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Les Objectifs du Millénaire pour le développement, une opérationnalisation du droit au développement et au-delà

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Jérôme Ballet, Jean-Marcel Kouamékan Koffi et Boniface Kouadio Koména
De Boeck Supérieur | « Mondes en développement »
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2016/2 n° 174 | pages 49 à 62
ISSN 0302-3052
ISBN 9782807390294
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2016-2-page-49.htm
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LES OBJECTIFS DU MILLÉNAIRE POUR LE DÉVELOPPEMENT : UNE
OPÉRATIONNALISATION DU DROIT AU DÉVELOPPEMENT ET AUDELÀ ?
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Les Objectifs du Millénaire pour le développement :
une opérationnalisation du droit au développement et
au-delà ?
Jérôme BALLET1, Jean-Marcel Kouamékan KOFFI2
et Boniface Kouadio KOMÉNA3
Les Objectifs du Millénaire pour le développement sont une opérationnalisation
du droit au développement. Dans cet article nous balayons l’historique du droit
au développement et les principales critiques qui lui ont été portées. Nous
montrons que ces critiques ont largement pu trouver réponse. Cependant, trois
enjeux majeurs restent largement ouverts : la participation des populations, le
droit des populations autochtones, et le droit à un environnement sain. La
particularité de ces trois enjeux est d’ouvrir sur un débat opposant droit
individuel inaliénable et droit collectif.
Mots-clés : Objectifs du Millénaire pour le développement, droit au
développement, éthique du développement
Classification JEL : O10
Millennium Development Goals:
An Operationalization of the Right to Development and Beyond?
The Millennium Development Goals are an operationalization of the right to
development. In this article we scan the history of the right to development and
the main criticisms that were brought to it. We show that these criticisms have
largely been answered. However, three major issues remain largely open: people
participation, the right of indigenous peoples and the right to a healthy
environment. The particularity of these three issues is to open a debate between
inalienable individual right and collective right.
Keywords: Millennium Development Goals, Right to Development,
Development ethics
1
2
3
Université de Bordeaux, Groupe de recherche en économie théorique et appliquée
(GRETHA-CNRS). [email protected]
Université de Bouaké, Côte d’Ivoire et UMI Résiliences, Institut de recherche pour le
développement. [email protected]
Université de Bouaké, Côte d’Ivoire et UMI Résiliences, Institut de recherche pour le
développement. [email protected]
Mondes en Développement Vol.44-2016/2-n°174
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DOI : 10.3917/med.174.0049
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Jérôme BALLET, J.-M. Kouamékan KOFFI et B. Kouadio KOMÉNA
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n septembre 2000, les 189 États membres de l’Organisation des Nations
Unies se sont engagés à réaliser huit objectifs de développement, dits
Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), à l’horizon 2015. Cet
engagement s’inscrit dans une volonté pratique de donner corps à une
conception du développement qui ne se réduit pas à la croissance économique.
Ce nouveau cadrage articule les dimensions économiques, écologiques et
sociales du développement, et tend à combiner les valeurs liées aux droits
humains, aux conditions de vie des populations dans une approche
multidimensionnelle.
Si les réalisations de ces objectifs ont été plus ou moins respectées (Nations
Unies, 2015), la vision du développement sous-jacente qui les a guidées se
démarque nettement d’une approche économique réductrice. Elle s’appuie, au
contraire, sur une conception éthique qui vise à donner toute sa place aux droits
de l’homme.
Cet article ne vise pas à proposer une critique des OMD, ni même de leurs
réalisations. Car au-delà des critiques qui peuvent être adressées à ces objectifs,
ils introduisent un vrai changement pragmatique dans le développement. Nous
mettons en lumière leur fondement éthique, les critiques qu’ils ont dû affronter
pour imposer ce nouveau cadre. Nous défendons l’idée que les OMD ne
constituent finalement qu’une opérationnalisation du concept de « droit au
développement », concept qui a émergé trente ans plus tôt.
Dans une première partie, nous rappelons le cadre éthique de référence des
OMD, celui du droit au développement, en remontant à la déclaration du juriste
sénégalais Keba M’Baye en 1972 à la Commission des Nations Unies sur les
droits de l’homme, dont les OMD peuvent être lus comme une
opérationnalisation. Dans cette première partie, nous défendons spécifiquement
que les OMD sont une opérationnalisation des droits de l’homme via le droit au
développement.
Dans une seconde partie, nous discutons des critiques qui sont adressées à cette
approche, notamment les critiques issues du droit positif et les critiques
émanant de l’éthique conséquentialiste. En effet, du fait de la filiation avec les
droits de l’homme, les OMD reposent fondamentalement sur une éthique
déontologique. Nous avançons alors que ces critiques ne sont pas robustes et
que les réponses apportées permettent largement de les dépasser.
