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Production du savoir
et construction sociale
L’ethnologie en Haïti
Sous la direction de
Jhon Picard Byron
Production du savoir
et construction sociale
L’ethnologie en Haïti
Postface de Carlo A. Célius
Éditions de l’Université d’État d’Haïti
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du
Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une
aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du
Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Cet ouvrage est publié avec l’appui de la Fondation Connaissance et Liberté
(FOKAL) et du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les
traditions (CELAT)
Illustration de la couverture: Jean-Ulrick Désert, http//www.jeanulrickdesert.com
Œuvre extraite de la série « L’ABCdaire de ma vie privée » 2005
«L’ABCdaire de ma vie privée / A» (Collection privée, New York)
Jean-Ulrick Désert est né à Port-au-Prince en Haiti et a grandi à New York. Après
avoir vécu quelques années à Paris, il vit et travaille désormais à Berlin. Il a exposé
dans de nombreux pays et ses œuvres explorent ce qu’il appelle « l’invisibité ostentatoire ».
L’orthographe « Abondonner » est, pour le plasticien, un mélange de abandon et
abondant.
Mise en page : In Situ
Maquette de couverture : Laurie Patry
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 3e trimestre 2014
ISBN : 978-2-7637-2400-3
PDF : 9782763724010
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen
que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval.
Table des matières
Remerciements................................................................................ VII
Introduction.................................................................................... 1
Jhon Picard Byron
Partie I
Duverneau Trouillot, Ethnographe révisionniste du Vodou........... 13
Kate Ramsey
Jean Price-Mars et le vodou haïtien. Quelques précisions
à propos d’Ainsi parla l’oncle............................................................ 21
Lewis Ampidu Clorméus
La pensée de Jean Price-Mars. Entre construction politique
de la nation et affirmation de l’identité culturelle haïtienne.......... 47
Jhon Picard Byron
Partie II
La Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti. Des projets
de Price-Mars et de Roumain à la réalité des années 2000.............. 83
Marianne Palisse
Jacques Stephen Alexis, polémiste. Vodou, noirisme et
nationalisme en questions : retour sur le sens de la célèbre
controverse avec Hénock Trouillot.................................................. 99
Schallum Pierre
V
VI
Production du savoir et construction sociale • L’ethnologie en Haïti
L’ethnologie et les troupes folkloriques haïtiennes. Politique
culturelle, tourisme et émigration (1941-1986)............................. 121
Dimitri Béchacq
Jean Price-Mars et les écrivains. L’ethnologue et la littérature
francophone caribéenne.................................................................. 151
Françoise Simasotchi-Bronès
Partie III
Rencontre de Macunaíma et de l’Oncle........................................... 179
Normélia Parise
Des Amériques Noires à la diaspora noire dans les Amériques.
À propos des lectures socio-anthropologiques................................ 195
Maud Laëthier
Devoir de mémoire et usages politiques du passé esclavagiste :
le rôle des chercheurs...................................................................... 213
Hebe Mattos, Martha Abreu et Carolina Vianna Dantas
Partie IV
L’ethnologie haïtienne : le vodou et la paysannerie.
L’« obsession » d’une discipline en terre haïtienne.......................... 231
Edelyn Dorismond
Du « savoir » de l’Autre à la construction de soi : les enjeux du « savoir » dans la construction de l’État haïtien.......................... 259
Jean Waddimir Gustinvil
La communauté et son dehors........................................................ 269
Adler Camilus
Postface. Un vaste chantier............................................................. 285
Carlo A. Célius
Les auteurs...................................................................................... 307
Remerciements
C
et ouvrage collectif est le résultat du colloque international sur
« L’ethnologie et la construction de la nation politique, du peuple,
du citoyen en Haïti » organisé à Port-au-Prince, du 15 au 18 février 2012,
sous l’égide du Rectorat et de la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État
d’Haïti. En mon nom personnel et au nom de tous les contributeurs,
j’adresse mes plus vifs remerciements à toutes les personnes qui avaient
rendu possibles, via les institutions qu’elles représentent, ce colloque et
la parution du présent volume. D’abord, les autorités de l’UEH, particulièrement le doyen de la Faculté d’ethnologie, le docteur Jacques Jovin,
qui avait accueilli très favorablement l’idée d’organiser ce colloque ; le
recteur de l’UEH, le professeur Jean Vernet Henry, et le vice-recteur à la
recherche, le professeur Fritz Deshommes, qui avaient accepté que ce
colloque puisse se tenir sous les auspices du Rectorat de l’Université
d’État d’Haïti ; les vice-doyens à la recherche et aux affaires académiques,
le professeur Jean-Yves Blot et le professeur Jean Michel Gabriel, le
Secrétaire général de la Faculté d’ethnologie, le professeur Pierre Maxwell
Bellefleur, qui avaient eu une implication directe dans la mise en œuvre
du projet de colloque.
Ensuite, différents partenaires locaux qui avaient donné leurs apports
financiers et matériels à la réalisation du colloque : la présidente du
Conseil d’administration de la FOKAL, Madame Michèle D. Pierre-Louis
qui avaient financé les débours les plus importants du colloque ; le directeur du Bureau Caraïbes, M. Michel Dispersyn, qui avait pris en charge
le déplacement et le séjour à Port-au-Prince de presque une dizaine
d’intervenants du colloque ; la directrice de l’Institut français d’Haïti et
attachée culturelle de l’Ambassade de France en Haïti, Madame Corinne
Micaelli, qui avait pris en charge deux intervenants français ; le Secrétaire
VII
VIII
Production du savoir et construction sociale • L’ethnologie en Haïti
général de la Commission nationale haïtienne de coopération avec
l’Unesco, le professeur Jean Coulanges qui avait payé les frais de promotion et de publicité du colloque.
En outre, les partenaires scientifiques internationaux qui ont participé à l’évaluation et à la sélection des communications publiées dans ce
volume : le professeur Bogumil Jewsiewicki, professeur émérite (CELAT /
Université Laval, Québec) ; la professeure Francine Saillant du Centre
interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions
(CELAT / Université Laval, Québec) ; Myriam Cottias, directrice de
recherche au CNRS, responsable du Centre international de recherches
sur les esclavages (CIRESC), présidente, depuis mai 2013, du Comité
national pour la mémoire et l’histoire de la traite et de l’esclavage
(CNMHE) ; Carlo A. Célius, chargé de recherche au CNRS, rattaché au
Centre de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe (CRPLC).
Les collègues de la FE et de l’UEH, particulièrement Marc Désir,
Georges Eddy Lucien, Lucien Maurepas, Claude Souffrant et Hérold
Toussaint qui avaient eu une part active au déroulement du colloque.
Le personnel de la Faculté d’ethnologie, particulièrement Tamara
Aly Versené, Roselaine Clairval, Maguerite Chauvet, Élvina Joseph, Marie
Myrtha Pierre et Myrlande Chirac qui avaient donné un apport logistique
déterminant à la réalisation du colloque.
Enfin, tous les étudiants de l’UEH et de la FE qui ont participé avec
enthousiasme au colloque. James Engé, Délégué des étudiants de la FE
au CU de l’UEH, qui a su mobiliser une équipe d’accueil très dynamique.
Mathilde Périvier, étudiante de Paris 3, en mobilité internationale au
laboratoire LADIREP qui a participé à la dernière mise en forme du
manuscrit des Actes du colloque et à la préparation de son introduction.
Introduction
Jhon Picard Byron
Département anthropologie-sociologie
Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti (UEH)
L
’ampleur des dégâts constatés à la suite du tremblement de terre qui
a frappé le pays le 12 janvier 2010 n’est pas sans lien avec des facteurs
politiques. Une telle ampleur serait la conséquence de la déstructuration
de l’État, de son inadéquation avec la « nation » et de la défaillance des
liens civiques entre les « nationaux »... On ne peut donc envisager la
reconstruction matérielle du pays sans poser la question de sa reconstruction politique.
