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Corps et christianisme chez Sony Labou Tansi

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PASQUIER
Inès
M2 LPC
Le corps et le christianisme dans La vie et demie de Sony Labou Tansi
« Personne, en effet, n'a jusqu'ici déterminé ce que peut le corps. »1 Mon mémoire de Master
porte sur la corporalité dans l’œuvre de Sony Labou Tansi. Plus précisément dans deux œuvres
phares : La vie et demie et L’état honteux, romans portant sur « le non-respect de la vie » mais
aussi sur la dictature d’un autocrate. Il me faut d’abord introduire brièvement cet auteur
congolais. En 1995, à 47 ans, disparaissait Sony Labou Tansi, pseudonyme de Marcel Sony.
Né en 1947 au Congo, Sony Labou Tansi grandit dans la culture et les traditions bantoues grâce
à sa grand-mère, il est ainsi scolarisé dans sa langue maternelle : le kikongo. À huit ans, son
oncle l’envoie dans un établissement où il apprend avec difficulté le français. En 1980, il dirige
la troupe de théâtre le Rocado Zulu Théâtre qui rencontre vite le succès en représentant des
pièces d’auteurs africains, notamment au festival des Francophonies de Limoges. Sa production
littéraire est très vaste : romans, nouvelles, pièces, essais, poèmes… J’ai choisi de travailler sur
La vie et demie, son premier roman publié en 1979 souvent considéré comme son chef-d’œuvre,
et véritable événement. Dès sa publication, ce « roman » semble tracer un nouveau chemin dans
le domaine des lettres africaines, « une critique radicale et atemporelle de la dictature »2 où « la
satire paraissait se doubler d’une ambitieuse réflexion stylistique »3. Il convient de rappeler que
l’auteur se place à la période dite du « désenchantement » africain. Après les indépendances de
1960, la déception est de mise, ce qui fait de Sony Labou Tansi pour Lilyan Kesteloot
(spécialiste de littérature africaine) « le romancier du chaos »4. L’histoire du roman est très
complexe à résumer tant il y a d’enchâssements. L'action se déroule sur plusieurs générations,
en Katamalanasie, un pays imaginaire. Sony Labou Tansi nous raconte l’histoire de la famille
d’un opposant politique, Martial, et de celle de son assassin, le dictateur du pays dit « guide
providentiel », familles finissant même par se confondre. Sony Labou Tansi le résume lui-même
dans un entretien en 1999 :
1
Spinoza, Ethique, Livre III, scolie de la prop. 2 tr. fr. R. Cailloi
Devésa, Jean-Michel, Sony Labou Tansi, écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, L’Harmattan,
p.245
3
Idem.
4
Kesteloot Lilyan, Histoire de la littérature négro-africaine, Karthala-AUF, 2001, p.267
2
« Dans La vie et demie, le héros est confronté à un opposant politique, ce qui est normal et naturel […] le
dictateur tue son adversaire, Martial. Peu après il rencontre une très belle jeune fille et en tombe amoureux.
Mais cet amour s’avère un enfer. A chaque fois qu’il veut approcher la jeune fille, l’image de l’homme
qu’il a fait tuer s’interpose entre lui et lui. »
J’ai trouvé pertinent de proposer le lien entre le corps et le catholicisme dans le roman. Le projet
de Sony Labou Tansi est proche du projet biblique, car, et ce sont les mots de Devésa, spécialiste
de l’auteur : « il se devait d’utiliser [les mots] – comme son corps -, pour dire et exprimer l’âme
du monde »5. Le lien n’est pas injustifié, plusieurs arguments prouvent la profonde
connaissance qu’avait l’auteur de la Bible, la religion chrétienne étant majoritaire en RDC.
Nous nous concentrerons ici sur l’aspect corporel du catholicisme, mais bien d’autres éléments
pourraient être analysés sous cet angle, le chronotope par exemple. Il ne faut pas néanmoins
exclure le fait que l’auteur ait été élevé dans l'animisme et "les secrets initiatiques de la mystique
bantoue", ces clés de lecture sont tout aussi importantes que l’aspect chrétien. La présence du
corps est quasi obsédante dans la religion catholique, à la fois lieu de joie et de pêché. Il est très
difficile d’établir ce qu’est le corps de manière générale, et même plus dans la religion. Le corps
chez les chrétiens est créé par Dieu et béni par lui . On peut distinguer deux corps dans le
catholicisme : le corps individué/individuel de Jésus de Nazareth, corps historique et redressé;
et le corps participé/universel du Christ : Eucharistie et Église. Il s’agira d’appliquer ces aspects
à l’œuvre de l’auteur. Sony Labou Tansi a beaucoup subi la censure du fait de la dictature
congolaise. Il est foncièrement militant, avant même d’être écrivain. Ses romans sont le cri d’un
peuple privé d’histoire, fait de la chair de sa communauté. C’est pourquoi son œuvre relève du
combat, de l’opposition, et en ce sens, l’hypothèse que je proposerais serait celle-ci : Sony
Labou Tansi utiliserait (et reprendrait) codes, thèmes, façons de penser le corps selon le
catholicisme pour les subvertir, les creuser, afin de dénoncer les dictatures. Mais plus
universellement pour questionner l’engagement de l’homme, et l’intériorisation de la religion
pour et par le corps. L’autopsie est le moyen privilégié pour Sony Labou Tansi d’étudier les
corps, mais dans quelles mesures fait-il l’autopsie des corps « religieux » ? Il s’agira d’abord
d’étudier comment SLT reprend les grandes concepts chrétiens, en y investissant du malsain et
de l’impur. L’auteur reprend aussi ce concept de corps chemin de Dieu , consacré et sacré.
Enfin, il faudra s’étendre sur les corps grandioses du christianisme : Jésus, Marie, et autres
corps saints.
