De l'« universalité » européenne du français au XVIIIe siècle : retour sur les représentations et les réalités

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DE L'« UNIVERSALITÉ » EUROPÉENNE DU FRANÇAIS AU XVIIIE
SIÈCLE : RETOUR SUR LES REPRÉSENTATIONS ET LES RÉALITÉS
Gilles Siouffi
Armand Colin | « Langue française »
2010/3 n° 167 | pages 13 à 29
ISSN 0023-8368
ISBN 9782200926458
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Gilles Siouffi
Université Paul Valéry – Montpellier 3 & Laboratoire DIPRALANG (EA 739)
De l« universalité » européenne du français au
XVIIIesiècle : retour sur les représentations et les
réalités
1. INTRODUCTION
S’interroger sur la place du français « au milieu des langues » ou « au contact
des langues » dans un contexte élargi comme peut l’être celui de l’Europe au
XVIII
e
siècle amène nécessairement à revenir sur la représentation, encore cou-
rante aujourd’hui en France, d’une langue française très répandue, embrassée
avec enthousiasme par les individus cultivés comme par les puissants, et affir-
mée consensuellement comme « universelle ». Cette vision, qui a pu parfois
nourrir en France une gloire bien vaine, mérite d’être, sinon totalement corrigée,
tout au moins fortement relativisée. Surtout, elle nous amène à nous interroger
sur la conception exclusive et hégémoniste que nous nous faisons d’une langue,
dès lors que celle-ci est adoptée hors des frontières comme langue de culture
dans certains usages.
Dans les pages qui suivent, nous montrerons que ces représentations, qui
ont la cohésion et la constance d’un stéréotype, voire d’un « idéologème », pour
reprendre le néologisme fameux de J. Kristeva, reposent sur un petit nombre
de textes souvent interprétés de manière abusive et rarement confrontés aux
réalités. Il en est ainsi du trop fameux discours d’A. de Rivarol, auquel le titre
de cet article fait écho, et dont le sens et la place peuvent aujourd’hui être
entièrement revus, grâce à des travaux récents. Il s’agira aussi de nuancer –
par quelques exemples significatifs – le tableau aux couleurs brillantes qu’une
certaine historiographie nous a légué de la « francophonie » en Europe au
XVIII
e
siècle, en attirant l’attention sur de nombreux facteurs limitants, souvent
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Le français au contact des langues : histoire, sociolinguistique, didactique
passés sous silence, et en montrant que cette « francophonie » s’insère, en fait,
dans le cadre plus large d’un plurilinguisme pragmatique et culturel assez
éloigné de la manière avec laquelle un certain XIX
e
siècle nous a habitué à
circonscrire les langues à des territoires, à des nations, à des groupes sociaux, à
des usages, ou à des politiques linguistiques 1.
Au-delà de ces mises au point, à l’heure où la problématique de l’« uni-
versalité » revient en force dans le contexte médiatique, et même scientifique,
avec cette fois l’anglais pour objet focal, un regard rétrospectif sur ce qui s’est
passé en Europe autour du français oblige à reposer quelques grandes questions
sur le statut des « langues » dès lors que certains de leurs usages sortent du
seul contexte territorial. La diffusion d’une langue comme le français hors des
frontières autorise-t-elle à parler, de L.-A. Caraccioli dans le titre d’un ouvrage
paru en 1776 à L. Réau (1938), d’une « Europe française » ? De « francisation » ?
Peut-on aussi rapidement faire le lien entre usage linguistique (et quel usage ?)
et culture ? Cette diffusion peut-elle être pensée en termes d’« influence », de
« rayonnement » ? Ou n’est-on pas, au contraire, à une époque où s’inventent de
nouvelles cultures dé-territorialisées, beaucoup plus complexes, et difficilement
réductibles à l’interprétation unilatérale qu’une certaine tradition nationaliste a
voulu leur donner ?
