient le gage d’une transition aisée. Comme Ben Khedda et Dahlab, ceux-ci provenaient majoritairement de l’ex-comité central du MTLD. Aussi était-il envisageable, vu de France, de croire que le gouvernement de l’Algérie indépendante serait l’héritier de cette période transitoire, et qu’il s’efforcerait d’appliquer les accords avec la France. Le 22 février 1962, l’ensemble du CNRA, réuni à Tripoli, avait approuvé les négociations des Rousses, Ben Bella y compris. Seul l’état-major s’était opposé. Pourtant, lorsque les cinq ministres d’Aulnoy furent libérés et retrouvèrent leurs collègues de la délégation algérienne en Suisse le 20 mars, ils laissèrent éclater leur colère. « La sale bande », tels furent les premiers mots de Mohammed Khider à l’égard du GPRA. Surtout, Ben Bella montrait sa déception à l’égard d’un texte considéré comme néo-colonialiste. Le plus important était la marche vers le pouvoir. Evian n’était que l’un des aspects du conflit. Dès le 11 avril, Ben Bella se rendait en visite auprès de Boumedienne qui le faisait acclamer par la troupe, un peu à la manière utilisée par les légions de Germanie pour faire des empereurs au IIIe siècle de notre ère. Après s’être perdue dans des sinuosités politiques, l’histoire algérienne passait dans les mains des hommes d’action. Que pèseraient les accords d’Evian face à cette collusion entre l’homme providentiel de l’Algérie arabe et l’ambitieux colonel Boumedienne ? Déjà les déclarations de Ben Bella dans les pays frères, Egypte et Tunisie, étaient celles d’un leader politique arabe, peu soucieux d’évoquer l’Algérie confraternelle qu’on avait programmée sur les bords du Léman. Il lui était impossible de reprendre à son compte l’existence d’un pays qui, au sein du monde arabo-musulman, devait assimiler la présence de 10 % de citoyens hétérogènes. Pour se défendre contre les menées de l’ALN, le GPRA pouvait compter sur les seuls combattants des wilayas de l’intérieur. Les chefs de ces dernières étaient prêts à appliquer une politique de modération à l’égard de la France et de ses alliés, allant jusqu’à demander qu’on ménageât les susceptibilités des harkis... Pour les hommes des maquis, la présence française était une réalité plus que contraignante. Evian les avait soulagés, leur évitant l’écrasement final. De plus, ils voyaient se dresser de l’autre côté des frontières les bataillons neufs et bien armés de Boumedienne. Ceux-ci n’avaient pas livré bataille depuis longtemps, mais ils étaient la seule force organisée de l’Algérie nouvelle. On retrouve finalement ici les problèmes des maquisards tels qu’ils se posaient en 1960, au moment des négociations avec la wilaya IV. En abandonnant la piste de la paix des braves, la France du général de Gaulle avait fait le choix de discuter avec les intellectuels du GPRA. Cette décision, qui donnerait, aux yeux des Français, une légitimité à la direction extérieure, supposée moins compromise dans le terrorisme, laissait de côté une résistance intérieure bien mieux au fait des réalités algériennes. Tout s’était déroulé en 1961 et 1962 sans que les Algériens aient pu rétablir leur réseau de communications. Le monde fractionné du FLN n’était pas propice à une solution globale, et ceux qui avaient signé comme ceux qui récusaient les accords ne connaissaient pas l’Algérie sur le terrain. N’oublions pas que Boumedienne avait quitté le pays pour la Tunisie puis l’Egypte à l’âge de quatorze ans et que l’interpénétration entre le monde français et le monde musulman, par-delà les affrontements de la guerre, était pour lui vide de sens. La partie s’annonçait plus que complexe et l’ultime réunion du CNRA à Tripoli, du 25 mai au 7 juin 1962, vint confirmer la montée en puissance de ce qu’on peut appeler le benbellisme. Un programme d’inspiration socialiste fut adopté. Il était issu d’âpres discussions entre Ben Bella et certains intellectuels, parmi lesquels on retrouvait des hommes comme Yazid et Malek. A l’heure de l’échec du progressisme partout dans le tiers-monde, un tel débat peut faire sourire 29. Retenons simplement que ce fut à Tripoli que le mot « socialisme » commença d’être prononcé avec insistance, et qu’il s’imposa sans difficultés chez les dirigeants du FLN. En 1962, peu nombreux étaient les pays décolonisés qui eussent récusé le socialisme. En Algérie, il allait être le leitmotiv de trois décennies, jusqu’à sa remise en cause finale à la suite des émeutes de 1988. Les accords d’Evian, qui protégeaient les biens des Français, n’étaient guère compatibles avec une expérience socialiste. Dès juin 1962, l’esprit de la paix avec la France avait vécu. Les dirigeants algériens se livraient désormais une lutte sans merci pour le pouvoir. Ben Bella marquait des points contre un GPRA qui ne savait pas se montrer à la hauteur des espérances que la France avait fondées sur lui. Ben Khedda, persuadé qu’il sauverait son pouvoir en refusant l’affrontement, quitta précipitamment Tripoli pour regagner Tunis en taxi. Cette fuite éperdue était celle du garant des accords d’Evian. Ce dernier pensait qu’il fallait à tout prix préserver ce qui avait été conclu avec la France, sans effrayer les Européens par les menées révolutionnaires de Tripoli. La paix en Algérie était placée dans un cercle vicieux : le GPRA comptait sur Evian pour asseoir son pouvoir, et la France attendait que les hommes qui avaient signé avec elle fussent les garants de ces mêmes accords. Dahlab et Ben Khedda cherchaient ainsi du côté de la France la possibilité de construire une Algérie où les prémisses du totalitarisme de Ben Bella seraient combattues par la présence de la communauté européenne. Après s’être faits les champions de l’intégrité de la nation algérienne pendant les négociations, et avoir en partie fait échouer le premier Evian sur ce thème, un homme comme Dahlab savait désormais que l’unité du peuple servirait de marchepied à Ben Bella. Le dogme de l’unicité du FLN, qui avait triomphé sur les bords du lac Léman, entraînait dans sa chute la crédibilité des accords eux-mêmes. La sympathie et le respect qu’on peut avoir pour la personne de Saad Dahlab ne doivent pas faire oublier que ses compagnons et lui furent des apprentis sorciers. Ils crurent que les conflits internes s’épuiseraient d’euxmêmes. D’autre part, l’aspect occidental de leur comportement masquait en partie des calculs politiques. Il serait très excessif de voir en eux des démocrates convaincus. Ils étaient bien plutôt des hommes d’appareil, et c’était l’expérience de la politique au sein du MTLD qui leur donnait cette crédibilité aux yeux des Français. En 1965, Dahlab et Ben Khedda salueront le coup d’Etat de Boumedienne comme une revanche sur Ben Bella. L’intrigue était ici au moins aussi puissante que les convictions, et Evian bien plus une affaire de circonstances qu’un programme sur le long terme pour les relations franco-algériennes après l’indépendance. Au moment où s’engageait en juillet la crise décisive, Ben Bella donnait des assurances à la France. Installé dans la très arabe et très musulmane Tlemcen, il s’apprêtait à prendre le pouvoir grâce aux troupes de Boumedienne enfin entrées sur le territoire de l’Algérie fraîchement indépendante. Les Français lui faisaient confiance depuis Aulnoy, et pouvaient croire qu’il tiendrait parole. En fait, les promesses de Ben Bella étaient simplement un élément de sa stratégie de prise de pouvoir, et aucunement la clef d’une politique à l’égard de l’ancienne puissance coloniale, laquelle n’existait pas encore. Au mois d’août, malgré les menaces du gouvernement français, la foule musulmane s’empara de l’Algérie coloniale. Occupant les appartements, pillant les boutiques, elle rappelait que le combat national