La période qui a immédiatement suivi le séisme du 12 janvier 2010
a été l’occasion de vifs débats sur la construction (ou sur la refondation)
de la nation haïtienne. Retenons, parmi les rencontres qui ont donné
lieu à ces discussions, le « Forum sur la reconstruction nationale » organisé, par les dirigeants de l’UEH (le Conseil exécutif), en juin 2010. Le
professeur Michel Hector qui, lors son intervention à ce forum, a noté
la reprise officielle, dans le contexte post-sismique, de l’idée de « refondation de l’État », tenait à la rattacher au mouvement social d’après février
1986 (Hector, 2011). Ce forum a abordé, en effet, dans un même élan,
les aspects politiques et matériels de la reconstruction du pays à la suite
du séisme. Les organisateurs et les participants y ont insisté sur la nécessité d’une implication forte des universitaires, voire de l’intelligentsia
haïtienne, dans la reconstruction.
Le colloque sur « L’ethnologie et la construction de la nation politique,
du peuple, du citoyen en Haïti », organisé du 15 au 18 février 2012,
longtemps après le forum et la publication de ses Actes, s’inscrit dans le
sillage de ces débats sur la reconstruction. Il a été l’occasion d’aborder la
1
2
Jhon Picard Byron
question de la construction ou de la reconstruction politique du pays du
point de vue d’une discipline spécifique.
Ce colloque a eu pour objet principal les contributions des ethnologues haïtiens aux débats sur la nation, le peuple et l’État qui ont
fortement marqué certains moments critiques du siècle dernier. Pour
mieux les apprécier, nous avons voulu examiner le rôle du savoir ethnologique introduit en Haïti à la fin du XIXe siècle et le processus de
constitution de l’ethnologie en discipline universitaire à partir des années
1940.
Ce colloque sur « L’ethnologie et la construction de la nation politique... » a été un événement scientifique majeur qui a pu réunir plus
d’une cinquantaine de chercheurs haïtiens et étrangers venant d’Afrique,
d’Amérique du Sud et du Nord, des Caraïbes et d’Europe. Nous osons
dire qu’il est le deuxième événement en importance de la discipline en
Haïti depuis le colloque de 1956 organisé par Emmanuel C. Paul et Jean
Fouchard en hommage au docteur Jean Price-Mars, l’un des pères fondateurs de l’école haïtienne d’ethnologie (Paul et Fouchard, 1956). Le
Groupe d’anthropologie et d’histoire de Port-au-Prince (GAHPP), qui est
maintenant une équipe du laboratoire LAngages DIscours REPrésentations (LADIREP), s’est mobilisé durant toute une année pour le réaliser.
Avec le Rectorat de l’UEH et le Décanat de la Faculté d’ethnologie, nous
avons voulu fêter scientifiquement le cinquantième anniversaire de la
fondation de la Faculté d’ethnologie et le soixante-dixième anniversaire
du Bureau national d’ethnologie (BNE) que nous avons raté respectivement en 2008 et en 2011 en raison des troubles qu’ont connus le pays
et la Faculté.
Nous n’avons malheureusement pas la possibilité de publier dans le
présent ouvrage les communications de tous les chercheurs que nous
avons réunis à Port-au-Prince dans le cadre du colloque. Les interventions
qui ont permis d’apporter aux débats un éclairage comparatif feront
partie d’un volume spécial ou seront publiées dans d’autres cadres. Le
présent volume retient seulement quelques-unes de ces communications
dans lesquelles l’appréhension de ces questions dépasse leur inscription
dans le contexte local, proposant ainsi une perspective d’analyse élargie
comme celles de Maud Laëthier et de Hebe Mattos et ses collègues.
Introduction
3
I
La première partie de cet ouvrage collectif regroupe les contributions
qui s’attachent à un approfondissement de l’histoire de l’ethnologie
haïtienne : celle de Kate Ramsey souligne l’intérêt et analyse l’ouvrage
d’un précurseur souvent oublié de la discipline, celle de Lewis Ampidu
Clorméus retire également de l’oubli d’autres auteurs et celle de Jhon
Picard Byron met en évidence la spécificité et la portée de la pensée
price-marsienne par rapport à ses disciples.
Kate Ramsey, anthropologue, consacre sa contribution à l’ouvrage
de Duverneau Trouillot considéré par plus d’un « comme le premier travail
à portée ethnographique sur le Vodou ». Elle se soucie d’abord d’inscrire
l’Esquisse ethnographique. Le Vaudoun : aperçu historique et évolutions dans
le contexte intellectuel de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle,
et souligne les apports considérables de cet ouvrage à l’étude du Vodou,
particulièrement de ses origines, de ses divinités ou lwa et des cérémonies... En procédant à la mise en contexte de l’ouvrage de Duverneau
Trouillot, Kate Ramsey rapproche l’auteur de Louis-Joseph Janvier et
d’Hannibal Price. Elle perçoit dans la prédiction de « l’inévitable dépérissement » du Vodou par Trouillot une certaine expression de la
dénégation complète de cette religion qu’on retrouve dans les travaux
de ses contemporains. Cependant, Kate Ramsey reconnaît que Duverneau
Trouillot est « le seul écrivain éminent de sa génération [qui, s’appuyant
sur “la distinction populaire entre le Vodou et la sorcellerie”] [critique]
ouvertement le Code pénal haïtien pour sa criminalisation du “Vaudoux”
comme forme de “sortilège” ».
Lewis Ampidu Clorméus, sociologue d’une grande érudition, comme
on doit s’en rendre compte en parcourant la bibliographie placée à la fin
de sa contribution, s’applique à une revue exhaustive « des études d’ethnologie des religions en Haïti », particulièrement du Vodou, afin d’établir
que Jean Price-Mars n’est pas le premier à se préoccuper de ce champ et
à innover en la matière. Il répertorie d’abord les « premiers “ethnographes” haïtiens » en remontant, pour ne citer que ce groupe, au Comité
haïtien (de l’Institution d’ethnographie de Paris) dirigé par Demesvar
Delorme ; il indique ensuite les « différentes personnalités haïtiennes et
étrangères » qui, « bien avant 1928 », se sont intéressées au Vodou. Après
avoir montré, sources à l’appui, que Price-Mars n’est pas « une figure
intellectuelle faisant la promotion du vodou », Lewis Ampidu Clorméus
indique les auteurs qui sont vraiment les premiers à porter « un autre
regard sur le Vodou », tels que Antoine Innocent (1906), Élie Lhérisson
4
Jhon Picard Byron
(1899, 1901), Franck Lassègue (1917) et, enfin, Arthur C. Holly qui
publia, en 1918, Les daïmons du culte Vaudou. Clorméus achève la dernière
partie de son article en soulignant que Price-Mars n’admet qu’en 1928,
donc assez tardivement, le Vodou comme « fait religieux ». L’auteur
reconnaît tout de même qu’Ainsi parla l’oncle a contribué « à évacuer peu
à peu la notion de “superstition” ». Il note également que « la volonté de
défendre et de diffuser une image positive d’Haïti auprès des étrangers »
engage Price-Mars, contrairement à « certains intellectuels haïtiens »
comme Louis-Joseph Janvier, à « attester [l’]existence [du vodou] et [à]
en faire une marque de l’identité culturelle haïtienne ».
Jhon Picard Byron, ethnologue, après avoir démontré en quoi les
deux ouvrages majeurs de Price-Mars ne préfigurent ni la vague nationaliste des années 1930-1940 ni le discours de la négritude, s’attache à
souligner comment la complexe et singulière pensée de Price-Mars doit
être associée à celle de « la (re-)construction de la nation ». À travers la
reprise du concept d’hégémonie de Gramsci rapproché de celui de « direction » de Price-Mars, il montre que l’intérêt de ce dernier pour l’ethnologie
est parfaitement politique et stratégique. Jhon Picard Byron insiste, par
ailleurs, longuement sur le fait que l’usage de l’ethnologie dans le projet
price-marsien de construction de la nation ne vise pas à défendre une
spécificité culturelle haïtienne, mais à « entamer le processus d’intégration politique des catégories qui [...] sont exclues [de la “nation”] », à
savoir les classes populaires. Et, dans cette perspective, la « culture
partagée » (non celle rendue homogène par une puissance étatique) est
un moyen plutôt qu’une fin en soi.
