Colloque 10-11 mai 2007, Bordeaux, Musée d

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Colloque 10-11 mai 2007, Bordeaux, Musée d’Aquitaine « Haïti, une histoire de l’esclavage »
L’esclavage et l’illusion de couleur : histoire d’une « perversion sémantique »
Natacha Giafferi (chercheur affilé au LAS, Paris)
Résumé: La colonie française de Saint-Domingue, future Haïti, est le lieu de
« l’expérience historique » qui constitua le « véritable « paradigme »
généalogique »1 du Nouveau Monde. S’intéresser aux terminologies de couleur
à Saint-Domingue, c’est donc se résoudre à pénétrer ce que René Depestre
appelle les « signes et (les) pièges grossiers, propres à l’imaginaire du
colonialisme » et entrer dans un univers tissé de « fausses identités »2. Cette
intervention se propose d’en rappeler quelques fondamentaux3.
Un rapport de domination
Quoiqu’il soit vrai, ainsi que nous l’enseigne David Le Breton, qu’avant tout procès de
rationalisation du préjugé « le racisme procède d’une fantasmatique du corps »4 irréductible à
une situation concrète, la pratique racialiste, particulièrement au Nouveau Monde, se trouve
exacerbée par le fait - pour citer l’avant-propos du colloque Métissages tenu à l’Ile de la
Réunion en 1991 - qu’« entaché de son histoire coloniale, le mélange des corps est souvent
perçu comme un rapport de domination »5.
Ce rapport de domination s’origine, dans le cas des Antilles françaises comme dans celui
de l’ensemble des colonies européennes dans l’institution esclavagiste qui se développe dès le
début du XVIème siècle. Et si Français, Anglais, Hollandais, Espagnols ou Portugais ne
manifestèrent pas vis-à-vis de leur main d’œuvre servile une égale distance (qu’expliquent
notamment un ratio maîtres/esclaves très variable d’une région à l’autre, avec la plus forte
Jean-Luc Bonniol, « La généalogie au cœur des sociétés antillaises. Des représentations aux techniques
d’investigation », La généalogie entre science et passion, pp. 249-265 : 250.
2
René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, p 9. L’expression « perversion sémantique » à laquelle le titre
de mon intervention fait référence lui revient également.
3
Une première version de ce texte figure, dans un ordre assez différent, dans l’ouvrage « Une ethnologue à Portau-Prince. Question de couleur et luttes pour le classement socio-racial en Haïti », à paraître aux éditions
L’Harmattan, Paris.
4
David Le Breton, « Imaginaire sensoriel du racisme. Odeur de l’autre », in C. Méchin, I. Bianquis et D. Le
Breton (dir.) Anthropologie du sensoriel. Les sens dans tous les sens, L’Harmattan 1998 : 7-21, p 7.
5
Jean-Luc Alber, Claudine Bavoux, Michel Watin, Avant-propos in Métissages II : 5-6, p 5.
1
concentration dans la partie française de Saint-Domingue-, et une conceptualisation différente
des lignes raciales dans la Caraïbe ibérique et dans les autres colonies), il reste que le rapport
des propriétaires européens à leurs captifs amérindiens puis africains fut, dans tous les cas de
figure, un rapport d’exploitation. De là, les représentations liées à la rencontre manifestement
féconde des différents groupes d’origine pourtant posés comme ontologiquement
inconciliables, ne peuvent que s’inscrire dans un regard radicalement, neuf dans le sens où il
fait abstraction volontaire des aménagements interculturels précédents et qu’il naît d’une
forme d’échange particulièrement brutale6.
Une rupture épistémologique
A l’échelle des continents pris dans l’expansion du colonialisme européen, cette rupture fut
d’ordre culturel et démographique mais également épistémologique puisque, dans un même
mouvement et de la conjonction impromptue de l’Europe, de l’Afrique et de l’Amérique,
naissaient les figures du « Blanc », du « Noir » et de l’« Indien ». Ce dernier terme,
rapidement identifié comme étant un abus de langage, désigna et désigne encore aujourd’hui
les premiers habitants de ce qui figurait alors comme une terre vierge. Quant aux Africains
arrachés à leurs familles par l’opération inter-nationale que constitua la traite dite « négrière »,
ils se virent passer de l’état de Barbares à celui de sous-hommes, les « Nègres » ou « Noirs » les deux vocables, d’une même origine étymologique, constituant, là encore, un usage
dominant jusqu’à l’heure actuelle. Situé sur le dernier degré de l’échelle humaine et propriété
aliénable de ses maîtres, l’esclave nègre – formule qui allait devenir une tautologie - devait
être progressivement amélioré (amendé, par sa double implication agricole et punitive, serait
le terme parfait) par sa mise en contact avec l’Européen, promu pour l’occasion blanc et
maître du monde. L’Europe se réinvente et réaffirme du même coup sa position
cosmologique : au centre d’un univers à civiliser, elle indique à chaque nation la place devant
lui revenir sur une échelle linéaire parfaitement unifiée. De cette entreprise que l’on pourrait à
la suite de Michel Foucault qualifier de scientifique, le schème racial fut le paradigme central.