Devésa, Jean-Michel, Sony Labou Tansi, écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, op.cit., 1996,
p.101
5
I – Le christianisme et le corps charnel
a) Dualisme, sang et souffle
Le dualisme habite la religion catholique, différent du dualisme philosophique, entre matériel
et immatériel, le modèle platonicien est tout de même présent : il y a le corps et l’âme. Selon le
récit de la création biblique, l’être est duel, fait de deux réalités hétérogènes : l’argile, la glaise
d’un côté, et le souffle insufflé par Dieu. Le corps et l’âme semblent bien séparés dans le roman
mais il est très rare d’entendre parler seulement de l’âme : « comme si tu n’avais pas de corps.
Comme si tu n’étais qu’une idée. Une vieille idée »6, dira-t-on au dernier descendant de Martial
et du Guide. Le leitmotiv du souffle revient souvent dans La vie et demie : « il respirait comme
un homme qui vient de faire l’acte »7, « la loque-père continuait à respirer comme l’homme qui
vient de finir l’acte »8. Finalement, le souffle est l’animus, ce qui donne la vie. Mais il est en
partie donné par la terre, la nature. En effet dans le roman, c’est de la nature que les corps
assimilés à des corps saints ou du moins bibliques puisent leur force : Chaïdana II, personnage
principal après la mort de Chaïdana I sa mère, dérive dans la forêt avec son frère Layisho, II et
fait la rencontre de Pygmées. Ils utilisent notamment des sèves pour fabriquer des potions, dont
une qui par exemple tuera le frère de Chaïdana II, « Il avait mis une dose de chamanekang
(poison de liane) dans la part qu’il avait apporté aux exilés »9. Chaïdana résiste à cet
empoisonnement, et devient la femme-forêt « si bien que dans le cerveau de Chaïdana la forêt
se fit »10, elle inhale à la source le souffle de Dieu. L’importance du souffle est considérable,
c’est ce qui donne à l’homme sa dignité en tant qu’humain. Le souffle est dans le sang, qui ne
doit pas être consommé car « la vie de la chair, c’est le sang »11 alors que la chair saignée, vidée
de son sang, est consommable. Si l’on peut tuer, on ne doit pas pour autant manger le sang,
mais les actes de cannibalisme sont courants dans La vie et demie à l’inverse des préceptes :
« Et presque tout, d’après la loi, est purifié avec du sang, et sans effusion de sang il n’y a pas de pardon »12
« Car l'âme de la chair est dans le sang. […] c'est par l'âme que le sang fait l'expiation. […] Personne
d'entre vous ne mangera du sang"13
6
La vie et demie, Seuil, p.184
Ibid., p.12
8
Idem.
9
Ibid., p.91
10
La vie et demie, p.100
11
Lv 17, 11
12
Hébreux 9:22-23
13
Lév. 17.10-12
7
Le sang « coulait à flots silencieux »14, le corps est vidé « les tripes pendaient, saignées à
blanc »15 et il en sera ainsi pendant 191 pages. Jésus en assumant la condition humaine
transforme le corps psychique (le corps dans son actualité) en corps pneumatique et spirituel
(le corps marqué par l’œuvre du Christ). Sony Labou Tansi reprend ce dualisme
psychique/pneumatique car on le verra les corps sont marqués de Dieu mais gardent leur
présence terrestre et leurs attaches. Il intègre parfaitement cette double nature du corps, à la fois
dans une logique de corps matériel transcendé, tout comme le disait Paul Claudel : « Ce qui a
été baptisé et ce qui doit ressusciter au Dernier Jour, c'est l'homme tout entier dans l'unité
intégrale et indissociable de sa double nature ». En définitive, le dualisme de la religion
catholique n’est pas total puisque les catégories de corps et d’esprit sont brouillées, tout comme
chez Sony Labou Tansi. Tout particulièrement Martial qui est ce corps entre le visible et
l’invisible. La forme extériorise l’intériorité, dépassant un simple dualisme au profit d’un
monisme partiel.
b) Corps tombeau et Corps peccamineux :
Sony Labou Tansi reprend l’idée d’une chair porteuse des pêchés de l’homme, responsable de
sa souffrance, propice à la débauche, « corps-tombeau » comme Platon l’appelle et « un
cadavre, un enterrement »16 comme l’écrit Sony Labou Tansi. Le pêché, chez les catholiques,
vient de la chair : « Le corps n’est pas pour la débauche, il est pour le Seigneur et le Seigneur
est pour le corps »17. Paul ne condamne que la « chair ». Le pêché consistant à s’adonner à
quelque chose qui ne lui appartient pas en propre et qui va le corrompre :
«Or, les œuvres de la chair sont évidentes ; ce sont la débauche, l’impureté, le dérèglement, l’idolâtrie, la
magie, les rivalités, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les sectes,
l’envie, l’ivrognerie, les excès de table, et les choses semblables. Je vous dis d’avance, comme je l’ai déjà
dit, que ceux qui commettent de telles choses n’hériteront point le royaume de Dieu »18 « Fuyez la
débauche. Quelque autre péché qu’un homme commette, ce péché est hors du corps ; mais celui qui se
livre à la débauche pèche contre son propre corps. »19
Comme l’écrit Sony Labou Tansi : « le plus grand pêché de l’homme c’est son cœur »20. C’est
le désir, une force incontrôlable. Chez Sony Labou Tansi tous les corps sont corrompus : celui
14
La vie et demie, p.12
Ibid., p.12
16
La vie et demie, p.189
17
1e lettre aux Corinthiens 6,13
18
Galates 5:19-21
19
1 Corinthiens 6:15-19
15
20
La vie et demie, p.117
des deux Chaïdana est souillé et libéré. La dynastie des guides et en général les hommes de
pouvoirs de la Katamalanasie, en bons dictateurs, embrassent cette vie de débauche : « les
routes allaient dans trois directions, toutes : les femmes, les vins, l’argent »21 ou « VVVF »22.