II
La deuxième partie réunit les contributions qui analysent la postérité
ainsi que les impacts de l’œuvre des pères fondateurs de l’école haïtienne
d’ethnologie. Elles soulignent les déviations, les reformulations, les
réappropriations politiques et esthétiques dont leur héritage a été l’objet.
Marianne Palisse, ethnologue, montre comment l’intérêt pour l’ethnologie d’intellectuels haïtiens comme Price-Mars et Roumain est lié à
une vision de la discipline « comme outil permettant à la nation haïtienne
de surmonter ses contradictions », c’est-à-dire, précisément, de rapprocher les « masses » et les « élites » selon la terminologie utilisée par les
deux auteurs. Tout en analysant la situation présente de la Faculté d’ethnologie, elle décrit comment l’instrumentalisation du Bureau d’ethnologie
par le régime duvaliériste et son idéologie noiriste renversa durablement
Introduction
5
et fondamentalement l’image de la Faculté et du Bureau en re-signifiant
de façon « mystique » le projet des deux fondateurs de ces institutions
vouées à l’enseignement et à la recherche dans le domaine ethnologique.
Sous l’influence de Duvalier et de son collègue Lorimer Denis, l’Institut,
puis la Faculté d’ethnologie, passa d’un lieu de défense et de valorisation
de la culture populaire face à une « coalition de pouvoirs » à un lieu où,
au contraire, se ressourcent et se renouvellent les pouvoirs.
Schallum Pierre, philosophe, revient, dans sa contribution, sur la
polémique opposant Jacques Stephen Alexis à son contemporain Hénock
Trouillot. La portée critique des positions avancées par Jacques Stephen
Alexis dans cette polémique les rend dignes d’intérêt pour nous ethnologues et anthropologues (partie prenante de la démarche réflexive de
l’ethnologie haïtienne que nous avons voulu initier avec ce colloque dont
nous publions les Actes). Alexis est en effet l’un des rares penseurs
haïtiens à entrevoir, bien avant l’arrivée de François Duvalier au pouvoir,
les conséquences politiques graves de la propension des ethnologues à
l’essentialisation qui les porte à faire du Vodou la matrice de l’identité
culturelle haïtienne.
Dimitri Béchacq, anthropologue, propose une histoire des troupes
folkloriques recoupant celle de l’ethnologie haïtienne, particulièrement
du Bureau national d’ethnologie, tout en mettant en évidence leur rôle
dans « la politique de promotion culturelle » des gouvernements haïtiens.
Il se concentre sur deux périodes : la décennie 1940 et la période allant
des années 1950 aux années 1980. Cette histoire des troupes folkloriques,
que nous présente Dimitri Béchacq, montre comment la valorisation du
Vodou par les ethnologues au début du XXe siècle a conduit à sa récupération par les classes dominantes. L’article est conçu de manière à ne pas
occulter « les profits substantiels [...] en termes de prééminence sociale,
politique et économique » tirés par les élites en contrepartie de « leur
investissement académique et artistique dans le vodou ». Les troupes
folkloriques, qui s’inscrivaient dans un mouvement voulant « associer le
plus grand nombre à la renaissance nationale », comme Price-Mars l’entendait, et qui puisaient largement leur matière première dans « la société
rurale », n’ont atteint cet objectif d’intégration des paysans et des classes
dominées que sur un plan strictement symbolique.
Françoise Simasotchi-Bronès, spécialiste des études littéraires, plus
spécifiquement dans le domaine des littératures francophones et des
théories postcoloniales, se préoccupe de saisir, dans sa contribution, les
interactions entre l’ethnologue Jean Price-Mars et les écrivains haïtiens,
et, d’une façon plus générale, le dialogue entre l’ethnographie et la litté-
6
Jhon Picard Byron
rature. Elle se propose de décrypter le message que Price-Mars adresse
aux écrivains dans Ainsi parla l’oncle. Elle retrouve dans cet ouvrage le
modèle herderien que l’auteur a dû renverser pour l’adapter au contexte
haïtien. Si, dans la narration de la nation allemande de Herder, celui-ci
priorise la langue, Price-Mars, lui, accorde la primauté à la littérature.
Et, dans la mesure où la littérature haïtienne existe déjà depuis longtemps, l’auteur en appelle à sa refondation par « la translittération du
folklore ». La contribution de Françoise Simasotchi-Bronès nous permet
de saisir les sources européennes de la pensée price-marsienne. Aussi
radical que soit le geste du principal fondateur de l’école haïtienne d’ethnologie de vouloir en découdre avec la culture européenne que les élites
avaient adoptée par « bovarysme », il s’est, malgré tout, largement inspiré
du modèle européen de « création des identités nationales ». F. SimasotchiBronès rappelle également l’apport épistémologique considérable de
Price-Mars à l’émergence d’une « ethnographie noire » qui a marqué et
marque encore les productions littéraires francophones postcoloniales.
Ce, d’autant plus, selon elle, qu’ethnologie et littérature sont toutes deux
des « discours constituants » dont la fonction est fondatrice ; il s’agit de
donner « un sens aux actes d’une société qui l’instituent en tant que
communauté » (Maingueneau, 2011).
III
La troisième partie rassemble les contributions qui s’inscrivent dans
un horizon plus large que celui du domaine haïtien : Normélia Parise
procède à l’analyse comparative des chefs-d’œuvre de Jean Price-Mars
et Mário de Andrade ; Maud Laëthier prolonge la démarche en restituant
les courants de l’anthropologie afro-américaniste ; Hebe Mattos étudie
dans le cas précis des usages de la mémoire au Brésil.
À travers une étude comparative de Mário de Andrade et de Jean
Price-Mars, de leur principale œuvre, Macunaíma et Ainsi parla l’oncle,
Normélia Parise, spécialiste en études littéraires, relève « l’importance »
de ces deux auteurs dans « l’invention », par la médiation de l’ethnographie et de la littérature, de la nation au Brésil et en Haïti. Normélia Parise
situe la publication de Macunaíma dans le contexte des années 1920 et
montre comment cette œuvre s’articule à l’avènement du Brésil comme
« nation souveraine » au moment où ce pays passe « d’une économie
esclavagiste à une économie libérale ». Selon l’auteur, Macunaíma participe
de « la tâche qui s’imposait alors », celle de faire « de la population “brésilienne” », « ramassis de populations noires, amérindiennes, métisses et
Introduction
7
blanches venues de tous côtés, pas encore amalgamées », un peuple. Si
Normélia Parise n’insiste pas trop sur le contexte de la parution d’Ainsi
parla l’oncle, elle souligne la démarche de Price-Mars visant « l’irruption
sur la scène sociale, intellectuelle, culturelle, politique du “peuple
haïtien” » qui se traduit dans les objectifs scientifiques de son ouvrage.
Parise note, dans les deux cas, l’usage de la culture populaire, celle « des
populations amérindiennes et noires du Brésil » et « celle de la masse
paysanne » d’Haïti, dans leur construction du peuple et de la nation.
Maud Laëthier, anthropologue, s’attache d’abord à mettre en
évidence les trois grands modèles d’analyse (la continuité, la créolisation
et l’aliénation) développés en anthropologie par les théoriciens des
« Amériques noires » et souligne ensuite leur prolongement dans les
approches récentes proposées à partir de l’idée de la « diaspora noire ».
L’analyse de ces modèles et leur transformation permet de rendre compte
de la diversité, de la complexité des sociétés issues de l’esclavage,
comprises en Amérique du Nord, en Amérique centrale, en Amérique du
Sud et dans les Caraïbes. À partir des études ayant insisté sur l’évitement
de tout système d’autorité duquel puisse émerger un récit unitaire au
sein des formations sociales des Amériques, Maud Laëthier nous invite
à revenir sur l’analyse du politique dans cette perspective. Appliquée au
cas haïtien, cette contribution nous engage alors à faire montre d’une
certaine prudence quant aux représentations de la nation haïtienne
produites par des ethnologues au prix d’une essentialisation à outrance
de l’identité culturelle. Maud Laëthier nous donne sans doute la clé pour
comprendre pourquoi les idées de construction de la nation des ethnologues haïtiens, inscrites dans une démarche visant à introduire le pays
dans la modernité politique, n’ont pas pu aboutir à une transformation
de l’espace politique haïtien ancré dans une de ces formations sociales
des Amériques noires désormais caractérisées comme étant des « cultures
“contre le politique” » ou spécifiées par le refus d’un ordre collectif et par
une « incapacité à faire union ».