La colonisation des corps
Le corps investi par le social est l’une des directions que les analystes du colonialisme et
des univers post-coloniaux ont le plus contribué à mettre en évidence. Ainsi Frantz Fanon
6
Bien sûr cette abstraction n’est que partielle, elle ne réussit pas à masquer totalement les représentations
antiques et moyen-âgeuses, qu’elle réinstille plutôt, notamment dans les représentations populaires.
contribua-t-il au tout début des années soixante, par son approche clinique du problème de
couleur, à la mise en question sociale et politique du racisme occidental. Michel Foucault
pour sa part, en 19697, insistait sur l’importance de considérer les « groupes d’objets,
ensembles d’énonciations, jeux de concepts et séries de choix théoriques » formés par des
pratiques discursives régulières, comme de véritables savoirs, qu’ils débouchent ou non sur la
constitution de sciences et indépendamment des contradictions possibles de leurs
propositions. Ce qui importe, disait-il, ce sont leurs conditions de formation et les types de
leur énonciation. Qu’en est-il des nomenclatures raciales vernaculaires qui nous occupent ?
Parties d’une matrice pseudo-scientifique - les classifications raciales instituées par le pouvoir
colonial -, elles se sont ensuite progressivement élaborées, par ajouts, modifications, certaines
catégories se démultipliant - plusieurs noms pour un même objet-, d’autres s’élargissant plusieurs objets pour un même terme, certaines enfin disparaissant dans l’oubli (tels en Haïti
le griffon ou le quarteron). Le travail discursif sur la couleur et ses usages sociaux ne prit
donc pas fin avec la colonie, ce « système de signes qui est la marque qu’une société imprime
au réel, à son réel » pour reprendre une expression de Roland Barthes8 demeurant au contraire
prééminent.
Le cas haïtien
« Les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination générique de Noirs»:
telle est en 1804 la proposition la plus fondamentale de la jeune nation indépendante, et c’est
une déclaration de l’empereur Jean-Jacques Dessalines. Par là, le successeur de Toussaint
Louverture entendait mettre un point d’arrêt définitif à la fois au sentiment de couleur et aux
luttes raciales qui ensanglantaient la colonie dominguoise, tout en évacuant dans l’ordre du
symbolique l’ancien maître blanc. Avant de voir ce qu’est devenu cet impératif d’union
nationale autour du projet d’une négritude dégagée, précisément, du stigmate, dégagée de la
couleur effective, observable, je propose de revenir un peu en arrière.
« Le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière » nous dit Nelly Schmidt dans son Histoire
du Métissage « dans sa première édition parue en 1690, mentionnait le métis en tant que
mélange entre Indien et Espagnol, et le « mulâtre » entre Nègre et Indien. Dans son édition de
1759 [poursuit-elle] le dictionnaire français de Richelet» donne à ce dernier terme le sens que
nous lui connaissons depuis, à savoir le fruit du « commerce des Blancs avec les Négresses »
7
8
Michel Foucault, L’archéologie du savoir.
Roland Barthes, L’aventure sémiologique.
(Schmidt, 2003 : 63)9. Il faut rappeler que l’utilisation du terme de mulâtre a correspondu à
Saint-Domingue, à un tournant bien précis de l’histoire coloniale française, au XVIIIè siècle,
à une volonté, de la part des propriétaires blancs créoles, de freiner l’ascension des libres de
couleur alors favorisés par un boom du café. Il s’agissait d’ostraciser, au moyen de divers
dispositifs légaux vexatoires et par une violence physique allant jusqu’à l’élimination, une
composante que sa prospérité avait rendu gênante. Les catégories dérivées que sont les
terceron, quarteron, quinteron, griffons ou encore sacatra, n’étaient là (en plus d’une
biologisation du corps social et d’une animalisation de tous les non-Blancs), que pour
parachever cette segmentation, qui devait subsister, au-delà de l’Indépendance, non plus dans
l’ordre légal mais dans celui des représentations, toujours associées à l’heure où nous parlons,
du corps social et du corps biologique.