avait occulté la dimension sociale. Un sous-prolétariat urbain, profondément démuni à l’époque coloniale, avait trouvé son allié dans les troupes paysannes de l’ALN. Ensemble ils prenaient possession du cœur des villes que les Européens désertaient. Ici apparaissait un aspect de la revendication algérienne que les accords d’Evian n’avaient pu prendre en compte. Il fallait qu’il y eût revanche sur l’humiliation sociale. Ce genre de considération ne peut entrer dans une négociation diplomatique. Elle était simplement inscrite dans les aspirations du petit peuple musulman, méconnu des dirigeants extérieurs du FLN. Les accords d’Evian étaient désormais vides de sens. Les partis politiques qui représentaient les Européens d’Algérie s’étaient préparés au cours du printemps à une confrontation démocratique dans l’Algérie nouvelle. Or celle-ci se plaçait spontanément sur le terrain des mouvements de masse et non du jeu politique. Le nouveau pays ne serait pas une démocratie, parce que personne ne le souhaitait vraiment parmi les Algériens. Ben Khedda, Ben Tobbal, Dahlab, Ben Yahia, le colonel Ben Aouda Ben Mostefa n’avaient plus de rôle. Abbas, Francis et Boumendjel trouvaient paradoxalement des positions plus qu’honorables dans l’Algérie nouvelle. Ainsi, les politiciens que les Français avaient appris à connaître de longue date se retrouvaient dans une coalition hétéroclite d’adversaires de la France. Les leçons de vie publique que les hommes d’Evian paraissaient avoir si bien assimilées n’avaient pas garanti une Algérie républicaine. Comme l’écrit vingt ans plus tard l’ancien élève du collège Sainte-Barbe, Mohammed Harbi, l’Algérie était « rendue à son peuplement arabo-berbère 30 ». Chapitre IX UNE GUERRE PERDUE La victoire disparue Alors qu’en Indochine nos armes, par deux fois au moins, à Cao Bang et à Diên Biên Phu, étaient éclipsées par celles de l’adversaire, il n’y eut jamais de défaite française dans la guerre d’Algérie. Même au maximum de sa puissance, en 1958, l’ALN n’avait pu être maîtresse du terrain de façon significative. Aussi n’y avait-il pas dans l’armée d’Algérie le sentiment de respect pour un adversaire déterminé comme le Vietminh. Certains chefs de wilaya avaient su attirer la considération, tel le colonel Amirouche, dont la mort en 1959 avait marqué la fin de l’activité militaire importante sur le territoire algérien. Mais l’Algérie n’avait pas produit de Giap susceptible de tenir tête à la puissante armée française des années cinquante. L’armée d’Algérie n’avait aucune commune mesure avec l’instrument très technique dont se doterait la Ve République par la suite. C’était la fin des gros bataillons et même si la grande majorité du contingent n’était pas au contact avec un ennemi peu présent, il y avait en Afrique un ensemble d’hommes en armes qui était l’héritier direct des deux guerres mondiales, armée de conscription pléthorique. La France faisait la guerre en Algérie avec les moyens numériques qui lui avaient manqué en Indochine. Cette armée française était encadrée par des officiers qui souvent avaient eu des carrières exemplaires. Les premiers d’entre eux étaient des vétérans des guerres mondiales, soldats ayant vu en 1940 se ternir à jamais la gloire qui plaçait en France l’armée sur un piédestal exceptionnel. En Indochine, ils avaient pour certains livré un combat douteux et méconnu. L’affaire d’Algérie était devenue la leur, ils l’avaient intégrée à leur essence même de soldats. Conserver l’Algérie, plus que vaincre, telle était leur mission. Pour cela, ils avaient consenti tous les sacrifices, y compris celui de l’éthique militaire traditionnelle dans un combat où tout devenait permis. Pour la première fois depuis longtemps, les officiers français comprenaient que la guerre était vraiment, selon la formule de Clausewitz, la continuation de la politique par d’autres moyens. Et puis, le 19 mars 1962, à 12 h 30, intervint un cessez-le-feu dont la signification pratique était presque nulle dans un pays où les combats s’étaient déjà tus. Quand l’Exécutif provisoire et le haut-commissaire commencèrent à assurer l’intérim, les maquisards de l’intérieur étaient devenus des groupuscules errants, sans liaison possible avec un état-major qui se souciait peu de leur sort, tout occupé qu’il était à définir l’avenir politique en sa faveur. Plus encore que l’impuissance militaire de l’ALN, les chiffres disent cette disproportion. La France possédait en effet en Algérie près d’un demimillion de soldats, dont 10 % formaient les régiments d’élite, parachutistes et légionnaires que le monde entier connaissait pour leur combativité. En face, l’armée des frontières du colonel Boumedienne comptait au plus 40 000 hommes. S’ils n’étaient pas un troupeau de va-nu-pieds sans formation, leur expérience du combat était faible. Les tentatives pour lancer de gros bataillons à l’assaut des lignes de défense françaises sur les frontières marocaine et tunisienne avaient systématiquement échoué, et les djounoud restèrent l’arme au pied jusqu’à leur entrée sur le territoire algérien au lendemain de l’indépendance. L’armée algérienne de 1962 commençait seulement à ressembler à l’armée d’un véritable Etat. Depuis longtemps elle en avait les structures, elle en recevait maintenant le matériel, récupérant des véhicules qui feraient forte impression sur les foules d’Algérie en juillet 1. Ainsi, la première vraie douleur qu’entraînaient les accords d’Evian dans les rangs de l’armée française n’était-elle pas à proprement parler d’ordre politique. Avant le déchirement de renoncer à une terre et à des hommes envers lesquels on avait pris des engagements solennels, il y eut la déception profonde de cesser le combat face à un adversaire qu’on tenait pour dérisoire. Une fois de plus, après l’Indochine et Suez, les militaires français éprouvèrent le désagréable sentiment de la trahison des politiques. Ils n’avaient pas attendu le 19 mars pour cela, et c’était parce qu’on allait les priver d’une victoire acquise que les colonels étaient allés chercher Challe, celui qui avait su leur donner l’assurance d’un succès sur le terrain. Tout cela est maintenant bien connu. Une abondante littérature, héritière des premiers témoignages rédigés dès la fin des années cinquante, nous a familiarisés avec ces figures de guerriers chères à Jean Lartéguy. Le cessezle-feu du 19 mars 1962 ne modifia pas beaucoup l’amertume de centurions qu’on savait depuis longtemps en révolte. En revanche, il est plus difficile de comprendre pourquoi, au-delà de 1962, le thème de la victoire volée a perduré chez les soldats de métier de l’armée française. Les accords de Paris, puis la chute de Saigon ont entraîné une crise vietnamienne de l’armée américaine. Aux Etats-Unis, on a cherché à analyser les raisons de toutes les faiblesses manifestées sur le terrain par les combattants américains. En France, le « modèle algérien » s’est au contraire maintenu jusqu’à une époque récente, et d’aucuns sont persuadés qu’ils jouent encore un rôle tenace. Les cadres qui avaient participé aux opérations restaient pour témoigner du succès remporté. A Coëtquidan, la formation des chefs de section prenait en compte les acquis positifs de la guerre d’Algérie. Plus récemment, je fus frappé de voir que certains jeunes officiers, tout au plus quadragénaires, n’hésitaient pas à parler de l’Algérie comme d’une guerre perdue pour se singulariser dans un milieu où l’opinion communément répandue, d’abord par les anciens, est celle d’une victoire techniquement irréprochable ou presque. En fait, les deux arguments peuvent être renvoyés dos à dos. Aucun observateur sérieux ne songerait à affirmer que l’armée française fut vaincue en Algérie. Et pourtant