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Le moment messianique de Marx

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Revue germanique internationale
8 | 2008
Théologies politiques du Vormärz
Le moment messianique de Marx
Étienne Balibar
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rgi/381
DOI : 10.4000/rgi.381
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 30 octobre 2008
Pagination : 143-160
ISBN : 978-2-271-06770-8
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Étienne Balibar, « Le moment messianique de Marx », Revue germanique internationale [En ligne],
8 | 2008, mis en ligne le 30 octobre 2011, consulté le 19 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/rgi/381 ; DOI : 10.4000/rgi.381
Tous droits réservés
Le moment messianique de Marx
Étienne Balibar
« Im düstern Auge keine Träne,
Sie sitzen am Webstuhl und fletschen die Zähne :
Deutschland, wir weben dein Leichentuch,
Wir weben hinein den dreifachen Fluch Wir weben, wir weben 1 ! »
Dans le présent article je voudrais réexaminer, et si possible éclaircir, une
question récurrente de l’interprétation de la pensée de Marx : quel rapport y a-t-il
entre son concept de la politique et sa dimension religieuse (ou théologique) ? En
vue de la comparaison que ce numéro de la Revue Germanique Internationale
souhaite instruire, mais aussi en raison de l’importance stratégique qu’il faut, je
crois, lui conférer, je m’intéresserai essentiellement à un texte : l’article publié en
mars 1844 dans les Deutsch-Französische Jahrbücher sous le titre « Zur Kritik der
Hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung », dans lequel apparaît pour la première
fois chez Marx le nom du « prolétariat 2 ». Je soutiendrai que, pris à la lettre et
replacé dans son contexte, il représente le « moment messianique » de sa pensée,
et permet d’interroger la permanence mais aussi les métamorphoses de cette
dimension tout au long de son œuvre. En isolant ainsi un moment singulier, à
partir de l’écriture, je souhaite m’installer au-delà des débats sur le rapport entre
la « formation de la pensée de Marx » et sa « systématisation » ou son « développement », vu selon les cas comme continuité ou discontinuité, qui ont tendance
à décontextualiser les formulations, et à substituer des reconstructions totalisantes
aux lectures différentielles nécessaires.
Je choisis l’expression de « moment messianique » par symétrie avec celle de
« moment machiavélien » (empruntée à Pocock) dont s’est servi Miguel Abensour
dans une étude qui a fait date, centrée sur l’interprétation du texte immédiatement
antérieur : le « manuscrit de 1843 » connu sous le titre « Critique de la philosophie
1. Heinrich Heine, « Die armen Weber » [Die schlesischen Weber], publié le 10 juin 1844
dans le Vorwärts (1re strophe).
2. « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction », que je
citerai ci-après Einleitung (Marx-Engels Werke [M.E.W.], Berlin, Dietz, 1970, t. 1, p. 378-391).
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hégélienne de l’État », rédigé par Marx avant son arrivée à Paris, dont il se peut
qu’il ait eu l’intention de faire un livre dont l’Einleitung de 1844 aurait fourni
l’ouverture 3. Ce que je veux montrer, c’est qu’entre ces deux écrits au titre quasiment identique, mais de style radicalement différent, il y a aussi un contraste de
fond quant à la conception de la politique et à l’énonciation de ses fins. Il ne
réside pas tant dans un renversement de l’idéalisme au matérialisme, ou dans la
transition du démocratisme au communisme, bien que ces questions méritent
d’être posées, que dans le surgissement d’une dimension « impolitique » au cœur
de la politique elle-même, associée à la fonction rédemptrice qu’y assume le prolétariat 4. Philosophiquement, toute la question est alors de comprendre comment
s’articulent dans une véritable unité de contraires le « moment machiavélien »
(éminemment politique, a-théologique et radicalement démocratique, si l’on suit
l’interprétation d’Abensour) et le « moment messianique » – non seulement du
point de vue de leur enchaînement, mais du point de vue de leur corrélation
conceptuelle et pour ainsi dire de leur présupposition mutuelle. Si tel est le cas, et
quelle que soit l’extrême diversité des figures sous lesquelles elle est appelée à se
manifester ensuite chez Marx et ses successeurs, on aurait bien affaire à une
structure de pensée comme telle irréductible.
b
On commencera par décrire l’architecture de l’Einleitung, à partir de ses
caractéristiques stylistiques et de son économie conceptuelle 5. Et sans doute, étant
3. Marx, Kritik des Hegelschen Staatsrecht, M.E.W. 1, p. 201-333 (la traduction française par
A. Baraquin : Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, Paris, Éditions Sociales, 1975, est à ma
connaissance la seule à contenir également les passages de Hegel discutés par Marx). Je citerai l’essai
de Miguel Abensour dans la première édition : « Marx et le moment machiavélien. “Vraie démocratie”
et modernité » [in] Phénoménologie et politique. Mélanges offerts à Jacques Taminiaux, Bruxelles,
Ousia, 1989, p. 17-114 (voir également la nouvelle édition parue aux Éditions du Félin en 2004 : La
démocratie contre l’État).
4. Dans son article « Proletariat, Pöbel, Pauperismus » (Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon der politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Stuttgart, Klett, 1972-1997), Werner
Conze montre comment, au cours des années 1835-1840, le mot « prolétariat » importé de l’usage
des socialistes français s’est substitué en Allemagne à celui de Pöbel (populace) employé par Hegel
pour désigner la masse « sans » (propriété, domicile, profession, statut...) ou la classe paupérisée
extérieure au système corporatif de la « société civile-bourgeoise » (bürgerliche Gesellschaft). Sur fond
d’aggravation des antagonismes sociaux, il a fini par nommer les travailleurs salariés dont les intérêts
s’opposent à ceux du capital manufacturier. Conze confronte alors les usages qui en sont fait par
deux « hégéliens », Lorenz von Stein (1842) et Marx (1844), respectivement au titre d’ennemi interne
de la société industrielle et d’agent de la « décomposition » de l’ordre existant. De son côté Georges
Labica (art. « Prolétariat » [in] Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982) insiste sur le
rôle de Moses Hess dans la réception du terme prolétariat par Marx à partir de la lecture de Stein,
et dans la combinaison d’une critique de la paupérisation avec une philosophie de l’action.
5. En toute rigueur il faudrait ici évoquer les principales interprétations existantes de l’Einleitung, soit qu’elles lui consacrent une étude séparée à titre de « tournant » dans l’histoire de la
constitution du marxisme, soit qu’elles la citent par prédilection dans leur tentative pour caractériser
ce qui en fait l’essence (comme théorie de la lutte des classes, critique du capitalisme, philosophie
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donné notre objectif, convient-il de le faire en commençant par la fin : « Quand
les conditions internes [i.e. l’alliance de la philosophie ou « théorie » allemande
et du prolétariat, dont l’une est la « tête » et l’autre le « cœur » de l’émancipation
humaine] en seront remplies, le chant du coq gaulois sonnera comme une trompette pour annoncer le jour de la résurrection allemande [wird der deutsche Auferstehungstag verkündet durch das Schmettern des gallischen Hahns]. » Parmi les
commentateurs qui ne réduisent pas ce trait prophétique à un effet journalistique,
aucun à ma connaissance n’en indique exactement la provenance, pourtant décisive 6. Elle n’exclut pas l’ironie, et ne commande pas de lui attribuer une signification univoque, mais elle interdit d’en faire une simple trouvaille de plume. À la
variation d’un verbe près, il s’agit de la reprise d’un texte célèbre de Heine, écrit
pour saluer la Révolution de Juillet, dans lequel se trouve aussi évoquée la relation
historique entre Réforme luthérienne, Révolution française et Philosophie allemande qu’on retrouvera dans l’Einleitung : « Voici que le coq gaulois a chanté
(gekräht) pour la deuxième fois, et en Allemagne aussi le jour se lève (...) Mais
que faisions-nous pendant la nuit ? Eh bien nous rêvions à notre manière allemande, c’est-à-dire que nous faisions de la philosophie (...) N’est-il pas étrange,
cependant, que l’activité pratique de notre voisin de l’autre côté du Rhin ait cette
affinité élective avec le rêve philosophique que nous poursuivons dans la tranquillité allemande ? (...) la philosophie allemande ne serait-elle rien d’autre que la
révolution française transposée en rêve 7 ?... » Le chant du coq gaulois qui annonce
le jour de l’émancipation signale donc une interprétation des révolutions modernes
comme un cycle historique transeuropéen dont Marx croit pouvoir prophétiser la
« résolution » imminente (comme il le fera dans le Manifeste du parti communiste
de 1847), en même temps qu’il proclame dans le surgissement du prolétariat
l’arrivée d’un sauveur du monde 8. Cette conjonction relève aussi d’un dispositif
d’écriture caractérisé par une superposition brève, mais intense et réciproque,
de l’histoire, voire « religion séculière »). Je ne dispose pas ici de la place pour le faire, et j’y reviendrai
brièvement en conclusion. Évoquons, de façon non limitative, les noms de Shlomo Avineri, Ernst
Bloch, Auguste Cornu, Hal Draper, Jürgen Habermas, Eustache Kouvélakis, Georges Labica, Karl
Löwith, Michael Löwy, Pierre Macherey, Emmanuel Renault, Eric Voegelin...