Dans une troisième partie nous discutons des enjeux qui restent encore ouverts
et qui interrogent le soubassement éthique des OMD. Trois enjeux sont
particulièrement relevés : la participation des populations au processus de
développement, le droit des populations autochtones, l’intégration de la
dimension environnementale. Ces trois enjeux ont comme particularité de
remettre en question le fondement éthique des OMD, à savoir le droit au
développement comme droit individuel, en appuyant sur la dimension
collective. Au droit au développement conçu comme droit de l’homme
individuel s’oppose ainsi un droit collectif au développement.
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E
Les OMD : une opérationnalisation du droit au développement et au-delà ?
DE L’ÉMERGENCE DU DROIT AU
DÉVELOPPEMENT AUX OMD
Le droit au développement est apparu dans les années 1970, dans un contexte
de guerre froide, comme outil de dépolitisation du développement. Il s’est
ensuite largement autonomisé de cette opposition pour devenir un concept
unificateur des droits de l’homme dans le contexte des pays en développement.
1.1
Bref historique du droit au développement
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En 1972, le juriste sénégalais Keba M’Baye faisait une déclaration à la
Commission des Nations Unies sur les droits de l’homme, dans laquelle il
défendait le concept de « droit au développement ». Ce concept se voulait une
défense des droits de l’homme dans le contexte des pays du Sud, conciliant les
principes universels des droits de l’homme et les exigences de développement.
Le concept se voulait intégrateur de l’héritage de la Conférence afro-asiatique
de Bandung4 de 1955 et des exigences de la Conférence des Nations Unies sur
le commerce et le développement5 dans le cadre global de l’architecture des
droits de l’homme promue par les Nations Unies. Keba M’Baye soulignait que
la Déclaration Universelle des droits de l’homme a constitué une voie ouverte
pour la communauté internationale à s’engager dans un développement
reposant sur des principes universels, largement cadenassée par la politique de
la guerre froide. La reconnaissance d’un droit au développement constituerait
ainsi pour lui une avancée permettant de dépasser les clivages politiques.
Sous son impulsion, le 2 mars 1979, la Résolution n°4(XXXV) de la
Commission des Nations Unies sur les droits de l’homme reconnaissait le droit
au développement comme un droit de l’homme. Le 4 décembre 1986, la
Déclaration de l’Assemblée Générale des Nations Unies sur le droit au
développement adopta majoritairement le droit au développement comme un
droit de l’homme (146 votes pour, 1 vote contre et 6 abstentions). Dans cette
Déclaration, le droit au développement est défini en ces termes : « Le droit au
développement est un droit de l’homme inaliénable en vertu duquel toute personne
humaine et tous les peuples ont le droit de participer à, de contribuer à, et de
bénéficier d’un développement économique, social, culturel et politique, dans
4
5
La Conférence de Bandung (Indonésie) s’est tenue dans un contexte de guerre froide, en
réunissant pour la première fois des pays anciennement colonisés. 29 pays y manifestèrent
leur volonté de ne s’aligner ni sur le bloc occidental, ni sur le communisme (neutralité et
coexistence pacifique). Favorable à l’autodétermination des peuples, cette conférence a
contribué à accélérer la décolonisation.
La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) est un
organe crée en 1964 sous l’impulsion de pays du tiers monde, d’Afrique, d’Asie et
d’Amérique Latine, en vue de favoriser l’essor des pays en développement, en les intégrant
à l’économie mondiale (accès aux marchés des pays développés, échanges commerciaux
équilibrés).
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1.
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Jérôme BALLET, J.-M. Kouamékan KOFFI et B. Kouadio KOMÉNA
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lequel tous les droits de l’homme et les libertés fondamentales peuvent être
pleinement réalisés. »6
Il fallut cependant attendre 1990 pour la constitution d’un groupe global de
consultation sur les problèmes d’intégration du droit au développement dans les
opérations des Nations Unies. En 1993, lors de la Conférence de Vienne sur les
Droits de l’Homme, le droit au développement devient un couvre-chef des
droits de l’homme. Cette conférence marque un changement important. Tandis
que jusque-là, le droit au développement n’était conçu que comme un droit de
l’homme, il devient un droit qui englobe les autres droits de l’homme dans
l’optique du développement.
En 1998, un groupe de travail se crée aux Nations Unies pour la promotion du
droit au développement, en même temps que la campagne annonçant le
sommet du Millénaire. Ce parallèle n’est pas fortuit. Dès le début, les Objectifs
du Millénaire pour le développement sont constitutifs d’une opérationnalisation
du droit au développement. Avec le Sommet du Millénaire du 6 au 8 septembre
2000 à New York, puis le début de la campagne du Millénaire, en 2002,
l’opérationnalisation devient une réalité dans les politiques de développement.
