R É U N I O N S Focus sur l’étude JAGUAR* L’étude JAGUAR est une étude multicentrique, randomisée en double aveugle, ayant évalué l’efficacité de l’addition du Videx EC® (didanosine [ddI]) versus placebo au traitement antirétroviral en cours chez des patients adultes infectés par le VIH, en échappement virologique. Les résultats à S4 montrent : une diminution de la charge virale (CV) médiane de - 0,6 log10 dans le bras ddI (versus + 0,07 dans le bras placebo ; p < 0,0001) et un taux de 30 % des patients du bras ddI présentant une CV < 400 copies/ml (versus 5 % dans le bras placebo ; p = 0,0001). Le maintien de cette activité antirétrovirale intrinsèque de la ddI est observé chez les patients antérieurement prétraités par ddI (mais avec un arrêt de la ddI au moins trois mois avant leur inclusion dans l’étude) comme chez les patients n’en ayant jamais reçu. La persistance d’une efficacité antivirale (diminution de CV ≥ - 0,5 log10) sur des virus présentant jusqu’à trois TAMs confirme le bon profil de résistance de la ddI. Mots-clés : Antirétroviral - Didanosine - Échappement virolo- RATIONNEL DE L’ÉTUDE JAGUAR L’échec virologique peut être le fait d’une mauvaise adhésion au traitement, de modifications individuelles de la pharmacocinétique des antirétroviraux conduisant à des concentrations inefficaces, ou encore à la sélection de souches virales résistantes. Lorsqu’une modification du traitement est envisagée, le prescripteur peut avoir recours aux tests de résistance pour orienter le choix des nouvelles molécules. Les tests phénotypiques, qui ne sont réalisés que par un petit nombre de laboratoires de recherche, sont actuellement d’utilisation restreinte, essentiellement en recherche clinique. L’interprétation de leurs résultats est basée sur la différence entre les concentrations inhibitrices (CI50 ou CI90) de la souche du patient et celles d’une souche contrôle de référence sensible vis-à-vis de la molécule testée. L’interprétation de ces tests nécessite la connaissance du niveau d’augmentation des CI50 ou CI90 qui définit la résistance (cut off ou seuil) pour une molécule donnée. Selon les firmes, ce seuil est de 2,5 ou 4 fois les CI50 ou CI90. L’augmentation des CI50 ou CI90 au-delà de ce seuil traduit une diminution de sensibilité de la souche du patient vis-à-vis de l’antirétroviral testé, mais la corrélation entre l’activité in vivo d’un produit donné et le seuil phénotypique n’a pas été clairement démontrée. Les tests génotypiques permettent, quant à eux, de rechercher les mutations associées à la résistance aux antirétroviraux. Des résultats d’études récentes ont montré que leur utilisation permettait d’optimiser les changements de traitement tout en épargnant des molécules pour l’avenir. L’interprétation des mutations associées à la résistance est complexe et nécessite une expertise particulière. Afin de guider les prescripteurs, l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) propose une interprétation des résultats des tests génotypiques, en groupant les mutations observées et en les classant comme responsables, vis-à-vis de chaque antirétroviral, d’une “résistance” ou d’une “résistance possible”. La ddI (Videx®) est un inhibiteur nucléosidique de la transcriptase inverse commercialisé depuis 1992, et ayant démontré son efficacité clinique et sa stabilité vis-à-vis de l’apparition de mutations. Si l’on se réfère à la dernière interprétation proposée par l’ANRS, la seule mutation conférant une “résistance possible” à la ddI est la K65R. Les mutations lui conférant une “résistance” sont la L74V, la Q151M, une insertion au codon 69 ou la mise en évidence d’au moins trois mutations (dont la mutation T215Y/F) conférant la résistance aux analogues de la thymidine (TAMs). L’impact de la présence de TAMs sur la sensibilité in vivo à la ddI a été évalué sur les résultats rétrospectifs d’une sous-étude de l’essai NARVAL. Toutefois, celle-ci comportait peu de patients ayant des TAMs et ayant reçu de la ddI et ne prenait pas en compte les traitements associés dans l’analyse des résultats. L’impact des TAMs sur l’activité in vivo de la ddI, comme celui des autres mutations, méritait donc d’être étudié par une plus large étude prospective. Pour évaluer l’activité intrinsèque de la ddI chez des patients en échec thérapeutique sans risquer d’interférer avec leur prise en charge habituelle et sans compromettre leur traitement ultérieur, les investigateurs de cette étude ont choisi d’étudier l’efficacité de la ddI donnée en addition du traitement actuel, évaluée par la décroissance de la CV à très court terme, pendant quatre semaines. OBJECTIFS DE L’ÉTUDE JAGUAR * Cette étude a été présentée lors du Congrès de l’ICAAC 2003. Les objectifs de cette étude étaient donc de mesurer, chez des patients en échec virologique, l’activité antirétrovirale de la ddI administrée pendant quatre semaines en addition d’un traitement en échec (versus placebo) et de corréler cette activité aux données génotypiques et phénotypiques obtenues sur les souches virales isolées à l’inclusion. 