6. Eustache Kouvélakis, dans son importante étude, renvoie plusieurs fois à ce « signe » de la
communauté de pensée entre Marx et Heine en 1844 (op. cit. infra, p. 90, 117, 335). Il en propose
une interprétation conjoncturelle liée à la circulation de la problématique révolutionnaire entre la
France et l’Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle (renvoyant en particulier aux travaux
de Lucien Calvié), mais n’en explore pas la dimension allégorique.
7. Introduction à Kahldorf über den Adel [in] Briefen an den Grafen M. von Moltke, 1831
(Heinrich Heine, Historisch-Kritische Gesamtausgabe der Werke. Düsseldorfer Ausgabe, Hamburg,
Hoffmann u. Campe, 1979, t. 11, p. 174). De l’influence de cette phrase sur Marx témoigne sa
reprise dans l’article du 12 novembre 1848 de la Neue Rheinische Zeitung, commentant le cycle des
révolutions et des contre-révolutions en Europe : « Von Paris aus wird der gallische Hahn noch
einmal Europa wachkrähen ». L’ouvrage auquel Marx a emprunté l’essentiel de sa conception de
l’influence de la Réforme luthérienne sur la philosophie et de la signification « révolutionnaire »
commune à l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel) et à la politique française moderne est le Sur
l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne (1834/1835) (rééd. J.-P. Lefebvre, Paris,
Imprimerie Nationale, 1993).
8. Dans le chant du coq gaulois identifié à une trompette eschatologique (schmettern), il est
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Théologies politiques du Vormärz
entre les « voix » propres de Marx et de Heine, qui commence aujourd’hui à être
mieux connue 9. En quoi éclaire-t-elle l’ensemble de la signification du texte ? J’en
proposerai schématiquement trois clés.
La première concerne le rapport entre cette conclusion et les formules introductives beaucoup plus célèbres concernant la religion (« opium du peuple ») :
En Allemagne la critique de la religion, qui forme le préalable de toute critique,
est maintenant achevée pour l’essentiel (...) Le fondement de la critique irréligieuse
est le suivant : ce n’est pas la religion qui fait l’homme, c’est l’homme qui fait la
religion (...) Mais l’homme c’est le monde de l’homme, c’est-à-dire l’État, la société.
Cet État et cette société produisent, avec la religion, une conscience inversée, parce
qu’ils forment eux-mêmes un monde à l’envers (...) La lutte contre la religion est
donc médiatement la lutte contre ce monde dont elle est comme l’arôme spirituel.
La misère religieuse est à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation
contre la misère réelle (...) La critique de la religion est donc en son centre critique
de la vallée de larmes dont la religion est elle-même la sacralisation illusoire...
Laissons ici de côté le débat sur ce que ces formules doivent à Feuerbach,
dont on sait que le « renversement anthropologique » de la théologie a revêtu une
importance capitale pour les jeunes hégéliens en général, ainsi qu’à un athéisme
issu des « Lumières radicales » dont Marx est très proche et qui inspire sa dénonciation de la restauration européenne monarchique et cléricale, et passons tout de
suite à la signification théologico-politique engendrée par le rapprochement entre
l’ouverture de l’article, énonçant l’acte de décès de la religion, et les énoncés
messianiques de la fin relatifs au prolétariat. On pourrait l’exprimer en latin de
cuisine (ou d’Église) par la formule : exeat religio, adveniant proletarii. En rapportant l’illusion ou mystification religieuse à l’expression contradictoire d’un monde
réel aliéné, Marx dégage un problème politique, mais qui apparaît dans l’immédiat
sans solution, car il ne lui correspond pas d’acteur ou de force pratique. Cette
force se « trouve » cependant, au terme d’une discussion historico-théorique
complexe, dans la figure matérielle du prolétariat (sous la condition, sur laquelle
je vais revenir, d’une alliance ou fusion organique avec la philosophie qui s’est
elle-même autonomisée dans le cours d’une longue altercation avec la religion).
loisible de voir la condensation de deux lignées allégoriques. Le « coq gaulois » est un symbole
national français inventé à la Renaissance, associé pendant la Révolution à l’idée de fraternité, puis
inscrit sur les monnaies par le Consulat et sur les drapeaux par la révolution de Juillet 1830, en
attendant ses usages cocardiers et sportifs plus récents. Le chant du coq qui annonce l’imminence
du jour est un thème messianique à la fois chrétien (initialement rattaché à l’épisode du reniement
de Saint-Pierre, dans les évangiles de Matthieu et de Luc) et juif médiéval (remontant peut-être à
l’exil de Babylone : cf. JewishEncyclopedia.com, art. « cock »).
9. Cf. en particulier Jean-Pierre Lefebvre, « Marx und Heine », Schriften aus dem Karl-Marx
Haus 4 (1972) ; Jacques Grandjonc : Marx et les communistes allemands à Paris, Paris, François
Maspero, 1974 ; Lucien Calvié, Le renard et les raisins. La Révolution française et les intellectuels
allemands (1789-1845), Paris, EDI, 1989 ; Christoph Marx, Heinrich Heine als politischer Dichter und
das ideologische Verhältnis zu Karl Marx 1843/44, Studienarbeit, GRIN Verlag für Akademische
Texte, 1997 (ebook) ; Eustache [Stathis] Kouvélakis, Philosophie et Révolution de Kant à Marx, Paris,
PUF, 2003, 427 pages (je cite la traduction anglaise, Philosophy and Revolution from Kant to Marx,
London, Verso, 2003).
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Le prolétariat est donc l’autre (ou l’antagoniste) de la religion, mais il est aussi
l’expression de sa contradiction interne, la révélation du secret dont, en tant que
« protestation » contre la souffrance, elle était porteuse. On a affaire ici à un
schéma qui vient de bien avant Marx et qui se prolongera au-delà de lui : ce que
la religion trahit ou pervertit (une promesse d’émancipation ou de rédemption),
le messie, ou mieux, la « force messianique » le révèle, le rétablit et le fait triompher contre elle. Prenons garde de ne pas voir ici une « relève » dialectique de la
religion : il s’agit plutôt d’une rupture ou d’une interruption, même si elle est
conçue comme un retour à l’authenticité originaire.
Ce mouvement était au cœur de la réforme protestante, en tant qu’elle
dénonçait dans l’institution de l’Église « visible » une nouvelle Babylone prostituant la révélation au service des puissances de ce monde, avant d’être refoulé au
second plan par le conflit entre Luther et Thomas Müntzer et par la Guerre des
Paysans 10. Il sera là aussi dans la façon dont les « nouveaux christianismes » et les
socialismes romantiques annonceront l’avènement d’une religion de l’Homme
débarrassée des superstitions théologiques 11. Il est plus vivant que jamais de nos
jours dans la façon dont les « théologiens de la libération » opposent, à l’idolâtrie
que représenterait le culte capitaliste de l’argent, la fonction eschatologique du
« Dieu libérateur » qui fait des pauvres collectivement une réincarnation du Christ,
victime offerte en sacrifice mais aussi figure de protestation et de révolte 12. Plus
significativement peut-être pour l’interprétation de notre texte, il traverse toutes
les interprétations aussi bien chrétiennes que juives (kabbalistes) qui, de façon
antinomique, identifient l’avènement du messie à l’abolition de la loi écrite, instituée. Chez Marx cette interruption de la religion par l’élément messianique, au
centre de l’histoire moderne en passe de (re) devenir celle de l’homme (ou de la
réalisation de l’humanité), est représentée par l’avènement d’une force paradoxale,
essentiellement passive (« Die Revolutionen bedürfen nämlich eines passiven
Elementes... ») et cependant radicalement transformatrice, habitée par « l’enthousiasme » du nouveau et capable de le communiquer : la masse des prolétaires.