Les Objectifs du Millénaire ne sont donc pas seulement une nouvelle façon de
penser la pauvreté, ils sont fondamentalement une mise en œuvre des droits de
l’homme. Lors du sommet mondial sur le Millénaire en septembre 2005, Kofi
Annan affirmait vouloir passer de « l’ère de la déclaration » à « l’ère de
l’implémentation » du droit au développement. Son discours pointait
parfaitement le caractère d’opérationnalisation du droit au développement par
les Objectifs du Millénaire pour le développement.
1.2
Trois aspects tirés de la définition du droit au
développement
La définition du droit au développement fait ressortir trois caractéristiques
essentielles de ce droit.
Premièrement, il s’agit, comme tout droit de l’homme, d’un droit individuel et
inaliénable. Cette caractéristique est fondamentale puisque le développement
n’est pas conçu dans cette optique comme un ensemble de relations entre pays
et gouvernements, mais bien comme un processus d’accroissement des libertés
pour les individus.
Deuxièmement, en corollaire, il s’agit d’un processus économique, social et
politique qui permet la réalisation des libertés. Les OMD constituent en ce sens
un mécanisme de promotion des libertés entendues au sens des capabilités à la
Sen (1979). Au-delà, ce sont bien les débats sur la relation entre croissance et
6
Notre traduction de « The right to development is an inalienable human right by virtue of
which every human person and all peoples are entitled to participate in, contribute to, and
enjoy economic, social, cultural and political development, in which all human rights and
fundamental freedoms can be fully realized ».
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pauvreté qui sont posés à travers l’idée d’un processus économique ; avec un
accent clairement affiché sur la priorité à accorder à la satisfaction des
capabilités et donc sur la nécessité de politiques redistributives. Enfin, en
insistant sur le caractère politique du processus, il va de soi que le droit au
développement inclut le droit de vote et participe à la promotion des processus
démocratiques dans les pays en développement. Le droit au développement
insiste donc sur le bénéfice et la participation réels des populations au
développement.
Troisièmement, au-delà des processus politiques, le droit au développement est
bien un appel aux processus participatifs dans le développement, impliquant
directement les populations. Depuis le début des années 2000, et le fameux
rapport sur la voix des pauvres (Narayan et al., 2000a et b), les institutions
internationales ont pointé la nécessité de faire participer les populations aux
projets de développement les concernant. Cependant, les projets participatifs
sont parfois des injonctions à la participation plutôt qu’une démarche partant
des populations. Or, le droit au développement souligne, en tant que droit
individuel et inaliénable, qu’il ne saurait s’agir d’une obligation pour les
populations. S’il y a obligation, elle est du côté des pouvoirs publics et des
institutions de développement. C’est donc à une vraie remontée par les
demandes des populations qu’appelle le droit au développement.
Par rapport à ces trois caractéristiques, les OMD ne sont qu’un point de départ,
une première opérationnalisation des libertés contenues dans le droit au
développement. Il est certes possible d’évaluer les OMD à l’aune de la réussite
plus ou moins grande dans les cibles fixées. Une telle lecture ne doit pas faire
cependant oublier le pas significatif qu’ils constituent dans la réalisation du droit
au développement. Et en parallèle, leurs limites sont aussi des écueils dans la
réalisation de ce droit fondamental et inaliénable.
2.
LES CRITIQUES DU DROIT AU DÉVELOPPEMENT
Si le droit au développement a été opérationnalisé à travers les OMD, lors des
débats aux Nations Unies, ce nouveau droit a fait l’objet de vives critiques
(Sengupta, 2002). Nous catégorisons les critiques en deux grands groupes : d’un
côté les critiques émanant directement du droit positif qui remettent en cause le
caractère de « droit » du droit au développement ; d’un autre côté un ensemble
de critiques sur le sens même du droit au développement.
2.1
La triple critique du positivisme légal
Les critiques portées par les partisans du droit positif visent à souligner que le
droit au développement ne peut pas être un droit.
