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Démocratie à Madagascar : beaucoup d'apôtres, mais peu d'actes

DÉMOCRATIE À MADAGASCAR
Beaucoup d’apôtres,
mais peu d’actes
S’il y a un mot dont tout le monde se prétend fervent défenseur à Madagascar, c’est
bien celui de démocratie. A tous les échelons de la société, et à la moindre occasion,
chacun s’en affirme militant et s’en proclame porte-flambeau. Mais concrètement,
cette adhésion affichée par les mots ne se traduit pas nécessairement dans les actes.
Andrianirina R.
Doctorant en science politique
Institut d’Etudes Politiques Madagascar
o
n constate au quotidien
le
grand
écart
entre
principes
démocratiques
et applications pratiques, du
haut en bas de la pyramide des
citoyens. Coup d’Etat au nom
de la démocratie ; déclarations
sécessionnistes
au
nom
de
la démocratie ; « fake news »,
calomnies et insultes sur les médias
sociaux au nom de la démocratie ;
occupations de la voie publique par
les marchands de rue au nom de la
démocratie etc. La classe politique
connaît parfaitement les principes
de la démocratie quand elle est dans
l’opposition, mais elle a tendance à
être frappée d’amnésie quand elle
accède au pouvoir. Il importe donc
de se donner une compréhension
commune du concept, pour tenter
de comprendre ce dont on parle
vraiment quand on évoque le mot.
En effet, trop occupés à revendiquer
les droits, beaucoup de Malgaches
oublient les devoirs et obligations
inhérents à la démocratie.
La démocratie, il faut bien
plus que des élections.
Définir la démocratie n’est pas
chose aisée. Parmi les nombreuses
définitions possibles, nous avons
retenue celle du Prix Nobel
d’économie Amartya Sen qui décrit
la démocratie comme « la possibilité
pour tous les citoyens de participer
aux discussions politiques et
d’être ainsi en mesure d’influencer
les choix concernant les affaires
publiques » (Sen, 2006, p. 12).
Dans l’édition 2002 de son Rapport
mondial sur le développement
humain (PNUD, 2002, p. 4), le
Programme des Nations unies
pour le développement (PNUD) a
précisé en six points les critères
d’un régime démocratique : un
Les élections sont
importantes, mais elles ne
sont pas suffisantes pour
déterminer du caractère
démocratique d’un régime.
système de représentation, avec
des partis politiques et des groupes
de défense d’intérêts qui soient
opérationnels ; un système électoral
garantissant des élections libres
et non entachées d’irrégularités,
ainsi que le suffrage universel ;
un système d’équilibre reposant
sur la séparation des pouvoirs,
avec une branche judiciaire et une
branche législative indépendantes ;
une société civile active, à même
de contrôler les actions du
gouvernement et des entreprises
privées, et de proposer des modes
différents de participation politique ;
des médias libres et indépendants ;
un contrôle effectif des civils sur
l’armée et les autres forces de
sécurité. Chacun évaluera en son
âme et conscience la performance
de Madagascar sur chacun de ses
points.
Les élections sont donc importantes,
mais elles ne sont pas suffisantes
pour déterminer du caractère
démocratique d’un régime. La mise
en avant de l’existence d’élections
pour prétendre que la démocratie
existe, sans chercher à considérer
les autres aspects, reflète ce que
Terry Karl qualifie d’ « électoralisme
fallacieux » (fallacy of electoralism)
(Diamond, 1997, p. 9). Il est donc
nécessaire de faire la distinction
entre « démocratie électorale » et
« démocratie libérale ». Clarke et
Foweraker invitent à opérer une
distinction entre les conceptions
minimaliste (« thin ») et maximaliste
(« fat ») de la démocratie. Le niveau
minimaliste se limite à une seule
caractéristique institutionnelle,
comme par exemple la compétition
électorale, tandis que le niveau
maximaliste s’attache à embrasser
une large vision de la démocratie
dans laquelle les institutions, les
processus et les conditions de
libertés civiles et de droits politiques
permettent une réelle compétition
pour le pouvoir
(Masunungure
Eldred (Ed.), 2009).
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pu terminer son mandat ou sa
série de mandats octroyé(e) par les
élections. Soit il a été renversé par
la rue, soit un événement imprévu a
raccourci son mandat et a débouché
sur une Transition ou un transfert
de pouvoir dans des conditions
extraconstitutionnelles.
Illustration 1. Un système électoral à la fiabilité limitée (auteur : Aimé Razafy, 1992).
L’illustration 1, œuvre du dessinateur
de presse Aimé Razafy, reflète
les lacunes du système électoral
telles qu’il les voyait à Madagascar
en 1992, et que la société civile
continue jusqu’à présent d’évoquer
dans ses interventions.
institutions ne sont plus capables
de gérer, et dans laquelle au moins
une des parties en présence utilise
la violence de façon répétée pour
faire triompher une cause politique
telle que l’accès ou le maintien au
pouvoir ».
La pratique discutable de la
démocratisation par voie de
crise.