Dans une contribution récente à un séminaire de recherches autour de la
notion de multiculturalité au XVIIIesiècle, H.-J. Lüsenbrink écrit :
Sa modernité [du XVIII
e
siècle] réside [...] dans le fait que nombre de problèmes
posés par le multiculturalisme contemporain, telles les relations entre colonisateur
et colonisés, entre minorités exilées et majorité assimilatrice, ou encore entre langues
dominante – en l’occurrence le français – et langues minoritaires, mais de plus en plus
résistantes et sûres d’elles-mêmes, rencontrèrent au XVIII
e
siècle leur première forme
de théorisation philosophique et politique. (Gonthier & Sandrier (éds), 2007 : 24)
Il s’agit alors de poser la possibilité d’une nouvelle manière de voir un proces-
sus historiquement situé – en l’occurrence la présence du français « au milieu
des langues » au XVIII
e
siècle ; de se demander pourquoi on a ainsi oblitéré
l’évidence d’un nouveau colinguisme international, prenant la place de celui,
étudié par R. Balibar, qui était auparavant à l’œuvre entre le latin et les langues
modernes, et pourquoi on a ainsi négligé la spécificité de la langue de culture,
dans les dynamiques linguistiques, spécificité dont l’analyse pourrait nous être
si utile aujourd’hui.
2. DES REPRÉSENTATIONS AUX RÉALITÉS
Tout d’abord, un retour sur les représentations. Sur quoi s’appuie la vision
que nous avons d’un français « langue européenne », sinon « universelle », au
1. Voir Caussat et al. (1996), Thiesse (1999), Bell (2001) et Anderson (2002).
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De l’« universalité » européenne du français au XVIIIesiècle
XVIII
e
siècle ? Essentiellement, sur toute une série de textes apologétiques, dont
la liste est impossible à faire ici, la plupart émanant de commentateurs français,
et souvent peu nourris par les faits ; sur une focalisation autour de quelques
fortes personnalités emblématiques dont il est passionnant de raconter l’histoire
(Fumaroli 2001) ; et sur l’idée, assez manipulée, d’une langue française devenue
« langue des traités » et, plus généralement, « langue diplomatique » en Europe.
L’idée que le français « mérite » ou « mériterait » d’être « la langue univer-
selle de l’Europe » est déjà présente à la fin du XVII
e
siècle, moment où la dif-
fusion du français, surtout en Europe du Nord, n’en est encore qu’à ses débuts.
Les textes ne sont alors souvent nourris que de rêveries, généralisations à partir
d’un ou deux faits, raisonnements à forte teneur spéculative... On cite souvent
ceux de D. Bouhours
2
, L. Le Laboureur
3
et P. Bayle
4
. La plupart du temps, l’in-
tention de propagande politique éclate, dans la mesure où les analyses reposent
sur l’idée sous-jacente d’une translatio imperii entre la Rome antique et les États
modernes, États entre lesquels existe une concurrence évidente.
Quelques décennies plus tard, Voltaire est un jalon important de la populari-
sation de cette doxa : on peut citer des pages du Siècle de Louis XIV, du Diction-
naire philosophique, ou de l’article « Français » de L’Encyclopédie. Autour de 1750,
forts de quelques témoignages ou de quelques éléments factuels nouveaux, les
commentateurs sont volontiers triomphalistes. Parmi les textes emblématiques,
citons l’article « Langue » de L’Encyclopédie, dû à Beauzée :
Si quelqu’autre langue que la latine devient jamais l’idiome commun des savans de
l’Europe, la langue françoise doit avoir l’honneur de cette préférence : elle a déjà les
suffrages de toutes les cours où on la parle presque comme à Versailles : et il ne faut
pas douter que ce goût universel ne soit dû autant aux richesses de notre littérature
qu’à l’influence de notre gouvernement sur la politique générale de l’Europe.
Ou la préface du dictionnaire de Trévoux de 1771 :
Notre Langue est devenue la Langue politique de l’Europe. Cette distinction, qui ne
peut être attribuée qu’au génie ou au caractère de la Langue Françoise, suffiroit pour
démontrer combien sa marche a paru simple & naturelle ; avec quelle netteté, quelle
aisance les idées s’y produisent, & se rangent dans la progression la plus analogue aux
procédés de l’entendement ; combien ses phrases & ses expressions sont claires ; enfin
combien son étendue & sa souplesse la rendent propre à traiter, même élégamment,
toutes les matières.