ce fut une défaite. En tant qu’institution fondamentale du système républicain, l’armée française a été vaincue en mars 1962, autant sans doute qu’en juin 1940 et bien plus qu’en 1954 face aux bo doïs de Giap. En Indochine, aucun rouage essentiel n’avait été touché par l’insuccès final. En Algérie, c’était la nature même du système militaire français qui était frappée d’un coup mortel. La mission qui avait été confiée à l’armée n’était pas autant contraire à son essence guerrière que les militaires le proclamèrent par la suite. Les soldats d’Algérie faisaient le travail qui était celui de l’armée républicaine telle que la IIIe République l’avait définie. Cette tâche n’était pas seulement guerrière. Depuis la fin du XIXe siècle, l’armée était garante de l’ordre intérieur et instrument d’éducation, deux fonctions que l’on retrouvait dans la guerre d’Algérie. De cela, de Gaulle ne voulait plus. Formé au sein d’une armée omniprésente, l’ancien saint-cyrien était en rupture avec les modèles qu’on avait alors donnés aux officiers. « Le rôle social de l’officier », cher à Lyautey l’Africain, n’était pas ce qui intéressait de Gaulle dans l’armée. Il voulait qu’elle fût un instrument moderne, au service de l’Etat, et non une créature tentaculaire insérée dans les différents domaines de la vie publique. Ce qu’il voyait en Algérie au cours de ses tournées avait le don de l’irriter au plus haut point. Il ne concevait plus une armée omnipotente, jugeant et décidant. Ce monde-là était encore l’héritier des Pétain et des Weygand. Des officiers imbus de leur mission l’avaient de plus ramené au pouvoir. Dans la hâte grandissante du général de Gaulle d’en finir avec l’Algérie, l’argument interne à la société militaire française ne jouait pas un faible rôle. Après Evian, l’armée va en effet se lancer dans une modernisation qui est aussi une dépolitisation. Pionnier parmi les corps sociaux français, elle expérimentera cette association entre le progrès nouveau des années soixante et l’abandon des sensibilités idéologiques d’autrefois. Aussi peut-on considérer que la vraie fin de l’armée d’Algérie avait eu lieu le 13 février 1960 à Reggane. La bombe atomique délivrait la Ve République des liens trop étroits qu’elle entretenait avec son armée. De ce moment date l’armée nouvelle, celle qui n’aurait plus besoin de se fondre dans la société, en France comme en Algérie, pour accomplir sa mission. On comprend mieux pourquoi on céda plus facilement sur le retrait des troupes françaises que sur les bases militaires à Evian. Le délai d’un an était fort court, mais le chef de l’Etat ne se préoccupait pas outre mesure de la sauvegarde du vaste corps encore en Afrique. En revanche, il lui fallait encore les bases d’Algérie et du Sahara pour construire l’armée technicienne qui était son dessein. Evian, en précipitant le repli de nos forces, a été un prodigieux accélérateur de l’Histoire. Une fois n’est pas coutume, contrairement à la formule de Lénine, la paix, et non la guerre, tint ce rôle. Enjeux stratégiques Les accords d’Evian sauvaient sur le plan militaire ce qui était essentiel à l’accomplissement des visées gaulliennes, c’est-à-dire avant tout le Sahara. On avait mis en avant depuis longtemps le rôle de la base de Mers elKébir. Située devant Oran, le lieu était chargé d’une histoire tragique depuis 1940. La France venait d’y consentir un effort d’aménagement considérable, en ajoutant à la base navale classique des abris souterrains antiatomiques. En arrivant à la table des négociations, les Français placèrent haut la barre sur Mers el-Kébir. Outre la défense du point d’appui que la base représentait au sud de la Méditerranée, il fallait tenir compte de l’opinion publique qui jouait ici un rôle qu’elle n’a plus en France de nos jours sur les questions stratégiques. Mers el-Kébir était le symbole de notre puissance en Algérie. L’imaginer dans des mains étrangères, hostiles à l’Occident, pouvait permettre d’orchestrer une campagne alarmiste, dont, six ans après Evian, Jacques Soustelle se faisait encore l’écho 2. Mais il fallut bien transiger, et au lieu des cinquante ans d’abord proposés aux Rousses, la France obtint quinze ans. C’était une faible concession destinée à obtenir plus dans d’autres domaines. Les négociateurs algériens ne se souciaient guère de la durée, pourvu que la base ne devînt pas un nouveau Gibraltar. Il n’en fut rien, et les accords d’Evian prévoyaient que la souveraineté algérienne s’exercerait sur tout le territoire, y compris à Mers elKébir. En revanche, de grandes facilités étaient données à la France pour organiser Mers el-Kébir comme bon lui semblerait. A côté de Mers el-Kébir, les Français utiliseraient l’aérodrome de Lartigue pendant trois ans, durée qui permettrait la construction de la base aéronavale de Bou Sfer. Lequel fontionna jusqu’à la fin de l’année 1970, tandis que la base elle-même cessa d’être française en février 1968. Pourquoi ne pas avoir attendu 1977 ? Bernard Tricot, secrétaire général de la Défense nationale à ce moment crucial pour la mutation de nos armes, fut, avec le général Ailleret, à l’origine de la décision. La base coûtait cher, et se révélait d’une faible utilité, à l’heure où les avions à long rayon d’action commençaient à entrer en service. Dans un souci d’équilibre budgétaire, on écourta le destin français de Mers el-Kébir. Dans l’Algérie progressiste du colonel Boumedienne, on pouvait craindre que la base passât sous le contrôle des Soviétiques. Ce ne fut pas le cas. La flotte rouge avait suffisamment de points d’appui en Méditerranée orientale pour ne pas chercher à provoquer les Occidentaux si près de Gibraltar. Les Soviétiques pouvaient relâcher à Annaba comme dans le port de Mers elKébir. En revanche, ils n’utilisèrent semble-t-il jamais la base sous-marine antiatomique. Tout simplement parce que la propulsion nucléaire des sousmarins leur confère une autonomie bien plus large qu’autrefois, et que la base souterraine de Mers el-Kébir fut conçue à une époque où la France ne possédait aucun bâtiment de ce type, dans un esprit qui évoque davantage les réalisations allemandes sur le littoral atlantique. Plus au sud, la France conservait les sites sahariens de Reggane, Colomb Bechar et Amguel. Pour faciliter les communications, des stations radars et des relais hertziens français demeureraient en Algérie. Il s’agissait cette fois d’un bail de cinq ans renouvelable. Les expériences reprirent en mars 1963 et se poursuivirent jusqu’en mai 1965. En 1965, en effet, le centre d’essais du Pacifique commença à fonctionner et quand le bail de cinq ans au Sahara fut écoulé, la France jugea inutile de le renouveler. Autour des sites, des compagnies des troupes de marine montèrent la garde, perpétuant ainsi jusqu’à l’extrême limite les traditions des compagnies sahariennes de l’époque coloniale. Finalement, les clauses militaires furent les mieux respectées. Dès 1964, le départ de la majeure partie des 80 000 hommes restés sur place était chose faite. Il ne restait plus qu’à se souvenir de l’Afrique. Symboliquement, la Légion étrangère brûla à Sidi Bel Abbes le pavillon chinois qu’elle avait pris à Tuyên Quang pendant la campagne du Tonkin et qui ne devait pas quitter la maison mère. Les légionnaires partirent pour la Provence, emportant avec eux le reste de leurs reliques, comme la main articulée du capitaine Daujou, héros de Camerone en 1863. La page était tournée. Aujourd’hui, quand l’armée française parle d’Afrique, il s’agit des pays situés au sud du Sahara. La stratégie pétrolière Dans le domaine pétrolier, rien ne semblait perdu. L’Algérie succédait certes à la France dans ses droits sur le sous-sol du Sahara. Mais le Code pétrolier de 