Une première critique oppose liberté négative et liberté positive. Elle défend la
thèse qu’un droit individuel est fondé sur la liberté négative. Or, le droit au
développement est fondamentalement, selon cette thèse, un droit associé à la
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liberté positive, et en ce sens ne peut être un droit individuel. Depuis Berlin
(1969), la liberté négative exprime la non-interférence des autres individus par
rapport aux choix d’un individu. Un droit individuel, au sens de la liberté
négative, est donc avant tout un droit qui protège les individus contre les
actions des autres. En revanche, la liberté positive renvoie à l’autodétermination
dans ses propres choix pour un individu. Or, les OMD ne constituent pas des
protections contre les actions des autres. Ils sont des objectifs qui, s’ils sont
atteints, vont permettre aux individus de mener une meilleure vie et faire des
choix plus larges. C’est, par exemple, le cas avec l’éducation qui ouvre un accès
à l’emploi vaste. Il est possible de répondre à cette critique en suivant Sen
(2005), pour qui liberté négative et liberté positive ne sont que deux facettes de
la capacité de la personne à agir. La liberté positive est plus englobante que la
liberté négative. Et ce qui compte, selon Sen, n’est pas le caractère négatif ou
positif de la liberté, mais que la liberté soit effective. Un droit prendra tout son
sens dès lors qu’il garantit à l’individu une amélioration de sa liberté effective.
Ainsi, ne pas mourir prématurément pour une personne est une liberté qui
certes renvoie à un droit de ne pas être tué par quelqu’un d’autre, mais
correspond également au fait de ne pas mourir en raison de maladies évitables,
par exemple la malaria, la tuberculose, etc. Les OMD sont donc des objectifs
qui permettent aux individus d’accroître leur liberté effective. Le droit au
développement vise lui-même, à travers les OMD, une meilleure liberté
effective des individus et peut donc être considéré comme un droit individuel.
Une deuxième critique porte sur le critère d’autorité du droit. Selon cette
critique, seuls les États peuvent ériger des droits pour leurs citoyens. Cette
critique n’est néanmoins pas robuste. Les États signataires des Déclarations de
l’assemblée générale des Nations Unies reconnaissent de fait l’autorité des
Nations Unies. En signant, non seulement ils s’engagent, mais ils donnent
pouvoir aux Nations Unies de mener des actions en leur nom (Steiner et
Alston, 2005).
Une troisième critique se réfère au critère de justiciabilité. Un droit doit avoir un
pouvoir exécutoire pour que l’on puisse parler effectivement de droit. La
réponse à cette critique est double. D’une part, le droit international est
retranscrit nationalement. La définition d’un droit à un niveau international ne
présente donc pas de difficulté pour son caractère exécutoire dès lors que sa
retranscription au niveau national est une réalité. D’autre part, l’implémentation
pratique (à travers les OMD) se substitue au caractère exécutoire du droit dans
le cas du droit au développement (Sengupta, 2002).
2.2
Les critiques sur le sens du droit au développement
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous relevons là aussi trois critiques majeures
qui interrogent le sens à donner au droit au développement. Chacune des
critiques pouvant faire l’objet d’un vaste débat, nous nous limitons ici à poser
les principaux arguments.
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Premièrement, et il s’agit là d’une critique générale de tous les droits de
l’homme, selon l’utilitarisme, et depuis Bentham dans ses Sophismes anarchiques
(1838-1843)7, un droit n’a de sens que s’il est utile à la société. En conformité
avec l’utilitarisme, un droit ne sera considéré pertinent que s’il permet de
maximiser l’utilité globale de la société. Un droit n’est évalué dans ce type
d’analyse qu’à l’aune des conséquences qu’il produit et non pour lui-même.
L’opposition entre éthique déontologique et éthique conséquentialiste a
néanmoins été dépassée par Sen (1982) avec la notion de droit-but. Un système
de droits-buts est un « système moral dans lequel le respect et la violation des
droits sont compris parmi les buts, intégrés à l’évaluation des situations puis
appliqués au choix des actions par des liens de conséquences » (Sen, 1993,
130)8. Dans un tel système, l’évaluation morale d’un droit relève d’une
comparaison entre les conséquences de la violation de ce droit et d’autres
droits. Sen (Ibid., 132) ajoute : « Si tous les droits-buts prennent la forme de
droits à certaines capabilités, un système de droits-buts peut alors être
commodément appelé système de droits à des capabilités ». Ainsi, un système
de droits-buts constitue un système d’évaluation morale des conséquences des
droits et de leur violation par rapport à l’ensemble des capabilités des individus.
Pour comprendre la portée d’un tel système suivons l’exemple donné par Sen :
« Ali est un commerçant prospère : immigré d’Afrique de l’Est, il a rapidement mis sur pied
à Londres une affaire qui marche bien. Cependant, il est en butte à la haine d’un petit groupe
de racistes de son quartier, et l’une de leurs bandes – je les appellerai les agresseurs – prévoit
justement de lyncher Ali ce soir, dans un endroit retiré où Ali ira seul. Donna, une amie
antillaise d’Ali, vient d’apprendre le projet des agresseurs et veut en avertir Ali. Mais Ali est
parti pour la journée, et il se rendra directement dans cet endroit retiré sans repasser chez lui.