À partir du cas concret des Afro-descendants du Brésil, Hebe Mattos,
historienne, et ses collègues, Martha Abreu et Carolina Vianna Dantas,
nous livrent leurs réflexions sur le rôle des chercheurs dans la construction des politiques mémorielles. Leur contribution interroge les
« relations entre le savoir historique, les lectures politiques du passé et
la formation des mémoires collectives ». Quoique ces politiques mémorielles concernent des groupes spécifiques de la société brésilienne, elles
s’inscrivent dans une perspective de redéfinition du récit national brésilien. Cette contribution permet d’insister sur le lien entre ethnologie et
8
Jhon Picard Byron
histoire. Elle rappelle plus ou moins que les recours aux disciplines
ethnologique et historique sont pratiquement motivés par les mêmes
enjeux, l’identité renvoyant toujours à l’origine.
IV
La quatrième partie s’ouvre sur la contribution d’Edelyn Dorismond,
qui propose une nouvelle voie pour l’anthropologie haïtienne. Dans cette
perspective, Jean Waddimir Gustinvil et Adler Camilus proposent de
nouvelles approches sur les thèmes de l’État et de la paysannerie.
Edelyn Dorismond, philosophe, présente un essai qui, à notre avis,
est un véritable manifeste pour le renouvellement de l’anthropologie
haïtienne avec, en contrepoint, une « histoire conceptuelle » de cette
anthropologie soutenue par un appareillage théorique très développé
fait d’importantes considérations sur la théorie de la reconnaissance
d’Axel Honneth. Il saisit deux moments de cette histoire : celui « de l’anthropologie haïtienne et de la défense de la race » (XIXe siècle) ; celui « de
l’ethnologie et la spécificité du “gros peuple” » (XXe siècle). « L’anthropologie en contexte créole » qu’Edelyn Dorismond propose pour renouveler
l’anthropologie haïtienne s’inscrit en faux par rapport à ces deux
moments. À l’encontre des intellectuels haïtiens du XIXe siècle dont
l’appropriation de l’anthropologie occidentale conduit à « l’invisibilisation » du peuple et de la paysannerie, à l’encontre des ethnologues du
XXe qui se posent en « porte-parole ou traducteur du peuple et de la
paysannerie qui ne sait pas, qui ne peut pas parler », la nouvelle anthropologie haïtienne suppose une « praxis communicative », autrement dit
« la construction d’un discours commun » avec les catégories sociales,
objet de ses recherches.
Jean Waddimir Gustinvil, philosophe, aborde le thème du colloque
sur un angle général. Par-delà l’ethnologie, il analyse, dans sa contribution, le traitement, par certains spécialistes des sciences humaines et
sociales, de la question de la nature et de l’origine de l’État haïtien. Se
focalisant sur les travaux de Gérard Barthélemy, Leslie Péan et Vertus
Saint-Louis qui saisissent cette question sous l’angle « d’un certain modèle
de savoir », Jean Waddimir Gustinvil souligne les conséquences théoricopratiques des thèses qui y sont développées pour les rapporter, au terme
de son étude, à un « fantasme » tendant à faire du « savoir du maître » un
« moyen d’“émancipation” ». Cette contribution qui s’étaye sur un dispositif théorique d’inspiration philosophique et postcoloniale peut être
Introduction
9
considérée comme une esquisse des prolégomènes à la déconstruction
du rapport au savoir des chercheurs haïtiens.
Adler Camilus, philosophe, s’efforce de penser, dans sa contribution,
le maintien de la paysannerie, par les élites haïtiennes, en dehors de
l’espace politique en analysant le dispositif juridique et sociopolitique
mis en place avec le code rural qui circonscrit « l’espace de circulation »
du paysan au « procès de production ». Il remonte aux origines de ce
dispositif dans la colonie (dans l’empire colonial français) et souligne au
moins une tentative de conceptualisation (chez un penseur haïtien,
Demesvar Delorme) de ce dispositif qui fait du travail un moyen d’invisibilisation par le mépris social. Au cœur de cette contribution, s’affirme
une tendance à interroger la pertinence de l’idée de nation pour saisir la
société haïtienne marquée des « relations de pouvoir » et des « conflictualités » ayant affaibli « les bases de sa fondation et de sa cohésion ». Par
voie de conséquence, l’auteur met en cause certains chercheurs qui
rendent la paysannerie plus ou moins responsable de « l’échec de l’État
moderne en Haïti », entendu comme celui de « l’implantation du modèle
d’État européen » (Étienne, 2007) dans le pays.
En somme, les contributions qu’on a réunies dans ce volume ne
permettent pas d’approfondir tous les aspects ayant trait au développement de l’ethnologie en Haïti. Elles ont néanmoins la vertu d’avoir lancé
le débat et d’attirer l’attention sur un champ qui a été longtemps laissé
en friche par des chercheurs haïtiens. En effet, dans l’esprit du colloque
de février 2012 sur « L’ethnologie et la construction de la nation politique,
du peuple, du citoyen en Haïti », s’est développée à la Faculté d’ethnologie
de l’Université d’État d’Haïti toute une dynamique qui, tout en donnant
lieu à différentes autres manifestations scientifiques, telles que des
séminaires, des journées d’études..., permet une relance des études
ethnologiques en Haïti. Un projet de recherche a été depuis lors mis en
place et d’autres publications développeront davantage les thèmes qui
sont effleurés pour la plupart dans le présent volume.
Références
Étienne, Sauveur Pierre, L’énigme haïtienne. Échec de l’État moderne en Haïti, Montréal,
Mémoire d’encrier et Presses de l’Université de Montréal, 2007, 355 p.
Hector, Michel, « Sur la refondation de l’État », dans Wilson Dorlus (dir.), Entre refondation et reconstruction. Les problématiques de l’avenir post-sismique d’Haïti,
Port-au-Prince, Éd. UEH, 2011, p. 93-101.
10
Jhon Picard Byron
L’Estoile, Benoit de, Federico Neiburg et Lygia Sigaud (dir.), Empires, Nations, and Natives :
Anthropology and State-Making, Durham, Duke University Press, 2005.
Maingueneau, Dominique, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation [2004],
Paris, A. Colin, 2011.
Paul, Emmanuel C. et Jean Fouchard (dir.), Témoignages sur la vie et l’œuvre du Dr Jean
Price-Mars (1876-1956), Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1956.
Partie I
Duverneau Trouillot, Ethnographe
révisionniste du Vodou
Kate Ramsey
Department of History
University of Miami
J
ean Price-Mars est à juste titre considéré comme le fondateur de
l’ethnologie haïtienne ; son œuvre Ainsi parla l’oncle en est le texte
inaugural. Cependant, comme Price-Mars le reconnaîtra lui-même dans
ses notes de bas de page et dans sa bibliographie, son étude avant-gardiste
n’était pas sans prédécesseur. En effet, Price-Mars s’inspirera d’un certain
nombre de travaux d’écrivains haïtiens qui remettaient en question les
représentations du Vodou qui avaient longtemps fondées les discours
colonialistes diffamatoires de l’Haïti postcoloniale. Je me concentrerai
dans cette présentation sur l’un des textes de Duverneau Trouillot, intitulé Esquisse ethnographique. Le Vaudoun : aperçu historique et évolutions,
et publié en 1885 en Haïti.
Je ne suis en aucun cas la première à affirmer l’importance de cette
monographie ; je suivrai plutôt le chemin tracé par bon nombre d’ethnologues haïtiens de la première et seconde génération qui ont dépeint
Trouillot comme un précurseur intellectuel. Price-Mars cite en l’approuvant l’enquête de Trouillot dans Ainsi parla l’oncle, et plusieurs de ses
étudiants identifient celle-ci comme le premier travail à portée ethnographique sur le Vodou, et ­considèrent Trouillot comme le premier
ethnographe d’Haïti1. Ces écrivains signalent à la fois l’importance, mais
1.