1958 permettait un partage entre les compagnies et l’Etat qui remettait à chacun la moitié de la rente du sol. Les compagnies françaises purent ainsi continuer à exploiter fructueusement le pétrole du Sahara. Rapidement, pourtant, les Algériens prirent conscience du trésor que représentait le pétrole du Sahara et des rentrées en devises qu’ils pourraient en tirer. Le combat pour la maîtrise du pétrole s’engagea, avec l’intention de se moderniser grâce à la manne des hydrocarbures. Face aux Algériens, les Français faisaient sans doute preuve d’une assurance un peu trop forte dans le domaine du pétrole. Yves Roland-Billecart se souvient des conseils d’administration où l’on parlait des « sarrasins » et des « pilleur de caravanes » 3. La faute fut dans la mesquinerie. Les Algériens voulaient porter le prix de référence du baril à 2,65 $. La France acceptait 2,31$. La nationalisation du pétrole vint couronner la rupture crainte depuis que l’on avait parlé du Sahara à Lucerne en 1961. Elle était la conséquence logique de l’évolution de l’Algérie vers le socialisme. Pour Yves RolandBillecart, la rupture aurait sans doute pu être évitée si l’on avait fait preuve de davantage de souplesse. Un long processus de nationalisation s’était pourtant mis en place dès 1963, quand furent confisquées les terres des derniers colons. C’était, qu’on le veuille ou non, un précédent. Pour la France, l’agriculture algérienne n’était pas un souci véritable. Plus significative était la nationalisation des mines, en 1966, et de l’industrie. L’impulsion donnée allait conduire à l’impasse pétrolière. En avril 1971, deux ans après le départ du général de Gaulle, l’Algérie était maîtresse de son pétrole. Les Français furent indemnisés dans cette affaire du pétrole, à la différence des colons dont on avait nationalisé la terre. L’esprit d’Evian était à peu près sauf, dans la mesure où la France n’était pas perdante dans le domaine pétrolier, prioritaire parmi toutes les questions économiques. A la fin de l’année 1991, l’Algérie a annoncé qu’elle se préparait à privatiser l’exploitation des hydrocarbures. Le GPRA ne s’était pas beaucoup battu à Evian pour le pétrole. Peut-être avait-il raison, puisque celui-ci ne rendit sans doute pas grand service aux Algériens en les rendant tributaires à l’extrême d’une unique source de revenus 4. Le duo difficile Les relations franco-algériennes ne se placèrent pas simplement sur le terrain du pétrole. Comme l’avaient prévu les accords d’Evian, il fallait avant tout penser aux hommes. Le problème était pourtant singulièrement simplifié par le départ des Français d’Algérie dès l’été 1962. Ceux-ci demeurèrent cependant la principale préoccupation des hommes qui avaient en charge le dossier algérien. A partir de janvier 1963, Jean de Broglie succéda à Louis Joxe au secrétariat d’Etat aux affaires algériennes, tandis que Georges Gorse, qui avait été autrefois pionnier de la négociation avec le FLN, s’installait à Alger comme notre deuxième ambassadeur. Leurs efforts se concentrèrent vainement sur le cas des personnes disparues. Pour les biens abandonnés par les Français, en particulier les terres agricoles, les difficultés se firent rapidement sentir. Ahmed Ben Bella se tenait en effet à sa logique d’un socialisme à base rurale ; un des fondements de son alliance avec Boumedienne. En 1963, il nationalisa les terres françaises, déclarant alors se moquer des accords d’Evian. « Cet homme-là ne nous veut pas de mal », disait de Gaulle après avoir reçu le président de la République algérienne au château de Champs en 1964. Et de fait, c’était, comme à chaque fois, une logique interne qui poussait Ben Bella à agir. Celle-ci heurtait la France, mais ce n’était pas le but recherché. Coincé dans des problèmes internes difficilement solubles, Ben Bella allait de l’avant dans son projet simple et finalement mûri de longue date. Il y avait un domaine dans lequel les accords d’Evian eussent pu jouer un rôle éminent. C’était l’immigration algérienne en France. Le texte de mars 1962 prévoyait la libre circulation des personnes, et permettait de facto un exutoire au sous-emploi dont souffrait la société algérienne. Il fallut en fait réglementer dès 1964 le flot de main-d’œuvre venu Algérie, où plus des deux tiers des actifs étaient au chômage en 1962. Même si de Gaulle, au soir du 19 mars, parlait à la France des échanges qui se feraient inévitablement avec les anciens départements algériens, nul n’avait songé que l’Algérie maintiendrait ainsi sa présence sur le territoire français à travers près d’un million de ressortissants. Paradoxalement, on avait discuté à Evian une situation qui n’exista jamais, celle d’un million de « pieds-noirs » dans l’Algérie indépendante. En revanche, personne n’envisageait ce que serait, trente ans plus tard, le problème de la nationalité et de la citoyenneté d’un chiffre à peu près équivalent d’Algériens en France. Le seul héritage d’Evian qui sut se maintenir jusqu’en 1988 fut l’édifice scolaire et culturel. Conçu pour protéger les droits des Européens, il servit davantage à l’élite locale qui les avait remplacés. Peu de temps avant d’entrer dans les turbulences, au cours de l’été 1988, les Algériens décidèrent d’arabiser les établissements scolaires francophones. A l’horizon 2000, l’ensemble du pays devra être arabisé. La revendication première, celle qui était partie du mouvement des oulémas dans les années trente, sera-t-elle enfin satisfaite ? Les islamistes du FIS croient fermement que cette arabisation engendrera une Algérie nouvelle. En tout cas, trente ans après Evian, le rêve d’un pays arabe et musulman retrouvant l’unité dans l’indépendance semble ne pouvoir se réaliser que dans la douleur. Mais ce n’est plus l’affaire de la France. CONCLUSION Au début de l’année 1992, la France pense de nouveau avec insistance à l’Algérie. Mais elle ne la conçoit plus comme ce monde méditerranéen si proche, où se déroulait une tragédie qui avait partie liée avec notre destin national. La télévision nous renvoie l’image d’une Algérie exotique, orientale, sombre. Naguère elle était une démocratie populaire sous le soleil, aujourd’hui elle est un chaudron de l’Islam. Les experts parlent, comme jamais ils ne l’avaient fait auparavant. Aux spécialistes du tiers-monde ont succédé les professionnels de l’Islam. Ils décrivent l’Algérie comme les plus arabisants des membres du FLN ne l’auraient jamais rêvé 1. Sans doute n’est-ce pas là la voie de la compréhension, mais la crainte de l’intégrisme algérien prouve un fait : le divorce entre la France et l’Algérie, voulu par le général de Gaulle, est maintenant une réalité. La France perçoit maintenant l’Algérie comme étrangère. Les accords d’Evian, tout en ménageant une association qui n’a jamais existé, avaient créé les conditions de cette dépossession. Nous sommes désormais séparés de l’Algérie. Curieusement, lorsque il s’agit d’aborder l’histoire, la barrière tombe de nouveau. L’Algérie n’est plus le lieu où s’agitent les barbus, mais une clef de notre mémoire. Elle est le monde du souvenir, du remords, de la nostalgie. Son histoire est toujours dramatique, tragique. Les Français réfléchissent encore à l’Algérie comme on concevait la Révolution française au siècle dernier : une succession de journées, de coups de théâtre et de retournements. Il est grand temps qu’elle devienne au contraire un objet d’histoire, et non un perpétuel enjeu d’une actualité qui paraît s’être figée en 1962. Pour cela, il faudrait que la France assimile le sens véritable du changement de République en 1958. La Ve n’est ni le retour de la IIIe, ni le prolongement de la IVe, expliquait-on naïvement lorsque fut promulguée la nouvelle