Donna ne sait pas où Ali est parti ni où doit avoir lieu le lynchage, mais elle sait qu’Ali a
laissé un message sur le bureau de Charles, son agent commercial, pour l’informer de ses
déplacements. Mais Charles est également parti pour la journée et ne peut être contacté. La
seule manière de lire le message d’Ali est donc d’entrer par effraction dans le bureau de
Charles » (Ibid., 122).
Dans un tel cas, l’application d’un système de droits-buts revient à se demander
si le droit d’Ali de se déplacer sans se faire lyncher est supérieur au droit de
Charles de ne pas avoir son bureau pénétré par effraction. Il s’agit donc de
comparer les conséquences de la violation de ces deux droits ; comparaison non
pas en termes d’utilité, mais de capabilités des individus. Ainsi, bien que Charles
puisse trouver de nombreux désagréments à subir une effraction de son bureau,
et par conséquent une certaine perte d’utilité, le droit d’Ali de pouvoir se
déplacer sans se faire lyncher est nettement supérieur en termes de
conséquences sur les capabilités des individus, ici comparativement Ali et
Charles. Et pour revenir à notre problème général, nous pouvons considérer
que les conséquences de l’absence de mise en œuvre du droit au
7
8
Pour une bonne présentation de la position de Bentham voir, par exemple, Binoche (1989).
Nous utilisons la traduction française de l’article de 1982 paru dans l’ouvrage de 1993.
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développement, à travers les OMD, est beaucoup plus problématique pour les
capabilités des individus que sa mise en œuvre. L’application du droit au
développement possède une valeur sociale nettement positive.
Deuxièmement, là aussi de manière classique et générale, le droit au
développement s’est trouvé face à la critique relative à l’impérialisme des droits
de l’homme sur les cultures locales. Pour les tenants de cette critique, le droit au
développement ne peut être un droit individuel inaliénable. Il s’agit avant tout
d’un droit collectif dans lequel sont impliquées les spécificités culturelles. Une
telle remise en cause revient à se demander s’il existe des systèmes culturels qui
conçoivent le développement de manière radicalement différente les uns des
autres. Verhelst (1990), par exemple, considère que la conception d’une vie
bonne dans chaque société est fortement empreinte de la culture de cette
société et se répercute sur la manière de concevoir le développement. Sans
remettre totalement en cause la modernisation des sociétés, cela revient tout de
même à s’interroger sur les formes que prend la modernité.
Une triple réponse peut être apportée à cette critique.
D’une part, le système des Nations Unies a, au moins depuis 1992 avec
l’UNESCO, créé une Commission mondiale sur la culture et le développement
(WCCD) dont le rapport de 1995 s’intitulait Our Creative Diversity. Ce rapport
appelle à une nouvelle éthique globale qui repose sur la reconnaissance d’une
unité au-delà de la diversité. Elle fait valoir, en particulier, que l’éthique des
droits de l’homme est une éthique de la reconnaissance et du respect mutuel des
cultures selon la formule « traite les autres de la même manière que tu voudrais
être traité ». La reconnaissance mutuelle est par conséquent avancée comme un
principe universel qui transcende les cultures. Cependant, comme le note
Gasper (2004), la Déclaration des Nations Unies sur les droits des minorités de
1992 stipule bien que les droits de l’homme ont un statut supérieur à toute
exigence d’intégrité culturelle qui pourrait être réclamée par certaines
communautés.
D’autre part, de nombreux auteurs féministes (voir par exemple les ouvrages
collectifs édités par Nussbaum et Glover, 1995 et Okin, 1999, parmi bien
d’autres) argumentent que de nombreux défenseurs de l’intégrité culturelle ne
font en fait que défendre une position de domination des hommes sur les
femmes et les enfants dans la société. Avant de porter un jugement sur les
droits de l’homme comme forme d’impérialisme, il faut donc se poser deux
questions majeures : qui sont les bénéficiaires de la culture ? Qui sont les
victimes de la culture ? Les cultures ne sont pas figées et évoluent, se
transforment, s’adaptent aux différents contextes (voir le travail remarquable de
Appadurai, 2001). Ces transformations ne sont que rarement, voire
exceptionnellement, des transformations voulues par tous. Chaque situation
peut donc être décrite à partir des gagnants ou dominants et des perdants ou
dominés. À l’inverse, l’absence de changements dans la culture reflète aussi des
positions de domination. La culture n’est pas nécessairement la culture de tous.
