PASQUIER
Inès
M2 LPC
Le corps et le christianisme dans La vie et demie de Sony Labou Tansi
« Personne, en effet, n'a jusqu'ici déterminé ce que peut le corps. »
1
Mon mémoire de Master
porte sur la corporalité dans l’œuvre de Sony Labou Tansi. Plus précisément dans deux œuvres
phares : La vie et demie et L’état honteux, romans portant sur « le non-respect de la vie » mais
aussi sur la dictature d’un autocrate. Il me faut d’abord introduire brièvement cet auteur
congolais. En 1995, à 47 ans, disparaissait Sony Labou Tansi, pseudonyme de Marcel Sony.
en 1947 au Congo, Sony Labou Tansi grandit dans la culture et les traditions bantoues grâce
à sa grand-mère, il est ainsi scolarisé dans sa langue maternelle : le kikongo. À huit ans, son
oncle l’envoie dans un établissement où il apprend avec difficulté le français. En 1980, il dirige
la troupe de théâtre le Rocado Zulu Théâtre qui rencontre vite le succès en représentant des
pièces d’auteurs africains, notamment au festival des Francophonies de Limoges. Sa production
littéraire est très vaste : romans, nouvelles, pièces, essais, poèmes… J’ai choisi de travailler sur
La vie et demie, son premier roman publié en 1979 souvent considéré comme son chef-d’œuvre,
et véritable événement. Dès sa publication, ce « roman » semble tracer un nouveau chemin dans
le domaine des lettres africaines, « une critique radicale et atemporelle de la dictature »
2
« la
satire paraissait se doubler d’une ambitieuse réflexion stylistique »
3
. Il convient de rappeler que
l’auteur se place à la période dite du « désenchantement » africain. Après les indépendances de
1960, la déception est de mise, ce qui fait de Sony Labou Tansi pour Lilyan Kesteloot
(spécialiste de littérature africaine) « le romancier du chaos »
4
. L’histoire du roman est très
complexe à résumer tant il y a d’enchâssements. L'action se déroule sur plusieurs générations,
en Katamalanasie, un pays imaginaire. Sony Labou Tansi nous raconte l’histoire de la famille
d’un opposant politique, Martial, et de celle de son assassin, le dictateur du pays dit « guide
providentiel », familles finissant même par se confondre. Sony Labou Tansi le résume lui-même
dans un entretien en 1999 :
1
Spinoza, Ethique, Livre III, scolie de la prop. 2 tr. fr. R. Cailloi
2
Devésa, Jean-Michel, Sony Labou Tansi, écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, L’Harmattan,
p.245
3
Idem.
4
Kesteloot Lilyan, Histoire de la littérature négro-africaine, Karthala-AUF, 2001, p.267
« Dans La vie et demie, le héros est confronté à un opposant politique, ce qui est normal et naturel […] le
dictateur tue son adversaire, Martial. Peu après il rencontre une très belle jeune fille et en tombe amoureux.
Mais cet amour s’avère un enfer. A chaque fois qu’il veut approcher la jeune fille, l’image de l’homme
qu’il a fait tuer s’interpose entre lui et lui. »
J’ai trouvé pertinent de proposer le lien entre le corps et le catholicisme dans le roman. Le projet
de Sony Labou Tansi est proche du projet biblique, car, et ce sont les mots de Devésa, spécialiste
de l’auteur : « il se devait d’utiliser [les mots] – comme son corps -, pour dire et exprimer l’âme
du monde »
5
. Le lien n’est pas injustifié, plusieurs arguments prouvent la profonde
connaissance qu’avait l’auteur de la Bible, la religion chrétienne étant majoritaire en RDC.
Nous nous concentrerons ici sur l’aspect corporel du catholicisme, mais bien d’autres éléments
pourraient être analysés sous cet angle, le chronotope par exemple. Il ne faut pas néanmoins
exclure le fait que l’auteur ait été élevé dans l'animisme et "les secrets initiatiques de la mystique
bantoue", ces clés de lecture sont tout aussi importantes que l’aspect chrétien. La présence du
corps est quasi obsédante dans la religion catholique, à la fois lieu de joie et de pêché. Il est très
difficile d’établir ce qu’est le corps de manière générale, et même plus dans la religion. Le corps
chez les chrétiens est créé par Dieu et béni par lui . On peut distinguer deux corps dans le
catholicisme : le corps individué/individuel de Jésus de Nazareth, corps historique et redressé;
et le corps participé/universel du Christ : Eucharistie et Église. Il s’agira d’appliquer ces aspects
à l’œuvre de l’auteur. Sony Labou Tansi a beaucoup subi la censure du fait de la dictature
congolaise. Il est foncièrement militant, avant même d’être écrivain. Ses romans sont le cri d’un
peuple privé d’histoire, fait de la chair de sa communauté. C’est pourquoi son œuvre relève du
combat, de l’opposition, et en ce sens, l’hypothèse que je proposerais serait celle-ci : Sony
Labou Tansi utiliserait (et reprendrait) codes, thèmes, façons de penser le corps selon le
catholicisme pour les subvertir, les creuser, afin de dénoncer les dictatures. Mais plus
universellement pour questionner l’engagement de l’homme, et l’intériorisation de la religion
pour et par le corps. L’autopsie est le moyen privilégié pour Sony Labou Tansi d’étudier les
corps, mais dans quelles mesures fait-il l’autopsie des corps « religieux » ? Il s’agira d’abord
d’étudier comment SLT reprend les grandes concepts chrétiens, en y investissant du malsain et
de l’impur. L’auteur reprend aussi ce concept de corps chemin de Dieu , consacré et sacré.