Les corps boivent, mangent à outrance, la sexualité parcourt l’œuvre. On peut prendre en
exemple le personnage de l’abbé, qui est obsédé par Chaïdana. Le doute le prend quand il se
rend compte qu’il la désire charnellement :
« Maintenant qu’il se souvenait de ce corps terrible tendu comme un piège de chair sur le chemin de sa
foi. Non. Il n’avait jamais eu peur d’un corps. Il ne pêcherait jamais des reins. Sa queue savait se taire
selon la volonté du Seigneur. Les réalités de sa chair ne venaient qu’après celles de l’esprit. Le bas de son
corps avait été réduit en respectable silence. »23
On retrouve ce même dualisme, cette haine du pêché de chair. L’idée de débauche le rend fou,
son « cœur est devenu un gros pêché »24, il devient « une feuille d’homme »25, et dialogue
même avec Satan auquel il ne résiste pas :
« Ses pas le tirèrent vers le bas de la colline. Il essaya de leur résister, mais c’était des pas fous, ivres de
chair et de sans […] - Satan où m’emmènes-tu ? […] La réponse vint toute crue dans les entrailles de
Monsieur l’Abbé : « Au monde. ». Et pour résister, Monsieur l’Abbé avait formulé une contre-réponse :
- Je n’ai pas besoin de ce monde […] On ne peut aller au Seigneur sans traverser le monde. »26
Dès le début du roman, les corps sont qualifiés de « loques humaines »27 ou de « chiffons »28
un « abominable vêtement de l'âme »29 que l’on doit faire mourir : « Faites donc mourir ce qui,
dans vos membres, est terrestre, la débauche, l’impureté, les passions, les mauvais désirs, et la
cupidité, qui est une idolâtrie. »30. La mort est omniprésente, la débauche et sa frustration tuent
les corps. Chaïdana tout particulièrement déteste son corps, elle le considère comme un piège
« absurde […] Le corps est un vilain combat, une vilaine bagarre »31. Le corps est « une
traîtrise : il vous vend à l’extérieur, il vous met à la disposition des autres. Tout le reste se
défend bien »32. C’est dans la souffrance de son corps que le croyant se libère :
21
Ibid., p.34
Ibid., « Villas, voitures, vins, femmes » p.36
23
Ibid., p.106
24
La vie et demie, p.115
25
Idem
26
Ibid., p.111-112
27
Ibid., p.11
28
Ibid., p.15
29
Le Pape Grégoire le Grand (VIe siècle)
30
Colossiens 3:5
31
La vie et demie, p.43
32
Ibid., p.38
22
« L’incarnation chrétienne expérimente les limites du corps dans la douleur et elle y trouve une autre joie,
elle conduit à lutter contre les tentations en inventant des stratagèmes inouïs, d’une grande violence. Le
corps doit être surveillé, contraint […] Le corps chrétien, paulinien, devient opaque dans la mesure où il
est un habit de circonstance, chair exposée aux tentations du refus de la nouvelle alliance. »33
Il s’agit de ne pas négliger le corps, fondement du salut, mais de le respecter afin de « rendre
au corps sa part de culte »34. Les logiques des guides s’y opposent : « qu’on le dévierge. Qu’on
le démystifie une bonne fois pour toutes. Qu’on le déforme, qu’on l’ouvre »35
II – Un corps entre sacré et consacré, chemin de l’homme vers Dieu :
a) Céleste et irrationnel
La vie vient du céleste, et l’humain est constitué de la même énergie que l’univers. Le corps est
autant pêché que moyen privilégié de communication. J’exclus consciemment pour l’instant les
cas particuliers comme les saints et prophètes. La doctrine chrétienne propose aussi une
communion de l’âme et du corps, une synthèse nécessaire: la forme (morphe) – immortelle cherche la matière (hylé) – destructible. C’est la théorie aristotélicienne de l’hylémorphisme.
Le corps prend contact avec l’infini : « Lorsque ce corps corruptible aura revêtu
l’incorruptibilité, et que ce corps mortel aura revêtu l’immortalité, alors s’accomplira la parole
qui est écrite : la mort a été engloutie dans la victoire. »36 Le christ est partout, c’est aussi le cas
dans La vie et demie, puisque est dit un second « voici l’homme »37 et même un troisième,
« avec une odeur de répugnance »38. Le Messie « transformera le corps de notre humiliation, en
le rendant semblable au corps de sa gloire, par le pouvoir qu’il a de s’assujettir toutes choses. »39
C'est pourquoi il faut savoir posséder son corps. A la chair de pêché, Paul de Tarse oppose la
chair du Christ, lieu du salut, par la croix, réconciliation entre les hommes et dieux comme le
résume Jacques Gélis :
« Si le corps est le principal obstacle vers Dieu, il peut être aussi le moyen de faire son salut. L'idéal
auquel on aspire n'est-il pas de revivre la Passion du Christ à travers les souffrances du corps et les
outrages endurés ? »40
Le corps est un moyen de vengeance et de libération violente, il est salut : Chaïdana (I et II)
réussiront à se libérer de la dictature, à venger la mort de leurs familles, de leurs amis en
33
https://journals.openedition.org/noesis/1303
La vie et demie, p.27
35
Ibid., p.164
36
1 Corinthiens 15:52-54
37
La vie et demie, p.41
38
Ibid., p.79
39
Philippiens 3:20-21
40
https://www.telerama.fr/monde/le-corps-a-travers-le-discours-chretien-de-l-ascese-a-l-extase,32237.php
34
séduisant à tour de rôle Guide providentiels et acteurs de la dictature, l’exemple le plus probant
est celui de Chaïdana I, utilisant son corps comme outil pour la première fois. Un salut par le
corps d’une façon détournée, sexualisée
« Je vous ai vu à la télé, dit Chaïdana, et votre physique m’a donné ces idées-là […] passez me voir. Hôtel
La vie et demie, chambre 38 […] quelques semaines plus tard, monsieur le ministre des Affaires
intérieures, chargé de la sécurité, était frappé de paralysie générale et devait mourir trois ans après son
dernier acte d’amour au champagne. »41
Le corps est chemin de Dieu, le psaume 140 en témoigne : « Seigneur j’ai crié vers toi, écoutemoi ». Le corps devient une prière. Dieu est toujours sortie et exode de soi. Le corps permet de
transcender l’impossibilité de communication
« Je vous exhorte donc, frères, par les compassions de Dieu, à offrir vos corps comme un sacrifice vivant,
saint, agréable à Dieu »42 « Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Messie ? Ne savezvous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que
vous ne vous appartenez point à vous-mêmes ? […] celui qui s’attache au Seigneur est avec lui un seul
esprit. »43
Jésus tout comme Martial donne son corps, sa vie pour sauver l’humanité, d’ailleurs le refus de
Martial de mourir résonne avec Jésus : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne ».
