4.2 - Le darwinisme - Manuel de l`évolution biologique

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4.2 - Le darwinisme
4.2.1 - Biographie succincte de Charles DARWIN
- 9 février 1809 : Naissance de Charles Robert à Shrewsbury, dans le Comté du
Shropshire.
- 1818 : Scolarité à Shrewsbury. Les résultats sont très moyens.
- 1825 : Études de médecine à Édimbourg, sans enthousiasme.
- 1827 : Changement d'orientation. Études au Christ's College de Cambridge pour
devenir pasteur.
Peu attiré par les études scolaires ou universitaires, Ch. DARWIN s'intéresse
beaucoup plus à la chasse et aux sciences naturelles. Il se lie en effet avec un
taxidermiste,
un
zoologiste
(Robert
GRANT,
à
Édimbourg),
un
botaniste
(John HENSLOW professeur à Cambridge) et un géologue (Adam SEDGWICK, également
professeur à Cambridge). Il adhère à un club dont les membres échangent
régulièrement des communications scientifiques.
La seule source directe de renseignements sur sa jeunesse est son Autobiographie,
rédigée à 67 ans pour les membres de sa famille, et dans laquelle il fait preuve
d'une grande modestie. Il y déclare avoir été naturaliste dans l'âme.
- 10 décembre 1831 : Embarquement sur le Beagle comme naturaliste non officiel et
compagnon du capitaine Robert FITZ-ROY qui l’a invité sur les recommandations de
J. HENSLOW. À 22 ans, DARWIN est, malgré son jeune âge, un naturaliste expérimenté,
et non le débutant que l'on se plaît à imaginer. Le bateau (30 m de long, 7,90 m de
tirant d'eau, 290 tonneaux) part pour une mission d’exploration autour du monde.
Le 27 décembre 1831, le Beagle quitte Devonport. Il ne regagnera l'Angleterre, à
Falmouth, que près de cinq ans plus tard, le 20 octobre 1836. Durant son voyage,
DARWIN écrit, chaque fois qu’il en a l’occasion, de longues lettres, en particulier à
J. HENSLOW, qui en publie certaines. À son retour en Angleterre, il est déjà célèbre.
1
Fig. 4.5
De son voyage, DARWIN rapporte trois données, incompatibles avec l'idée de
l'immutabilité des espèces :
1) La succession des fossiles.
En Amérique du Sud, il note une ressemblance étonnante entre les squelettes fossiles
et actuels de Tatous. La succession verticale des fossiles, poursuivie par les
représentants vivants, est pour lui l’indice majeur de la transformation progressive des
espèces.
2) La répartition géographique des variétés et des espèces.
Dans la pampa sud-américaine, remarquant le remplacement progressif de certains
types de Nandous (Oiseaux proches des Autruches) par d'autres, DARWIN conclut à
l'adaptation géographique de ces Oiseaux, et non à des créations séparées.
3) L’exemple des îles océaniques.
DARWIN s'étonne de trouver, entre les îles du Cap-Vert et les Galápagos, une faune et
une flore différentes, alors que les conditions climatiques y sont semblables. Si,
comme il paraît juste de le supposer, Dieu avait créé des organismes identiques pour
peupler des lieux aux conditions en tout point similaires, alors ces différences
n'auraient pas dû exister.
- 1832 : Parution du deuxième volume (le premier date de 1830) des Principes de
géologie de Ch. LYELL, l’un des plus grands géologues anglais du XIXe siècle, avec
lequel DARWIN sera plus tard très lié. Adhérant aux idées de LYELL, DARWIN conçoit la
Terre comme une machine auto-entretenue qui, sous l'influence de forces diverses
– sensiblement les mêmes depuis l’origine – , se transforme progressi-vement.
Mais il ne voit pas encore la contradiction de LYELL, qui, tout en admettant une
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évolution géologique, la refuse sur le plan biologique. En témoignent l’exposition et
la réfutation des idées de LAMARCK, qui occupent une partie importante du volume de
Ch. LYELL.
- 1837 : Dans son premier carnet de voyage, DARWIN écrit que tout changement
géologique implique un changement chez les êtres vivants, afin qu'ils restent
adaptés à leur nouveau milieu. Pour expliquer cette adaptation, il utilise l'hérédité
des caractères acquis, mais il rejette l'idée de la génération spontanée.
- 1838 : DARWIN est promu secrétaire de la Geological Society, poste qu'il abandonnera
en 1842. En octobre 1838, la lecture du livre de Thomas Robert MALTHUS : An Essay
on the Principles of Population, as it Affects the Future Improvement of Society
(« Essai sur le principe de population ») lui permet, semble-t-il, de réaliser que la
« lutte pour la vie » peut être la clé du dynamisme évolutif.
- 11 novembre 1838 : Ch. DARWIN obtient la main de sa cousine Emma WEDGWOOD.
- 29 janvier 1839 : Mariage et installation à Londres. Le couple aura dix enfants, (six
garçons et quatre filles), dont trois mourront prématurément.
- 1839 : DARWIN entre à la Royal Society, sans briguer la chaire professorale à laquelle
sa situation lui donne droit. Ses idées sur l'évolution sont déjà formées. Les
variations fortuites consécutives à la reproduction sexuée sont, il en est certain,
héréditaires ; tous les organismes dérivent d'un ancêtre commun. Le mécanisme
qui préside à la naissance de nouvelles espèces est la sélection naturelle. La nature
fournit une quantité importante de variations ; l'extraordinaire fécondité des
organismes provoque la lutte pour l'existence et, enfin, seuls les individus porteurs
de variations favorables survivront.
L'idée de la sélection naturelle darwinienne découle de quatre faits empiriques
principaux (voir la figure 3.12 à la section 3.2.1 : « Le concept darwinien de la
sélection naturelle ») :
- l'observation d'une grande variabilité chez la plupart des organismes,
- l'efficacité expérimentée de la sélection artificielle,
- le taux de reproduction élevé de chaque espèce,
- le maintien d'un équilibre populationnel naturel, inter- et intraspécifique.