Enfin, il faudra s’étendre sur les corps grandioses du christianisme : Jésus, Marie, et autres
corps saints.
5
Devésa, Jean-Michel, Sony Labou Tansi, écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, op.cit., 1996,
p.101
I Le christianisme et le corps charnel
a) Dualisme, sang et souffle
Le dualisme habite la religion catholique, différent du dualisme philosophique, entre matériel
et immatériel, le modèle platonicien est tout de même présent : il y a le corps et l’âme. Selon le
récit de la création biblique, l’être est duel, fait de deux réalités hétérogènes : l’argile, la glaise
d’un côté, et le souffle insufflé par Dieu. Le corps et l’âme semblent bien séparés dans le roman
mais il est très rare d’entendre parler seulement de l’âme : « comme si tu n’avais pas de corps.
Comme si tu n’étais qu’une idée. Une vieille idée »
6
, dira-t-on au dernier descendant de Martial
et du Guide. Le leitmotiv du souffle revient souvent dans La vie et demie : « il respirait comme
un homme qui vient de faire l’acte »
7
, « la loque-père continuait à respirer comme l’homme qui
vient de finir l’acte »
8
. Finalement, le souffle est l’animus, ce qui donne la vie. Mais il est en
partie donné par la terre, la nature. En effet dans le roman, c’est de la nature que les corps
assimilés à des corps saints ou du moins bibliques puisent leur force : Chaïdana II, personnage
principal après la mort de Chaïdana I sa mère, dérive dans la forêt avec son frère Layisho, II et
fait la rencontre de Pygmées. Ils utilisent notamment des sèves pour fabriquer des potions, dont
une qui par exemple tuera le frère de Chaïdana II, « Il avait mis une dose de chamanekang
(poison de liane) dans la part qu’il avait apporté aux exilés »
9
. Chaïdana résiste à cet
empoisonnement, et devient la femme-forêt « si bien que dans le cerveau de Chaïdana la forêt
se fit »
10
, elle inhale à la source le souffle de Dieu. L’importance du souffle est considérable,
c’est ce qui donne à l’homme sa dignité en tant qu’humain. Le souffle est dans le sang, qui ne
doit pas être consommé car « la vie de la chair, c’est le sang »
11
alors que la chair saignée, vidée
de son sang, est consommable. Si l’on peut tuer, on ne doit pas pour autant manger le sang,
mais les actes de cannibalisme sont courants dans La vie et demie à l’inverse des préceptes :
« Et presque tout, d’après la loi, est purifié avec du sang, et sans effusion de sang il n’y a pas de pardon »
12
« Car l'âme de la chair est dans le sang. […] c'est par l'âme que le sang fait l'expiation. […] Personne
d'entre vous ne mangera du sang"
13
6
La vie et demie, Seuil, p.184
7
Ibid., p.12
8
Idem.
9
Ibid., p.91
10
La vie et demie, p.100
11
Lv 17, 11
12
Hébreux 9:22-23
13
Lév. 17.10-12
Le sang « coulait à flots silencieux »
14
, le corps est vidé « les tripes pendaient, saignées à
blanc »
15
et il en sera ainsi pendant 191 pages. Jésus en assumant la condition humaine
transforme le corps psychique (le corps dans son actualité) en corps pneumatique et spirituel
(le corps marqué par l’œuvre du Christ). Sony Labou Tansi reprend ce dualisme
psychique/pneumatique car on le verra les corps sont marqués de Dieu mais gardent leur
présence terrestre et leurs attaches. Il intègre parfaitement cette double nature du corps, à la fois
dans une logique de corps matériel transcendé, tout comme le disait Paul Claudel : « Ce qui a
été baptisé et ce qui doit ressusciter au Dernier Jour, c'est l'homme tout entier dans l'unité
intégrale et indissociable de sa double nature ». En définitive, le dualisme de la religion
catholique n’est pas total puisque les catégories de corps et d’esprit sont brouillées, tout comme
chez Sony Labou Tansi. Tout particulièrement Martial qui est ce corps entre le visible et
l’invisible. La forme extériorise l’intériorité, dépassant un simple dualisme au profit d’un
monisme partiel.