Ces deux textes sont d’une certaine manière complémentaires, car, dans le
premier, la perspective d’un français « universel » est encore projetée dans le
2.
Voir Bouhours (2003 : 104-106). Notons, par exemple, cette phrase spécieuse : « Il n’y a guère de pays
dans l’Europe où l’on n’entende le français » (op. cit. : 106).
3.
« Si vous aviez été dans les cours du Nord, vous sauriez que la langue française y est naturalisée, et que
tous les princes et toute la noblesse la parlent plus souvent et plus volontiers que la leur » (Le Laboureur,
1667 : 11).
4. Dans Les Nouvelles de la République des Lettres, 1685.
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Le français au contact des langues : histoire, sociolinguistique, didactique
futur, tandis que les arguments déployés sont d’ordre culturel (la littérature)
et politique, alors que, dans le second, l’universalité du français, constatée au
présent, est défendue au moyen d’arguments essentiellement internes (« génie
de la langue »).
L’épisode le plus marquant dans les représentations est néanmoins le
concours proposé en 1782 par l’Académie de Berlin et à l’occasion duquel
furent posées les questions : « Qu’est-ce qui a rendu la langue française la
langue universelle de l’Europe ? Par où mérite-t-elle cette prérogative ? Peut-on
présumer qu’elle la conserve ? ».
À
ce concours est malheureusement resté
attaché, en France, le nom exclusif d’A. de Rivarol, l’un des deux récipiendaires
du prix. Son texte brillant, émaillé de formules marquantes, a été publié quasi
immédiatement en France (chez Bailly & Dessenne, 1784, en même temps que
l’édition de Berlin de la même année) et a souvent été réédité par la suite en
volume séparé
5
. Pour autant, s’il est indiscutablement la marque d’un polémiste
talentueux, on doit reconnaître qu’il repose presque entièrement sur la recherche
de fallacieux arguments internes (la « clarté », l’« ordre direct », la répugnance
aux métaphores, etc.) et ne résiste pas à un point de vue linguistique sérieux.
Considéré par tous les commentateurs informés d’aujourd’hui comme un simple
rideau de fumée, expression d’un chauvinisme superficiel (F. Brunot parlait
d’« illusionniste »), il continue pourtant de jouir en France d’une réputation
imméritée et sert toujours d’élément probant dans la doxa sur le français en
Europe au XVIII
e
siècle. G. Haßler (2001) relève que même un Claude Hagège,
dans Le français et les siècles (1987), ou un Alain Finkielkraut relaient au premier
degré ce qu’ils lisent, dans le texte d’A. de Rivarol, comme un constat irréfu-
table ; pour mieux y opposer, sans doute, une situation contemporaine de perte
d’influence par rapport à l’anglais. La consultation des discours académiques
récents montre que la référence à Rivarol y constitue toujours un passage obligé ;
et celle des sites Internet dans lesquels le nom d’A. de Rivarol est évoqué révèle
que, même dans des sites pédagogiques parfois universitaires –, son nom reste
souvent invoqué pour attester et emblématiser cette supposée « universalité ».
Il y a là un gauchissement qui, comme le souligne F. G. Henry, l’éditeur
récent du texte de J.
-
C. Schwab (2005), demande « rectification », et d’abord
rectification historique. F. Brunot l’avait déjà noté, et des travaux allemands, mal-
heureusement peu connus en France (Ricken 1974 ; Storost 1994 ; Haßler 2001)
le confirment : il nous faut entièrement revoir l’histoire du concours de Berlin.
On sait par exemple (Storost, 1994 : 432) que le prix avait été à l’origine destiné
au seul J.
-
C. Schwab, dont le mémoire est à l’évidence supérieur, et que ce n’est
qu’une intervention personnelle du prince Henri, frère de Frédéric II, qui amena
cette situation d’ex-aequo.
5. À titre d’exemples, les éditions de Th. Suran (Paris/Toulouse, 1930), M. Favergeau (1936), H. Juin (Paris,
Belfond, 1966) ; ou encore, plus récemment, Paris, Obsidiane (1991), ou Paris, Arléa (1991), préface de Jean
Dutourd...
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