Ce n’est possible, évidemment, que parce que ceux-ci se trouvent investis de
caractéristiques antithétiques, conjoignant le rien de la déréliction, de l’anéantissement et de la paupérisation absolue avec le tout d’une réalisation de l’essence
humaine en tant que « communauté » ou plénitude du « genre » (einer Sphäre
endlich... welche mit einem Wort der völlige Verlust des Menschen ist, also nur
10. On sait que les marxistes après Engels, et à sa suite Ernst Bloch, lui attacheront la
signification d’une première apparition historique du prolétariat révolutionnaire en Allemagne. Ce
conflit est périodiquement réactivé dans l’histoire du protestantisme, avec ou sans traduction « politique », en particulier sous la forme d’une opposition entre le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de
l’Église » (cf. John Lewis, « The Jesus of History » [in] Christianity and the Social Revolution, London
1935/1972).
11. Pierre Leroux, De l’Humanité. De son principe et de son avenir (1840), rééd. Paris, Fayard
(Corpus des Œuvres de philosophie en langue française), 1985.
12. Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert, L’idolâtrie du marché, Paris, Cerf, 1993 ; cf. le
commentaire de Michaël Löwy, « Le Marxisme de la Théologie de la Libération », http://www.lcrlagauche.be/cm, 19 juillet 2000 (et son livre La Guerre des dieux. Religion et politique en Amérique
Latine, Paris, Éditions du Félin, 1998).
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Théologies politiques du Vormärz
durch die völlige Wiedergewinnung des Menschen sich selbst gewinnen kann...).
Cette « représentation négative de la société » dans « l’être » du prolétariat se dit
dans le texte de Marx en plusieurs idiomes entre lesquels il ne cesse de circuler.
L’un d’entre eux renvoie à la tradition révolutionnaire française et aux revendications politiques associant la souveraineté du peuple à l’égalité : « Je ne suis rien,
alors que je devrais être tout », écrit Marx dans une prosopopée de la classe
révolutionnaire, évoquant les formulations de Sieyès qui lancèrent la Révolution
française 13 et préfigurant les vers de L’Internationale 14. Mais ces formules ellesmêmes s’inscrivent dans une longue chaîne signifiante qui passe par la mystique
(le todo y nada, ou nada per todo, de Jean de la Croix) et la théologie négative 15.
Marx va les associer à une phénoménologie de la crise de la société civilebourgeoise dont il faut suivre de très près la terminologie pour en comprendre la
double signification historique et eschatologique : Auflösung (la « dissolution » de
la société dans les conditions d’existence du prolétariat, arraché aux conditions
de vie et aux formes de reconnaissance institutionnelle qui « intègrent » une classe
à l’ordre social) communique avec Lösung (la « solution » ou « résolution » du
problème politique de l’émancipation, que n’ont pu apporter ni la Réforme religieuse ni la Révolution politique bourgeoise), et par conséquent il évoque la
rédemption (Erlösung) et le rédempteur (die Rolle des Emanzipators).
Dès lors, au bénéfice du prolétariat que son oppression a réduit à une
humanité élémentaire et générique à la fois, dépourvu de toute « propriété » ou
n’ayant rien « en propre » (eigentumslos), Marx peut réactiver le mythe biblique
de l’élection libératrice : l’esclavage « radical » se renverse en mission rédemptrice
d’un « peuple du peuple » œuvrant pour toute l’humanité. Cette mission s’enracine
dans la souffrance et l’humiliation (c’est, si l’on veut, l’aspect « christique » du
prolétariat) 16. Mais elle repose surtout sur l’idée (qu’on est tenté de considérer,
13. « Le plan de cet écrit est assez simple. Nous avons trois questions à nous faire : 1o Qu’est-ce
que le tiers état ? Tout. 2o Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. 3o Que demandet-il ? À y devenir quelque chose » (Abbé Sieyès, Qu’est-ce que le tiers-état ?, 1789). Sur l’importance
que revêtent pour le Marx de 1843 la pensée et l’action de Sieyès, en tant qu’elles fondent l’unité
de la nation politique sur « l’autodétermination du peuple », cf. J. Guilhaumou, « Marx, la Révolution
française et le Manuscrit de Kreuznach » [in] É. Balibar et G. Raulet (dir.), Marx démocrate. Le
Manuscrit de 1843, Paris, PUF, 2001, p. 79-88.
14. Tout le premier couplet en en fait homogène au texte de l’Einleitung de Marx : « Debout !
les damnés de la terre / Debout ! les forçats de la faim / La raison tonne en son cratère : / C’est
l’éruption de la fin / Du passé faisons table rase / Foule esclave, debout ! debout ! / Le monde va
changer de base : / Nous ne sommes rien, soyons tout ! » (Eugène Pottier, 1871).
15. C’est pourquoi elles ont retenu l’attention de Stanislas Breton : « La force du premier
marxisme, prophétique et critique à la fois, est d’avoir converti, à contre-courant de l’époque, la
masse humaine, prétendument inerte, d’une “classe nulle” en une énergie transformante, d’ampleur
universelle et d’intensité inégalée. Tel est, si je ne me trompe, le sens profond du “rien” et du “tout” ;
en leur réciproque implication, qui sous-tend la foi d’un nouveau peuple élu, après des siècles de
mépris... » (Esquisses du politique, Paris, Messidor, 1991, p. 37-38).
16. On lira les développements de Georges G. M. Cottier sur l’héritage de la christologie de
la « kénose » dans la figure du prolétariat tel que le caractérise, ou plutôt l’annonce, l’Einleitung de
Marx : « Le Prolétariat, chargé de la souffrance universelle, est l’écho du Serviteur souffrant d’Isaïe.
Il est le Messie, et tel le Christ d’une certaine théologie d’inspiration luthérienne, il doit pour
Le moment messianique de Marx
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cette fois, comme plus proche du messianisme juif) d’une injustice « en soi » ou
d’un « tort absolu » (« kein besondres Unrecht, sondern das Unrecht schlechthin »)
qui détermine la sortie de l’histoire et l’entrée dans l’humanité (« welche nicht
mehr auf einen historischen, sondern nur noch auf den menschlichen Titel provozieren kann... ») 17. Comme dans la Kabbale, et particulièrement dans les variantes
« utopiques révolutionnaires » du messianisme juif, la résolution de l’injustice
historique est conçue comme une recréation du monde, au prix de sa destruction
(« Auflösung der bisherigen Weltordnung »), plutôt que comme une sortie de la
vie, ou un passage dans l’autre monde 18. Et de ce point de vue l’extraordinaire
insistance du terme « monde » (Welt) lui-même (et de ses composés) d’un bout
à l’autre de l’Einleitung a un caractère emblématique : en même temps qu’il signifie
(dans le langage même d’une théologie opposant le « siècle » au « ciel », à « l’audelà ») la critique radicale de tout dualisme (caractéristique précisément de la
« religion », y compris dans les formes sécularisées de la politique bourgeoise), il
insiste sur la matérialité de cette Terre Promise à laquelle on parvient par l’émancipation « humaine ». Mais bien entendu, alors qu’il ne cesse d’emprunter aux
traditions eschatologiques de la « résurrection » et de la « rédemption », hétérogènes entre elles bien que nullement disjointes historiquement, c’est un messianisme nouveau que Marx esquisse ici (ou avec lequel il « joue », d’un jeu dont,
dans son propre « enthousiasme », il n’est peut-être pas vraiment le maître) : celui
que les Thèses sur Feuerbach, un an plus tard, reformuleront en identifiant la
« praxis révolutionnaire » à la « transformation du monde », et que le Manifeste
communiste résumera dans la forme, à nouveau, d’un avertissement prophétique,
adressé à toutes les « classes dominantes » : « Qu’elles tremblent devant la possibilité d’une révolution communiste. Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs
accomplir sa mission rédemptrice, d’abord être péché et malédiction (...) le positif pour être doit se
vider dans son autre » (L’athéisme du jeune Marx. Ses origines hégéliennes, Paris, Vrin, 1959, p. 176).