Communication aussi horizontale : nous pouvons rencontrer dieu dans le corps de l’autre,
seconde incarnation, pour former « le christ total »44. Le corps de la théologie
vétérotestamentaire du pêché passe au corps intervenant de dieu, avec une destinée, une portée
divine. Les corps chez Sony Labou Tansi achèvent cet état chacun de leur façon. L’abbé prétend
avoir « dépassé le corps […] dépassé la mort aussi »45. Le corps de Dieu est inconnaissable, il
est céleste. Cette communication permet d’unir par la foi et par le corps les fidèles. C’est en ce
sens que l’église devient le corps mystique du Christ.
b) L’église et les dogmes
L’église est le corps participé et universel du Christ : "l’Eucharistie fait l’Église et l’Église fait
l’Eucharistie" : « Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain,
il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, que je donnerai pour la vie du
monde. »46 La scène initiale de La vie et demie est une parodie de la Cène, l’eucharistie est
41
La vie et demie, p.47-49
Romains 12:1-2
43
1 Corinthiens 6:15-19
44
Ep 4,16
45
La vie et demie, p.171
46
Jean 6 :50
42
subvertie. L’incipit relate la scène de meurtre de Martial par le guide. Véritable scène de
banquet cannibale, le corps est forcé à devenir don, à communier. L’eucharistie représentée
matériellement par l’hostie et le pain est ici ramené à un corps décharné.
« Chaïdana se rappela comme ils avaient commencé par le pâté plus facile à avaler que la daube pleine
de cheveux et dont les morceaux résistaient aux dents et à la langue, d’une résistance plus offensante »47
L’extrait de Jean 6 :50-56 est le leitmotiv du roman : « Celui qui mange ma chair et qui boit
mon sang demeure en moi, et je demeure en lui. » Paul considère que les chrétiens sont un seul
corps en Christ tout comme dans La vie et demie il y a accumulation de corps, la même phrase
« ils m’ont mis un corps et demi »48 revient beaucoup, le titre en est lui-même preuve. Lorsque
le guide mange il dit : « le kampechianata, ça vous ajoute un peu de chair dans la chair »49 Le
corps est désigné comme viande : Adjectif, nom, déclinable de toutes les façons, la viande est
omniprésente, assimilée au corps humain. Ce corps mystique est également découpé par la
doctrine « qui appelle d’emblée l’attention sur la quête dont il est le but : la recherche d’un
corps. Il désigne l’objectif d’une marche qui va, comme tout pèlerinage, vers un site marqué
par une disparition. »50. Les pèlerinages sont nombreux dans La vie et demie. Notamment celui
de l’abbé qui, après avoir couché avec Chaïdana, « plongea dans la forêt et marcha devant lui
pendant quarante-huit jours et quarante-huit nuits »51. Le passage dans la forêt entre Chaïdana
II et Layisho II ressemble à un pèlerinage : « Ils marchèrent pendant quarante jours. »52 Le
Guide Jean-Cœur-de-Pierre passait lui
« deux semaines annuelles de méditation
ininterrompue »53 remplacées par « la semaine des vierges »54, sept jours où il couche avec
cinquante vierges; instructions venant soi-disant de son père, sorte de pèlerinage sexuel. La
disparition du corps de Jésus fonde une congrégation, une église, une lignée, une nation. Dans
La vie et demie, les partisans de Martial sont appelés « gens de Martial » et apparaissent sur
quatre générations. Les adeptes de Chaïdana sont appelés les Chaïdanisés, unis par les mêmes
slogans, les mêmes livres. Pour Martial, ils reprendront sa phrase « je ne veux pas mourir cette
mort », son mot « l’Enfer », et ses stigmates. Dans le cas de Chaïdana I, ses écrits : « Recueil
de sottises au crayon de Beauté »55, « Mémoires d’un démon »56, « Bouts de chair en bouts de
47
La vie et demie, p.18
Labou Tansi, Sony, La vie et demie, p.22, p.27
49
Ibid., p.33
50
M. de Certeau, La Fable mystique I, op. cit., p. 107-108.
51
La vie et demie, p.116
52
Ibid., p.96
53
Ibid., p.147
54
Idem.
55
La vie et demie, p.76
56
Idem.