L’illustration 2, œuvre du dessinateur
de presse Aimé Razafy reflète
son soupçon sur les véritables
motivations des crises politiques :
l’accès aux bénéfices (symbolisé par
un festin) que permet une arrivée au
pouvoir.
Rappelons que du fait de leur
caractère insatisfaisant par rapport
aux normes démocratiques, il
y a une volatilité extrêmement
rapide des acquis d’une élection à
Madagascar. Philibert Tsiranana,
élu en janvier 1972 par 99,78% des
voix, est renversé par la rue en mai
de la même année. Didier Ratsiraka,
réélu au premier tour des élections
de mars 1989 par 63% des voix
pour un troisième mandat, doit faire
face à une grave crise à partir de
juin 1991. Albert Zafy, élu par 66%
des voix en février 1993, doit quitter
le pouvoir suite à une procédure
d’empêchement votée en 1996 par
une Assemblée nationale. Marc
Ravalomanana, réélu par 53% des
voix en 2006, est balayé par la crise
au premier trimestre 2009. Une
élection peu convaincante ne produit
donc pas de légitimité durable.
Quatre crises politiques violentes en
cinquante-huit ans d’indépendance
républicaine : l’histoire politique
du pays nous jette à la face les
conséquences d’élections dont les
résultats ne s’imposent pas à tous.
Nous définirons une crise politique
violente comme une « Situation de
rupture du contrat social que les
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De 1960 à 2015, à une seule exception
près (Norbert Ratsirahonana), tous
les chefs d’État qui ont exercé
le pouvoir à Madagascar ont eu
directement ou indirectement affaire
à une crise violente, soit pour arriver
au pouvoir, soit pour le quitter, ou
même pour certains d’entre eux,
dans les deux cas. Ainsi, sur cette
période, aucun Président élu n’a
Certes, toutes les alternances n’ont
pas été violentes. Il y a en effet eu
des cas d’alternance paisible, mais
qui se sont produits hors du cadre
constitutionnel
:
désignations
(soit sous forme de transmissions
de pouvoir ou de votes dans un
cercle restreint), ou bien par le
biais d’élections ayant elles-mêmes
clôturé une transition générée par
un épisode violent (crise politique
ou assassinat). Les arrivées au
pouvoir du Professeur Zafy et
de
Hery
Rajaonarimampianina
rentrent dans ce dernier cas, et ne
peuvent donc pas être considérées
comme des alternances électorales
paisibles caractérisant « aujourd’hui
les démocraties qui fonctionnent »
(Quermonne, 2003, pp. 8-9).
Il n’y a donc eu qu’une seule
alternance démocratique
paisible à Madagascar durant
les
55
premières
années
d’indépendance
républicaine
:
celle de 1997 entre Norbert Lala
Ratsirahonana et Didier Ratsiraka,
ce dernier étant vainqueur d’une
élection à laquelle le chef d’Etat
sortant
participait.
Mais
M.
Ratsirahonana était un chef d’Etat
désigné, et non élu. Par conséquent,
Illustration 2. L’arrivée au pouvoir grâce à une crise politique permet de « manger »
(auteur : Aimé Razafy, 1992).
durant ces 55 ans, aucun chef
d’Etat arrivé au pouvoir par le biais
d’une élection n’a été en mesure de
remettre le pouvoir à un opposant
arrivé au pouvoir par les urnes.
Comment évaluer la
démocratie malgache ?
Au-delà des idéologies partisanes
et des arguments de propagande
qui ouvrent un boulevard à une
compréhension à géométrie variable
de la démocratie, il faut souligner
que celle-ci peut se mesurer par le
biais de certains indicateurs. Pour
tenter d’apporter un regard objectif
sur le sujet, nous proposerons trois
graphes couvrant au moins une
décennie pour nous éclairer sur la
question.
La figure 1 est produite à partir
des données du projet Varieties
of Democracy (V-Dem) mené par
l’Université de Gothenburg en Suède.
L’index de démocratie libérale reflète
la réponse à la question suivante
: « Dans quelle mesure l’idéal de
la démocratie libérale est-il atteint
? ». Dans la conception du projet
V-DEM, « le principe libéral de la
démocratie souligne l’importance
de la protection des individus et
les droits des minorités contre la
tyrannie de l’Etat et la tyrannie de la
majorité ». Sur une échelle de 0 à 1 (1
étant la meilleure note), on constate
que la crise de 2009 a annihilé tous
les acquis de la transition de 19911993 en matière de démocratie
libérale. En effet, elle a aggravé la
baisse constatée dans les années
précédentes et a ramené le niveau
de Madagascar à la même note
qu’en 1975 (0,10).
La liberté de la presse est considérée
comme un bon indicateur de la
démocratie. La figure 2 illustre
le rang de Madagascar dans le
classement établi par Reporters
sans Frontières. On y observe que le
meilleur rang est celui de 2003, qui
voit Madagascar être dans les 50
premiers depuis que ce classement
existe. Malheureusement, ce rang va
se détériorer progressivement dès
l’année suivante, jusqu’à la 134ème
place engendrée par le coup d’Etat
de 2009.