Perpétuation du langage de couleur
Au-delà de la geste brillante de l’Indépendance et du refus victorieux de l’asservissement,
il faut bien en effet reconnaître une double survie de la question de couleur en Haïti : d’une
part, la poursuite d’une utilisation politicienne des différences phénotypiques; d’autre part, la
culturalisation, ou le passage du préjugé dans une culture du corps et des représentations
corporelles. Ainsi, le vocabulaire racial aurait, selon Jean-Luc Bonniol, dépassé la pure
fonction de signe pour investir la dynamique sociale par sa capacité à mobiliser des champs
variés de représentations (corporelles, généalogiques, statutaires). A son tour, cet usage de
classement interindividuel se trouverait continuellement l’objet de réévaluations collectives,
d’où ressortirait un portrait changeant des courants sociologiques, politiques ou esthétiques
qui animent cette société.
Ce système dans lequel chacun classe l’autre tandis qu’il est lui-même évalué par autrui
dans sa position et la légitimité de ses revendications, est aujourd’hui en Haïti l’objet de
transformations profondes, essentiellement dues à un remaniement des relations
villes/campagnes,
national/diaspora,
« bourgeoisie
traditionnelle »/« néo-bourgeoisie »,
classes moyennes/classes populaires. S’il est vrai que les classifications raciales créoles ont
dans une grande mesure survécu au changement politique, alors leur existence doit receler une
force symbolique que les approches historicistes ou en terme de classes n’ont pas permis
d’évaluer entièrement. On remarque en effet, dans l’ensemble des pays considérés, que les
orientations politiques et sociales adoptées dans la seconde moitié du XXème siècle, si elles
9
Schmidt N. 2003, Histoire du métissage, Paris, La Martinière.
ont marqué la fin de la suprématie politique d’élites le plus souvent métisses, n’ont pas été
suivies de changements radicaux dans la perception, la définition ou l’usage des catégories de
couleur. Micheline Labelle, auteur à la fin des années 1970 d’une recherche sur l’idéologie
raciale haïtienne, avait d’ailleurs relevé ce qu’Alain Ménil pour sa part formule ainsi, pensant
à la Martinique : « contrairement aux apparences, le nationalisme aura beau avoir inversé les
signes et le sens de la valeur attachée aux couleurs, il n’en continue pas moins de dépendre
des cadres légués par l’époque esclavagiste en fustigeant à bon compte le mulâtre, porteur de
tous les maux possibles de la société, et en reconduisant au fond à son insu, la tripartition
mentale entre affranchis, hommes de couleur libres et noirs, à se montrer étrangement formaté
par le préjugé de couleur »10. De fait, le contenu de l’ « image de l’autre » telle qu’elle
prévalait à l’époque coloniale n’aurait pas été évacué par la seule performance de déclarations
d’indépendance - ou, dans le cas des Antilles françaises, de l’intégration nationale.
Une partie de l’explication de cette prégnance de la référence à la couleur réside sans doute
dans la gestion que fit la jeune République de la question ethnique. Car à la différence de la
plupart de ses voisines, la population haïtienne n’a pas vécu les grands brassages
intercontinentaux des XIXème et XXème siècles, n’a pas connue de véritable colonisation, si
l’on excepte les quelques minorités de marchands et d’aventuriers moyen-orientaux et
européens qui s’y installèrent. La population haïtienne a longtemps été réputée fermée, voire
xénophobe, réputation taillée sur mesure par l’ancienne métropole et par les puissances
esclavagistes en général, contre laquelle les intellectuels de l’île eurent à s’insurger à plusieurs
reprises, au cours la seconde moitié du XIXème siècle autrement dit au moment où prenaient
leur essor les capitalismes européen et nord-américain, puis, au lendemain de l’occupation
américaine (1915-1934), avec le mouvement littéraire et artistique appelé indigénisme. Haïti,
dans l’imaginaire post-colonial, venait ainsi occuper, dans le dispositif occidental, la place qui
à l’époque de la traite revenait à l’Afrique. A l’origine de cette substitution dans l’imaginaire
politique occidental – mais aussi créole - de l’Afrique Mystérieuse par l’ « Ile Magique »11, on
trouve bien entendu l’évacuation quasi totale des colons blancs (mis en fuite ou massacrés) et
le mythe derrière lequel on entend le sens premier, chronologique, mais peut-être plus encore
le sens qualitatif, honorifique, de « Première République Nègre ». Mythe puissant mais
quelque peu lourd à assumer sur la durée, mis en avant par des hommes pourtant aussi avisés
et visionnaires que Toussaint Louverture. L’expression est encore largement usitée, relevant,
10
11
Alain Ménil op.cit., p 175.