- 1842 : Déménagement à Down-House, près de Londres, dans le Comté du Kent, où
il mourra 40 ans plus tard. DARWIN préfère le calme de la campagne, parce qu'il est
3
souvent malade ; les symptômes de son affection correspondraient à un
dysfonctionnement du système nerveux autonome ; il reste parfois douze heures au
lit. Néanmoins, il possède une force de travail étonnante. Il rédige au crayon un
résumé de 35 pages concernant sa théorie des espèces.
- 1844 : Le résumé est devenu un essai de 250 pages.
- 18 juin 1858 : DARWIN reçoit, des Moluques, une lettre qu'un jeune naturaliste, Alfred
Russel WALLACE (1823-1913) lui demande de transmettre, avec avis favorable, à Ch.
LYELL. Il y expose la théorie de la sélection naturelle que DARWIN, lui-même, a déjà
élaborée, sans pour autant l'avoir encore publiée. DARWIN en informe ses deux amis,
Ch. LYELL et Joseph Dalton HOOKER, qui adressent au secrétaire de la Linnean
Society un dossier contenant une lettre explicative, le texte de WALLACE et des
extraits des notes de DARWIN. Fondée à Londres en 1848 par le physicien James
Charles SMITH, la Linnean Society promeut les idées de LINNÉ et publie non
seulement ses ouvrages, mais aussi ceux de ses membres, c’est-à-dire ceux de la
grande majorité des scientifiques de l’époque. La Linnean Society, qui représente
donc un pôle intellectuel considérable, joue le rôle d’une institution scientifique dont
la rigueur et la probité ne peuvent être mises en doute.
- 1er juillet 1858 : Publication, dans le journal de la Linnean Society, d'un article
commun de Ch. DARWIN et A. R. WALLACE : On the tendency of species to form
varieties and the perpetuation of varieties by natural means of selection (« Sur la
tendance des espèces à la formation de variétés et sur la perpétuation des variétés,
ce par les moyens naturels de la sélection »).
- 24 novembre 1859 : Publication de On the Origin of Species by Means of Natural
Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life
(« L'Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des
races favorisées dans la lutte pour la vie») ; les 2 000 exemplaires sont vendus le
jour même.
- 1866 : Publication d'un mémoire de Grégor MENDEL qui traite de la variabilité dans la
descendance des hybrides des Petits Pois (Pisum). L’importance scientifique de ce
travail n’apparaîtra qu’à partir de 1900.
- 1868 : À la fin d’un ouvrage en deux volumes intitulé The Variation of Animals and
Plants under Domestication (« La Variation des Animaux et des Plantes à l’état
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domestique ») consacré à l’illustration de sa théorie, DARWIN élabore une hypothèse
sur la génération, la théorie de la « pangenèse » : la transmission des caractères
(dont les caractères « acquis ») est due aux cellules sexuelles qui accumulent des
particules provenant de tous les organes du corps adulte. Il pense répondre ainsi
aux interrogations suscitées par la reproduction sexuée et par la transmission des
caractères parentaux à chaque génération. Mais, en 1883, August WEISMANN (18341914) constatera que les cellules germinales (les cellules souches des gamètes)
apparaissent très tôt au cours de la vie embryonnaire ; il en déduira qu'elles ne
peuvent accumuler ces prétendues particules. Ses expériences mettent en
évidence la non-transmission
des
modifications
somatiques
acquises
par
l’organisme individuel au cours de sa vie. Il conclut à l’indépendance entre les
lignées de cellules somatiques et germinales.
- 1869 : Deuxième article de G. MENDEL sur l’Épervière (Hieracium), qui conclut ses
travaux de recherche sur l'hérédité. Les idées contenues dans les articles de 1866
et 1869, une fois « redécouvertes » à partir de 1900, seront à l'origine de la
génétique moderne. Elles font apparaître que l'hérédité est particulaire, et non
mélangeante, comme on le croyait alors. Les caractères maternels et paternels ne
se mélangent pas dans l'œuf, mais coexistent et se transmettent tels quels à
chaque génération. Pour les généticiens qui, après 1900, développeront cette
découverte, l'évolution dépendra des mutations soudaines, alors que, pour les
naturalistes d’inspiration darwinienne, elle dépendra plutôt des variations continues.
- 24 février 1871 : Publication de The Descent of Man and Selection in Relation to Sex
(« La filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe»). On suivra ici le choix du
terme de « filiation » proposé par Patrick TORT (article « Descendance » du
Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution) pour la traduction de l'anglais descent,
qu'un usage malheureux a rendu en français par « descendance », alors que c'est
d'ascendance qu'il s'agit. Or établir la filiation de quelqu'un, c'est établir son
ascendance. DARWIN y complète et illustre la théorie généalogique, expliquant le lien
entre la sélection naturelle, la sélection sexuelle et l'évolution de l'Homme, ainsi que
ses conceptions sur les races humaines ; pour lui l'Homme n'est pas une création
séparée.
L'Homme civilisé, grâce au développement (sélectionné) de ses facultés mentales,
et de son sens moral dérivé de ses instincts sociaux (également sélectionnés), a
peu à peu substitué au mécanisme sélectif sa propre capacité de gouverner
l’évolution, en mettant souvent en œuvre des comportements anti-sélectifs (P. TORT,
1983). Ainsi l'Homme civilisé devient maître de son destin ; et si son évolution se
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poursuit, elle n'est plus soumise aux forces aveugles et toutes puissantes de la
nature. Ce raisonnement darwinien ne s'applique qu'à l'Homme parvenu à un
certain stade de son développement social et moral, et non aux animaux vivant à
l’état sauvage, dont le devenir reste associé à l'action de la sélection naturelle (cf.
l’effet réversif de P. TORT aux sections 4 4 1 : « Les conceptions du darwinisme
social » et 4 4 3 : « DARWIN et l’Homme »).
