donné notre objectif, convient-il de le faire en commençant par la fin : « Quand
les conditions internes [i.e. l’alliance de la philosophie ou « théorie » allemande
et du prolétariat, dont l’une est la « tête » et l’autre le « cœur » de l’émancipation
humaine] en seront remplies, le chant du coq gaulois sonnera comme une trom-
pette pour annoncer le jour de la résurrection allemande [wird der deutsche Aufer-
stehungstag verkündet durch das Schmettern des gallischen Hahns]. » Parmi les
commentateurs qui ne réduisent pas ce trait prophétique à un effet journalistique,
aucun à ma connaissance n’en indique exactement la provenance, pourtant déci-
sive 6. Elle n’exclut pas l’ironie, et ne commande pas de lui attribuer une signifi-
cation univoque, mais elle interdit d’en faire une simple trouvaille de plume. À la
variation d’un verbe près, il s’agit de la reprise d’un texte célèbre de Heine, écrit
pour saluer la Révolution de Juillet, dans lequel se trouve aussi évoquée la relation
historique entre Réforme luthérienne, Révolution française et Philosophie alle-
mande qu’on retrouvera dans l’Einleitung : « Voici que le coq gaulois a chanté
(gekräht) pour la deuxième fois, et en Allemagne aussi le jour se lève (...) Mais
que faisions-nous pendant la nuit ? Eh bien nous rêvions à notre manière alle-
mande, c’est-à-dire que nous faisions de la philosophie (...) N’est-il pas étrange,
cependant, que l’activité pratique de notre voisin de l’autre côté du Rhin ait cette
affinité élective avec le rêve philosophique que nous poursuivons dans la tranquil-
lité allemande ? (...) la philosophie allemande ne serait-elle rien d’autre que la
révolution française transposée en rêve 7?... » Le chant du coq gaulois qui annonce
le jour de l’émancipation signale donc une interprétation des révolutions modernes
comme un cycle historique transeuropéen dont Marx croit pouvoir prophétiser la
« résolution » imminente (comme il le fera dans le Manifeste du parti communiste
de 1847), en même temps qu’il proclame dans le surgissement du prolétariat
l’arrivée d’un sauveur du monde 8. Cette conjonction relève aussi d’un dispositif
d’écriture caractérisé par une superposition brève, mais intense et réciproque,
de l’histoire, voire « religion séculière »). Je ne dispose pas ici de la place pour le faire, et j’y reviendrai
brièvement en conclusion. Évoquons, de façon non limitative, les noms de Shlomo Avineri, Ernst
Bloch, Auguste Cornu, Hal Draper, Jürgen Habermas, Eustache Kouvélakis, Georges Labica, Karl
Löwith, Michael Löwy, Pierre Macherey, Emmanuel Renault, Eric Voegelin...
6. Eustache Kouvélakis, dans son importante étude, renvoie plusieurs fois à ce « signe » de la
communauté de pensée entre Marx et Heine en 1844 (op. cit. infra, p. 90, 117, 335). Il en propose
une interprétation conjoncturelle liée à la circulation de la problématique révolutionnaire entre la
France et l’Allemagne dans la première moitié du XIXesiècle (renvoyant en particulier aux travaux
de Lucien Calvié), mais n’en explore pas la dimension allégorique.
7. Introduction à Kahldorf über den Adel [in] Briefen an den Grafen M. von Moltke, 1831
(Heinrich Heine, Historisch-Kritische Gesamtausgabe der Werke. Düsseldorfer Ausgabe, Hamburg,
Hoffmann u. Campe, 1979, t. 11, p. 174). De l’influence de cette phrase sur Marx témoigne sa
reprise dans l’article du 12 novembre 1848 de la Neue Rheinische Zeitung, commentant le cycle des
révolutions et des contre-révolutions en Europe : « Von Paris aus wird der gallische Hahn noch
einmal Europa wachkrähen ». L’ouvrage auquel Marx a emprunté l’essentiel de sa conception de
l’influence de la Réforme luthérienne sur la philosophie et de la signification « révolutionnaire »
commune à l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel) et à la politique française moderne est le Sur
l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne (1834/1835) (rééd. J.-P. Lefebvre, Paris,
Imprimerie Nationale, 1993).
8. Dans le chant du coq gaulois identifié à une trompette eschatologique (schmettern), il est
145Le moment messianique de Marx