« Nous citerons avec plaisir la réflexion que M. D. Trouillot a consignée à ce sujet dans
son intéressant opuscule : ‘‘ le Vaudoun’’ ». « Il y a longtemps – écrit-il – que le reptile
s’est dérobé à son canari, petit vase d’argile qui figure le sobagui (c’est-à-dire l’autel) »
(Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle [1928], Ottawa, Leméac, coll. « Caraïbes », 1973,
13
14
Kate Ramsey
aussi l’opacité qui entourent ce document. Ainsi, par exemple, dans son
étude de 1949, L’ethnographie en Haïti, Emmanuel C. Paul écrit : « Il nous
a fallu attendre jusqu’en 1885 pour compter un premier ethnographe
presque méconnu : nous citons D. Trouillot qui, à cette date, a publié une
Esquisse ethnographique intitulée “Le Vodou haïtien”. » Toutefois, Paul
remarque : « Les échos de cet ouvrage – s’il en eut – ne nous sont pas
parvenus. Le livre lui-même est devenu rarissime, même introuvable2. »
Si le travail de Trouillot est inaccessible en Haïti (j’ai pu trouver une copie
lors d’une recherche à la Bibliothèque haïtienne des Frères de l’instruction
chrétienne), il semble être encore plus méconnu partout ailleurs. J’espère
ici éclairer d’avantage cette étude et son auteur qui, bien que n’ayant pas
l’envergure d’un Anténor Firmin ou d’un Price-Mars, mérite une plus
grande reconnaissance en tant que pionnier des études ethnographiques
haïtiennes. La monographie de Trouillot se révèle particulièrement
intéressante lorsqu’on met en lumière les tensions internes qui la structurent. Elle annonce tout d’abord un certain nombre de discours de l’élite
sur le Vodou, que Price-Mars déplorera et déstructurera quatre décennies
plus tard dans Ainsi parla l’oncle (en particulier l’idée que cette religion
était dans un état avancé de déclin, victime des « lois de l’évolution », du
développement de la pensée des Lumières, de la rationalisation scientifique et des différentes formes orthodoxes de la christianité). Mais l’étude
de Trouillot inclut également une discussion approfondie sur les racines
historiques du Vodou telles que retrouvées dans les traditions d’Afrique
de l’Ouest et d’Afrique Centrale. Elle comprend aussi, à ma connaissance,
la première liste jamais publiée des principaux esprits du Vodou. Par
ailleurs, cette étude contient (là encore selon mes connaissances) les
premières descriptions détaillées et apparemment à orientation ethnographique de plusieurs cérémonies. Enfin, et cela est peut-être encore
plus marquant, dans son travail Trouillot avance des arguments révisionnistes sur la distinction populaire faite entre le Vodou et la
« sorcellerie », et que Price-Mars lui-même appuiera par la suite. Aux vues
de l’étendue de la problématisation que Trouillot fait des constructions
racistes et sensationnalistes de l’Occident autour des croyances locales
du Vodou, je voudrais suggérer ici que son étude peut être considérée
comme un travail de reconceptualisation plutôt que, comme l’on serait
tenté de le croire, comme un simple travail de répudiation.
2.
p. 178). Jacques Oriol, Léonce Viaud et Michel Aubourg ont écrit que Trouillot était
« considéré par tous comme le premier ethnographe haïtien » (Le mouvement folklorique en Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1952, p. 17).
Emmanuel C. Paul, L’ethnographie en Haïti. Ses initiateurs, son état actuel, ses tâches et
son avenir, Port-au-Prince, Imprimerie de L’État, 1949, p. 12.
Duverneau Trouillot, Ethnographe révisionniste du Vodou
15
Qui était donc Duverneau Trouillot ? L’ampleur avec laquelle je peux
répondre ici en partie à cette question a largement été rendue possible
grâce à la généreuse aide des directeurs de l’Association de généalogie
d’Haïti, et en particulier grâce aux recherches de Peter Frisch qui a étudié
l’arbre généalogique de la famille Trouillot. Selon Frisch, Antoine Philippe
Duverneau Trouillot, né à Port-au-Prince en 1831, est le fils d’Antoine
Duverneau Trouillot, membre du Sénat haïtien après 1846, et de Marie
Thérèse Eliza Mirambeau dont le père (un docteur français) avait été
épargné par Dessalines après la Révolution haïtienne en raison de sa
profession. Trouillot fils épousa en 1855 sa cousine, Marie Anne Augustine Elmina Mirambeau, et travailla comme avocat à Port-au-Prince3.
Dans son Dictionnaire biographique des personnalités politiques de la république d’Haïti, Daniel Supplice note que Trouillot publia son premier
ouvrage en 1872, intitulé Éloge de la femme4. À ce jour, il m’a été impossible de déterminer comment, et où en Haïti, Trouillot a effectué sa
recherche pour l’Esquisse ethnographique, publiée treize ans plus tard, ou
même encore ce qui put l’encourager à l’entreprendre. Un détail biographique qui rend son travail sur le Vodou d’autant plus fascinant est que,
cinq ans après sa publication de 1885, Trouillot fut nommé Secrétaire
d’État de la justice et des cultes sous le gouvernement de Florvil Hyppolite (1889-1896). Bien que ceci suscite des interrogations quant au type
de politique que Trouillot engagea pendant ses brèves années de fonction,
il est important de préciser que le Vodou n’était pas à l’époque en Haïti
une religion reconnue officiellement, ni protégée.
Je souhaiterais désormais me tourner vers le texte de Trouillot, et
examiner en quoi il reproduit les discours de l’élite haïtienne de l’époque
sur le déclin du Vodou et sa disparition imminente, et en quoi il débat
expressément de la catégorisation du Vodou comme forme de sorcellerie
dans la représentation occidentale, et dans le droit pénal haïtien qui le
rend criminel. Pour ces raisons, il est essentiel de situer la monographie
de Trouillot dans le contexte d’œuvres d’auteurs haïtiens contemporains
qui ont abordé le sujet du Vodou en réfutant les déformations des racistes
scientifiques et diffamateurs colonialistes de la soi-disant « République
Noire ». Ces textes haïtiens, adressés à certains détracteurs en particulier,
ont servi de terrain à de plus vastes discussions sur l’égalité raciale et sur
3.
4.
Communication personnelle avec Peter Frisch, 8 novembre 2002. Je suis très reconnaissante à M. Frisch d’avoir partagé ses recherches avec moi. Je tiens à remercier
Maxime Dehoux et également l’Association de généalogie d’Haïti.
Daniel Supplice, Dictionnaire biographique des personnalités politiques de la République
d’Haïti, 1804-2001, Belgique, Lannoo Imprimerie, 2001, p. 666.
16
Kate Ramsey
le statut exemplaire des Haïtiens vus comme « l’avant-garde qui permettrait de réhabiliter la race noire5 ». Toutefois, le déclin des pratiques
populaires, que les Européens et Nord-Américains blancs échafaudaient
comme preuve de la régression de la civilisation dans l’Haïti indépendante, était un thème défensif clé des écrits de la fin du XIXe siècle et du
début du XXe sur toute la scène politique haïtienne. Ainsi, l’écrivain
nationaliste Louis-Joseph Janvier souligna, dans La République d’Haïti
et ses visiteurs (1883), que : « toutes les vieilles danses africaines : le banda,
le madouk, l’arada, le congo, le séba, l’ibo, etc., ont complètement disparu
aussi bien des villes que des campagnes6 ». Dans De la réhabilitation de la
race noire par la république d’Haïti (1900), ce sera le politicien libéral
Hannibal Price qui affirma de surcroît que la danse au son des tambours
était, « en général [...] morte en Haïti », ayant été « tuée par le développement du goût de la toilette chez les femmes7 ».
Certains extraits de l’Esquisse ethnographique de Duverneau Trouillot
sur le Vodou peuvent se lire comme des portraits peints par Janvier et
Price. Trouillot, parfois même plus ferme dans ses affirmations que ces
derniers, invoque la théorie de l’évolution pour renforcer sa perspective
sur l’inévitable dépérissement de ces croyances et pratiques en Haïti.