- Mai et août 1876 : DARWIN rédige son Autobiographie, qui ne sera publiée que cinq
ans après sa mort.
- 19 avril 1882, vers 16 heures, DARWIN meurt. Son corps est inhumé une semaine plus
tard, en grande cérémonie, dans l'Abbaye de Westminster.
Son œuvre écrite, considérable, est en partie tombée dans l'oubli. Immortalisé par
ses grands ouvrages sur l'évolution, il a été à la fois un éminent naturaliste, un
humaniste et un grand penseur.
4.2.2 - L'Origine des espèces
Les caractéristiques de l'ouvrage
Touffu, sans doute mal structuré mais puissamment documenté tout en
épargnant au lecteur le foisonnement des références qui émailleront les ouvrages
ultérieurs, d'un style parfois pesant mais assez caractéristique de l'époque, L'Origine
des espèces ne sera pas résumé ici ; rien ne peut en remplacer la lecture directe.
Cependant, c'est un livre facile à lire et à comprendre, car DARWIN l'a voulu accessible à
tous, même aux non naturalistes ; il y a parfaitement réussi.
Vers 1959, Cyril Dean DARLINGTON (1903-1980), botaniste et généticien anglais,
exégète de son œuvre, écrit que Ch. DARWIN a savamment organisé la parution, la
publicité et le style de son ouvrage : écriture simple pour un public large, absence
thématique de l'Homme (polémiques et controverses sont ainsi évitées sur un sujet
particulièrement brûlant, pour lequel DARWIN n'était pas encore préparé) ; paragraphes
saturés d’informations diversement interprétables, ménageant parfois des possibilités
de réexamen. Ces propos ont de quoi surprendre ceux qui connaissent la force de
conviction de DARWIN et le soin méticuleux avec lequel il a étayé ses thèses et exprimé
ses opinions. Cependant, C. DARLINGTON reconnaît l'originalité du sujet, tout en
précisant que DARWIN s'est gardé, au moins dans la première édition, de toute allusion
à des travaux antérieurs sur le même sujet, lesquels pourtant n'avaient pas manqué
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(voir la fin de la section 4.1.3). Malgré un historique des idées sur l'évolution publié en
tête des éditions de son ouvrage à partir de la troisième, DARWIN ne rend pas
systématiquement toujours hommage à ses prédécesseurs. Conscient du reproche
qu'il risque de s'attirer, il écrit dans son Autobiographie (1876) : « On a dit quelquefois
que le succès de L'Origine prouvait que le sujet était dans l'air... » (voir citation complète à
la fin de la section 4.1.) Si DARWIN a eu quelques arrière-pensées, ce ne sont peut-être
pas celles qu'on lui prête. La critique émise par C. DARLINGTON - qui fut par ailleurs,
contre les opinions personnelles de DARWIN, l’un des plus impitoyables eugénistes du
début du XXe siècle - et par d’autres sur L’Origine des espèces est remarquablement
négative pour un livre qui a inspiré des générations de biologistes et, par là même, elle
peut être suspecte. Les quelques traits du caractère de DARWIN, exposés dans les
pages suivantes, éclairent d'un autre jour son ouvrage.
Une publication retardée
Il est notoire que les idées de DARWIN sur l'évolution étaient déjà établies depuis
1838. Cependant vingt-et-un ans s'écoulèrent avant leur publication. À propos de ce
délai, différents historiens proposent les explications suivantes :
- Convictions religieuses. Fortes au début de sa vie, elles ont été très ébranlées,
puis totalement anéanties, par ses recherches sur l'évolution. Deux ans après son
voyage sur le Beagle, il écrit : « J'étais cependant très peu disposé à abandonner ma foi ; de
cela je suis sûr, car je me rappelle que j'inventais souvent des rêves éveillés, dans lesquels de
vieilles lettres, échangées entre des Romains distingués, ou des manuscrits découverts à
Pompéi ou ailleurs, venaient confirmer de la manière la plus frappante ce qui était écrit dans
les Évangiles. Mais je trouvais de plus en plus difficile, même en donnant toute latitude à mon
imagination, d'inventer des preuves qui suffiraient à me convaincre. Ainsi, l'incrédulité
m'envahit-elle très lentement, pour devenir finalement totale » (Autobiographie, p. 72).
DARWIN a perdu la foi, sans doute au cours des deux années qui ont suivi son retour en
Angleterre, quand la théorie de « l'Horloger » ou du « Dessein » a pu être remplacée
par celle de la sélection naturelle. Il considère, en effet, que « le vieil argument d'une
finalité dans la nature, comme le présente Paley, qui me semblait autrefois si concluant, est
tombé depuis la découverte de la loi de la sélection naturelle... Il ne semble pas qu'il y ait une
plus grande finalité dans la variabilité des êtres organiques ou dans l'action de la sélection
naturelle que dans la direction où souffle le vent » (ibid., p 72). DARWIN a su garder pour lui
ses réflexions, ce qui lui permit au moins de préserver la paix au sein de son ménage,
car Emma était profondément croyante.
- Volonté d’éviter le scandale. DARWIN savait combien la publication, en 1844, de
l'ouvrage anonyme Vestiges de l'histoire naturelle de la création (R. CHAMBERS) avait
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ému tous les milieux anglais. Il suivait également son penchant naturel et le conseil de
son ami Ch. LYELL, pour lequel il n'y avait jamais rien de bon à retirer des controverses.
- Évitement de la censure. DARWIN avait découvert avec stupéfaction la manière dont
pouvait s'exercer la censure lorsqu'il était adhérent, dans sa jeunesse, à la Plinian
Society d’Édimbourg.
- Angoisse d'être contredit et attaqué. Il avait horreur de la polémique, et il laissa à
deux autres de ses amis, John HOOKER et Thomas HUXLEY, le soin de défendre sa
pensée et ses écrits.