238 La Lettre de l’Infectiologue - Tome XVIII - n° 6 - novembre-décembre 2003 R L’objectif principal visait à comparer les deux groupes thérapeutiques en termes de réduction de la CV plasmatique après quatre semaines. Les objectifs secondaires comprenaient l’étude de la relation entre les variations de la CV entre S4 et J0 et le génotype et le phénotype réalisés sur les souches virales isolées à J0, ainsi que l’évaluation, dans chacun des deux groupes, du pourcentage de patients avec une diminution de la CV > - 0,5 log10 entre J0 et S4. La variation du taux de lymphocytes CD4 à S4 et la tolérance dans les deux groupes de traitements ont également été documentées. MÉTHODOLOGIE Il s’agit d’une étude de phase IV, multicentrique, réalisée en France, randomisée en double aveugle (Videx EC® ou son placebo), comparant l’activité antirétrovirale de l’addition du Videx EC® versus placebo au traitement antirétroviral en cours chez des patients adultes, infectés par le VIH et en échappement virologique. Cette étude comprenait deux périodes consécutives, avec une période de recrutement de deux mois pour la première période, puis de quatre mois pour la seconde (au total, il était prévu d’inclure 174 patients). ✓ Période I. Inclusion de 38 patients dans les deux bras de traitement (Videx EC®/placebo). Une première analyse portant uniquement sur l’évolution de la charge virale après quatre semaines de traitement était alors réalisée pour chaque patient et, suivant le résultat, un comité scientifique indépendant décidait de la poursuite ou de l’arrêt de l’étude (soit l’inclusion ou non des 136 patients de la seconde période). ✓ Période II. Inclusion de 136 patients dans les deux bras de traitement (Videx EC®/placebo). Étaient éligibles pour l’inclusion les patients âgés d’au moins 18 ans, en échappement virologique avant la randomisation É U N I O N S (défini par une CV plasmatique ≥ 1 000 copies/ml et < 100 000 copies/ml), sous traitement antirétroviral stable n’incluant pas de ddI depuis au moins trois mois (dans les traitements antirétroviraux précédents, le patient pouvait, en revanche, avoir reçu de la ddI). Le taux de lymphocytes CD4 devait être d’au moins 100 cellules/mm3. Les hommes et les femmes en âge de procréer devaient avoir une méthode de contraception efficace, et le test de grossesse devait être négatif chez les femmes dans les 72 heures précédant la première prise de traitement. Les critères d’exclusion comprenaient les infections opportunistes nouvellement diagnostiquées, la prise de produits myélotoxiques, cytotoxiques ou pancréatotoxiques dans les trois mois précédant l’inclusion, l’usage d’alcool, et des valeurs biologiques élevées (créatinine sérique ≥ 1,5 fois la normale supérieure ; lipase sérique totale ≥ 1,4 fois la normale supérieure ; ASAT, ALAT ≥ 3 fois la normale supérieure ; bilirubine totale ≥ 1,5 fois la normale supérieure) dans la semaine précédant le traitement, les antécédents de neuropathie bilatérale périphérique (grade ≥ 2) ainsi que l’administration concomitante de ténofovir (TDF) ou d’hydroxyurée (HU). Après recueil du consentement éclairé et vérification des critères d’inclusion et de non-inclusion, les patients ont été inclus puis randomisés en deux groupes de traitement parallèles (tableau I) selon un mode de randomisation 2 : 1. La durée du traitement ■ prévue était de quatre semaines pour chaque patient. Tableau I. Randomisation des patients de l’étude JAGUAR en deux groupes de traitement. Période de traitement : quatre semaines Groupe I Groupe II Videx EC® : une gélule Videx EC® placebo : à 400 mg x 1/j (≥ 60 kg) une gélule à 400 mg x 1/j (≥ 60 kg) ou une gélule à 250 mg x 1/j ou une gélule à 250 mg x 1/j (< 60 kg) (< 60 kg) + + Traitement antirétroviral en cours Traitement antirétroviral en cours ENTRETIEN RÉSULTATS DE L’ÉTUDE JAGUAR : UN ENTRETIEN AVEC LE PR J.M. MOLINA, HÔPITAL SAINT-LOUIS, PARIS J.P. Madiou. Vous êtes l’investigateur principal de l’étude JAGUAR. Pouvez-vous nous dire dans quel but a été menée cette étude ? J.M. Molina. Il s’agissait de déterminer si la ddI, l’un des premiers antirétroviraux mis sur le marché (le deuxième après l’AZT), conserve ou non une activité antirétrovirale sur des virus présentant des mutations de résistance aux autres analogues nucléosidiques. Au total, 168 patients ont été inclus (110 dans le bras ddI et 58 dans le bras placebo), ce qui correspond à un schéma de randomisation 2 : 1 (2 patients sur 3 