48
mots »57 l’élevant au rang de prophète, d’apôtre et de Déesse : « Ainsi naquit la littérature de
Martial, qu’on appelait littérature de passe ou évangile de Martial. Les manuscrits circulaient
clandestinement de mains en mains »58. De même pour les écrits de Jean-Coriace (fils de
Chaïdana II) qui « circulaient clandestinement en manuscrits appelés obazansiani c’est-à-dire
mots du prophète »59. Le roman reprend un verset de Luc 17,1 modifié « Malheur à celui par
qui le scandale descend. » Ce verset, Martial le leur avait des centaines de fois lu et à des
centaines d’occasions, et il avait toujours dit « descend » au lieu de « arrive ». »60.
(« descendre » ferait référence au bas, responsable de la chute des guides). L’église, comme
collectif, dresse les corps. La foi doit prendre corps afin d’être visible par les autres, par des
gestes, des attitudes et des postures, extérieur et intérieur se rencontrent. Celse a d’ailleurs
désigné les chrétiens comme « philosomaton genos »61. Tous les sacrements sauf la pénitence
sont faits de gestes physique. Le corps est impliqué, dans le roman le Guide a pêché et a tenté
de coucher avec Chaïdana. Le cartomancien lui préconise de : « dormir sur une natte baignée
dans le sang de quatorze poules et de deux coqs ; tu étendras sous la natte trois jeunes rameaux
qui ont vu se coucher le soleil »62. Martial, lui, signe sa fille et lui prend « les mains, fit
rencontrer son front au sien trois fois »63. L’église est organisée par la liturgie de la naissance à
la mort. Les noces sont la métaphore de la parfaite alliance :
« Ce n’est pas la femme qui dispose de son corps, c’est son mari. De même, ce n’est pas le mari qui
dispose de son corps, c’est sa femme. »64 « Mais s’ils manquent de maîtrise d’eux-mêmes qu’ils se
marient; car il vaut mieux se marier que de brûler »65
Le caractère sacré des noces est remis en cause par les multiples mariages de Chaïdana, qui
l’utilise comme outil de manipulation, la mariée devient un appât : « le Guide Providentiel avait
été bouleversé par la féroce chair de la mariée »66. Chaïdana se remarie ensuite avec « l’ancien
monseigneur catholique »67 pour trois jours car le guide « avait été bouleversé par la beauté de
cette mariée aux traits en tous points voisins de ceux de son épouse disparue »68 . Finalement
57
Idem.
Ibid., p. 77
59
La vie et demie¸ p.176
60
La vie et demie, p.51
61
« Le peuple qui aime le corps ».
62
La vie et demie., p.24-25
63
Ibid., p.28
64
1 Corinthiens 7:4-5
65
1 Corinthiens 7:7-9
66
La vie et demie, p.50
67
Ibid., p.67
68
Idem
58
ce qu’il reste : c’est le mythe, la légende, une histoire racontée. Martial connaît une postérité
hors normes, les gens s’empare de lui et de son corps historique :
« Et les gens du peuple disaient : « Il y a échappé, c’est que Dieu existe ». Il y eut des mythes. Les mythes
créèrent à côté du noir de Martial, à côté des mots de Martial, avec les gifles de Martial, avec l’odeur de
Martial, la secte des gens de Martial, qui refusaient de mourir. »69
III – Les corps grandioses du Christianisme
a) Jésus et le Christ
Beaucoup d’emblèmes Christique traversent le texte de Sony Labou Tansi. La vision chrétienne
du corps repose sur deux piliers : l’affirmation de la foi en l’incarnation et la résurrection de
Jésus. Le corps de Dieu est incompréhensible sauf en son Verbe (le fils de dieu, la 2e personne).
Il est possible de rapprocher ces deux corps de ceux de Martial, Martial était un humain mais il
est aussi prophète et pasteur, il symbolise un nouveau « Jésus »
« Martial leur apparut comme avant son arrestation, en soutane kaki de pasteur du prophète Mouzédiba »70
« sur sa poitrine pendait la croix du prophète Mouzédiba […]. En plusieurs régions de la multitude monta
le chant de la résurrection du prophète […] Les chrétiens disaient avoir vu Martial aux côtés du chevelu
de Nazareth. »71
Le ecce homo de Ponce-Pilate est le même que celui des gardes livrant Martial au Guide :
« Voici l’homme »72. Il est désigné à plusieurs reprises comme « l’homme ». La grande
similitude entre Jésus-Christ et Martial est la résurrection. Moment décisif du christianisme «
institué sur la perte d’un corps »73. Martial ressurgit de sa mort et refuse de mourir « je ne veux
pas mourir cette mort »74. Son « haut du corps »75 reste spectral : « Le haut du corps de Martial
venait toujours à côté de lui, noircissant les draps qu’on devait maintenant brûler »76. Lorsque
Jésus ressuscite, il n’est pas un pur esprit mais un corps humain blessé par des clous, transpercé
par une lance, : « voyez mes mains et mes pieds... un esprit n'a ni chair ni os »77. Dans le cas de
Martial, on ne connaît jamais son corps non-souffrant : le salut passe par une circoncision à
l’aide d’objets tranchants, cette idée de mort, de supplice de la chair se retrouve dans
l’équarrissage de Martial. Il est torturé, avec le couteau à viande du guide. Tout comme
69
La vie et demie, p.86
Ibid., p.27
71
Ibid., p.38
72
Ibid., p.11 et p.13
73
M. de Certeau, La Fable mystique I, op. cit., p. 109
74
Ibid., p.13
75
Ibid., p.14
76
La vie et demie, p.20
77
Lu 24:39, voir verset 43
70
l’emblème des chrétiens est un corps crucifié, nu et outragé, il en va de même pour les partisans
de Martial . C’est un corps défiguré « les yeux avaient poussé, mais la blessure au front ainsi
que celle de la gorge restaient béantes »78. Ce caractère mystique se voit dans la transfiguration
de l’action divine. Le Christ comme Martial est le catalyseur de la transformation des corps.