Mais surtout on s’intéressera à la trajectoire théologico-politique que le motif d’identification messianique du prolétariat au Christ comme incarnation de la souffrance humaine universelle a connue en
passant du « marxisme utopique » d’Ernst Bloch à la « théologie de la croix » (Moltmann), et de là
aux théologiens de la Libération (cf. Richard J. Baukham, Moltmann. Messianic Theology in the
Making, London, Marshall Pickering, 1987). Cf. aussi Jean-Luc Nancy, « L’insacrifiable », Une pensée
finie, Paris, Galilée, 1990, p. 79 (qui opère sur ce point le rapprochement entre le texte de Marx et
celui de Hegel qu’il critique).
17. Certains philosophes ont été particulièrement sensibles à cette dimension éthique du
messianisme de Marx, lié à la problématique du « tort absolu » : en particulier Jean-François Lyotard
qui, dans un passage crucial de son livre Le Différend (Paris, Éditions de Minuit, 1983), cite l’Einleitung et interprète la revendication d’une émancipation issue d’un « tort absolu » (Unrecht schlechthin) comme celle d’une abolition des genres, et donc d’une communication de l’humanité avec
elle-même dans l’énonciation de ses souffrances (§§ 236-237).
18. Voir en particulier Gershom Scholem, « L’idée de rédemption dans la Kabbale » [in] Le
Messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, tr. fr. Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. 71 sq.
Dans une certaine tradition juive le peuple d’Israël en exil du monde entier dont il prépare la
« réparation » est lui-même le Messie : un « peuple-messie » au service de toute l’humanité qu’on
pourrait pour cette raison appeler le « peuple des peuples », comme le prolétariat de Marx est, par
la résolution qu’il apporte au problème de la révolution, le « peuple du peuple ».
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Théologies politiques du Vormärz
chaînes. Ils ont un monde à y gagner 19. » Ce messianisme n’est pas seulement
militant, il affirme que la transformation du monde est d’ores et déjà en cours du
fait qu’un certain ordre social a forgé ou « formé » des chaînes insupportables,
incompatibles avec sa propre survie. Sous nos yeux la « passivité » radicale se
transforme alors en « activité ».
Arrêtons-nous ici un instant. Ce que nous venons de décrire, en abrégeant
les références mais en essayant de reproduire les formulations les plus caractéristiques, relève d’une rhétorique, ou mieux d’une stylistique. Aussi significative
soit-elle, elle ne suffit pas à déterminer une problématique 20. Pour passer à ce
niveau, il faut procéder à des lectures comparatives, dont les unes concernent les
matériaux et les formules que de telles phrases ont empruntés au contexte dans
lequel elles ont été écrites, et les effets d’identification ou, au contraire, de distanciation qui en résultent, tandis que les autres concernent le rapport qu’elles entretiennent avec l’ensemble des écrits de Marx dans la même période, celle des
évolutions et des cristallisations les plus rapides de sa pensée. Contentons-nous
ici de les évoquer schématiquement.
Il faudrait d’abord prendre la mesure de la prégnance du vocabulaire théologique, et surtout prophétique et apocalyptique, dans la littérature européenne
de la période qui va de la Révolution française de 1789 à la révolution de 1848
en passant par la « restauration ». Ceci ne vaut pas seulement pour les productions
du socialisme et du communisme « utopiques », inspirées ou non par l’idée d’un
« nouveau christianisme », ou inversement celles de la contre-révolution « théocratique », mais pour le nationalisme. Il y a à cet égard de grandes différences de
tonalité entre les contextes, c’est-à-dire entre l’après-coup de la grande affirmation
nationale française ouvrant comme avait dit Goethe « une ère nouvelle dans l’histoire de l’humanité », et l’attente interminable de l’unité nationale allemande. Il
n’est pas impossible que Marx (proche sur ce point de Hess) se soit appuyé sur
la rhétorique révolutionnaire française pour élaborer un discours plus « activiste »
que celui de communistes allemands comme Weitling qui cherchaient simplement
dans la tradition évangélique le modèle d’une société fondée sur la communauté
des biens 21. Mais pour l’interprétation des formules de l’Einleitung – dont on a
pu dire que Marx s’y « approche au plus près des préoccupations d’un penseur
19. La thématique des chaînes de l’esclavage (qui, avec l’étrange expression : « des chaînes
radicales », fait le lien entre l’Einleitung et la conclusion du Manifeste, mais qu’on retrouve aussi
dans le Capital sous la forme de « chaînes invisibles » rattachant le prolétaire à ses conditions
d’exploitation), est un sûr indice de l’appartenance du texte de Marx au discours messianique de la
« sortie d’Égypte ». Il serait cependant simplificateur de ne prendre en compte que cette référence,
car l’antiquité gréco-romaine a délivré aussi une problématique du renversement de l’esclavage en
souveraineté. Elles fusionnent dans l’œuvre de Saint-Paul avec l’idée d’un apôtre qui se ferait
« l’esclave de tous » (cf. Dale B. Martin : Slavery as Salvation. The Metaphor of Slavery in Pauline
Christianity, Yale University Press, 1990).
20. Enrique Dussel a étudié les « métaphores théologiques de Marx » dans Las metaforas
teologicas de Marx (Estella, El Verbo Divino, 1993), mais son étude concerne surtout la théorie du
« fétichisme de la marchandise » et relève plutôt de l’herméneutique que de l’histoire des idées.
21. Cf. Jacques Droz, « Le socialisme allemand du Vormärz » [in] Histoire générale du socialisme, t. I : Des origines à 1875, Paris, PUF, 1972, p. 424 sq. ; Auguste Cornu, Karl Marx et Friedrich
Le moment messianique de Marx
151
national allemand 22 » – la confrontation la plus décisive serait celle qui s’établit
avec l’idée de salut national et de mission universelle de l’Allemagne, en raison
même de l’idée qui forme le fil conducteur de son analyse : le blocage des possibilités de la révolution antiféodale et anticléricale après le tournant conservateur
de la monarchie prussienne, auquel s’ajoute l’incapacité de la bourgeoisie allemande à se transformer en « classe universelle », c’est-à-dire à se faire le représentant des intérêts et des droits de toute la société (et de « l’âme populaire » :
Volksseele) contre un régime d’oppression, débouchent sur la possibilité paradoxale de projeter l’Europe entière au-delà du régime politique bourgeois. Les
analogies sont frappantes avec la façon dont Fichte, dans les Discours de 1807,
avait décrit la nation allemande comme une force spirituelle méta-politique, dont
la libération de la domination étrangère sera aussi celle de toute l’humanité parce
qu’elle en concentre l’énergie morale 23. Comme elles sont frappantes avec la façon
dont Cieskowski, inventeur de la philosophie de l’action reprise par Hess et Marx,
combinait l’idée du dépassement de l’antinomie entre théorie et praxis dans l’histoire universelle avec la fonction rédemptrice de la nation polonaise 24.
Bien entendu, le sens de ce rapprochement n’est pas d’identifier, à la substitution près d’un « sujet de l’histoire » (la nation, la classe), les discours du
messianisme national et du messianisme prolétarien, du moins dans sa forme
marxienne originale – comme a trop tendance à le faire Voegelin. C’est plutôt de
mieux comprendre, dans un contexte discursif conflictuel, comment l’un d’entre
eux se définit et s’énonce contre l’autre 25. De ce point de vue aussi la communauté
de pensée et d’écriture entre Marx et Heine dans l’année 1844 constitue un
argument fondamental : on y trouve l’origine de l’idée selon laquelle « les proléEngels. Leur vie et leur œuvre, t. II : Du libéralisme démocratique au communisme, Paris, PUF 1958,
p. 150 sq.