Titre de William S. Seabrook, paru dans sa version française en 1932.
au-delà de positionnements parfois antagonistes, d’une perception fondamentalement raciale
de l’évènement haïtien, plus encore, de l’être-au-monde haïtien.
Car finalement, il en irait du Noir en Haïti comme à Cuba du Mulâtre
12
: destinés à
incarner une nation construite à la force du poignet et dans l’opposition, ils passent très
largement au-dessus des réalités sociologiques pour servir au plus près les impératifs de la vie
idéologique de leurs patries respectives.
Ainsi, et comme au moment de la Révolution
française où, « dans la conscience européenne, les fruits du métissage, tout d’abord objets de
l’histoire naturelle, étaient en train de se transformer en sujets de l’histoire civile », « le
discours sur les races vint se fondre avec le langage politique »13. Résumant le grand tournant
de l’histoire du couple couleur/politique en Haïti, Kern Delince observe pour sa part qu’ « à
partir des années 40, la domination des membres de l’oligarchie mulâtre commence à
s’inverser au profit de l’aristocratie politique noire (…) L’évolution politique est bientôt
coupée d’alternances au pouvoir fondées sur la couleur de peau. L’émergence d’une nouvelle
intelligentsia noire, recrutée principalement au sein des classes moyennes, porte une atteinte
sévère à la participation directe des mulâtres au pouvoir politique»14. Rejoignant finalement
une lecture raciale de la situation haïtienne, il ajoute qu’ « aujourd’hui encore, minorité noire
à l’intérieur d’une Amérique blanche et de Latino-Américains à composition ethnique mixte,
l’intégration de la nation haïtienne à la communauté internationale est loin d’être bien
assurée ». On peut toutefois penser que ceci n’est pas une fatalité et que les liens, précisément,
avec le monde africain (à travers la coopération haïtienne au Congo ou en Afrique de l’Ouest)
ou avec la francophonie, peuvent se révéler des atouts puissants.
Je voudrais finir mon exposé sur cette question : Haïti, à défaut d’un monde de rêve, n’estil en définitive pas un monde rêvé ? Pour Maximilien Laroche, le travail effectué par les
écrivains haïtiens reviendrait à « passer d’une racialisation du monde à son esthétisation,
substituer à leur perception racialiste notre vision esthétique du réel », observant que « si
l’indigénisme haïtien peut être assimilé à la Négritude, il la déborde toutefois puisqu’il
associe l’Amérique à l’Afrique et identifie les Africains et leurs descendants aux
Amérindiens »15. Comme le fait remarquer James Clifford, « la peinture “primitive” des
Haïtiens est une occupation récente […] Un ami me dit qu’une fois il a vu un artiste haïtien
Voir à ce sujet Alain Yacou, « La négritude mulâtresse de Cuba », Cultures et faits d’écriture dans les Antilles
hispaniques, Editions Caribéennes, Paris, 1993.
13
Giuliano Gliozzi, « Le métissage et l’histoire de l’espèce humaine de Maupertuis à Gobineau », Métissages I,
pp. 51-58 : 53.
14
Kern Delince, op.cit., p 51.
15
Maximilien Laroche, Sémiologie des apparences, p 104 et 106.
12
peindre les forêts complexes de “Guinée” (pays d’origine), une reproduction d’Henri
Rousseau à la main ». « Derrière les grandes vitres (des serres du Jardin des Plantes) »,
s’interroge-t-il, se trouve peut-être « la fable de notre dimension “caraïbe” »16, . Rêve ou
fable, enfer ou paradis, l’image projetée par l’univers haïtien est encore bien mystérieuse et
sans doute ce mystère trouve-t-il partiellement sa source dans les profondeurs de notre propre
regard, celui de la France, de l’Europe, mais aussi celui des « Antilles dites françaises », celui
des Caribéens et des Américains plus généralement, qui lisent dans l’histoire à la fois
héroïque et douloureuse d’Haïti l’épopée d’un monde disparu.
16
James Clifford, Le malaise dans la culture, 1996 (1988), p 185. Je dois cette citation à Carlo Célius qui la
relève dans sa thèse de doctorat, « L’avènement de l’art naïf en Haïti. Discours institué et nouvelle approche ».
Thèse d’histoire, EHESS, Paris, 2001.
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