Constitution. Cela va au-delà du simple bouleversement institutionnel. L’articulation des années soixante est à la fois politique et culturelle. En choisissant le général de Gaulle pour entrer dans la modernité, les Français ont opté pour la nation, et non pour la cité. Dans la France qui s’est édifiée pendant la décennie qui a suivi la guerre d’Algérie, les travailleurs algériens qui venaient contribuer à la croissance économique sont devenus des étrangers avec une aisance qui surprendrait sans doute les hommes du premier XXe siècle. C’est que l’entrée dans l’époque immédiatement contemporaine a été égalemnt pour la France le début d’un âge nouveau pour l’identité nationale. La crise de celle-ci, qui passe par le régionalisme ou les batailles autour du Code de la nationalité, a de fait commencé avec la fin de l’Algérie française. A Evian, les négociateurs français ont cherché à trouver une solution au problème des Européens d’Algérie. L’échec des accords est celui de la dernière tentative pour penser la France autrement que comme un espace hexagonal et sans solution de continuité. En face, l’Algérie nouvelle s’est bâtie sur le mépris de ce qui avait été décidé à Evian. Pouvait-il en être autrement ? Le choix des armes, tel qu’il avait été fait par l’OS, il y plus de quarante ans, a marqué de façon indélébile l’histoire de ce pays. Quand il assiste à la victoire des barbus du FIS, Hocine Ait Ahmed a, le 27 décembre 1991, le réflexe de rappeler l’OS et l’éventualité d’un recours aux armes et à la clandestinité. La culture politique de tout un pays a été attirée vers l’action. Evian ne peut donc être une base satisfaisante pour construire une identité nationale. Il faut cette étincelle minimale de gloire sans laquelle une conscience nationale est peu de chose. L’Algérie de Boumedienne l’a façonnée en réécrivant une histoire guerrière et fabuleuse. Au bout du compte, il reste un texte méconnu de quatre-vingt-treize pages, qui n’est ni l’aboutissement des espérances profondes de la France et de l’Algérie, ni l’aube d’une ère nouvelle. Les accords d’Evian sont d’abord le symptôme d’une façon d’envisager la diplomatie qui va conforter les Français dans le choix d’un régime qui les a tenus à l’écart d’une crise majeure depuis trente ans. Pour les Français d’aujourd’hui, ils marquent comme une fin de l’histoire, une régression du politique au profit de l’appareil d’Etat. Pour les Algériens, ils sont le souvenir méconnu d’une transition vers l’apparition du fait national. Rien que pour cela, ils n’ont pas été totalement inutiles. NOTES NOTES DE L’INTRODUCTION 1 Le livre de Bernard Tricot, Les Sentiers de la paix en Algérie, Paris, Plon, 1972, est le meilleur à ce jour sur la période. 2 Jean Lacouture, Algérie, la guerre est finie, Bruxelles, Complexe, 1985. NOTES DU CHAPITRE PREMIER 1 C’était le cas de Ferhat Abbas, ancien leader de l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA), rallié au FLN en 1956, et qui allait devenir le premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne. Au cours d’un entretien à Montreux, en février 1958, il avait confié ses espoirs à Jean Lacouture, alors journaliste au Monde. Cf. J. Lacouture, op. cit., p. 19. 2 Cf. le texte complet de la conférence de presse dans Ch. de Gaulle, Discours et messages, t. III, Le Renouveau, Paris, Plon, 1970, p. 51-60. 3 Cette trop grande confiance en lui manifestée par de Gaulle sur la question algérienne est un thème récurrent de l’historiographie. Cf. la postface que Jacques Julliard a faite en 1980 à La IVe République, Paris, Calmann-Lévy, 1968, p. 218. Le seul travail universitaire sur la paix en Algérie, une thèse soutenue à Genève, arrive à une conclusion voisine, mettant en avant cet « abus de charisme » : Fabien Dunand, L’Indépendance de l’Algérie, décision politique sous la Ve République (1958-1962), Berne, Peter Lang, 1977, en particulier p. 215-216. 4 Avant d’être analysée dans L’Empire éclaté d’Hélène Carrère d’Encausse, la question de l’Islam en URSS a été traitée par des connaisseurs de l’Islam maghrébin, comme Vincent Monteil, qui fit une œuvre pionnière avec Les Musulmans soviétiques, Paris, Seuil, 1952. L’ouvrage figurait en bonne place dans la bibliothèque de l’ancien « patron » de Monteil au Gouvernement général de l’Algérie. De même, Hélie Denoix de Saint-Marc devait mettre à profit sa détention après le putsch d’avril 1961 pour étudier le sujet. 5 Pour connaître les orientations des militants historiques (entrés dans l’action politique avant 1954) du mouvement national algérien, nous possédons désormais un instrument précieux : Benjamin Stora, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, Paris, L’Harmattan, 1985. Sur Kiouane, cf. p. 289. 6 Cf. Stora, op. cit., p. 274. 7 Jusqu’à la naissance du PS, et sans doute au-delà, la critique imparable des autres parties de la gauche contre les socialistes étaient celle du colonialisme. Sur les difficultés de la SFIO, cf. in J.-P. Rioux, La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, p. 225-234, l’article de Marc Sadoun, « Les socialistes entre principe, pouvoir et mémoire ». 8 En 1936, un projet, fondé sur l’avancement des musulmans s’étant distingués pendant la Grande Guerre, échoua sous la pression des représentants de la communauté européenne. 9 Sur ce point précis de la carrière de Ben Bella, on peut consulter le livre de Robert Merle, Ben Bella, Paris, Gallimard, 1965. 10 Cf., plus loin, « Un projet insurrectionnel et révolutionnaire ». 11 Les deux hommes se retrouveraient en première ligne à l’heure de la négociation avec la France du général de Gaulle. 12 Cf. R. Merle, op. cit. 13 Un des enjeux majeurs, sinon le plus important, était le congrès de Lille de la SFIO, et la position de Mollet devant les militants. Un succès diplomatique en Algérie l’eût sans doute conforté. 14 Cf. Christian Pineau, Suez, Paris, Robert Laffont, 1976. 15 Encore dans les propos qu’il tient sur le détournement du DC3 marocain dans la série d’émissions de Radio France, La guerre d’Algérie, en 1987, Ben Bella affirme qu’on était proche alors d’un accord semblable à celui d’Evian. 16 Mouvement national algérien. Cf., plus loin, « Un projet insurrectionnel et révolutionnaire ». 17 Sic. 18 Gouverneur général au moment de la Libération, réputé libéral. 19 In Pierre Mendès France, Œuvres complètes, t. IV, Pour une République moderne, Paris, Gallimard, 1987. 20 Renvoyons ici au livre hagiographique d’un homme, alors ministre de l’Information, qui fit l’éloge de la grandeur de vue de De Gaulle sur l’Algérie : Louis Terrenoire, De Gaulle et l’Algérie. Témoignage pour l’histoire, Paris, Fayard, 1964. 21 La biographie de Jean Lacouture fait maintenant autorité pour suivre pas à pas le Général et ses retournements. J’y renvoie le lecteur curieux des sinuosités de la pensée gaullienne. 22 La IIIe République aimait penser sa présence en la comparant à celle de Rome. Dans ce cas, le modèle était celui d’une lente assimilation, au moyen de statuts juridiques hiérarchisés, mais communiquant les uns les autres. 23 Article paru dans L’Entente du 23 février 1936, très souvent reproduit. Cf. Ferhat Abbas, La Nuit coloniale, Paris, Julliard, 1962, p. 129-130. 24 Ce texte de Cheikh Ben Badis fut publié en réponse à Ferhat Abbas dans la revue Ech-Chihab d’avril 1936. Il est cité dans la synthèse algérienne la plus complète sur le nationalisme algérien, L’Algérie en armes, de Slimane Chikh, Paris, Economica, 1981, p. 39. 25 Cf. le chapitre sur « L’enjeu saharien ». 26 Pour certains de ses adversaires, Ferhat Abbas éprouvait des difficultés à s’exprimer dans une langue autre que le français. 27 Armée de libération nationale. 