- Prudence scientifique. Comme il connaissait son incapacité de donner des
preuves directes de l'évolution, DARWIN comptait accumuler des preuves indirectes
suffisantes pour être convaincant. En outre, il ne savait pas, et n'a jamais su, ce qui
était l'origine des variations et de leur transmission. Enfin, il était averti des objections
formulées à l'encontre de sa théorie : le défaut complet d'utilité des organes
rudimentaires – quel est, par exemple, l'avantage apporté par une aile rudimentaire qui
ne peut servir à voler ? – ; l'absence de types intermédiaires dans les séries
stratigraphiques : si l'évolution est la sommation de petites variations favorables, on
devrait observer chez les fossiles d'un même genre le passage progressif d'une
espèce à une autre ; le manque éprouvé de la connaissance des mécanismes de
l'hérédité : cette question est irritante, car l'adaptation des populations à leur milieu,
jointe à l'hérédité mélangeante, aboutit à leur rapide homogénéisation, conclusion
contredite par les faits.
- Lenteur de son travail. DARWIN était non seulement un théoricien, mais aussi un
chercheur scientifique intéressé par bien d'autres sujets que celui de l'évolution. C'était
un spécialiste des Cirripèdes, Crustacés fixés, sur lesquels il a publié une
monographie importante entre 1851 et 1854. Il souligne plusieurs fois, dans son
Autobiographie, combien ses malaises le retardaient dans ses recherches et ses
publications.
Influences
Décriée par les uns, véritablement révolutionnaire selon les autres, L'Origine des
espèces a soulevé dès sa publication, sinon un scandale, du moins une intense
émotion dans tous les milieux intellectuels :
- Milieux religieux et philosophiques : la sélection naturelle remplace le Dessein
providentiel et la téléologie chrétienne, qui considère que l'ensemble des lois
naturelles, mises en jeu dès la Création, doit conduire à une perfection ; l'évolution est
donc orientée par un projet transcendant. Or la conception matérialiste de la nature,
telle qu’elle ressort
de la théorie darwinienne,
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s'oppose au créationnisme
providentialiste et finaliste. Intégré à la série animale, l’Homme – non expressément
concerné par l’ouvrage, mais logiquement atteint par l’universalité de son propos –
perd en même temps son statut privilégié. L'ouvrage crée de nouvelles relations entre
la religion et la science. Les arguments religieux, qui étaient encore assez fréquents
dans les déclarations scientifiques, disparaissent progressivement : la séparation entre
les deux domaines est en passe d’être consommée. Certains font remonter cette
séparation à la « réunion d’Oxford » qui s’est tenue au début de l’été 1860, lors du
congrès de la British Asociation for the Advancement of Science (BAAS) organisé pour
l’ouverture d’un nouveau muséum. En août, au cours d’un débat, l’évêque d’Oxford
Samuel WILBERFORCE (1805-1873) demande à Thomas HUXLEY, en substance, s’il est
apparenté aux Singes par son grand-père ou par sa grand-mère ; T. HUXLEY lui répond
qu’il préférerait avoir un Singe pour ancêtre qu’un homme se risquant à une telle
plaisanterie. Mais dans sa réponse, T. HUXLEY souligne également l’incompétence des
théologiens dans le domaine scientifique, qui est réservé aux professionnels. C’est
pourquoi on a fait de l’affrontement WILBERFORCE/HUXLEY une opposition définitive entre
religion et science. L’Origine des espèces comporte une seule courte phrase allusive à
l’origine de l’Homme dans les conclusions (p. 574) ; mais, contre l’avis même de
DARWIN, cette allusion a suffi pour transposer le principe de la sélection naturelle de
l’animal à l’Homme.
- Milieux scientifiques : l'essentialisme disparaît au profit d'une définition dynamique
de l'espèce. La thèse de l'ascendance commune remplace celle des foyers de
création.
DARWIN oblige ses collègues à prendre parti en montrant que seules trois théories
tentent de rendre compte de la diversité du vivant :
- le créationnisme dogmatique,
- la téléologie, telle qu’apparaissant dans la théologie naturelle,
- la théorie de la descendance modifiée, qui requiert, en plus du temps, deux sortes
d’éléments : la variation héréditaire - due au « hasard » -, et la sélection naturelle des
avantages adaptatifs éventuellement présentés par elle dans un milieu donné.
Selon certains commentateurs, dont l’analyse de l’œuvre darwinienne est peut
être quelque peu superficielle, L'Origine des espèces ne serait absolument pas
révolutionnaire, et son succès serait surestimé. Ainsi André PICHOT accumule, dans
Histoire de la notion de vie (Paris, Gallimard, 1993), des arguments visant à ôter à la
pensée de DARWIN tout caractère novateur :
- Le transformisme est évoqué par de nombreux auteurs avant LAMARCK, puis entre
1809, date de la Philosophie zoologique de ce dernier, et 1859, date de L'Origine des
espèces, le sujet n'a jamais fait scandale.
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- Sujet que l'on pouvait considérer comme brûlant, l'Homme n'est pas évoqué dans
L'Origine des espèces et, bien qu'il l'ait été dans Philosophie zoologique, il n'a pas
soulevé alors la furie de l'opinion publique et scientifique.
- Le raisonnement darwinien est si confus, les exemples fournis si nombreux et
divers, que chacun peut trouver dans le livre des idées en accord avec les siennes
aussi bien que leur contraire. L'ouvrage se prête ainsi à des polémiques sans fin.
- Les arguments de DARWIN, réduits bien souvent à des exemples, sont
scientifiquement faibles (comme d'ailleurs ceux de LAMARCK) ; on ignore, à cette
époque, les mécanismes de la reproduction sexuée et de l'hérédité. DARWIN s'en est
plaint à plusieurs reprises.
- Seule la préface à l'édition française, d'une quarantaine de pages, rédigée par
Clémence ROYER, a soulevé un certain émoi par ses idées libérales, son « darwinisme
social » et ses opinions antireligieuses.
Le dénigrement de la pensée de DARWIN est une mode destinée à demeurer
marginale.