Après plusieurs pages de discussion sur les origines ouest et centrafricaines du Vodou, Trouillot se moque des « bruits » causé par des
« voyageurs fantaisistes », à propos d’« une vieille superstition qui tombe
en désuétude8 ». Il décrit le Vodou comme ayant régressé au point d’être
une religion n’ayant ni dogmes, ni rites propres, mais étant plutôt un
« divertissement grossier ayant conservé l’enveloppe vide d’une croyance
évanouie9 ». Il ajoute également que : « Sous la morsure terrible de la
critique et du scepticisme, les vieilles croyances s’effritent comme le fer
sous la morsure de la rouille10. »
5.
Voir J. Michael Dash, The Other America : Caribbean Literature in a New World Context,
Charlottesville, VA, University Press of Virginia, 1998, p. 45.
6. « La riante tonnelle sous laquelle se dansait autrefois la martinique est de moins en
moins fréquentée et le carnival même n’est plus en ce moment pour l’ouvrier de Portau-Prince qu’un trop fatiguant et trop coûteux plaisir dont il cherche de plus en plus
à s’abstenir. » Louis-Joseph Janvier, La République d’Haïti et ses visiteurs (1840-1882),
Tome 1 [1883], Port-au-Prince, Ateliers Fardin, 1979, p. 94.
7. Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti, Port-auPrince, Imprimerie J. Verrollot, 1900, p. 444.
8. Duverneau Trouillot, Esquisse ethnographique. Le Vaudoun : aperçu historique et évolutions, Port-au-Prince, Imprimerie R. Ethéart, 1885, p. 9.
9. Ibid., p. 10-11.
10. Ibid., p. 24.
Duverneau Trouillot, Ethnographe révisionniste du Vodou
17
De telles affirmations présentent Trouillot comme l’un des annonciateurs les plus acharnés du déclin imminent du Vodou en Haïti à la fin
du XIXe siècle. Cette lecture est toutefois problématisée par d’autres
particularités du texte qui la remettent en cause. Tout d’abord, si l’Esquisse
ethnographique de Trouillot semble accepter la logique familière de la
dégénération évolutive, le sens aigu de la perte qu’il semble associer à ce
processus paraît assez exceptionnel parmi les écrits similaires de la fin
du XIXe siècle. En historicisant les racines ouest et centrafricaines du
Vodou haïtien, Trouillot offre un portrait d’un système de croyances
élaboré et unifié, et son ébauche ethnographique construit, peut-être
malgré elle, un sentiment de nostalgie envers l’intégrité de ces origines
perdues11.
Les déclarations de Trouillot vis-à-vis du déclin de la pratique du
Vodou en Haïti sont par ailleurs contrariées par les détails proches et
apparemment ethnographiques avec lesquels il décrit la nature et la
signification des cérémonies du Vodou. C’est dans l’appendice que l’on
trouve la plus grande richesse ethnographique de la monographie de
Trouillot. Il offre des discussions sur les offrandes rituelles à certains
esprits, la signification de « la pierre de tonnerre » amérindienne sur les
autels du Vodou, ainsi qu’un inventaire des principaux esprits du Vodou
accompagnés de leurs caractéristiques. On y trouve également un glossaire du « Vocabulaire du Vaudoux ». Trouillot porte un intérêt tout
particulier au processus d’assimilation transformative du Vodou face à
la ritualité, à l’imagerie et à la liturgie catholique romaine, bien qu’il
interprète ceci comme une preuve de l’enfermement progressif de la
croyance populaire par un catholicisme institutionnalisé, plutôt que
l’inverse. Il écrit :
le hounfô [...] est orné exactement comme un oratoire, de toutes les images
des saints, de la Vierge et du crucifix [...]. L’eau bénite, l’encens et la clochette
concourent aux cérémonies [...]. Le mélange dont on vient de parler est si
intime que le hougan, le papa et la Mambo eux-mêmes recommandent
véhémentement aux dévôts le culte des morts et des saints de l’Église,
auxquels les messes sont indispensables pour se les rendre favorables12.
Trouillot ne fournit aucune indication quant à la nature de la
recherche sur laquelle se basent ces informations, ni sur le lieu où cette
recherche a été effectuée. Et pourtant, il me semble que la spécificité, le
détail et la structure de ses écrits à travers les différentes sections de son
œuvre confirment le processus ethnographique annoncé par son titre.
11. Ibid., p. 9-10.
12. Ibid., p. 25-26.
18
Kate Ramsey
Ainsi, bien que l’étude de Trouillot soit empreinte d’une logique du
déclin évolutionniste, j’arguerai qu’elle contient un certain nombre
d’idées nuancées sur les pratiques dont elle prédit le le recul. Pour moi,
l’intervention la plus considérable faite par Trouillot dans cette monographie est la condamnation des représentations qui conduisirent à
l’effondrement des pratiques du Vodou et à celles de la sorcellerie. Soulignant que la manipulation malveillante des forces surnaturelles était un
héritage de traditions européennes tout autant qu’africaines, Trouillot
signale que de telles pratiques étaient condamnées de manière universelle
et répudiées en Haïti « aussi bien par les adeptes du Vaudoux que par
tous ceux qui ne le sont pas13 ». En effet, il soutient que le mot qui finirait
par symboliser l’ensemble de la « sorcellerie haïtienne » chez tout les
étrangers hostiles du XIXe siècle, était en fait populairement perçu comme
contraire, voire fondamentalement opposé à de telles pratiques.
Cependant, Trouillot va plus loin dans l’analyse de ce qu’implique
cette recatégorisation : il affirme que la distinction populaire entre le
Vodou et la sorcellerie avait en réalité de sérieuses conséquences sur la
manière dont chacune devrait être combattue institutionnellement.
Trouillot est, à ma connaissance, le seul écrivain éminent de sa génération
à critiquer ouvertement le Code pénal haïtien pour sa criminalisation du
« Vaudoux » comme forme de « sortilège ». La sorcellerie, et non pas le
Vodou, écrit-il, était « affaire de l’autorité civile, armée pour la répression
de la loi pénale appliquée sans merci ». Il accuse le zèle de la police des
campagnes d’avoir parfois été excessif, et dénonce l’arrestation d’innocents durant la chasse aux « sorciers ». Vu le degré avec lequel les rites et
croyances catholiques étaient déjà incorporés à la pratique Vodou, il
déclare que sa « disparition [...] dépend d’une propagande religieuse,
active, intelligente ce qui est affaire des missionnaires chrétiens » et non
pas celui d’autorités civiles14.
Malgré le fait d’être convaincu du caractère avantageux et inévitable
de la disparition du Vodou en Haïti, et malgré son soutien envers la
criminalisation des « sortilèges » par le Code pénal, je dirais que Trouillot
a tout de même le mérite d’avoir publiquement attaqué la pénalisation
du Vodou comme forme de sorcellerie dans l’Haïti de l’époque. Sa prise
de position en 1885 est d’autant plus significative que de telles publications pour la décriminalisation du Vodou étaient très rares à cette époque
et le restèrent durant les décennies à suivre, même durant les années
13. Ibid., p. 20.
14. Ibid., p. 26.
Duverneau Trouillot, Ethnographe révisionniste du Vodou
19
1930 et 1940 alors que l’institutionnalisation des études d’ethnologie
haïtienne voyait la prolifération d’articles et monographies ethnographiques sur le Vodou (Jean Price-Mars, Arthur Holly et Kléber Georges
Jacob étaient des exceptions majeures à ce silence)15.