28 L’intérêt pour Boumedienne a été fort tardif en France. Cf. la notice dans B. Stora, op. cit., p. 246. 29 Entretien avec Bernard Tricot, le 7 novembre 1991. 30 Les relations du FLN avec le renouveau de l’Islam en Afrique du Nord sont anciennes et complexes. Aussi doit-on considérer avec un certain recul le discours présent, qui simplifie les tensions algériennes entre un Etat et une armée laïque et un FIS religieux. Ben Bella et Boumedienne n’ont pas voulu d’une Algérie à l’image d’un Proche-Orient ba’asiste, et la naissance d’un Etat moderne en Algérie ne s’est pas faite comme en Syrie ou en Irak sur des bases laïques. 31 Cf. Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, Paris, Jeune Afrique, 1980, p. 193. 32 Bernard Tricot se souvient des villages de la Kabylie en guerre où l’on rencontrait des hommes vêtus à l’européenne, arrivés depuis parfois moins d’une semaine de Paris ou de sa banlieue. Les militaires lui avaient montré des cartes où l’on pouvait voir la concordance entre les douars de Kabylie et la répartition de la population nord-africaine de certains quartiers de Paris. Cette interpénétration entre la France et la Kabylie était voulue de longue date par la France qui avait choisi de privilégier l’élément kabyle dans la main-d’œuvre accueillie pendant la Grande Guerre. 33 Dès 1949, au sein du MTLD, s’était déclarée une crise berbériste, dont le jeune Aït Ahmed était l’un des animateurs. Aujourd’hui, le même Ait Ahmed navigue encore sur les flots de la laïcité en Kabylie avec son Front des forces socialistes, dont l’activité, on l’oublie souvent, remonte à 1963. 34 Cf. André Nouschi, La Naissance du nationalisme algérien, 1914-1954, Paris, Ed. de Minuit, 1962. 35 Texte in M. Harbi, Les Archives de la révolution algérienne, Paris, Jeune Afrique, 1981, p. 15-49. 36 Cf. M. Harbi, Le FLN, mirage et réalité, p. 197. 37 Il n’existe pas d’étude française comparable aux travaux de Mohammed Harbi. Trente ans après Evian, notre discours sur le FLN oscille entre la condamnation et la déception. NOTES DU CHAPITRE II 1 Cette déclaration du commandant de Saint-Marc à son procès est citée par Challe lui-même dans son livre, Notre révolte, Paris, Presses de la Cité, 1968. 2 Cf. le récit que fait Bernard Tricot de la tournée en Algérie du général de Gaulle en août 1959 dans Les Sentiers de la paix, p. 107-110. 3 Le harki soldat de la France est devenu un mythe majeur de l’Algérie française. Son destin s’est condondu avec celui des combattants nordafricains des deux guerres, alors que pour bon nombre d’officiers, le rôle de la plupart des harkis était fort discutable. Cf. les entretiens du général Buis avec Jean Lacouture, parus en 1975 au Seuil sous le titre de Fanfares perdues, en particulier p. 206-209. Les plus opérationnels des harkis venaient des maquis de l’ALN, et avaient lié leur sort aux armes de la France. Combattants aguerris, ils accompagnaient les commandos de chasse du plan Challe en première ligne. Mais sur les 120 000 musulmans dont parle de Gaulle dans son discours du 16 septembre 1969, ils étaient peut-être 10 %. 4 Cf. le chapitre « Une guerre perdue ». 5 Cf. Christian Destremau, Jérôme. Hélie, Les Militaires, Paris, Olivier Orban, 1990. On lira également la biographie d’Hélie de Saint-Marc de Laurent Becarria, Paris, Plon, 1989. 6 Cf. aussi plus loin le chapitre « La paix orpheline ». 7 Entretien avec Claude Chayet le 4 décembre 1991. 8 Cf. Jacques Soustelle, L’Espérance trahie, Paris, Editions de l’Aima, 1962, p. 58. 9 Cf. Bernard Tricot, op. cit., p. 29. 10 Cf. plus loin le chapitre « La paix orpheline ». 11 Sur le plan de Constantine, outre le rapport publié par l’Etat, on consultera l’article de Daniel Lefeuvre in J.P. Rioux, op. cit., p. 320-327, « L’échec du plan de Constantine ». 12 Cf. Ch. de Gaulle, op. cit., p. 48-51. 13 Entretien avec Yves Roland-Billecart le 6 décembre 1991. 14 Cf. M. Harbi, p. 235-239. 15 L’épisode qui précède le discours sur l’autodétermination est narré en détail par Bernard Tricot, op. cit, p. 101-110. 16 Cf. Ch. de Gaulle, op. cit., p. 117-123. 17 Cf. M. Harbi, op. cit., p. 258-259. 18 Cf. Ch. de Gaulle, op. cit., p. 136. 19 Cf. M. Harbi, op. cit., p. 251-257. 20 Cf. B. Tricot, op. cit., p. 175-184. 21 Cf. également les notices biographiques de Si Salah et Si Mohammed in B. Stora, op. cit. 22 Cf. Ch. de Gaulle, op. cit., p. 224-229. 23 L’avion de Mohammed Ben Yahia s’est écrasé en Iran pendant qu’il participait aux négociations entre les deux pays musulmans en 1982. NOTES DU CHAPITRE III 1 Cf. B. Tricot, op. cit., p. 200-201. 2 F. Abbas, Autopsie d’une guerre, Paris, Garnier, 1980, p. 293-294. 3 Conséquence de l’affaire de l’U2. 4 La fameuse formule date de cette époque. 5 Texte du rapport in M. Harbi, Les Archives de la révolution algérienne, p. 303-311. 6 Cf. J. Lacouture, op. cit. 7 Ces indications sur Louis Joxe nous ont été données par Vincent Labouret. Voir, sur ce sujet précis, son article dans Espoir, publication de l’Institut Charles-de-Gaulle, de juin 1991. 8 Entretien avec Vincent Labouret le 11 décembre 1991. 9 Comité français de la libération nationale. 10 Entretien avec Claude Chayet le 4 décembre 1991. 11 Olivier Long, Le Dossier secret des accords d’Evian, Lausanne, Editions 24 heures, 1988. 12 Et non à Berne, comme on peut le lire parfois. Cf. J. Lacouture, op. cit, p. 5960. 13 Cf. B. Tricot, op. cit., p. 225-233. 14 Dans un petit livre, Les Accords d’Evian, Alger, Publisud, 1986, témoignage rare et précieux. 15 Cf. plus loin le chapitre « Le Sahara ». 16 Cet hymne « Oassaman », « témoignons », est en arabe littéral, et ses paroles évoquent l’Islam et ses martyrs. 17 Cf. Ch. de Gaulle, op. cit., p. 310-314. NOTES DU CHAPITRE IV 1 L’hôtel a été vendu en appartements. 2 Nous empruntons ici à Bernard Tricot, à son livre comme à son témoignage oral, une bonne partie de nos sources. 3 Entretien avec Bernard Tricot le 7 novembre 1991. 4 Entretien avec Claude Chayet le 11 décembre 1991. 5 Cf. J. Lacouture, op. cit., p. 74. 6 Entretien avec Vincent Labouret le 18 décembre 1991. 7 C’était ainsi que l’on désignait le vieux leader parmi ses partisans. Le Zaïm, c’est le président, avec en outre une nuance de respect marquée. 8 Son père était un ami personnel du président Abbas. Cf. F. Abbas, op. cit., p. 245. 9 Cf. F. Abbas, op. cit., p. 316-317. 10 Ainsi désignait-on les anciens membres du comité central du MTLD. 11 Il est frappant de constater que nos positions sur ce point sont restées les mêmes. Ainsi, la proclamation d’un Etat palestinien par l’OLP a entraîné une réaction de Paris sur l’absence de territoire de cet Etat. Plus proche de nous dans le temps, le problème de l’indépendance croate s’est heurté à la définition des frontières du nouvel Etat, peu claire selon Paris. 12 Claude Chayet m’a montré cette photo de la table des négociations parue alors qu’il a conservée. 13 En revanche, Ben Bella et les « frères » détenus pouvaient bien sûr communiquer avec leurs avocats librement, y compris des avocats algériens. 14 Cf. Ch. de Gaulle, op. cit., p. 120. 15 Abbas pensait que l’Algérie était musulmane par essence. Il l’a sans cesse affirmé et avait déjà tendu la main aux Européens pour construire l’Algérie de demain dans une allocution du 17 février 1960. 16 Dans la bouche d’un Kabyle comme Krim, cette profession de foi a une étrange sonorité. 17 Les Algériens mettaient ici le doigt sur la francité récente des « pieds-noirs », trait peu connu de l’opinion française. 18 Cf. B. Tricot, op. cit., p. 254-255. 19 Les données du problème sont exposées plus en détail au chapitre suivant. 20 Cf plus loin, p. 129. 