Les arguments favorables à l'évolution et les contre-arguments
Les arguments que DARWIN estime favorables à la thèse de la descendance avec
modifications sont au nombre de cinq :
1) Les séries fossiles avec types intermédiaires. Si l'Échelle des êtres définit des
taxons bien délimités, le modèle darwinien impose l'idée d'une transformation
progressive des espèces où la notion d'intermédiaires prend sa place naturellement.
DARWIN en est conscient et aborde le sujet dans L'Origine des espèces : « La sélection
naturelle n'agit que par la conservation des modifications avantageuses ; chaque forme
nouvelle, survenant dans une localité suffisamment peuplée, tend, par conséquent, à prendre la
place de sa propre forme primitive moins perfectionnée... » (p. 182), « Si nous considérons
des formes très-distinctes, comme le cheval et le tapir, nous n'avons aucune raison de supposer
qu'il y ait jamais eu entre ces deux êtres des formes exactement intermédiaires, mais nous
avons tout lieu de croire qu'il a dû en exister entre chacun d'eux et un ancêtre commun
inconnu » (p. 355). Les formes intermédiaires assurent ces transitions nécessaires. Les
discontinuités dans les séries paléontologiques sont principalrement dues à des
lacunes provisoires. Cité à la fin de la section 2.1.3 : « Le cladisme »), l'Archéoptéryx
est un exemplaire célèbre de ces formes intermédiaires. L'homme de Piltdown,
Eoanthropus dawsoni, en est un deuxième exemple tout aussi célèbre que le premier
pour deux raisons : Eoanthropus représentait la forme intermédiaire attendue entre les
Singes (présence d'une mandibule simienne) et l'Homme, avec un crâne aussi
développé que celui des Hommes modernes ; le fossile s'est révélé être un faux
10
quarante ans après sa découverte au début des années 1910 : la mandibule est celle
d'un Orang-outan et le crâne celui d'un homme contemporain. Souvent, après leur
découverte, les formes intermédiaires prennent la place du « chaînon manquant »,
comme c'est le cas pour les deux exemples cités, où le premier assure la liaison entre
les Reptiles et les Oiseaux et le second celle entre la lignée simienne et la lignée
hominienne.
2) La biogéographie, qui permet parfois d'observer des faunes différentes pour un
même climat dans des régions éloignées, ou des diversifications dans des régions
relativement proches (îles et continents).
3) Les hiérarchies classificatoires, interprétables en termes de filiation et de
divergence
4) La morphologie, qui montre, par exemple chez les Mammifères, des structures
homologues, comme le squelette des membres
5) L'embryogenèse (voir la section 2.4.1 : « L’embryologie »).
Cependant, ces arguments sont loin de réaliser l'unanimité chez les
scientifiques : les questions et l'argumentaire des opposants à la théorie de la
sélection naturelle se résument en dix propositions principales. Quelques-unes ont été
utilisées à l'époque de DARWIN, mais d'autres sont plus tardives. Certaines d'entre elles
sont fondées, d'autres relèvent d'une mauvaise interprétation, d'une méconnaissance
des écrits de DARWIN ou de la mauvaise foi ; les unes tombent d'elles-mêmes
aujourd'hui, les autres en engendrent de nouvelles (voir ci-après, « Les difficultés
rencontrées par la théorie synthétique ») :
1) La sélection naturelle est une pure spéculation. Aucune recherche expérimentale
ne vient démontrer ni la valeur biologique des adaptations ni la « réalité » de la
sélection naturelle.
2) La sélection naturelle n’est pas toujours adaptative. Des caractères spécifiques
sont non-adaptatifs, ils ont pour origine d’autres phénomènes tels que les facteurs
lamarckiens ou bien l’orthogenèse, théorie dans laquelle une force vitale interne aux
organismes oblige l’évolution à se dérouler selon une direction immuable sans avoir,
parfois, de rapport avec la sélection des adaptations.
3) La théorie darwinienne est incapable d'expliquer l'origine de la variabilité, ainsi
que celle de la disparition des variations avantageuses lors de croisements.
L'ignorance des lois de l’hérédité mendélienne, jointe à la croyance en une hérédité
mélangeante, est à l'origine de cet obstacle.
4) La sélection naturelle est destructrice et non créatrice.
11
5) Le mot « lutte » dans l'expression « la lutte pour l'existence » prête à confusion.
La confusion est entretenue parfois sciemment par les adversaires du darwinisme.
DARWIN avait anticipé cet argument (voir la section 3.2.1 : « Le concept darwinien »).
6) La part du hasard est difficilement acceptable ; certains nient que des
adaptations complexes puissent résulter de phénomènes aléatoires. L'évolution
dirigée par le hasard ne mènerait qu'au chaos.
7) Les néodarwiniens et les généticiens sont incapables d'expliquer comment des
petites mutations produisent souvent des adaptations complexes caractérisant, par
exemple, l'œil humain ou bien le mimétisme, qui nécessitent de surcroît la mise en jeu
d'un ensemble de gènes. Ils s'attachent surtout à l'étude de ce qu'ils appellent les
mutations fortes, dont les effets sur le phénotype sont évidents, sinon spectaculaires.
Mais ils méconnaissent les petites mutations imperceptibles qui déterminent, à la
longue, la survie ou l’extinction d'une espèce.