22. Eric Voegelin, « Marx : The Genesis of Gnostic Socialism » [in] From Enlightenment to
Revolution, Duke University Press, 1975, p. 282.
23. Cf. Étienne Balibar, « Fichte et la frontière intérieure. À propos des Discours à la nation
allemande » [in] La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée,
1997. Ce que Fichte appelle « nation » ou « peuple » ne se laisse pas réduire à l’alternative devenue
aujourd’hui banale entre le démos et l’ethnos ; il faut pour l’interpréter faire appel à une troisième
catégorie, celle du laos (mot homérique dont les Septante se sont servis pour « traduire » le ‘am
hébreu, peuple (élu) de Dieu par opposition aux goyim’. Une étude comparative générale ne pourrait
d’ailleurs se limiter au contexte européen. Ainsi que l’a montré Pocock, précisément dans The
Machiavellian Moment (Princeton 1975), le thème de la « Elect Nation » est passé avec les puritains
d’Angleterre en Amérique au XVIIe siècle. Et c’est dans les années 1840 qu’a été forgée aux États-Unis
la terminologie de la « destinée manifeste » du peuple américain qui permet de voir en lui un « nouvel
Israël » (cf. Anders Stephanson, Manifest Destiny. American Expansionism and the Empire of Right,
New York, Hill & Wang, 1995).
24. Cf. Selected Writings of August Cieskowski, edited and translated with an introductory
essay by André Liebich, Cambridge University Press, 1979.
25. On se donnerait ainsi la possibilité de compléter, et peut-être de rectifier, les aperçus
brillants de Foucault dans son cours du Collège de France (1975-1976) sur la division du thème de
la « lutte des races » entre le XVIIe et le XIXe siècle, et sa contribution à la formation des discours
modernes de la nation, de la classe et de la race (« Il faut défendre la société », cours édité par les
soins de M. Bertani et A. Fontana, Paris, Éditions du Seuil/Gallimard, 1997).
152
Théologies politiques du Vormärz
taires n’ont pas de patrie », plus tard replacée au centre de l’argumentation du
Manifeste communiste, où elle figure à la fois l’une des manifestations de la négation généralisée conférant au prolétariat son statut de « classe qui n’est pas une
classe de la société », et le point d’appui du mot d’ordre internationaliste dans
lequel s’exprimera l’universalisme de la révolution communiste. En même temps
que Marx rédigeait l’Einleitung, et pour ainsi dire dans la pièce voisine, Heine
écrivait son grand cycle poétique Deutschland : Ein Wintermärchen, dont la préface
transforme le patriotisme en mission cosmopolitique 26.
À l’examen du contexte historique et littéraire, il convient cependant d’ajouter celui que constituent, pris ensemble, les écrits marxiens de l’année 1843-1844,
publiés ou inédits. La complexité de la configuration théorique au sein de laquelle,
en l’espace de quelques mois, s’y effectue la « mutation » de la pensée de Marx
d’un « humanisme démocratique » à un « communisme révolutionnaire », distinct
tout à la fois du retour à une communauté immédiate et d’une généralisation de
la propriété privée 27, a été souvent discutée et le sera encore longtemps. Pour ma
part, je voudrais attirer l’attention sur une caractéristique remarquable de ces
textes, qui tient à ce que la constellation des concepts généralement considérés
comme formant à eux tous le cœur de la problématique du « premier Marx »
(avant les révolutions de 1848) : communisme, émancipation « humaine » ou
« sociale 28 », prolétariat comme « classe universelle », « fin de l’État politique »,
aliénation (Entfremdung) et « extériorisation » (Entäusserung) 29 de l’essence générique de l’homme, praxis révolutionnaire, n’est jamais entièrement donnée dans
aucun des textes particuliers, dont chacun au demeurant relève d’un genre d’écriture différent et correspond à une destination distincte (publique ou privée) 30.
26. « Quand nous aurons anéanti la servilité jusque dans son dernier retranchement céleste,
sauvant ainsi le Dieu qui habite en l’Homme sur la terre de son abaissement, quand nous serons
devenus les rédempteurs de Dieu, quand nous aurons rétabli dans leur dignité le pauvre peuple
privé de son droit au bonheur, le génie tourné en dérision, la beauté déshonorée, ainsi que l’ont
annoncé et chanté nos vieux maîtres (...) le monde entier deviendra allemand ! Je rêve souvent à
cette mission et à cette domination universelle de l’Allemagne quand je me promène sous les chênes.
Voilà quel est mon patriotisme... » (cité [in] Christoph Marx, Heinrich Heine als politischer Dichter...,
op. cit., p. 19). Kouvélakis (op. cit., p. 116 sq.) donne à mon avis la bonne interprétation en insistant
sur le renversement du discours des « Teutomanes » auquel procède ici Heine. Au même moment
Engels découvre cette disposition révolutionnaire et cette mission humaine universelle dans le prolétariat industriel anglais (cf. Die Lage der arbeitenden Klasse in England. Widmung, M.E.W. 2, p.
230-231).
27. Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, introduits, traduits et annotés
par F. Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 143 sq.
28. Sur les références historiques et les usages du terme « émancipation », cf. Geschichtliche
Grundbegriffe, op. cit. (article de Karl-Martin Grass et Reinhart Koselleck),et Dictionnaire critique du
marxisme, op. cit. (article de Gérard Bensussan).
29. Ou, comme propose aujourd’hui de traduire Fischbach, en suivant de plus près l’étymologie : « perte de l’expression ».
30. Cela vaut en particulier pour le prolétariat, qui « signe » l’Einleitung, mais que les Manuscrits de 44 ignorent au profit du travail et du travailleur, à une exception près, il est vrai remarquable :
« On comprend aisément que l’économie nationale ne considère le prolétaire (...) qu’en tant que
travailleur (...) Elle ne le considère pas dans le temps où il ne travaille pas, c’est-à-dire en tant
153
Le moment messianique de Marx
Cette dispersion ne signifie pas qu’il y aurait incompatibilité pure et simple entre
les concepts correspondants, mais que leur rapprochement demeure un foyer de
tensions entre plusieurs points de vue et plusieurs discours, dont l’unité ne peut
être que problématique. C’est justement dans l’intelligence de ces tensions que
l’on peut espérer trouver les clés de la mobilité et de l’inachèvement intrinsèque
de la pensée de Marx, donc aussi de ses relances possibles dans d’autres conjonctures 31. Pour conclure cette analyse nécessairement partielle, je m’attacherai donc
comme je l’avais annoncé à l’une des comparaisons pertinentes : celle qui porte
sur les deux « critiques de la philosophie du droit de Hegel », autrement dit le
Manuscrit de 1843 et l’Einleitung de 1844, et qu’on peut ramener à l’oscillation
entre le point de vue du « démos » et celui du « prolétariat », respectivement
porteurs de l’aspect politique et de l’aspect impolitique de la révolution.
b
Je propose d’en résumer le sens en y lisant deux façons de rapporter la
question de l’activité ou de la praxis à la définition d’un « sujet collectif », et par
conséquent aux transformations (et à l’interminable décomposition) de l’idée de
souveraineté. Il n’est pas question de considérer que l’une d’entre elles serait plus
« matérialiste » que l’autre, en vertu de l’accent mis d’un côté sur la réalité empirique des conflits de la société civile-bourgeoise, et de l’autre sur la condition
déterminante des révolutions, à savoir la rencontre d’une force sociale et d’une
théorie radicalement critique. Il faut plutôt, me semble-t-il, considérer que la
synthèse de la philosophie de la praxis et du matérialisme, que les Thèses sur
Feuerbach présenteront comme une dialectique traversant toute la pensée moderne,
est en suspens dans cette tension persistante des deux points de vue.
Miguel Abensour a très justement montré que la critique développée par
Marx dans les marges de la Philosophie du droit de Hegel (une partie de la section
consacrée au « droit public interne », allant des §§ 261 à 313) ne se contente pas
de démontrer, par une lecture du texte hégélien qu’on peut bien dire « symptomale », que la dialectique spéculative échoue à atteindre son propre objectif : faire
de l’État constitutionnel la résolution en acte, dans le système de ses institutions,
des conflits de la « société civile » (ainsi que de la famille), et l’ériger ainsi en
absolu politique dans lequel l’idée de la liberté (qui est l’idée même du droit)
serait à la fois réalisée et autonomisée 32. De ce renversement, qui prend pour cible
qu’homme, mais elle abandonne cette considération à la justice criminelle, aux médecins, à la religion,
aux tableaux statistiques, à la politique et au prévôt des mendiants... » (éd. Fischbach, op. cit., p.