b) Corps tombeau et Corps peccamineux :
Sony Labou Tansi reprend l’idée d’une chair porteuse des pêchés de l’homme, responsable de
sa souffrance, propice à la débauche, « corps-tombeau » comme Platon l’appelle et « un
cadavre, un enterrement »
16
comme l’écrit Sony Labou Tansi. Le pêché, chez les catholiques,
vient de la chair : « Le corps n’est pas pour la débauche, il est pour le Seigneur et le Seigneur
est pour le corps »
17
. Paul ne condamne que la « chair ». Le pêché consistant à s’adonner à
quelque chose qui ne lui appartient pas en propre et qui va le corrompre :
«Or, les œuvres de la chair sont évidentes ; ce sont la débauche, l’impureté, le dérèglement, l’idolâtrie, la
magie, les rivalités, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les sectes,
l’envie, l’ivrognerie, les excès de table, et les choses semblables. Je vous dis d’avance, comme je l’ai déjà
dit, que ceux qui commettent de telles choses n’hériteront point le royaume de Dieu »
18
« Fuyez la
débauche. Quelque autre péché qu’un homme commette, ce péché est hors du corps ; mais celui qui se
livre à la débauche pèche contre son propre corps. »
19
Comme l’écrit Sony Labou Tansi : « le plus grand pêché de l’homme c’est son cœur »
20
. C’est
le désir, une force incontrôlable. Chez Sony Labou Tansi tous les corps sont corrompus : celui
14
La vie et demie, p.12
15
Ibid., p.12
16
La vie et demie, p.189
17
1e lettre aux Corinthiens 6,13
18
Galates 5:19-21
19
1 Corinthiens 6:15-19
20
La vie et demie, p.117
des deux Chaïdana est souillé et libéré. La dynastie des guides et en général les hommes de
pouvoirs de la Katamalanasie, en bons dictateurs, embrassent cette vie de débauche : « les
routes allaient dans trois directions, toutes : les femmes, les vins, l’argent »
21
ou « VVVF »
22
.
Les corps boivent, mangent à outrance, la sexualité parcourt l’œuvre. On peut prendre en
exemple le personnage de l’abbé, qui est obsédé par Chaïdana. Le doute le prend quand il se
rend compte qu’il la désire charnellement :
« Maintenant qu’il se souvenait de ce corps terrible tendu comme un piège de chair sur le chemin de sa
foi. Non. Il n’avait jamais eu peur d’un corps. Il ne pêcherait jamais des reins. Sa queue savait se taire
selon la volonté du Seigneur. Les réalités de sa chair ne venaient qu’après celles de l’esprit. Le bas de son
corps avait été réduit en respectable silence. »
23
On retrouve ce même dualisme, cette haine du pêché de chair. L’idée de débauche le rend fou,
son « cœur est devenu un gros pêché »
24
, il devient « une feuille d’homme »
25
, et dialogue
même avec Satan auquel il ne résiste pas :
« Ses pas le tirèrent vers le bas de la colline. Il essaya de leur résister, mais c’était des pas fous, ivres de
chair et de sans […] - Satan m’emmènes-tu ? […] La réponse vint toute crue dans les entrailles de
Monsieur l’Abbé : « Au monde. ». Et pour résister, Monsieur l’Abbé avait formulé une contre-réponse :
- Je n’ai pas besoin de ce monde […] On ne peut aller au Seigneur sans traverser le monde. »
26
Dès le début du roman, les corps sont qualifiés de « loques humaines »
27
ou de « chiffons »
28
un « abominable vêtement de l'âme »
29
que l’on doit faire mourir : « Faites donc mourir ce qui,
dans vos membres, est terrestre, la débauche, l’impureté, les passions, les mauvais désirs, et la
cupidité, qui est une idolâtrie. »
30
. La mort est omniprésente, la débauche et sa frustration tuent
les corps. Chaïdana tout particulièrement déteste son corps, elle le considère comme un piège
« absurde […] Le corps est un vilain combat, une vilaine bagarre »
31
. Le corps est « une
traîtrise : il vous vend à l’extérieur, il vous met à la disposition des autres. Tout le reste se
défend bien »
32
. C’est dans la souffrance de son corps que le croyant se libère :
21
Ibid., p.34
22
Ibid., « Villas, voitures, vins, femmes » p.36
23
Ibid., p.106
24
La vie et demie, p.115
25
Idem
26
Ibid., p.111-112
27
Ibid., p.11
28
Ibid., p.15
29
Le Pape Grégoire le Grand (VIe siècle)
30
Colossiens 3:5
31
La vie et demie, p.43
32
Ibid., p.38
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