21 Cf. plus loin p. 155-157. NOTES DU CHAPITRE V 1 En fait, l’avancée française s’était poursuivie au XXe siècle, à la faveur de la politique audacieuse d’expansion marocaine. De cette époque datait le rattachement de Tindouf, dans les pays des Maures Réguibat, riche en minerai de fer. 2 On notera que les hydrocarbures, s’ils symbolisaient la richesse du Sahara français, n’étaient pas les seuls atouts miniers de ces régions méridionales. Il faudrait y ajouter le minerai de fer déjà cité de Tindouf, le charbon du Sud Oranais et les possibilités importantes bien qu’inexploitées du Hoggar. 3 Encore que, en 1956, dans une lettre à Eirik Labonne, ancien résident de France au Maroc, Ramadier, alors ministre de Guy Mollet, eût indiqué que le développement propre de la France ne devait pas être sacrifié aux ambitions sahariennes. Cf. Robert-Charles Ageron, in Histoire de la France coloniale, Paris, Armand Colin, 1990, p. 477. 4 Bien que le Mali de Modibo Keita fût un partenaire peu fiable, lance dans des stratégies de regroupement avec le Ghana et la Guinée, des Etats progressistes qui ne laissait présager rien de bon. 5 Cf. B. Tricot, op.cit., p. 257-265. 6 La meilleure synthèse sur la politique pétolière de la France au Sahara est paradoxalement due à un historien allemand : Hartmut Elsenhans, Frankreichs Algerienkrieg 1954-1962, Munich, Carl Hanser Verlag, 1974. Cf. également in J.-P. Rioux, op cit, p. 316-319, l’article d’Hervé L’Huillier, « La stratégie de la Compagnie française des pétroles ». 7 Yves Roland-Billecart constate ce fait, en ajoutant que cela dut sembler suspect aux Algériens, qui, jusqu’à la nationalisation de 1971, soupçonnaient les Français de ne plus faire d’effort. Leurs tentatives propres ont également eu par la suite de maigres résultas. 8 Sa construction semble avoir été décidée dans le plus grand secret au moment d’Evian. Il ne fut opérationnel qu’en 1966. 9 La crise congolaise avait commencé l’année précédente. Il semble à ce propos que les services de Michel Debré ont alors bien œuvré en faveur de la partition du Katanga, parce que cet exemple, s’il réussissait, démontrerait la viabilité d’une partition du Sahara français. De même parla-t-on à nouveau de la France et de certaines compagnies pétrolières quand le Biafra entreprit en 1967 sa sécession. 10 Les relations de l’Algérie avec ses voisins tunisiens s’annonçaient déjà fort mauvaises. Les conflits avec le Maroc allaient eux déboucher sur des affrontements armés. 11 Sur ce point précis, voir dans l’étude de Monique Gadant, Islam et nationalisme en Algérie, Paris, L’Harmattan, 1988, faite à partir du Moudjahid, le chapitre sur le territoire national. 12 Le problème diplomatique était fort complexe et remontait à des arbitrages franco-ottomans. Sur l’origine, nous renverrons à la thèse d’André Martel, Les Conflits saharo-tripolitains de la Tunisie (1885-1910), Paris, PUF, 1965. Voir également le livre de Nicole Grimaud, La Politique extérieure de l’Algérie, Paris, Karthala, 1984. 13 Cf. M. Gadant, op. cit., p. 135. 14 Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant, L’Algérie, passé et présent, Paris, Editions sociales, 1961. 15 Mais comme le fait finement remarquer Bernard Tricot, Saad Dahlab oubliait que Ghardaïa est moins méridionale que Marrakech, et faire de Dahlab un Saharien, un « bédouin du Sahara » pour reprendre la formule de Lacouture, est un abus évident. 16 Sur la question atomique, les Algériens étaient également peu à même de juger, même s’ils protestaient contre les menaces des retombées. En novembre 1961, Saad Dahlab alla même jusqu’à parler d’une nécessaire coopération avec la France dans ce domaine, qui déboucherait en toute logique sur une bombe africaine. NOTES DU CHAPITRE VI 1 Officier, converti à l’Islam, connaisseur à la fois du monde musulman en général et des particularismes maghrébins. 2 Ethnologue, ancienne animatrice du réseau du Musée de l’Homme pendant l’Occupation, Germaine Tillon possédait dans les années cinquante une connaissance en profondeur des sociétés maghrébines. 3 Cette anecdote significative est citée par Laurent Theis et Philippe Ratte, La Guerre d’Algérie ou le temps des méprises, Paris, Marne, 1974, p. 234. Voir également F. Dunand, op. cit., p. 208. 4 A ce sujet, des travaux prosopographiques comme le dictionnaire de Benjamin Stora offrent un panorama des tendances du nationalisme algérien. Ce qui a permis à Vincent Labouret de constater, au cours de notre rencontre, que nos fiches étaient mieux faites que celles qu’on possédait alors rue de Lille. 5 Au sein de l’équipe Joxe, Vincent Labouret était plus précisément chargé de la liaison avec les diplomaties étrangères. La position des Britanniques sur l’affaire algérienne, tout en respectant la souveraineté de la France, était simple : ils souhaitaient avant tout que les Français quittent l’Algérie, et, à la suite de Suez, ne voulaient plus entendre parler de complications avec le monde arabe. 6 Le CNR français était un front de partis politiques conservant leurs personnalités. Le FLN ne pouvait admettre l’existence de courants et demandait l’adhésion personnelle de chacun de ses membres. 7 Cf. Ben Khedda, op. cit., p. 25. Le chapitre consacré à Tripoli est titré de façon significative, un peu à « la chinoise » : « Le succès des négociations est fonction de notre unité. » 8 Des hommes influents de l’ALN, comme le colonel Saddek (Slimane Dehilès) qui était désormais un proche de Boumedienne, n’avaient pas pardonné l’élimination de leur ancien chef. Cf. F. Abbas, op. cit., p. 317. A ce moment, Ferhat Abbas était d’accord pour avoir Krim comme successeur. 9 Selon les sources, Houari Boumedienne avait alors 29 ou, plus probablement, 36 ans. 10 Djounoud, au singulier djoundi, est le mot arabe qui désignait les combattants réguliers de l’ALN. Il convient de le distinguer de moudjahidine, qui a une connotation plus mystique, puisque le moudjahid est celui qui est engagé dans un combat sacré. A coté des djounoud, les irréguliers étaient nommés moussebeline. Quant à notre terme de fellagha, il venait de Tunisie et se traduit par coupeurs de route. 11 Texte et commentaire in Mohammed Harbi, Les Archives de la révolution algérienne, Paris, Jeune Afrique, 1981, p. 322-332. 12 F. Abbas, op. cit., p. 318. 13 Figure un peu oubliée de nos jours, ce médecin psychiatre antillais avait rejoint le FLN et exerça différentes fonctions à Tunis. Son idéologie, exprimée dans des ouvrages comme Les Damnés de la terre, permettait de croire dans les rangs de l’ALN au rôle déterminant des masses paysannes algériennes dans la révolution à venir. 14 De façon étonnante, l’alliance entre les héritiers de Boumedienne et Boudiaf a enfin eu lieu en janvier 1992, après bien des aléas. 15 Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris, Paris, Le Seuil, 1991. 16 Sources personnelles de l’auteur. 17 Cf. Charles-Robert Ageron, « L’opinion française à travers les sondages », in J.-P. Rioux, op. cit., p. 25-45. 18 Significative à ce sujet est l’allocution du 12 juillet 1961. Cf. Ch. de Gaulle, op. cit., p. 322-327. 19 Sur l’ONU, cf. l’article de Maurice Vaïsse, « Une guerre perdue à l’ONU ? », in J.-P. Rioux, op. cit., p. 450-462. 20 Les communautés espagnoles d’Algérie n’étaient pas favorables au régime de Franco. Parmi elles, il y avait à Oran dix mille réfugiés républicains. 21 C’est un chapitre sur Bizerte qui clôt la partie algérienne de son Histoire des parachutistes français, Paris, Albin Michel, 1980. 22 La katiba était l’épine dorsale de l’ALN, réorganisée en 1956 sur le modèle d’une armée moderne hiérarchisée. Le mot, identique à celui qu’au Liban on traduit par phalange (kataïeb), correspond au français compagnie. Elle représentait 110 djounoud. 23 A peu près deux divisions. 24 Cf. le texte complet in Ch. de Gaulle, op. cit., p. 333-349. 