Pour conclure, il me semble que l’importance intellectuelle et l’intérêt
que l’Esquisse ethnographique de Duverneau Trouillot présente pour le
Vodou est multiple. D’un point de vue historico-intellectuel, il s’agit
clairement d’un texte crucial lorsque l’on souhaite retracer le développement des études ethnologiques en Haïti. Citée par des générations
d’ethnologues haïtiens comme la première ethnographie publié en Haïti,
il est fort probable que l’Esquisse ethnographique ait influé sur la pensée
de Jean Price-Mars, bien plus que les notes de bas de page dans Ainsi
parla l’oncle (où il est mentionné une fois) ne le suggèrent. Malgré d’importantes distinctions entre les conclusions de Trouillot et de Price-Mars
sur la nature et l’avenir du Vodou en Haïti, tous deux définissaient cette
religion en la différenciant des pratiques de sorcellerie selon l’entendement populaire, et, à partir de là, prirent publiquement position contre
sa condamnation officielle dans le Code pénal. La monographie de
Trouillot est également marquante d’un point de vue anthropologique
et sociohistorique plus large. L’ethnographie qui guide sa recherche rend
ce document à la fois fascinant pour les chercheurs contemporains sur
le Vodou, et est une source particulièrement importante dans le champ
académique grandissant des histoires religieuses diasporiques africaines.
Traduit par Vanessa Reynaud
15. Jean Price-Mars, Folklore et patriotisme. Conférence prononcée sous les auspices de l’Alliance française le 24 novembre 1951, Port-au-Prince, Imprimerie Les Presses Libres,
1951, p. 17-18 ; Kléber Georges Jacob, L’ethnie haïtienne, Port-au-Prince, Imprimerie
de l’État, 1941, p. 65 et 74.
Jean Price-Mars
et le vodou haïtien
Quelques précisions
à propos d’Ainsi parla l’oncle
Lewis Ampidu Clorméus1
J
ean Price-Mars est, sans conteste, l’un des auteurs les plus cités dans
les études d’ethnologie des religions en Haïti. Considéré à la fois
comme le précurseur de la négritude (Piquion, 1966, p. 162) et le principal
initiateur du mouvement indigéniste (Joint, 2006, p. 80 ; Tontongi, 2007 ;
Georges, 2004, p. 53), la diffusion de ses œuvres complètes manque
pourtant à la communauté scientifique pour saisir son évolution intellectuelle et idéologique. À l’occasion du centenaire de sa naissance, son
fils Louis Mars (1977) n’a pu réunir qu’une bibliographie fort incomplète
de ses œuvres. Plus récemment, Léon-François Hoffmann (2009) a publié
une bibliographie beaucoup plus dense de Price-Mars. Mais, reconnaît-il,
« toute bibliographie est par définition incomplète et sujette à révision.
À plus forte raison celle d’un auteur aussi prolifique que Jean Price-Mars »
(Hoffmann, 2009, p. 470). C’est d’ailleurs cette connaissance approximative de sa bibliographie qui explique que, dans la plupart des études
savantes relatives au vodou et à la culture haïtienne, ce sont surtout deux
de ses œuvres, en l’occurrence La vocation de l’élite (1919) et Ainsi parla
l’oncle (1928), qui sont généralement évoquées dans les bibliographies.
1.
Ce travail a été réalisé au sein du LABEX COMOD (ANR-11-LABX-0041) de l’Université de Lyon, dans le cadre du programme «Investissements d’Avenir» (ANR11-IDEX-0007) de l’État Français, géré par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR).
21
22
Lewis Ampidu Clorméus
Pourtant, la position de Price-Mars dans le traitement de ces thèmes est
complexe et évolutive et ne saurait être saisie à partir de ces deux seuls
livres.
À travers les lignes suivantes, ma préoccupation principale est de
fournir quelques détails sur la production ethnographique de Jean PriceMars en me concentrant spécifiquement sur l’un de ses principaux
chefs-d’œuvre : Ainsi parla l’oncle (1928). Il s’agit précisément de répondre
à deux questions fondamentales : Jean Price-Mars fut-il le premier intellectuel haïtien à cultiver ouvertement une empathie pour le vodou ? Fut-il
également le premier à considérer le vodou comme une religion ?
Ainsi parla l’oncle dans son contexte intellectuel et
politique
Beaucoup d’essais et de manuels d’histoire littéraire d’Haïti ont
esquissé le contexte sociopolitique et culturel de la production de l’indigénisme en Haïti (Gouraige, 1960 ; Trouillot, 1962 ; Kesteloot, 1963 ;
Fardin, 1967 ; Charles, 1984 ; Ntonfo, 1997). Sans y revenir, j’aimerais
toutefois soulever deux éléments essentiels, mais souvent ignorés, pour
saisir les raisons du succès d’Ainsi parla l’oncle auprès des jeunes intellectuels de la « génération de l’Occupation ».
Le premier élément concerne la vie intellectuelle de Jean Price-Mars.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce dernier n’est pas le premier
Haïtien à prétendre réaliser un travail ethnographique en Haïti. D’ailleurs,
il n’appartient même pas à la génération des premiers « ethnographes »
haïtiens. J’ai relevé, en étudiant le XIXe siècle haïtien, les traces de l’existence d’un Comité haïtien, placé sous la protection de la présidence de
la République, qui devait œuvrer au sein du Conseil central de l’Institution ethnographique de Paris (Le Moniteur, 1886). Ce comité haïtien
était composé, entre autres, de Demesvar Delorme (président d’honneur),
Pierre Éthéart (professeur de sciences), Cadet Jérémie (chef de division
au Ministère de la Marine), Achille Peuvrier (commissaire chargé de la
représentation haïtienne au Comité central. (Bulletin de la Société d’ethnographie, 1888, p. 6)2. Ce dernier regroupait plusieurs autres pays
2.
Je profite de l’occasion pour citer quelques figures haïtiennes de cette première génération d’ethnographes haïtiens : B. Benjamin (inspecteur des écoles aux Gonaïves), D.
Bernier (citoyen de Jacmel), le sénateur B. Maignan, Miguel Boom, E. Robin, Désinor
Saint-Louis, Paul Lochard, Dr Arch. Désert, Dr C.-R. Boyer, Décis Viard Weick, A.
Mérion, Eugène Boujolly, Dr Aubry, Dr M. O. Rameau, Dr Lamothe, F. Ethéart, etc.
Jean Price-Mars et le vodou haïtien
23
comme la Roumanie, l’Italie, la Tunisie, l’Égypte, la Hollande, l’Allemagne,
etc.3.
Au début du XXe siècle, plusieurs intellectuels haïtiens maintenaient
encore des liens avec des cercles d’ethnographes. C’est ainsi qu’en 1904,
après le refus de Léon de Rosny d’assurer un nouveau mandat à la tête
de l’Association scientifique universelle dont le but est la « confraternité
des peuples », l’ancien président haïtien François-Denis Légitime (1904,
p. 6) écrit dans une revue haïtienne :
Délégué par cette association depuis environ vingt ans, j’ai pour devoir de
faire connaître à mes collègues haïtiens et au public les résolutions qui ont
été prises en ces derniers temps par suite du refus de notre illustre président
d’accepter, pour une nouvelle période quinquennale, la direction du Comité
Central de Paris. [...] Mr Léon de Rosny, l’un des fondateurs de la Société
d’Ethnographie, a été pendant longtemps ce centre autour duquel s’étaient
groupés des hommes remarquables par leur activité, leurs talents et leur
bonne volonté. En se retirant, il laisse au moins sa méthode, la Méthode
conscientielle qui, au besoin, pourra servir les esprits4.
Jean Price-Mars assume pourtant son statut de pionnier de la discipline ethnologique en Haïti en affirmant, dans Ainsi parla l’oncle (1928),
qu’il poursuit l’objectif « d’intégrer la pensée populaire haïtienne dans la
discipline de l’ethnographie traditionnelle5 ». Tout en se vantant d’être
celui qui a imposé la notion de « folklore » en Haïti, il avoue que « comme
c’était la première fois qu’une pareille entreprise avait été tentée dans
notre milieu, il m’a bien fallu expliquer, démontrer, justifier pourquoi
j’essayais de relever aux yeux du peuple haïtien la valeur de ses propres
traditions » (Price-Mars, 1945). L’historien Hénock Trouillot (1956, p. 55)
estime, quant à lui, que ce livre est l’œuvre pionnière qui se chargea
d’étudier de manière systématique le folklore, la culture et la formation
ethnique du peuple haïtien. Il fait ainsi fi d’une critique qu’adressa un
particulier à Jean Price-Mars dès la publication dudit ouvrage :
3.