8) Les séries fossiles comprennent rarement les espèces intermédiaires reliant
deux espèces distinctes. DARWIN connaît l'objection, il la pose et y répond dans
L'Origine des espèces en postulant l'existence de lacunes paléontologiques et
l'impossibilité de reconnaître parfois la forme intermédiaire ou l'ancêtre. Ainsi, à propos
du Cheval et du Tapir, il écrit : « Cet ancêtre commun... peut aussi, par différents points de
sa conformation, avoir différé considérablement de ces deux types, peut-être même plus qu'ils
ne diffèrent actuellement entre eux. Par conséquent, dans tous les cas de ce genre, il nous
serait impossible de reconnaître la forme parente de deux ou plusieurs espèces, même par la
comparaison la plus attentive de l'organisation de l'ancêtre avec celle de ses descendants
modifiés, si nous n'avons pas eu en même temps à notre disposition, la série à peu près
complète des anneaux intermédiaires de la chaîne » (p. 355-356). Ce point de vue demeure
très actuel ; les biologistes reconnaissent que le passage d'une forme à une autre est
possible, les séries anagénétiques en sont la preuve. Mais les caractères de la forme
intermédiaire ne sont jamais pour moitié les caractères hérités de son ancêtre et pour
l'autre moitié les caractères modernes transmis à son descendant. Gavin De BEER
parle d'une évolution en « mosaïque » pour désigner une vitesse d'évolution différente
pour chaque organe, c'est pourquoi seuls certains caractères dérivés seront donc
transmis à la génération suivante. Il est donc tout à fait possible qu'une forme
intermédiaire ou un ancêtre ne soient pas reconnus, car ils sont très souvent
inconnaissables (voir « ancêtre » à la section 2.1.3 : « Le cladisme »). L'absence de
formes intermédiaires et l'évolution graduelle ne sont pas contradictoires.
9) Le maintien d'une grande variabilité dans les populations demeure constant
malgré la sélection des variations les plus performantes.
12
10) On a reproché à DARWIN d'une part son modèle de la sélection artificielle,
emprunté aux éleveurs et aux horticulteurs, qui n'a jamais produit d'espèces nouvelles,
d'autre part son mode de raisonnement inductif.
Les origines des malentendus à propos du transformisme darwinien
On peut relever quatre origines principales :
- L'application à l’espèce humaine, sans aucune précaution (voir l'effet réversif aux
sections 4 4 1 et 4 4 3 »), du principe de la survie du plus apte par H. SPENCER, (voir
aux sections 4 4 1 : « Le darwinisme social » et 4.4.3 : « L’Homme, les races, le
racisme ») ou encore par certains théoriciens racistes et les principaux représentants
de l'eugénisme.
- Le quiproquo sur le terme « évolution », présent, dès 1858, dans le plan du
Système synthétique de Philosophie de H. SPENCER. La publication de ce dernier
commence en 1862. Il définit les lois qui règlent la marche universelle des
phénomènes de tous ordres. Cet évolutionnisme s’applique aussi bien à la physique, à
la biologie, à la politique qu’à la sociologie, et il ne possède aucun point commun avec
le transformisme darwinien, bien que H. SPENCER ait intégré dans sa philosophie le
principe de la sélection naturelle.
-
L'opportunisme
malheureux
de
DARWIN dans
l’adoption
de
l’expression
spencérienne « persistance du plus apte » ou « survivance du plus apte » comme
synonyme acceptable de « sélection naturelle ».
- L'utilisation d’un vocabulaire simplement technique dont le sens des mots (races,
nègres, infériorité/supériorité...) a été investi, depuis, de connotations lourdement
marquées.
La théorie darwinienne de la sélection naturelle a donné naissance à deux
écoles successives ; l'une, formée au début du XXe siècle, s'appuie sur les travaux de
G. MENDEL ; l'autre, formée dans les années 1940, s'appuie en outre sur les arguments
issus de disciplines biologiques diverses, pour bâtir une théorie évolutionniste globale.
4.2.3 - Les théories darwiniennes
Le néo-darwinisme
Ce terme, dû à George John ROMANES (1848-1894), concerne un darwinisme qui
ne recourt plus à l'hérédité des caractères acquis. Trois biologistes sont à l'origine de
13
cette théorie : le généticien Grégor MENDEL (1822-1884), le biologiste August WEISMANN
(1834-1914) et le botaniste Hugo De VRIES (1848-1935)
G. MENDEL montre que l'hérédité est particulaire et qu'elle obéit à des lois
strictes : les caractères parentaux sont conservés d'une génération à l'autre.
À partir de ses propres travaux, A. WEISMANN affirme la fausseté de l'hérédité des
caractères acquis. Les cellules germinales (plasma germinatif), isolées très
précocement des cellules somatiques, ne peuvent plus subir d'influences extérieures
et, par conséquent, incorporer des particules d'organes modifiés par l'usage ou le nonusage. La sexualité est donc à l'origine de la variabilité génétique : le mélange
aléatoire des plasmas germinatifs au moment de la fécondation ne peut qu'engendrer
des individus uniques, différents de leurs parents. La reproduction sexuée possède un
grand avantage sélectif. Le hasard fait, pour la première fois, son entrée nominative
dans la théorie darwinienne. A. WEISMANN oblige les scientifiques à prendre position au
sujet de l'hérédité des caractères acquis.
Le Hollandais Hugo De VRIES fait découvrir au monde scientifique les travaux et
les lois de G. MENDEL, qui sont à l'origine de la génétique moderne. Il cerne la notion de
gène et celle de mutation. Bien qu'il soit darwinien convaincu, il considère que la
spéciation, au lieu d'être progressive, se réalise par de brusques bonds évolutifs, les
mutations, terme qui n'a pas du tout le sens actuel. Les sauts ou mutations sont ou ne
sont pas ; la spéciation est due aux mutations, à l'origine de variants discontinus. Cette
conception des mutations est issue de considérations sur l'hérédité particulaire et sur
les plasmas germinatifs, dont les caractères s'expriment ou non. Contrairement aux
darwiniens traditionnels, H. De VRIES conçoit une évolution par sauts qui le conduit à
penser que l'espèce, entre les mutations, est fixe ; cette conception
de l'espèce
l'oppose à celles de LAMARCK et de DARWIN, pour lesquels l'espèce n'a pas de réalité
objective, conception nominaliste.
La théorie synthétique
La naissance de cette synthèse évolutionniste darwinienne a été très
progressive ; aussi est-il impossible de dater précisément son émergence ; E. M AYR la
situe entre 1936 et 1950. Cette théorie associe certains résultats de la génétique des
populations à des conclusions tirées principalement de la paléontologie et de
l'anatomie comparée.