sous traitement actif, soit un nombre plus important de patients dans le bras ddI pour permettre l’analyse des critères de juge- La Lettre de l’Infectiologue - Tome XVIII - n° 6 - novembre-décembre 2003 ment secondaires). La CV médiane à l’inclusion était de 3,8 log10 copies/ml et le taux médian de lymphocytes CD4 à 378 cellules/mm3 pour l’ensemble de la population incluse. J.P.M. Que pensez-vous des résultats sur le critère principal (réduction de la CV plasmatique à S4) ? J.M.M. En fait, les résultats sont meilleurs que prévus et du même ordre que ceux récemment observés avec le TDF dans une population de patients ayant un profil similaire. Les résultats à S4 (tableau II) montrent en effet une diminution de la CV médiane de - 0,6 log10 dans le bras ddI (versus + 0,07 dans le bras placebo ; p < 0,0001), alors que 30 % des patients du bras ddI présentent une CV inférieure à 400 copies/ml 239 R É U N I O N S (versus 5 % dans le bras placebo ; p = 0,0001). Le taux médian de lymphocytes CD4 dans chacun des deux groupes est resté inchangé. Le maintien d’une activité antivirale intrinsèque de la ddI est également observé chez les patients prétraités par ddI plus de trois mois avant leur inclusion dans l’étude (68,4 %) : chez ces patients, une diminution de - 0,48 log10 est observée dans le bras ddI (versus + 0,07 log10 dans le bras placebo ; p = 0,18). J.P.M. Quels sont les résultats en termes de réponse virologique en fonction du nombre de mutations ? J.M.M. À l’inclusion, le nombre médian de mutations aux nucléosides était de quatre, avec présence des mutations M41L, D67N, T69D, L74V, V118I, L210W, T215Y/F, M184V et K219E/Q. En présence de la mutation K70R (n = 27), la diminution médiane de la CV à S4 est de - 0,9 log10 dans le bras ddI et de - 0,6 log10 chez les 93 patients de ce même bras présentant la mutation M184V : ces mutations n’ont donc pas d’impact sur l’activité antirétrovirale de la ddI. Chez les patients prétraités par la ddI ne présentant pas la mutation L74V (n = 92), la diminution médiane de la CV est de - 0,57 log10. Par contre, chez les 9 patients présentant cette mutation L74V, on n’observe pas d’activité antirétrovirale (- 0,1 log10). Globalement, l’obtention d’une diminution de la CV ≥ 0,5 log10 jusqu’en présence de trois TAMs met en avant le bon profil de résistance de la ddI (figure 1). Pour les À S4 mutations associées aux nucléosides, l’activité antivirale est conservée jusqu’à quatre. J.P.M. Quelles conclusions peut-on tirer du profil de tolérance, même s’il s’agit d’une étude à court terme sur quatre semaines ? J.M.M. Il s’agit de la première étude ayant évalué la nouvelle gélule gastro-protégée de formulation récente versus placebo de la gélule. D’un point de vue des effets indésirables d’ordre gastro-intestinal, on remarque la survenue d’une diarrhée sous ddI sans différence significative avec le placebo (8,1 % dans le bras ddI versus 5,1 % dans le bras placebo). La période d’étude est courte, il est vrai, et l’on ne peut parler que de tolérance immédiate. Cependant, les troubles digestifs sont généralement d’apparition rapide dans ce contexte, ce qui semble plaider en faveur de cette nouvelle formulation. J.M. Molina, J.P. Madiou, Paris Pour en savoir plus – Marcelin AG, Molina JM, Gaudichet A et al. Clinically relevant interpretation of genotype for resistance to didanosine (Videx EC®) in treatment experienced HIV infected patients. EACS, Varsovie 2003. – Molina JM, Marcelin AG, Pavie J et al. Didanosine (ddI) in treatment-experienced HIV-infected patients : results from a randomized double-blind study (AI 454-176 JAGUAR), ICAAC, Chicago 2003. – Molina JM, Marcelin AG, Pavie J et al. Didanosine (ddI) in treatment-experienced HIV-infected patient, results from a randomized double-blind study (AI 454-176 JAGUAR). EACS, Varsovie 2003. ddI (n = 110) Placebo (n = 58) p Variation de la CV médiane (n = 168) - 0,6 log10 copies/ml + 0,07 log10 copies/ml < 0,0001 En présence de la mutation M184V (n = 92) - 0,6 log10 copies/ml - - En présence de la mutation L74V (n = 9) - 0,1 log10 copies/ml - - 33 (30 %) 3 (5 %) 0,0001 Nombre de patients présentant une CV < 400 copies/ml Figure 1. Analyse de la réponse virologique selon le nombre de TAMs à quatre semaines. Nombre de TAMs (nombre de patients) - 0,5 - 0,7 -1 - 0,2 ≥ 4 (n = 4 patients) - 0,2 4 (n = 21 patients) 3 (n = 25 patients) 2 (n = 10 patients) 1 (n = 17 patients) - 0,8 Tableau II. Principaux résultats à S4 dans les deux bras de traitement de l’étude JAGUAR. 0 (n = 23 patients) Maintien d'une activité antivirale ≥ - 0,5 log10 copies/ml jusqu'en présence de trois TAMs Diminution de la charge virale ARN VIH-1 (log10 copies/ml) 240 La Lettre de l’Infectiologue - Tome XVIII - n° 6 - novembre-décembre 2003