83). Inversement l’Einleitung ignore la démocratie aussi bien que le communisme.
31. Je rejoins complètement sur ce point la remarque d’Abensour : « à ce moment de son
cheminement, Marx ne s’engageait pas de façon univoque dans la direction apparemment souveraine
que, rétrospectivement, il entendit conférer au manuscrit non publié de 1843 (...) au mépris des
tensions et des virtualités multiples qui [le] traversent... » (« Marx et le moment machiavélien », art.
cité, p. 60). Ce sont ces virtualités, évidemment plus intéressantes aujourd’hui que les systématisations
du « marxisme », que je cherche ici à compléter d’un élément supplémentaire.
32. Je ne reviens pas ici sur ce que j’ai souligné ailleurs (Marx démocrate, op. cit.), à savoir la
154
Théologies politiques du Vormärz
l’abstraction des déterminations de l’État moderne (comme État des « individus »
propriétaires et de leur représentation politique dans le système de la division des
pouvoirs), à laquelle Hegel s’est contenté d’ajouter l’appareil d’une déduction
spéculative pour produire l’illusion de sa nécessité (accentuant par là même son
analogie avec le dualisme théologique du « ciel » et de la « terre »), Marx n’a pas
extrait l’abstraction inverse d’une théorie de la « société » en tant que base ou
sujet réel (économique) des figures de la politique, comme ce sera la tentation
permanente du marxisme (et peut-être la sienne dans sa systématisation des principes du matérialisme historique) 33. Au contraire, il en a tiré l’idée d’un sujet
politique qui serait à la fois à l’origine de l’émergence de l’État moderne, fondamentalement laïque et universaliste, contre les institutions cléricales et hiérarchiques de l’État d’Ancien Régime, et de son dépassement ou de sa « fin » prévisible,
inscrite dans l’intenable de ses propres limitations. Saisissant une expression percutante qui surgit sous la plume de Marx au moment où il dénonce la tentative
hégélienne de concentrer l’expression de la souveraineté politique dans le
« moment » de la décision monarchique (c’est-à-dire du « chef de l’État »), Abensour appelle ce sujet instituant ou constituant le « démos total 34 ». Il le met en
relation, d’une part avec la thèse de Marx (à nouveau produite par un renversement des formulations de Hegel) selon laquelle, dans l’histoire des États modernes,
c’est le « pouvoir législatif » qui a « fait toutes les grandes révolutions organiques
universelles » (par opposition aux « petites révolutions », c’est-à-dire aux réactions), et par conséquent c’est lui qui, se présentant comme l’expression de la
totalité du peuple, précède en droit et en fait les constitutions au lieu d’en former
simplement un organe ou de légiférer par leur autorisation ; et d’autre part avec
l’idée que, dans les conflits de la société civile avec elle-même qui ont en dernière
analyse leur origine dans la « religion de la propriété privée » et auxquels l’État
« politique » n’apporte qu’une solution formelle (alimentant son propre intérêt
particulier, bureaucratique), s’annonce la possibilité d’une vraie démocratie (ou
d’une « démocratie contre l’État », non étatique et non représentative) dans
laquelle le pouvoir législatif se « réalise » en « s’abolissant », c’est-à-dire se transforme en association 35. C’est ce processus, conduisant le peuple au-delà de la
singularité d’écriture du texte de Marx qui s’installe – et d’abord par sa disposition typographique –
dans le « dialogisme » du texte de Hegel lui-même, et ainsi le révèle.
33. Je ne discute pas ici ce point ultra-sensible pour l’appréciation du rapport entre la pensée
de Marx et l’usage qu’en feront ses successeurs : cf. mon ouvrage La philosophie de Marx, Paris, La
Découverte, 1993.
34. On peut discuter cette traduction, empruntée à A. Baraquin, qui sert bien le projet radical
d’Abensour : le texte allemand parle plutôt des « moments de la totalité du démos » (« Die Demokratie ist die Wahrheit der Monarchie, die Monarchie ist nicht die Wahrheit der Demokratie... In
der Demokratie erlangt keines der Momente eine andere Bedeutung, als ihm zukommt. Jedes ist
wirklich nur Moment des ganzen Demos. In der Monarchie bestimt ein Teil den Charakter des
Ganzen », M.E.W. 1, p. 230).
35. Ici encore on pourrait discuter certaines lectures : le texte de Marx sur lequel il s’appuie
(et dont il montre bien le rapport avec des écrits de socialistes français contemporains, en particulier
le Manifeste de la démocratie au XIXe siècle de Victor Considérant, publié en 1843) n’évoque pas la
« vraie démocratie » comme une figure, mais dit que « die neueren Franzosen haben dies so aufge-
Le moment messianique de Marx
155
formalisation par l’État des conflits sociaux (et donc du contrôle exercé sur l’agir
politique de la communauté par la bureaucratie dont Hegel a été le chantre), à
partir de la puissance même qui l’a fait exister dans une histoire de révolutions,
qu’Abensour considère comme le « moment machiavélien » de Marx. Autrement
dit c’est la possibilité de penser une pratique politique autonome qui n’est pas
assujettie à une souveraineté, qu’elle soit transcendante ou immanente, et qui
« institue le social » de façon permanente au lieu de refléter passivement ses
divisions : « Marx, proche en cela de l’inspiration de Machiavel (...) a bien pour
objet d’introduire au “milieu propre de la politique”, d’aider à penser l’essence
du politique, à en cerner la particularité » (qui n’est ni dans l’État, ni dans la
Société) 36. Suivant une voie étroite entre l’anarchisme (auquel on peut rattacher
les propositions contemporaines de Moses Hess) et un socialisme du travail qui
veut résorber le politique dans « l’administration des choses » (comme l’avance
l’école saint-simonienne), Marx voudrait faire de l’émancipation du sujet populaire
le lieu public permanent de son autoconstitution, le surgissement de la dimension
« générique » de l’existence humaine.
Abensour est bien conscient cependant des difficultés d’interprétation qui
guettent cette figure du sujet, à laquelle ramènent finalement toutes les questions
relatives à la « vraie démocratie » et à la possibilité de penser un politique nonétatique. Et c’est la raison pour laquelle, dans les dernières pages de son essai, il
en vient pratiquement à expliquer qu’il a manqué à Marx un élément critique
présent chez Machiavel comme une « finitude » essentielle à la pensée du politique.
Cela tient à son incapacité de penser le peuple comme « totalité » sans lui conférer
aussi, du même coup, les caractères de l’unité : « Force est de relever que Marx
pense la vraie démocratie sous le signe de l’unité, c’est-à-dire travaillée en permanence par une volonté de coïncidence avec elle-même, donc à l’écart d’une pensée
de la démocratie comme forme de société qui se constitue de faire accueil à la
division sociale, qui se distingue de reconnaître la légitimité du conflit dans la
société. Contrairement à Machiavel (...) Marx voit dans l’unité un bien tout
uniment positif, sans soupçonner, semble-t-il, qu’il puisse exister un lien entre
certaines formes d’unité et le despotisme, et inversement des liens entre la division
sociale et la liberté 37... »
On pourrait, me semble-t-il, reformuler la difficulté en disant que dans la
théorisation de 1843, en dépit de sa fonction critique (ou peut-être à cause d’elle,
fasst, das in der wahren Demokratie der politische Staat untergehe... » (M.E.W. 1, p. 232). C’est-à-dire
que, selon les auteurs français les plus récents, l’État politique s’éteint, ou s’abolit, dans la « démocratie véritable ”, lorsqu’elle devient véritablement ce qu’elle doit être. Il n’y a pas de doute cependant
que cette perspective correspond à l’hypothèse d’un principe démocratique ou populaire radical
agissant dans la succession des régimes politiques (dont il constitue la « vérité »), et débouchant au
moins idéalement sur le dépérissement de l’État en tant qu’organisme séparé. Shlomo Avineri, dans
The social and political thought of Karl Marx (Cambridge University Press, 1968) va plus loin qu’Abensour dans l’hypostase de l’expression “true democracy”. Sa référence n’est pas le « démos total »
mais la « classe universelle » : Hegel au lieu de Machiavel comme penseur du « politique ».