L'impossibilité de l'assimiler à un corps normal ou naturel est confirmée par ses capacités. Il
peut se téléporter, être entre le visible et l’invisible : « la foule avait cru revoir Martial
bousculant le guide jusqu’au bas du podium »79. Martial guérit sa fille empoisonnée après avoir
« pris une dose impardonnable de vouokani »80. Les plaies de Martial sont transformées et font
figures d’exemple, beaucoup voudront rentrer dans la « mort de martial ». Il est une aide, il
apparaît chaque fois que le : « Le guide providentiel allait consommer son viol quand il vit le
haut du corps de Martial »81. Il conseille à Chaïdana de partir, il fournit aux jumeaux (Chaïdana
II et Layisho) des faux-papiers et de la nourriture, il veille au bon entretien des sépultures : il
« avait déposé sa gerbe »82 sur la tombe du Guide Providentiel, prouvant sa miséricorde, mais
perçu comme un démon : « on avait fait venir le cardinal Nandez Poconirta pour jeter son eau
bénite sur la tombe »83. De même pour Layisho, « il mit une couronne sur la tombe et une croix
de pierre merveilleusement polie »84. Pourtant il y a aussi subversion à deux niveaux. Martial
est violent, proche du Dieu de l’Ancien Testament. Il inflige des gifles aux deux Chaïdana,
euphémisme d’un viol ancestral
« A l’entrée de sa chambre d’hôtel, elle reçut une violente gifle de Martial […] La dernière image que
Chaïdana perçut de son père avant de s’évanouir pour toute la soirée fut une fracassante lueur de violence
dans les yeux »85.
Martial n’admet pas que l’on résiste différemment, et la véritable figure du Christ se trouve
chez Chaïdana, autant Marie que Jésus. Mais ces défauts le rapprochent du Verbe, qui se fait à
l’image des hommes. De plus la démultiplication des Chaïdana, et des Jean Chaïdanisés
décrédibilise le caractère unique de Jésus et de son événement. Chaïdana II est née d’un esprit
(Martial) la rapproche plus de Jésus que de Marie. Cette logique de subversion relativise le
projet christique qui ne fonctionne pas, si la résurrection de Jésus marque une prise de distance
de l’homme face aux forces du mal, la « résurrection » de Martial ne sert qu’à alerter. L’histoire
78
La vie et demie, p.23
Ibid., p.40
80
Ibid., p. 62
81
Ibid. p.23
82
La vie et demie, p.85
83
La vie et demie, p.85
84
Ibid., p.137
85
Ibid., p.48-49
79
est travestie là où le projet christique et idéaliste a échoué : « On ne dit plus ces choses-là. On
ne les a pas vécues. C’était le temps où nous rêvions. Depuis que nous avons choisi la réalité,
nous avons défendu qu’on parle de ces choses-là »86. Le corps de Martial comme celui de Jésus
se rapproche également du « personnage conceptuel » selon l’expression de Deleuze. Il boit,
mange, vit et agit comme le commun des mortels mais c’est surtout un corps magique,
mystique. Il ingère du concept, il crée et incarne des concepts, une conduite, un idéal
d’engagement. La présence de Martial est inutile, il aide mais il n’y a pas d’effets, comme pour
indiquer que le Christ n’aurait pas autant de pouvoir que le peuple semble lui donner ou le
penser.
b) Marie
La figure de Marie est subvertie, Chaïdana devient son double noir et sexué. Elle est même
comparée à la Vierge : « l’exposition de la « Sainte Vierge Douleur » qui comportait les
agrandissements des dessins de Chaïdana »87. Son corps est « parfaitement céleste »88. La
tradition et la liturgie disent souvent de Marie : « Quam pulchra es ! .. Tota pulchra es ». Et
pourtant l’on ne connaît pas vraiment son visage. Cependant, certains récits apocryphes comme
celui du Pseudo-Matthieu décrivent Marie ainsi :
« Son visage resplendissait comme la neige, et l’on pouvait à peine en soutenir l’éclat... Nulle n’était plus
gracieuse dans la charité, plus pure dans la chasteté, plus parfaite en toute vertu. »89. « De taille moyenne,
mais admirablement proportionnée, la Vierge Sainte avait le visage ovale, le teint comme du froment mûr,
les cheveux blonds, les yeux vifs, la prunelle à peu près de la couleur de l’olive, les sourcils bien arqués
et d’un beau noir, les mains longues et fines. En un mot tout en elle était grâce et beauté. »90
Si la véracité historique de son apparence physique reste à démontrer, d’un point de vue
conceptuel Marie se doit d’être belle : « Il convenait que la beauté appartint à la très pure Vierge
pour son propre honneur d’abord comme complément de perfection de sa nature et comme
accroissement de grâce »91 explique Saint Albert le Grand. Chaïdana I puis II, sont connues
pour être les plus belles femmes du monde :
86
Ibid., p.190
La vie et demie, p.79
88
Ibid., p.42
89
Brunet, Gustave, Les évangiles apocryphes traduits et annotés d’après l’édition J.C Thilo, Franck, 1848 p.187
90
http://www.biblisem.net/etudes/vlobbeau.htm
91
http://www.biblisem.net/etudes/vlobbeau.htm
87
« un corps farouche, avec des formes affolantes, un corps d’une envergure écrasante, électrique, et qui
mettait tous les sens en branle […] Le guide providentiel lui-même prônait la beauté infernale de Chaïdana