Elle est celle de ceux qui ont un intérêt à la préserver. Au lieu d’utiliser la
culture comme une justification des comportements qui nuisent à une partie de
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la population, il convient plutôt de se demander a) Qui possède un intérêt au
maintien de la culture « traditionnelle » ?, b) Qui possède un avantage à voir la
culture changer ?, c) Qui influence les changements dans une culture ? Comme
le révèle Cook (1990), de nombreux gouvernements des pays du Sud ont utilisé
ce prétexte de la défense de la culture pour contrevenir aux lois internationales
sur l’égalité de droits, notamment entre les hommes et les femmes. Cette
stratégie a pour objet, non pas de défendre une quelconque forme de culture,
mais bien d’asseoir leur pouvoir auprès d’une population en dénonçant
l’hégémonie des pays du Nord. La défense de la culture s’avère souvent une
parodie qui vise à servir les intérêts d’un groupe social. Enfin, plutôt qu’une
remise en cause de la conception de la vie bonne dans certaines sociétés, il faut
se demander si la promotion du droit au développement sous la forme des
OMD ne constitue pas plutôt une avancée qui ne remet pas fondamentalement
en cause les cultures, mais oblige seulement parfois à revoir certaines pratiques.
Suivons un exemple fourni par Dasgupta (1993). Dans certaines communautés
rurales de l’Himalaya, dans l’État de l’Uttar Pradesh en Inde, les femmes
donnent naissance à leurs enfants dans les étables et y restent pour une ou deux
semaines. Elles ne sont pas autorisées à retourner dans leurs foyers avant cette
période, car elles sont considérées comme impures. Les gens des villages de
cette région croient que la bouse et l’urine de vache sont de bons désinfectants.
Ils croient aussi que la mère et l’enfant sont protégés des mauvais esprits par les
vaches. La mortalité infantile et maternelle y est nettement plus élevée
qu’ailleurs, à cause de cette pratique. La remise en cause de cette pratique
revient-elle à nier la culture de ces populations ou simplement à réviser
certaines pratiques, sans pour autant affecter fondamentalement ce qu’elles
considèrent comme une vie bonne ? Nous ne donnons pas de réponse
définitive à cette question. Il nous semble que les OMD ne visent pas à
remettre en cause les différences de conceptions de la vie bonne. Ils
fournissent, au contraire, un socle qui facilite la diversité des conceptions de la
vie bonne.
Troisièmement, les oppositions au droit au développement ont fait valoir qu’un
droit n’aurait de sens qu’en présence d’une obligation réciproque. Or, les
opposants dans les pays du Sud peuvent argumenter que le droit au
développement serait typiquement un droit vide de sens du fait de l’absence
d’obligation réciproque. L’opposition vient aussi des pays du Nord, qui
verraient dans le droit au développement une exigence trop forte, qui les
obligerait à y consacrer une part trop élevée de leurs ressources. La réponse est
ici double. D’une part, les OMD contiennent un objectif 8, la création d’un
partenariat global, ce qui répond à ceux qui notent l’absence d’obligation
réciproque. Ce partenariat vise précisément à renforcer la coopération et l’aide
au développement et constitue, de fait, la mise en œuvre d’un engagement pour
les pays du Nord. Naudet (2006) a d’ailleurs souligné, de ce point de vue, les
inflexions qui ont eu lieu depuis 2005. D’autre part, en réponse aux « frileux »
pays du Nord qui auraient peur de subir une obligation trop lourde, cet
engagement n’est pas une obligation parfaite, mais une obligation imparfaite. La
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distinction entre obligation parfaite et obligation imparfaite se trouve déjà chez
Kant. Une obligation parfaite est une obligation à laquelle on ne peut surseoir,
et qui donc doit être impérativement et totalement remplie. Une obligation
imparfaite est, au contraire, une obligation pour laquelle on s’engage à faire des
efforts pour sa réalisation, et ne commande pas une réalisation totale et
impérative. Le partenariat global promu par Kofi Anan ne visait d’ailleurs pas
qu’un engagement des pays du Nord, mais également celui des firmes
multinationales à travers leur responsabilité sociale et environnementale.
Au final, l’opérationnalisation du droit au développement à travers les OMD
évite les critiques et écueils principaux qui sont généralement adressés aux
droits de l’homme.
3.
AU-DELÀ DU DROIT AU DÉVELOPPEMENT
Bien que l’opérationnalisation du droit au développement à travers les OMD
nous semble avoir évité les principales critiques, trois problématiques
spécifiques restent néanmoins largement ouvertes. Ces critiques soulèvent des
tensions entre la notion de droit individuel propre aux droits de l’homme et des
démarches collectives propres aux communautés concernées par le
développement. Les démarches des communautés renvoient à un droit collectif.