- Les pionniers de la génétique des populations
14
Trois scientifiques ont publié, dans la première partie du XXe siècle, des
ouvrages qui sont le fondement de la génétique des populations et des idées
exprimées dans la synthèse ; il s'agit de Ronald FISHER, Sewall WRIGHT et John Burdon
Sanderson
HALDANE.
La génétique des populations étudie la variation des fréquences
géniques et recherche les causes de cette variabilité.
Ronald FISHER (1890-1962)
Mathématicien anglais, il s'est intéressé aux problèmes de l'évolution, de la
génétique, de la biométrie, ensemble des méthodes mathématiques et statistiques qui
ont pour but d'étudier les aspects quantitatifs du vivant. Il fut également l’un des
représentants de l’eugénisme, étude à fort investissement idéologique des moyens
sociaux susceptibles d’améliorer les qualités d'une race humaine (voir la section 4 4 3 :
« Le racisme »).
En 1918, R. FISHER publie The Correlation between Relatives on the Supposition
of Mendelian Inheritance (« Corrélation entre
apparentés sous l'hypothèse de
l'hérédité mendélienne »), où il démontre que le darwinisme et le mendélisme sont
compatibles. Puis, en 1922, dans un texte On the dominance ratio (« Sur Le rapport
de dominance »), il y envisage l'évolution comme une modification de la distribution
des fréquences géniques sous l'influence de facteurs divers : le hasard, c'est-à-dire la
future dérive génique fortuite, la pression de sélection, le système de croisement et les
interactions alléliques... Il conclut qu'un gène, même favorable, ne peut se répandre
dans une grande population sous le seul effet du hasard ; la perte aléatoire de ce gène
est bien plus vraisemblable. Seule, la sélection naturelle constitue une force assez
puissante pour rendre un gène envahissant. Cette vision de la sélection est
développée dans The Genetical Theory of Natural Selection (« La Théorie génétique
de la sélection naturelle », 1930). Il y expose sa vision pansélectionniste de
l'évolution : la sélection naturelle est l'unique force capable de s'opposer à la
désorganisation spontanée de tout système biologique, comme le prévoit le principe
de l'entropie.
Ses conceptions évolutionnistes se résument en deux points :
1) Seules les grandes populations sont à prendre en compte, les petites sont sans
doute négligeables. L'effet de la dérive génique fortuite est minimisé.
2) Le progrès évolutif est lié principalement à l'action de la sélection naturelle.
Sewall WRIGHT (1889-1988)
15
Biologiste et généticien américain, il est très rapidement convaincu (1916) de
l'importance et de l'universalité des interactions géniques (dominance et épistasie).
Une autre de ses idées maîtresses est celle du rôle joué par la dérive génique fortuite.
Il doute de la thèse de R. FISHER qui n'envisage que de grandes populations
relativement homogènes. En soutenant sa théorie des « équilibres transitoires »
(shifting balance theory of evolution), plus connue sous le nom des « équilibres
fluctuants » (1929), il s'oppose à la thèse pansélectionniste de R. FISHER et de
J. HALDANE. Mais tous trois considèrent que la fréquence d'un gène est déterminée par
la combinaison de plusieurs événements : mutation, sélection naturelle, migration et
dérive génique fortuite. Comme R. FISHER, S. WRIGHT arrive à la conclusion qu'une
population d'effectif réduit a beaucoup de chance de disparaître ; sa variabilité
génétique réduite donne peu de prise à la sélection naturelle ; la dérive génique, dont
l'action devient prépondérante, homogénéise la population et la rend statique.
Cependant, quelques-unes des nombreuses sous-populations conspécifiques, de
faible effectif, peuvent présenter un intérêt évolutif si des migrations viennent rompre
l'installation défavorable d'une homogénéité génétique. Gustave MALÉCOT parviendra à
étayer cette conception par un modèle mathématique. Pour S. WRIGHT, les grandes
populations panmictiques peuvent évoluer de deux façons. Si l'environnement est
stable, les influences des facteurs évoqués ci-dessus s'équilibrent, et les fréquences
géniques, généralement, se stabilisent : l'évolution est quasi nulle. En revanche, dans
un milieu instable, les fréquences géniques sont fluctuantes et elles ont tendance à
atteindre un équilibre statistique transitoire déterminé par l'influence réciproque des
facteurs précédents : l'évolution est diversifiante. Entre 1968 et 1978, il publie son
énorme et unique ouvrage : Evolution and the genetics of populations (« Évolution et
génétique
des
populations »),
dans
lequel
il
développe
ses
conceptions
évolutionnistes, qu'il étaye d'arguments mathématiques.
S. WRIGHT a influencé de nombreux chercheurs : T. DOBZHANSKY a travaillé avec lui,
pour tenter de mettre en évidence l'effet de la dérive génique fortuite dans les
populations naturelles ; E. MAYR lui doit deux idées appliquées à son modèle de la
spéciation géographique : l'importance évolutive des petites populations (effet de
fondation de MAYR) et l'importance des interactions géniques (révolution génétique de
MAYR) ; G. SIMPSON a tiré de la théorie des équilibres transitoires l'idée d'une évolution
quantique.
John Burdon Sanderson HALDANE (1892-1964)
Mathématicien anglais, il se tourne très tôt vers la biométrie et la génétique.
Entre 1924 et 1934, dans une série d'articles publiée sous le titre : A Mathematical
16
Theory of Natural and Artificial Selection (« Théorie mathématique de la sélection
naturelle et artificielle »), il utilise les lois de G. MENDEL pour développer des modèles
mathématiques relatifs à la variabilité génétique des populations et à son évolution au
cours du temps. À la suite de R. FISHER, il intègre l'hérédité mendélienne à la théorie
darwinienne. Comme R. FISHER et S. WRIGHT, il considère qu'une théorie de l'évolution
doit s'appuyer sur des mécanismes tels que la ségrégation des gènes, la mutation, la
sélection naturelle ou la dérive génique fortuite. Il s'attache, plus particulièrement, à
l'étude des mutations géniques et de leurs conséquences sur l'évolution des
populations de grand effectif.