»92, « La plus belle femme »93
Les théologiens attribuent également à Marie des qualités étonnantes : le corps sent bon, signe
de pureté infini. La sainteté s’exprime de façon odorante. C’est le cas dans La vie et demie,
l’odeur des corps de Chaïdana I ou II revient à de nombreuses reprises, dans un autre registre :
« Il découvrit à la fin cette odeur de damnation »94, « Satan avait dit l’amen. Les odeurs avaient
dit amen. L’odeur du corps de Chaïdana avait dit amen »95, « je pars avec tes odeurs et tes cris
dans la tête »96. La subversion est dans le désir que provoque ces corps, chez Sony Labou Tansi
ces beautés (celles des deux Chaïdana) rendent fou les guides qui ne peuvent pas toucher sans
que Martial n’apparaisse et qui ne savent pas par quel bout le prendre : « le guide avait la berlue
en contemplant ce corps formel »97. Chaïdana a rendu fou l’abbé, mais également tous les
colonels, et participants de la dictature. Elles ont un corps infini, grand comme le monde :
« Trente ans de corps. Mais un corps de vingt ans. Un sang fougueux, farouche, prenant. Un corps qui
semblait déborder par endroits, dans des formes crues, et l’harmonie des traits, dans la féroce rondeur des
lignes. […] C’était en gros une fête – la fête des traits, sous la tempête des lignes »98
La grossesse même de Marie est subvertie. Si les deux Chaïdana sont des mères nourricières,
les deux grossesses sont problématiques. La première est dés-immaculée, fruit d’un viol de plus
de « treize cascades de miliciens, soit un équivalent en hommes de trois cent soixante-trois »99
ou du viol de son père-fantôme, Martial100. Elle survit mais la grossesse dure « dix-huit mois et
seize jours »101. Quant à Chaïdana II, le seul enfant qu’elle a est Kamachou Patatra, élevé
« comme un tigre, comme un lion »102 et tyran sanguinaire. L’autre subversion effectuée par
Sony Labou Tansi est celle de noircir la Vierge. Historiquement Marie, type sémite pur, pourrait
être noire. Mais elle ne cesse d’être représentée blanche et blonde. Pour l’abbé, Chaïdana est
une véritable réincarnation de la Vierge, il tente d’abord de se persuader du contraire : « Il n’y
aura jamais de Vierge noire. Non. Jamais de Sainte Vierge noire »103 mais « le premier jour, il
92
La vie et demie, p.22
Ibid., p.
94
Ibid., p.105
95
Ibid., p.112
96
Ibid., p.114
97
Ibid., p.67
98
Ibid., p.104
99
Ibid., p.72
100
Ibid., p.69
101
Ibid., p.74
102
Ibid., p.130
103
Ibid., p.104
93
avait cru que la Sainte Mère du Galiléen lui était apparue »104. Il prononce son nom à de
nombreuses reprises comme une prière105. Il faut aussi ajouter que dans les religions africaines
ou païennes, mais également dans l’art chrétien, de nombreuses femmes sont divinisées et
notamment leur sexe car il est le berceau de l’humanité et qu’il permet d’enfanter le monde.
Chaïdana reprend ce même motif puisqu’elle est vénérée pour sa beauté et son charisme sexuel.
Elle enfante un nouveau pays rebelle, le Darmellia, et symboliquement une nouvelle génération
de Jean, fils rebelles du Guide. Si elle n’est pas mère de Dieu, elle sera fille de Dieu « tout le
quartier l’appelait déjà la fille de Dieu. »106
c) Prophètes, saints, martyrs anges et démons
La sainteté s’exprime matériellement, on voit sur le corps de certains saints apparaître des
stigmates ces blessures sanglantes au niveau des plaies du Christ crucifié. Signe de la
communion, l'expérience spirituelle intérieure se déchiffre. Les stigmates apparaissent chez
Sony Labou Tansi sous la forme du « noir de Martial ». Les premières manifestations se font
sur le corps de Chaïdana, elle « vomi d’un noir d’encre de Chine »107. Elle gardera pour la vie
« Il faut partir »108 sur la paume de ses mains, ce sera un moyen de reconnaissance. Le guide
Jean-Cœur-de-Père ira jusqu’à s’immoler car « il vit sur son front écrit à l’encre de Martial
« l’enfer ». »109 Selon René Girard, le mécanisme de la violence sacramentelle et sacrificielle
est un besoin cathartique, Sony Labou Tansi comme la Bible les utilisent ainsi. Les hommes
choisissent d’imposer les stigmates eux-mêmes, marque de gratitude et de honte, si bien que
Chaïdana
organisa une véritable campagne d’écritures. Elle recruta trois mille garçons chargés d’écrire pour la nuit
de Noel à toutes les portes de Yourma la célèbre phrase de son père : « Je ne veux pas mourir cette mort. »
Le beau bataillon de pistolétographes avait fonctionné à merveille […] Certains d’entre eux, les plus
audacieux sans doute, avaient réussi à écrire la phrase sur le corps de quelques responsables militaires 110
L’autre manifestation du stigmate est la petite croix dessinée par le Guide sur le haut de la
cuisse de Chaïdana avant son départ. Des « regardoirs » seront construits afin de vérifier les
stigmatisés, symbole de Martial. Le corps des saints est propice aux prodiges. Ce sont des corps
104
La vie et demie, p.103
Ibid., « Il se livra à d’aussi païenne pratiques de prononciation » p.104
106
Ibid., p.43
107
Ibid., p.19
108
Ibid., p.28
109
Ibid., p.139
110
Idem.