Il ne s’agit pas ici de pencher en faveur de la notion de droit collectif, seulement
de souligner que cette notion est très présente dans les revendications de
certaines populations et d’en analyser les tensions avec le droit au
développement.
Tout d’abord, comme la définition du droit au développement l’indique, les
connaissances et les aspirations des populations doivent être sérieusement
prises en compte. Pourtant la pratique des projets de développement se limite
bien souvent à une consultation d’opinion sans qu’une réelle participation aux
décisions ne soit effective. Drydyk (2005) distingue de ce point de vue cinq
types de pratiques. La première est l’adhésion. Elle consiste pour les élites à
communiquer sur ce qui est fait et ce qui va être entrepris avec la participation
des non-élites. La seconde est le recueil d’informations. Elle enregistre l’opinion
des populations et l’intègre comme donnée au processus de mise en œuvre des
politiques. Elle vise à évaluer le décalage entre ce que les institutions veulent
faire et ce que les populations acceptent. L’essentiel est, bien sûr, connaissant
les préférences des populations, de s’assurer qu’elles puissent être modifiées. La
participation par consultation est la troisième forme. Elle permet à la
population de formuler des propositions et de délibérer à leur sujet, même si les
élites continuent de décider. Cette troisième forme est, de fait, plus avancée que
la seconde, puisqu’elle ne vise pas qu’à modifier les préférences des
populations. Elles cherchent aussi à les comprendre. Dans la quatrième
acceptation ou participation par implémentation, les élites déterminent les buts
et les moyens que les populations doivent mettre en œuvre. Dans ce cas de
figure, ce sont les populations qui sont chargées de la mise en œuvre. Les
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populations se trouvent confrontées à des politiques qu’elles n’ont pas choisies
mais qu’elles doivent appliquer. L’application des politiques est censée
remporter l’adhésion des populations. Enfin, la participation par délibération
suppose la délibération des populations sur des propositions quelles forgent
afin d’aboutir à un accord sur les politiques à suivre. Dans le cadre des projets
de développement, ce sont souvent les trois premières pratiques qui sont mises
en œuvre. Or, elles ne participent pas d’une reconnaissance réelle des
populations dont l’exigence supposerait de s’engager dans des usages de
codécisions. Même dans les projets en apparence participatifs, à l’image des
contrats de gestion des ressources naturelles avec les populations locales, la
participation est souvent une injonction de cogestion sans que les populations
ne soient en mesure de prendre des décisions sur le bien-fondé de cette
cogestion (voir, par exemple, Froger et al., 2004, dans le cas de Madagascar).
Toutes ces pratiques conduisent souvent à un décalage entre les conceptions du
développement des institutions et les attentes des populations ; ce qui ne
manque pas, d’une part, de créer des frustrations chez les populations, et
d’autre part, de promouvoir des projets de développement dont l’efficacité est
d’emblée contestable puisque peu considérés par les populations. Bien plus,
l’enjeu de la participation ne pose pas la question de la participation de telle ou
telle personne dans les projets de développement. Il pose plutôt celle des
communautés dans leur ensemble, avec les difficultés de représentativité des
différentes couches de populations au sein de ces communautés. C’est donc une
problématique de l’équilibre entre le collectif et l’individuel qui est au cœur de la
participation.
Ensuite, en parallèle du droit au développement, les Nations Unies ont
également promu le droit des populations autochtones. Initié par le groupe de
travail des Nations Unies sur les populations indigènes entre 1985 et 1993, le
droit des populations autochtones a été approuvé par la sous-commission des
Nations Unies sur la protection des minorités en 1994. Il fallut cependant
attendre le 13 septembre 2007 pour que la Déclaration de l’assemblée générale
des Nations Unies vote le texte définitif du droit des populations autochtones
(voir Corntassel, 2008, pour une lecture du cheminement historique de ce
droit). Or, au-delà de la question « Qui est une population autochtone ? » (voir Anaya,
1996, pour une discussion des critères), se pose la problématique de
l’autonomie de décision des populations sur leur territoire ainsi reconnu. Cette
autonomie de décision peut impliquer le rejet de certains projets de
développement, plus encore, le refus du développement pour sauvegarder leur
mode de vie. La reconnaissance des peuples autochtones ne se réduit pas, en
effet, à la reconnaissance d’un territoire. Elle implique le respect d’un idéal de
vie porté par ses populations, qui concerne la manière dont elles conçoivent
l’éducation et la socialisation de leurs enfants, la manière de se soigner, la
continuité de leur langue et de l’ensemble de leurs institutions (Hogdson, 2001).