36. Abensour, « Marx et le moment machiavélien », art. cité, p. 101.
37. Ibid., p. 107.
156
Théologies politiques du Vormärz
c’est-à-dire à cause de la façon dont il est pensé à partir de l’idée hégélienne et
de son renversement), le démos comme sujet instituant, essentiellement plein ou
effectif, est guetté en permanence par deux dangers symétriques, en quelque sorte
par défaut et par excès 38. D’une part il reste un sujet virtuel, se projetant au-delà
de ses formes d’existence présentes dans le « creux » des contradictions de l’État
politique, ou comme le dépassement des divisions de la société produites par la
propriété privée, que Marx n’appelle pas encore « lutte des classes » et dont les
modalités restent tout à fait nébuleuses. En d’autres termes, le temps de son
surgissement historique n’est que l’idée elle-même spéculative d’une relance du
« mouvement des révolutions » venues « d’en bas », que le Manuscrit identifie
aussi à l’idée du « progrès » 39. Mais d’autre part le même sujet tend à apparaître
en face de l’État non pas tant comme un principe de dissolution que comme son
image inversée, ou du moins l’image inversée de sa souveraineté : non seulement
en raison de la façon dont Marx revendique la tradition constituante du peuple
révolutionnaire qui s’élève souverainement « de la particularité à la domination 40 »
contre le compromis corporatiste hégélien entre libéralisme et monarchie, mais en
raison de la « conscience » de son rôle historique sans laquelle précisément il ne
pourrait se libérer de l’aliénation politique incarnée par les mécanismes bureaucratiques de représentation.
b
Ce que je voudrais alors suggérer, c’est que, dans le « moment messianique »
immédiatement suivant, Marx n’a pas à proprement parler résolu ces apories
(peut-être inhérentes à toute pensée de la démocratisation comme mouvement
« ininterrompu » de l’histoire), mais les a déplacées d’un extrême à l’autre. Au
prolétariat dont il revendique pour la première fois le nom, il confère en effet des
caractéristiques ontologiques et une fonction historique qui sont, à beaucoup
d’égards, exactement opposées à celles que je viens de résumer dans la foulée
d’Abensour : non pas celles d’un « sujet plein », mais celles d’un « sujet vide »,
voire d’un sujet comme vide. Pour autant, ce vide qu’expriment à l’envi les formulations « négatives » de l’Einleitung (et pour commencer celle de la « dissolution »
de la société civile-bourgeoise dans l’être du prolétariat) n’est aucunement privé
de déterminations pratiques. Peut-être au contraire forme-t-il la condition pour
38. Dans son propre commentaire des textes de cette constellation (L’être et l’acte. Enquête
sur les fondements de l’ontologie moderne de l’agir, Paris, Vrin 2002, chap. IV : « L’agir libéré
(Marx) », p. 131 sq.), Franck Fischbach insiste sur la fusion, dans le sujet social ou transindividuel
de la transformation révolutionnaire, des déterminations de l’agir et du faire (que traduira dans
L’Idéologie allemande la catégorie de Selbstbetätigung). Il me semble que cette fusion est aussi le
ressort de ce que j’appelle ici la « plénitude » du sujet politique.
39. M.E.W. 1, p. 259 : « ... damit der Mench mit Bewusstsein tut, was er sonst ohne Bewusstsein durch die Natur der Sache gezwungen wird zu tun, ist es notwending, dass die Bewegung der
Verfassung, dass der Fortschritt zum Prinzip der Verfassung gemacht wird, dass also der wirkliche
Träger der Verfassung, das Volk, zum Prinzip der Verfassung gemacht wird... »
40. « ... wo sie in ihrer Besonderheit als das Herrsschende auftrat... » (M.E.W. 1, p. 260).
Le moment messianique de Marx
157
que certaines dimensions de la pratique, en tant que « transformation révolutionnaire » des conditions existantes, soient pensées comme telles, bien que sous une
forme qu’on peut dire « impolitique ». Il me semble qu’on le voit bien sur deux
points, où le discours de l’Einleitung contraste fortement avec celui du Manuscrit
de 1843.
On le voit à la façon dont l’Einleitung se représente la temporalité révolutionnaire, en élevant à la généralité d’une structure ce qui apparaissait d’abord
comme une exception contingente : le « retard politique » de l’Allemagne du
Vormärz, et donc l’anachronisme qui caractérise son rapport à la fois décalé et
nécessaire avec l’évolution européenne. Mieux, l’Einleitung fait de cette contingence et de cette exception la structure même de l’historicité, puisque c’est elle
qui permet de comprendre comment une force du passé (ou venue du passé) va
se trouver en position de faire entrer l’humanité dans l’avenir. On est tenté de
dire que, dans la description de Marx, irréductible à la logique du progrès même
« dialectique », de même que le prolétariat est une « classe de la société qui
n’appartient pas à la société », l’Allemagne est une « nation de l’histoire qui
n’appartient pas à l’histoire », et dans le cas du prolétariat allemand ces deux
déterminations négatives n’en font plus qu’une. Parce que l’Allemagne, d’une
certaine façon, « n’a pas de présent », mais cristallise de façon « aberrante » une
« préhistoire » et une « post-histoire », elle représente déjà l’avenir au sein du
passé, elle ne peut rentrer dans le mouvement de l’histoire qu’en faisant exploser
les « limites » de toutes ses évolutions antérieures, qui sont les limites de la politique comme telle (« Deutschland als der zu einer eigenen Welt konstituierte Mangel
der politischen Gegenwart wird die spezifisch deutschen Schranken nicht niederwerfen können, ohne die allgemeine Schranke der politischen Gegenwart niederzuwerfen »). On sait que cette condensation du retard et de l’avance dans la structure
de l’événement révolutionnaire sera périodiquement réaffirmée dans la tradition
marxiste, tantôt comme thèse programmatique (Lénine à propos de la révolution
russe, et après lui les marxistes « tiers-mondistes »), tantôt comme fondement d’un
« concept du temps historique » non-linéaire, donc non-déterministe, fondé sur
l’idée de « non-contemporanéité » à soi (concept commun, étonnamment, à Ernst
Bloch et à Louis Althusser : Héritage de ce temps 1935 et Pour Marx 1965) 41.
On le voit ensuite à la façon dont l’Einleitung pense le rapport du prolétariat
à la philosophie, à travers la célèbre métaphore de la « tête » et du « cœur », qui
vient répondre à ce que Marx appelle la « difficulté principale » (Hauptschwierigkeit) sur laquelle bute l’idée d’une « révolution allemande radicale » : l’absence
d’une « base matérielle » dont la théorie de l’émancipation humaine élaborée par
la philosophie pourrait « s’emparer », pour devenir à son tour une force historique
41. On ne peut pas éluder la question de l’affinité avec la façon dont Derrida, dans Spectres
de Marx (1993), travaille l’image eschatologique du Hamlet de Shakespeare pour interpréter la
conception marxienne de la révolution communiste à venir : « Time is out of joint ». Cependant
Derrida cite beaucoup d’œuvres de Marx, mais jamais l’Einleitung : cela tient, me semble-t-il, à ce
que son interprétation vise à dégager un héritage de « messianicité sans messianisme ». Et donc, a
fortiori, sans figure du messie – ce qu’est par excellence le prolétariat de 1844. Sur ce point au
moins il y a contradiction entre les deux points de vue.
158
Théologies politiques du Vormärz
après avoir « renversé » la critique de l’autorité religieuse en critique de l’aliénation
humaine. « De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes
matérielles, de même le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles
(...) La tête de cette émancipation est la philosophie, son cœur est le prolétariat ».