25 Le pourcentage correspondait alors à une réalité démographique, mais qu’en eût-il été dix ou vingt ans plus tard ? 26 Afrique action, n° 57, semaine du 1er novembre 1961. Le texte est repris par Ben Khedda dans son opuscule déjà cité sur les accords d’Evian. NOTES DU CHAPITRE VII 1 On peut lire à ce sujet le récent livre de Benjamin Stora, La Gangrène et l’oubli, Paris, La Découverte, 1991. 2 Il faut ici se reporter à la grande synthèse d’Henri Alleg, La Guerre d’Algérie, Paris, Editions sociales, 1981. 3 Bruno de Leusse insiste beaucoup sur cet aspect d’Evian. Il s’agissait de négocier, et seuls des professionnels de la négociation pouvaient mener à bien le règlement de la guerre d’Algérie. 4 Cf. H. Alleg, op. cit., p. 385. 5 Ce dernier devait être assassiné quinze ans plus tard, sans que cette affaire ait eu un lien avec la guerre d’Algérie. 6 Sur les indépendants, voir l’article de Thierry Billard, in Rioux, op. cit., p. 218-224 7 Il faut passer par ses Carnets politiques de la guerre d’Algérie, Paris, Plon, 1964, pour retrouver le climat de la négociation. Nous lui empruntons ici nombre de notations significatives. 8 Claude Chayet m’a rappelé combien l’endroit était isolé et dépouillé à l’extrême, sans journaux bien évidemment. 9 Les deux Mostefaï sont souvent confondus : celui des Rousses était le cousin du docteur Chawki Mostefaï, qu’on retrouverait quelque mois plus tard dans l’Exécutif provisoire à Rocher Noir. 10 Selon Saad Dahlab, interrogé par Jean Lacouture en 1984, un militaire obscur, représentant les combattants de la cinquième wilaya, vota également avec eux contre le projet. 11 Cf. Ben Khedda, op. cit., p. 35. 12 Cf. F. Abbas, op. cit., p. 321-322. 13 Cf. B. Tricot, op. cit., p. 304. 14 Les points plus particuliers des accords d’Evian seront détaillés dans les chapitres suivants, où l’on s’efforcera de regarder d’un peu plus près leur application. 15 Ch. de Gaulle, Mémoires d’espoir, Paris, Pion, 1956, p. 135. NOTES DU CHAPITRE VIII 1 Pour les Français de métropole, les accords d’Evian étaient et demeureraient, qu’on le veuille ou non, le traité de la paix en Algérie. Pour le chef de l’Etat en revanche, il était bon d’insister sur le fait qu’il s’agissait d’accords et non d’un traité franco-algérien. Il le répétera dans ses Mémoires d’espoir. Cf. Ch. de Gaulle, Mémoires d’espoir, p. 305. 2 De la même façon, célébrant le primat de l’action armée, on créa une journée du Moudjahid, le 20 août, pour rappeler les sanglants assauts du Constantinois en 1955. 3 La mémoire française n’identifie plus désormais que deux dates, le 1er novembre 1954 et le 19 mars 1962. La seconde est devenue en outre un enjeu de mémoire important. Voir l’article de Frédéric Rouyard, « La bataille du 19 mars », in J.-P. Rioux, op. cit., p. 545-552. 4 La formule est récurrente, à l’époque comme plus tard, sous les plumes de l’Algérie française. 5 Les deux textes se trouvent in Ch. de Gaulle, op. cit., p. 391-395. 6 Cf. Th. Billard, art. cit., p. 224. 7 Le scrutin eut lieu le 8 avril et Michel Debré démissionna le 14. 8 Découverte qui permettait en effet de conserver un leader algérien dont l’appartenance au FLN était « présentable ». 9 Le commandement en chef en Algérie fut lui assuré par le général Ailleret, puis par le général Fourquet. 10 Le général Buis a toujours offert des analyses incisives sur l’Algérie. Sur cette période, voir les entretiens avec Jean Lacouture, sous le titre Les Fanfares perdues, Paris, Le Seuil, 1975, en particulier p. 223-244. 11 La fusillade de la rue d’Isly a donné lieu à une abondante polémique entre partisans et détracteurs de l’OAS. Il est en fait difficile de savoir qui a véritablement commandé le feu, et la thèse de la provocation a été retenue malgré des témoignages contradictoires. On se souviendra ici des images saisissantes de cette journée, et de la voix qui demande, désespérément : « Un peu le d’énergie, mon lieutenant, halte au feu ! » Selon les versions, le lieutenant en question est un Européen ou un musulman... 12 Le thème de l’iniquité du référendum est par exemple récurrent chez Jacques Roseau, président du Recours, principale association de rapatriés. 13 En 1965, la minorité blanche de Rhodésie proclama unilatéralement son indépendance et se maintint jusqu’à la fin des années soixante-dix, adossée au régime de Pretoria et à l’empire portugais. 14 L’épisode a été raconté en détail par Fernand Carreras, L’Accord FLN-OAS, Paris, Robert Laffont, 1972. 15 On prévoyait la participation des Européens à la force commune de maintien de l’ordre, mais il ne leur était de toute façon pas interdit de se porter volontaires... 16 Ingénieur de l’armement, il avait travaillé dans l’aéronautique sur une base saharienne. Lui aussi était un homme de l’ultime épopée saharienne, mais ce furent des motifs de politique générale qui le firent agir. 17 Sur cette complexité des origines de ceux qu’on appelait les Français d’Algérie, voir le livre de Joëlle Hureau, La Mémoire des pieds-noirs de 1830 à nos jours, Paris, Olivier Orban, 1987. 18 L’appellation de sépharades (espagnols en hébreu), couramment utilisée dans la France d’aujourd’hui pour désigner tous les juifs venus d’Afrique du Nord, est impropre et ne traduit pas la complexité du judaïsme maghrébin d’autrefois. 19 Il ne fut rétabli qu’en octobre... 1943 20 Le FLN ne développa jamais de discours hostile aux juifs et chercha parfois à nouer des contacts avec les Israéliens. En revanche, Ben Bella, par solidarité arabe et amitié avec Nasser, reprendra le thème de la lutte pour la Palestine, proposant 100 000 combattants algériens, plus que l’ALN n’en avait jamais pu rassembler contre la France. Cf. M. Harbi, op. cit., p. 328. Plus tard, l’antisionisme virulent de l’Algérie indépendante fera naître un antisémitisme aujourd’hui très présent et absent aux origines du soulèvement de 1954. 21 Certaines mentions laissaient bien des interrogations. Ainsi « les Algériens de statut civil de droit commun sont en droit de se prévaloir de leur statut personnel non coranique jusqu’à la promulgation d’un Code civil à l’élaboration duquel ils seront associés ». 22 En 1282, les Français de Sicile qui accompagnaient le roi Charles Ier d’Anjou furent massacrés par milliers. 23 Jacques Soustelle, Vingt-huit ans de gaullisme, Paris, La Table Ronde, 1968, p. 298-299. 24 Cf. Bruno Etienne, Les Problèmes juridiques des minorités européennes au Maghreb, Paris, CNRS, p. 292-300. 25 Cf. M. Harbi, op. cit., p. 364. 26 Entretien avec René Brouillet le 6 décembre 1991. 27 Vice-président de l’Assemblée nationale, le bachaga Boualem devait être la figure marquante des Français musulmans, en particulier à travers un livre, Mon pays la France, Paris, France Empire, 1962. 28 J. Soustelle, op. cit., p. 299. 29 On trouvera tous les éléments du débat idéologique de Tripoli chez Mohammed Harbi qui y prit part. Les analyses marxisantes sont sans sans doute l’aspect le plus vieilli du livre fondamental de Harbi. Cf. M. Harbi, op. cit., p. 330-338. 30 Cf. M. Harbi, op. cit., p. 323. NOTES DU CHAPITRE IX 1 Il s’agissait de matériel soviétique fourni par l’Egypte. 2 Cf. J. Soustelle, op. cit. 3 Entretien avec Yves Roland-Billecart le 6 décembre 1991. 4 Les détails de l’affaire pétrolière après Evian sont exposés dans l’ouvrage déjà cité de Nicole Grimaud. NOTE DE LA CONCLUSION 1 Cf. l’article de Gilles Kepel dans Libération du 22 janvier 1992, qui, sous le prétexte de parler de l’islamisme en Algérie, évoque longuement les frères musulmans d’Egypte. © Olivier Orban, 1992 ISBN 2-85565-671-0 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle. Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation. 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