Or, comme le souligne Clinton (1990), la notion de droit au sein des
populations autochtones est relativement différente de celle développée par les
pays d’Europe ou d’Amérique du Nord. Si dans ces pays prédomine le droit
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individuel qui s’insère dans les relations entre les individus et l’État, au sein des
populations autochtones la notion de droit n’a de sens que dans la relation et
l’appartenance à un groupe. Le droit d’une personne est relatif à sa place dans le
groupe. Le groupe lui-même possède des droits. La reconnaissance d’un
territoire pour une population autochtone suppose la reconnaissance du
groupe, et aussi implicitement, à cette occasion, l’idéal de vie de ce groupe avec
ses propres institutions. L’opérationnalisation du droit au développement se
heurte dans ce cas au droit des populations autochtones. Et l’opposition entre
droit individuel et droit collectif est au cœur de la problématique.
Enfin, le droit au développement, en tant que droit individuel et inaliénable, se
heurte aux mesures dédiées spécifiquement à l’environnement. Non pas que la
protection de l’environnement soit défavorable au développement en tant que
tel, mais la protection de l’environnement prend d’emblée une dimension
globale qui cadre mal avec la notion de droit individuel. L’accent mis sur les
objectifs environnementaux dans les objectifs de développement durable postOMD rouvre donc le débat sur le caractère collectif ou individuel des droits.
Brown-Weiss (1993) défend l’idée d’un droit environnemental individuel qui
s’insère dans les droits de l’homme. Le préambule de la Déclaration des droits
de l’homme de 1948 insiste, en effet, sur l’inhérente dignité et l’égalité des droits
inaliénables de l’ensemble de la famille humaine. Cette référence à la notion de
famille humaine permet non seulement de tenir compte de tous les êtres
humains à un moment donné, mais aussi des êtres humains à venir, les
générations futures. Brown-Weiss distingue deux niveaux de réflexion. Au
premier niveau, les êtres humains sont une partie du système naturel. Du fait de
leur capacité particulière, comparativement aux autres espèces qui composent le
système naturel, ils ont la possibilité de façonner leurs relations avec le système
naturel. Au second niveau, ils sont membres de la famille humaine et, en ce
sens, doivent un égal respect aux générations futures. La thèse défendue par
Brown-Weiss est que l’obligation que les êtres humains présents ont à l’égard
des générations futures fournit un cadre pour les êtres humains dans leur
relation à la nature. Le droit à l’environnement, en tant que droit de l’homme
individuel et intergénérationnel, constitue la base de nos relations à la nature.
Une telle interprétation se heurte néanmoins à un problème majeur. Ce sont
bien des communautés dans leur ensemble et leur mode de vie qui sont
affectés, pas seulement un ensemble d’individus pris séparément les uns des
autres. La notion de justice environnementale a d’ailleurs largement souligné
l’enjeu de la reconnaissance des identités collectives au-delà du bien-être
individuel (Schlosberg, 2007). La reconnaissance des identités collectives
renvoie à l’enjeu de la reconnaissance de la culture, que nous avons traité dans
la partie précédente. La Commission mondiale sur la culture et le
développement reconnaît certes la diversité. Cependant, à travers les
mouvements pour la justice environnementale, l’enjeu de la reconnaissance des
identités collectives s’articule à des revendications pour une liberté de processus
au-delà de la liberté d’opportunités (Ballet et al., 2015). La liberté de processus
renvoie à une dimension de participation collective. Or les droits de l’homme se
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CONCLUSION
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Nous avons défendu que les OMD constituent une opérationnalisation du droit
au développement. Cependant, le droit au développement se heurte à de
nombreuses critiques. La plupart d’entre-elles, bien que loin d’être parfaitement
écartées, ont trouvé des réponses satisfaisantes. Néanmoins, des enjeux majeurs
restent ouverts au débat. Or ces enjeux renvoient systématiquement à une
dimension collective qui dépasse le cadre des droits individuels. Il est certes
possible de réduire le collectif à un ensemble de droits individuels, néanmoins
cette perspective risque fort de trouver ses limites, de même qu’adhérer à une
conception collective des droits pourrait s’avérer ambigüe en termes d’effets sur
les individus. L’enjeu fondamental de la poursuite d’objectifs de développement
est de ce point de vue de trouver une articulation satisfaisante entre les droits
individuels et les nécessités de faire avec des collectifs.
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focalisent sur la liberté d’opportunités. Admettre un droit collectif constitue un
challenge considérable pour les droits de l’homme. Tout comme le droit des
populations autochtones, le doit à un environnement sain fait sortir le droit au
développement de son cadre restrictif des droits de l’homme, en tant que droits
individuels.
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