105
différents, dociles, athlètes de l’ascétisme, « plus admirables qu’imitables »111. L’exploit
ascétique se prolonge en miracle surnaturels. Ces corps sont souvent au paroxysme, d’ailleurs
la répétition au fil du livre du mot « enfer »112 prouve qu’ils n’appartiennent pas à un niveau
purement terrestre, ou qu’il y a eu inversion. Certains corps sont semblables aux corps saints
car grands horlogers, sorte de Noé moderne : les Jean Chaïdanisés en particulier Jean-Calcium
et Chaïdana II deviennent les deux témoins de Dieu : « j’enverrai mes deux témoins, ils ont le
pouvoir de frapper la terre de toutes sortes de fléaux aussi souvent qu’ils le veulent »113. Il y a
énormément de martyrs dans le roman : Martial, Layisho qui dépasse le corps normal
« vous refusez de crever une fois pour toutes. Je te ferai faire une cage. Les idées que tu propages n’ont
pas encore leur place sur cette terre […] Alors ceux qui les auront te sortiront et tu pourras propager tes
puanteurs à volonté […] Il mourut à l’âge de cent trente-trois ans et neuf mois. […] Le début de la
putréfaction ne vint qu’un an et douze ours après la mort de Layisho. Le corps du vieillard resta frais […]
Le bruit commençait à courir que le vieillard ne connaîtrait pas la putréfaction suivant de prétendues
prédictions du prophète Mouzédiba. »114
Sony Labou Tansi subvertit les logiques des corps prophétiques, saints, ou angélique :
« Une longue tradition affirme que l’ange parle, mais qu’on ne lui parle pas. »115 « ] « pour ne rien dire »,
précisément pour ne pas être trompé par les mots, pour échapper au piège du sens, pour être une
pure fable (fari, parler) »116
Dans La vie et demie les anges ne parlent pas, le ciel ne parle pas : Martial est muet (« Elle
attendit qu’il parlât. Mais il n’en fit rien »117), Chaïdana parle très peu, Layisho a perdu la
parole. L’espoir s’oublie de plus en plus avec le manque de réponses. L’exemple le plus extrême
est le Guide Henri-au-Cœur-Tendre qui fuit devant Chaïdana II, habillée du noir de Martial : «
il parlait une langue que personne ne comprenait ; il parla cette langue jusqu’au jour de son
assassinat dans un asile »118 Le dialogue n’a pas lieu, sa révélation inutile, son langage
incompris. La grandeur du corps est équivoque. Contesté dès lors qu’il y a une trop grande
distance avec les dogmes, alors décrété hérétique et démon. Chez Sony Labou Tansi impossible
111
Vita b. Mariae Oigniacensis (=BHL,5516) dans AA.SS.Iun, p.550
Le mot apparaît par exemple trois fois page 92
Apo 11
114
La vie et demie, p.81
115
M. de Certeau, « Le parler angélique », dans La Fable mystique II, op. cit., p. 265-266.
116
M. de Certeau, « Le parler angélique », Presses universitaires Limoges, p.12,
http://www.fabula.org/colloques/document4672.php
117
La vie et demie, p.40
118
La vie et demie, p.125
112
113
de dire la vraie nature des corps. La femme exprime ce double traitement, soit sainte ou démon,
tentatrice, source des pêchés de l’homme
« Il dit à l’homme : puisque tu as écouté la voix de ta femme, […] le sol sera maudit à cause de toi. C’est
à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des
ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain
[…]. »119 « cette diabolique femme au champagne 120 « Ferme ton vilain corps de femme » 121
La Vierge Marie est sexuée et séductrice, responsable de la perte de foi : « Il faillit parler au
R.P. Wangotti de cette sauvageonne vêtu comme la Vierge […] Il en parla en mots tellement
paiens que le R.P. Wangotti eut peur »122. Chaïdana pourrait être comparée à Eve ou Lilith ou
même une sorcière. Les corps des deux Chaïdana contiennent en eux tout et son inverse : « Le
corps est un autel, le corps est le plus beau des pays. Faut pas lui refuser sa part de folie – Le
mien est une vilaine somme, répondait Chaïdana »123. Elles se trouvent entre l’ange et le démon
« Ses yeux d’ange […] Elle disait des choses sataniques. »124 . Le démon prend corps sous un
nom Christique chez Sony Labou Tansi : « Guide Providentiel ». « Dieu […] avait permis à
l’enfer de descendre par l’incarnation de la même manière que le Christ était venu »125. Leurs
corps sont souvent difformes ou inhumain. Le fait même d’immoler le Guide Jean-Cœur-dePère le prouve : « Là-dedans (il frappait sa poitrine), oui là-dedans, je constate que ça n’est
plus complètement humain »126. Le feu est la seule façon de faire disparaître son corps, sa
dernière apparition est d’ailleurs diabolique : « Il riait dans les flammes horribles qui mangeait
sa viande »127. Il inverse le projet christique : « Je meurs pour vous sauver de moi »128. « C’est
un grand pêché de jouer à l’ange alors qu’on est monstre, répétait-il. Il faut rester ce qu’on sent
qu’on est et, si Dieu a pitié de vous, il vous fait ange »129.
CONCLUSION
Sony Labou Tansi utilise abondamment des codes, thèmes et corps religieux. Les grands
concepts de dualisme, de souffle, de pêché et de salut sont repris et détournés. C’est le même
procédé pour les corps grandioses de Jésus, de Marie, et des autres Saints et démons. Les corps
Genèse 3:17-19
La vie et demie, p.75
121
Ibid., p.90
122
La vie et demie, p.104
123
Ibid., p.24
124
Ibid., p.105
125
Ibid., p133
126
La vie et demie, p.142
127
Idem
128
Idem
129
La vie et demie, p.146
119
120
chez Sony comme dans la Bible sert de théophanie kinesthésique, visuelle et auditive. Ils
s’agrègent entre eux afin des créer une histoire, une congrégation, une Eglise. Sony Labou Tansi
tente de créer de nouveaux Evangiles sous la forme d’une Fable ; Le corps est donc, comme
dans l’autopsie, « un mystère révélé, rencontre impensable entre le corps et l’esprit, que seul
pourrait éclairer la compréhension d’un autre mystère : le mal »130 . Cette généalogie des corps
opérée par le christianisme autant que par l’auteur revient à faire la généalogie du mal, du
mauvais.
130
https://www.cairn.info/les-limites-du-corps-le-corps-comme-limite--978274920554-page-273.htm
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