À nouveau ces formulations sont à interpréter dans un contexte, ou plutôt dans
une série de contextes. Le rapprochement a souvent été fait, pour souligner l’étonnante coïncidence de terminologie et de date, avec les thèses d’Auguste Comte
publiées la même année sur « l’alliance des prolétaires et des philosophes » 42. Mais
la confrontation, formellement, est tout aussi intéressante avec la conception
kantienne de la synthèse transcendantale (qu’évoque au moins indirectement la
formule : « La philosophie ne peut pas se réaliser sans abolition du prolétariat, le
prolétariat ne peut pas s’abolir sans la réalisation de la philosophie ») 43. Sans doute
on a ici formellement l’application d’un vieux schème philosophique, destiné à
penser les rapports du corps et de l’âme, donc la constitution de l’individualité,
et qu’on peut faire passer successivement à l’intelligible et au sensible, au concept
et à l’intuition, à la théorie et à la pratique. Mais précisément le « cœur » n’est
pas exactement le « corps » (bien que par un lapsus révélateur des commentateurs
aient opéré la substitution) 44. Et ce que Marx cherche à penser, ou à désigner
allégoriquement, n’est pas tant la constitution d’une individualité (ou d’une subjectivité collectivité collective dotée à la fois d’une matière et d’une forme) que le
fait d’une intervention historique, résultant de la conjonction à l’échelle du monde
de la « conscience » et de la « souffrance », ou du moins l’imminence de ce fait 45.
Dans cette théorisation du renversement de la passivité en activité qui est ellemême le cœur du moment messianique, la « praxis » n’est donc pas l’un des côtés
de la synthèse, elle serait plutôt le résultat de la conjonction des deux conditions
42. Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif, 1844, Troisième partie : « Conditions d’avènement de l’école positive ». Le projet « d’alliance » élaboré par Comte repose essentiellement sur
un programme d’enseignement populaire « supérieur », destiné à surmonter la coupure sociale qui
menace la poursuite du progrès come développement de l’ordre, et à fonder sur la réunion des forces
opposées à l’esprit théologique et métaphysique (la science, l’industrie) la possibilité d’un nouveau
pouvoir spirituel, mettant fin à l’ère des révolutions. En ce sens, c’est exactement l’inverse du projet
de Marx. Le parallèle est discuté en détail par Pierre Macherey dans son commentaire de l’expression
« Im Anfang war die Tat » et de ses interprétations successives, disponible sur le site : stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/Macherey20012002/
43. Marx parvient à cette formule à la fin de l’Einleitung au terme de trois essais successifs
dont elle représente la « solution » mais aussi la conversion en « mot d’ordre » (Lösung/Losung) :
« Ihr könnt die Philosophie nicht aufheben, ohne sie zu verwirklichen (...) Sie glaubte, die Philosophie
verwirklichen zu können, ohne sie aufzuheben », « Die Waffe der Kritik kann allerdings die Kritik
der Waffen nicht ersetzen », qui approchent de mieux en mieux une réciprocité transcendantale, de
la forme : les concepts sans intuition sont vides, les intuitions sans concept sont aveugles.
44. Michaël Löwy, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Paris, Maspero, 1979, p. 69
(je n’entends pas diminuer les mérites de ce livre, qui comportait en son temps de très utiles
explications, et que son auteur a fait suivre, depuis, d’études fondamentales sur l’importance des
éléments « utopiques » et « messianiques » dans le marxisme).
45. Voir aussi les formulations de la correspondance avec Ruge, publiées en ouverture des
Deutsch-Französische Jahrbücher, sur la critique comme intériorisation (innewerden) par le « monde »
de sa propre conscience (M.E.W. 1, p. 346).
Le moment messianique de Marx
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de possibilité de l’action, dont chacune prise en elle-même n’est qu’une passivité,
ou encore un manque. L’événement (comparé par Marx à un « éclair » : Blitz des
Gedankens) n’est plus de l’ordre de la représentation, il en constituerait plutôt la
limite, le point de réalité qui dissout les formes de la représentation, au sens
politique comme au sens métaphysique (« die faktische Auflösung dieser Weltordnung ») 46.
Le moment messianique n’est donc pas autre chose, d’une certaine façon,
que l’envers ou la contrepartie du moment machiavélien, dès lors que celui-ci
dégage une aporie qui ne concerne pas seulement la possibilité de penser la
politique par delà l’État et même contre lui, mais la représentation du « sujet
politique » auquel on doit en imputer les actions, et qu’il faudrait pouvoir se
représenter à la fois comme une totalité (le peuple), et comme un manque (le
peuple du peuple, toujours encore à venir) 47. Il serait certainement erroné de
croire que les formulations présentées ici – si caractéristiques de la conjoncture
de 1844, dans laquelle Marx a « changé de lieu », à tous les sens du terme –
représentent un point d’aboutissement. Mais il serait tout aussi erroné de croire
que la « différentielle » théorique dont elles témoignent est destinée à disparaître :
au contraire, on peut faire l’hypothèse qu’elle ne cessera de s’approfondir, ne
serait-ce qu’en raison de la difficulté persistante à laquelle s’est trouvé confronté
le marxisme de caractériser la « lutte des classes » (comparée par le Manifeste de
1847 à une « guerre civile » tantôt ouverte, tantôt larvée), soit comme « politique »,
soit comme « non politique » ou « apolitique » 48. Quant au côté messianique de
la définition du prolétariat, s’il tendra à céder la place à une définition plus
« positive » de la classe ouvrière ou de la « classe des travailleurs » (Arbeiterklasse)
en rapport avec le mécanisme de l’exploitation de la force de travail et de l’organisation du surtravail, il se déplacera en fait sur la représentation apocalyptique
de l’affrontement final entre révolution et contre-révolution, induit par la violence
de la répression étatique des insurrections populaires et prolétariennes du
e
XIX siècle (Les luttes de classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte).
46. Immédiatement après la rédaction de l’Einleitung, Marx verra dans l’insurrection des
tisserands de Silésie la vérification de sa conception . Ce sera l’occasion de sa rupture avec les
démocrates libéraux comme Ruge, coéditeur des Deutsch-Französische Jahrbücher ( voir les Kritische
Randglossen zu dem Artikel « Der König von Preussen und die Sozialreform. Von einem Preussen du
31 Juillet 1844, M.E.W. 1, p. 392 sq.). Le fait que le poème de Heine Die armen Weber, qu’il avait
lui-même publié dans le Vorwärts, ait été repris par les insurgés comme chant de lutte et de deuil,
lui apparaîtra comme la preuve de ce que le prolétariat allemand est « le plus théorique » de l’Europe.
En lui la différence entre la tête et le cœur s’évanouit, les deux côtés de la passivité critique ne sont
plus réellement séparés, et donc la pratique est déjà là.
47. À vrai dire cette conjonction n’est pas absente chez Machiavel lui-même : non pas tant
celui des Discorsi, qui sert de référence privilégiée à M. Abensour, mais celui du Prince, dont le
dernier chapitre fait appel à la venue d’un « rédempteur » de l’Italie contre l’action dissolvante et
antinationale de l’Église.
48. Et avant même le Manifeste, cette difficulté est centrale dans les formulations de Misère
de la philosophie (1846) sur le caractère « politique » de la « lutte de classe à classe » entre le capital
et les prolétaires coalisés contre lui, qui débouche sur une « révolution totale » exclusive de tout
« nouveau pouvoir politique » (IIe partie, § 5 : « Les grèves et les coalitions des ouvriers »).
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Théologies politiques du Vormärz
On comprend alors, me semble-t-il, à la fois l’intérêt et les limites d’une présentation de la théorie de Marx comme une philosophie de l’histoire qui aurait repris
à son compte le schème de « l’histoire du salut » à travers la sécularisation hégélienne, non pas tant pour en donner un équivalent réaliste que pour en intensifier
la « tension eschatologique » 49. Elle désigne le lieu – ou l’un des lieux – des
opérations discursives pratiquées par Marx, mais elle en simplifie l’enjeu et elle
en inverse, d’une certaine façon, les intentions en les ramenant sous la catégorie
englobante de la « religion ».
49. Karl Löwith, Weltgeschichte und Heilgeschehen. Die theologischen Voraussetzungen der
Geschichtsphilosophie, chap. II : Marx [in] Sämtliche Schriften, t. 2, Stuttgart, Metzler, 1983, p. 61).
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