4.
5.
Il serait intéressant de connaître et d’évaluer la qualité des productions de ce comité
haïtien et leur écho au sein de l’Institution ethnographique de Paris. Notons qu’à cette
même période, un certain Duverneau Trouillot (1885) publiait son travail ethnographique sur le vodou haïtien.
Le texte de Légitime paraît dans L’Œuvre, qui est une « revue de littérature et de philosophie sociale » fondée par Massillon Coicou. Dans ce même numéro, après la note
de Légitime, la revue publie une étude de D. Marceron, titrée « L’Ethnographie et les
Sciences naturelle », en hommage à l’œuvre de Léon de Rosny.
Voir le premier paragraphe de la préface d’Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars. Il
déclare aussi, dans une conférence publique, qu’il est « l’initiateur des études ethnographiques dans ce pays » (Price-Mars, 1952, p. 6).
24
Lewis Ampidu Clorméus
Cette entreprise a été tentée par d’autres ; à l’étranger, on a beaucoup écrit
– particulièrement des gens, qui ont voyagé ici ou des écrivains qui ont
rapporté sur la loi de ces voyageurs –, sur nos mœurs, notre littérature, nos
populations, tant dans leur surface que dans leur fond, l’état social de nos
villes et celui de nos campagnes, nos traditions, nos croyances, nos superstitions. Remontant de nos origines à notre présent et supputant d’après
eux notre avenir, la plupart de ces écrivains étrangers – il faut malheureusement le reconnaître –, ont exprimé des pronostics plutôt défavorables,
mais – et même parce que –, impliquant comparaison à la lumière d’idées
générales et de données ethnographiques depuis longtemps acceptées et
constituant elles-mêmes tradition et discipline (Anonyme, 1928b)6.
Le second élément concerne la vie politique du pays à la fin des années
1920. Une véritable campagne anticléricale, déclenchée par des leaders
nationalistes protestants (Malherbe et Catts Pressoir), est rejointe par
le journal Le Petit Impartial de Jacques Roumain et Georges Petit. Le
succès relatif de cette campagne anticléricale explique, en partie, l’émergence de l’indigénisme haïtien. En effet, en s’attaquant farouchement
au programme idéologique du clergé catholique – perçu comme allié des
occupants américains – au nom de la liberté d’expression et d’un idéal
nationaliste, cette campagne rendait légitime tout ce qui ne symbolisait
pas la pensée occidentale7. C’est dans ce contexte, assez particulier, que
parut Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars8.
6.
7.
8.
En effet, plusieurs travaux à prétention ethnographique ont été réalisés par des
auteurs haïtiens avant Price-Mars. Notons particulièrement un ouvrage de FrançoisDenis Légitime (1891, p. 255-258) contenant un chapitre sur Haïti intitulé : « Genèse
et ethnographie »; et Horace Pauléus Sannon (1896).
Pour l’historiographie de cette campagne anticléricale, voir Clorméus (2012b). Bien
ancré dans le sentiment de révolte antiaméricaine et anticléricale générée par l’Occupation américaine d’Haïti (1915-1934), le poète Carl Brouard écrit : « 28 juillet 1915.
L’Américain foulait notre sol. [...] Horreur ! nous vîmes la souplesse créole se prostituer à la morgue esclavagiste. Invité à un bal, le Président Borno laissait le club
américain, sur l’air de “bye bye, black bird”. Alors naquirent “la Trouée” et “la Revue
Indigène”. [...] Nous remîmes en honneur l’assôtor et l’açon. Nos regards nostalgiques se dirigèrent vers l’Afrique douloureuse et maternelle. Les splendeurs abolies
des civilisations soudanaises firent saigner nos cœurs. Virilement et glorieusement,
puérilement aussi peut-être, nous jurâmes de faire de notre patrie le miracle nègre,
comme la vieille Hellade fut le miracle blanc. Aux splendeurs orientales de l’antique
Saba, nous rêvions de mêler la raison latine, et que de ce mélange conforme au génie
de notre race, naquit une civilisation intégralement haïtienne. Mais cette civilisation
originale, où donc pouvions-nous la puiser, si ce n’est dans le peuple [sic] » (Brouard,
1936, p. 68).
Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars (1928) est publié à un moment où, au sein même
des élites, se radicalisent les positions anti-américaines en Haïti et s’aventurent dans
une nouvelle quête d’identité collective. On lit aussi une boutade, dans le journal Le
Jean Price-Mars et le vodou haïtien
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Je tiens aussi à signaler que l’étude du vodou, jusqu’au milieu des
années 1930, a très peu intéressé les intellectuels haïtiens. Produire sur
le vodou, c’était attester implicitement l’existence d’une forme de religiosité populaire archaïque témoignant de l’ampleur de « l’esprit primitif »
dans la paysannerie haïtienne. Il était clair que, dans un contexte où les
intellectuels haïtiens se chargeaient d’assurer à leur pays une place désirable dans le monde « civilisé », des productions intellectuelles sur le
vodou ne seraient qu’un aveu profitable aux traditionnels détracteurs
d’Haïti en Occident.
Pourtant, bien avant 1928, différentes personnalités haïtiennes et
étrangères ont étudié le vodou. Malheureusement, la plupart de ces
travaux sont aujourd’hui méconnus ou sombrent dans l’oubli. J’aimerais
citer, par exemple, la contribution de Duverneau Trouillot, ce francmaçon radié de la loge L’Amitié des Frères Réunis, no 1, qui deviendra
Secrétaire d’État de la justice et des cultes sous la présidence de Florvil
Hyppolite (1891)9. Il est l’un des premiers auteurs haïtiens à publier un
travail d’ethnographie sur un phénomène religieux haïtien : le vodou
9.
Matin, qui laisse mesurer la réception immédiate de cette œuvre auprès de cette catégorie sociale et combien elle pouvait permettre de questionner la société haïtienne
dans ses fondements culturels. « Durant les quelques dernières semaines, des dîners
de gala ont été offert au Docteur d’Ainsi parla l’oncle. Toutes les sommités culinaires,
journalistiques y prêtaient leur concours. Oh ! que de mets délicats, [...] de liqueurs
exquises n’ont pas été servis ; aussi que de cervelles n’ont-ils pas tournées ? Que de
racontars n’a-t-on pas entendus ? Que de conversations malsaines et saugrenues n’at-on pas suivies. En effet, autour d’une large, longue, immense table dressée à cet
effet comme un pique-nique international – les délégués des élites haïtiennes analysèrent, synthétisèrent les diagnostics du Docteur. Est-il juste, se demanda-t-on ? Et,
une foule compacte de gens de toutes nationalités qui se groupait pour dévorer à l’œil
les plats qui ont été servis et suivre de loin toutes les opinions émises par les délégués,
n’y comprenaient rien. L’œuvre du Docteur n’étant pas vulgarisée, bien que tous les
haïtiens ou étrangers tiennent à clous ou à chevilles aux oncles, que celui-ci s’appelle
oncle Sam, que celui-là se nomme oncle Bouqui, chacun d’eux, cependant, éveille un
intérêt particulier dans le cœur de tous. Or, seule la vulgarisation de la thèse soutenue
par le Docteur pourrait permettre à tous, de se faire une idée nette, précise, exacte
de son diagnostic, car en ce domaine, toute le monde se flatte d’être bon docteur,
puisque c’est du Folk-Lore que l’éminent Médecin a tiré les données de son diagnostic.
[...] Tandis que les vrais héritiers, c’est-à-dire les descendants directs de l’oncle,
protestent contre toutes conversations qu’on pourrait attribuer à ce dernier, parce
que prétendent-ils, l’oncle, dans ses râles, dans ses spasmes, ne pouvait pas parler. Et
cependant d’autres soutiennent que le Docteur qui était à ce moment au chevet du
mourant pouvait bien recueillir les petits propos de l’oncle, les traduire et les livrer
aux appréciations de tous. En tout cas, la question brutale et énergique qui se pose est
celle-ci : Sont-ce des vérités ? [sic]. » Anonyme (1928d).
L’Amitié des Frères Réunis (1873, p. 24).
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