Figure 1. Index de démocratie libérale à Madagascar
(source : https://www.v-dem.net)
Figure 2. Classement de Madagascar en matière de liberté de la presse
(source : Reporters sans frontières).
Enfin, la figure 3 illustre l’évolution
de l’Index de démocratie pour
Madagascar, tel qu’établi par
The Economist Intelligence Unit.
Parmi les quatre régimes possibles
(régime autoritaire, régime hybride,
démocratie imparfaite, démocratie
totale), Madagascar n’a jamais
pu dépasser le statut de régime
hybride. Les années 2009 à 2012 ont
même été les pires depuis que ce
classement existe.
Ces indicateurs permettent de
constater que Madagascar a
encore du chemin à parcourir avant
de pouvoir prétendre être une
démocratie complète. Toutefois, ils
permettent également de mesurer
les nombreuses avancées depuis
1960, malgré certaines périodes de
recul.
Il faut mettre fin à la
« démocratie-vitrine ».
En 1994, dans l’enthousiasme de
l’arrivée au pouvoir du Professeur
Albert Zafy, Jaona Ravaloson écrit
ceci : « Au moment où, dans plusieurs
pays, la transition démocratique
renouvelée et redynamisée par le
discours de la Baule patine, la réussite
du cas malgache pourrait-elle lui
donner un second souffle et une
nouvelle jeunesse, selon la désormais
classique théorie des dominos ?
Dans tous les cas, Madagascar a
apporté sa brique à la construction
d’un nouvel ordre mondial, celui né
des cendres de la guerre froide et
de la décomposition de l’ex-empire
soviétique » (Ravaloson, 1994, p. 127).
La vie politique depuis l’écriture de
ces lignes montre le caractère fragile
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Figure 3. Evolution de l’Index de démocratie pour Madagascar
(source : The Economist Intelligence Unit).
des avancées dans le processus de
démocratisation.
Le défi est donc de capitaliser les
acquis tout en évitant les reculs.
Renforcer la capacité du pays à
organiser des élections crédibles
et en mesure de produire des
résultats qui s’imposent à tous,
vainqueurs comme vaincus, est
un élément fondamental de la
démocratisation. Le processus doit
instaurer la confiance pour éviter
de prêter le flanc aux contestations,
portes ouvertes aux crises postélectorales. La tension actuelle qui
précède le premier tour de l’élection
présidentielle de novembre 2018
doit inviter les dirigeants et les
citoyens à redoubler de vigilance.
Les récriminations sur les lacunes
de la liste électorale ne sont pas
toutes dénuées de fondement,
tout comme les interrogations sur
les financements de campagne
électorale. Dans plusieurs cas, leur
abondance pose deux questions :
primo, d’où viennent les fonds ;
secundo, quelle est la contrepartie
ou le retour sur investissement
qui est exigé par les sponsors ou
investisseurs ? En l’absence d’un
cadre qui permet le contrôle, la
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démocratie malgache ne pourra être
que dénaturée par l’argent, comme le
montre l’illustration 4, sous la plume
de Pov.
Si Madagascar veut mettre fin au
moule crisogène qui le prédispose
depuis des décennies aux crises
récurrentes, il faut que les institutions, la société civile et les médias
trouvent les moyens de mettre fin à
la « démocratie-vitrine », marquée
par une superficialité dans laquelle
les mots et les engagements envers
la démocratie ne sont pas toujours
suivis de faits, tant au niveau des
dirigeants que des opposants. Par
exemple, se baser sur des noms
de baptême ( république « démocratique », république « humaniste
et écologiste» etc ), l’organisation d’élections dans lesquelles les
électeurs ne se retrouvent pas, les
autoproclamations d’un statut de
démocrate, ou la manipulation de
dispositions pénales par l’Exécutif pour empêcher les voix discordantes. On l’a constaté depuis des
décennies : de telles pratiques ne
peuvent asseoir une démocratie
et une légitimité durables. Améliorer cette situation est un travail
de longue haleine, et surtout, une
œuvre collective. Mais en a-t-on
la volonté, et surtout, en a-t-on les
moyens ?
Illustration 3. Une démocratie qui s’écrit à coups de liasses de billets
(source : Pov / l’Express de Madagascar
Travaux cités
Diamond, L. (1997, Mars). Is the third wave
of democratization over ?, Working Paper
#236. Récupéré sur Kellogg Institute:
https://kellogg.nd.edu/publications/
workingpapers/WPS/237.pdf
Masunungure Eldred (Ed.). (2009). Defying
the Winds of Change. Zimbabwe’s 2008
Elections. Consulté le Juillet 20, 2014, sur
Konrad-Adenauer-Stiftung: http://www.kas.
de/upload/dokumente//2010/05/Defying_
Intro.pdf
PNUD. (2002). Rapport Mondial sur le
Développement Humain. Bruxelles: De
Boeck Universtity.
Quermonne, J.-L. (2003). L’alternance au
pouvoir. Parid: Montchrestien.
Ravaloson, J. ( 1994). Transition
démocratique à Madagascar. Paris:
L’Harmattan.
Sen, A. (2006). La démocratie des autres.
Paris: Payot et Rivages.