Il définit la valeur sélective, qui est calculée à partir du nombre moyen de
descendants d'une génération issus d'un individu présentant le génotype étudié. À
partir de la valeur sélective d'un génotype, il détermine le coût génétique de la
sélection naturelle. Le coût génétique, dont le mélanisme industriel offre un bon
exemple, concerne la diminution de la valeur sélective de certains gènes, diminution
consécutive à des modifications du milieu ; le remplacement des allèles défavorables
par les allèles favorables s’accompagne d’un surcroît de mortalité. Le coût de la
sélection dépend de la fréquence initiale des gènes considérés dans la population.
L'idée d’une augmentation de la mortalité due aux mutations est reprise par Hermann
Joseph MULLER pour définir le fardeau génétique (1950) : dans une population, les
mutations fixées, défavorables et non éliminées s’accumulent et elles l’empêchent
d’acquérir une adaptation optimale au milieu (voir les sections 4 3 2 : « La théorie
neutraliste de l’évolution moléculaire, le paradoxe du polymorphisme » et 4 4 3 : « les
races humaines, le fardeau génétique ».
- Les thèmes des théoriciens
Outre ces précurseurs, qui ont participé également à la synthèse, nombreux sont
les chercheurs qui ont apporté leur contribution à la théorie synthétique, qui demeure
encore le principal modèle évolutionniste. Seuls seront abordés dans cette section les
ouvrages et les travaux d'auteurs dont les noms sont devenus inséparables de la
théorie synthétique, Serguéi TCHETVÉRIKOV, Theodosius DOBZHANSKY, George Gaylord
SIMPSON et Ernst
MAYR.
Mais on ne saurait oublier, à ce sujet, quelques auteurs français
dont Geoges TEISSIER, Philippe L'HÉRITIER et Gustave MALÉCOT. Leurs travaux ont peutêtre acquis une notoriété internationale moins grande, du fait de la période
politiquement troublée des années 1936 à 1945, et sans doute également parce qu'ils
ont publié en français. Ils apparaissent d'autant plus marginaux, en France, qu'ils se
sont intéressés à la génétique des populations et aux applications mathématiques en
biologie évolutive. Un milieu scientifique encore attaché, malgré tout, à la théorie de
17
l'hérédité des caractères acquis n'a sans doute pas favorisé la reconnaissance de
leurs travaux.
Des publications de ces divers auteurs se dégagent les points principaux
suivants : définition de l'unité évolutive, importance des relations épistatiques, banalité
du polymorphisme des populations, prise en compte du temps géologique et rôle
fondamental de la dérive génique fortuite.
La génétique des populations
C’est la description de la distribution des gènes dans les populations naturelles.
S. TCHETVÉRIKOV (1880-1959), généticien russe, est un systématicien des Lépidoptères.
L'un de ses buts (1926) est de réaliser le lien entre le darwinisme et la génétique
moderne. En observant des populations de Drosophiles, il ouvre la voie aux
recherches de la génétique des populations naturelles.
Après avoir commencé sa carrière dans le laboratoire de Thomas Hunt MORGAN en
étudiant l'hérédité mendélienne sur Drosophila melanogaster, T. DOBZHANSKY (19001975)
travaille
ensuite
sur
des
populations
naturelles
de
Drosophiles
(D. pseudoobscura) et concilie très bien la génétique mendélienne et celle des
populations.
G. SIMPSON (1902-1984), paléontologiste, a commencé par l'étude de fossiles
individuels, avant de se consacrer à celle des populations fossiles. Les espèces
fossiles étant particulières (voir la section 3.3.1 : « Les critères spécifiques et leur
discussion »), il a dû mettre au point des outils statistiques adaptés à ses recherches.
E. MAYR (1904), ornithologiste et systématicien, a constamment travaillé sur des
populations naturelles.
L'unité évolutive
A la fin du XIXe siècle, c’est l'individu. Puis, au début du XXe siècle, avec le
développement rapide de la génétique, les généticiens considèrent que la cible de la
sélection naturelle n'est plus l'individu, mais le gène, et que l'évolution dépend de la
variation des fréquences géniques à l'intérieur d'un pool génique. Selon S. TCHETVERIKOV,
l'évolution toutefois se rapporte à la variabilité phénotypique et non à la variabilité
génotypique. En publiant Systematics and the origin of species (« La systématique et
l'origine des espèces », 1942), E. MAYR s'oppose également à la conception
génocentriste : c'est l'individu, et non le gène, qui est l'objet de la sélection naturelle, et
il démontre que la prise en compte des espèces et de leurs populations naturelles est
indispensable, car l'évolution repose sur la spéciation. Actuellement, il apparaît difficile
18
de dissocier phénotype et génotype, puisque la sélection du premier entraîne
obligatoirement celle du second.
Les interactions géniques
Elles s’avèrent de plus en plus déterminantes dans les phénomènes évolutifs.
Comme R. FISHER, S. WRIGHT en a déjà souligné l'importance tout au long son œuvre.
Pour T. DOBZHANSKY, les populations sont caractérisées, à la fois, par un ensemble de
gènes et par des interactions géniques, qui unissent des groupes de gènes et
s'ajustent à chaque modification du milieu, sous l'action de la sélection naturelle. Le
modèle de la spéciation par révolution génétique de E. MAYR, et plus tard celui de
H. CARSON tiennent compte non seulement de la faible variabilité génétique des
populations d'effectif réduit, mais aussi d'une redistribution des relations épistatiques
et de dominance à l'origine de cette révolution.
Le polymorphisme adaptatif
Étudié par T. DOBZHANSKY dès 1939, il est dû à l'action de la sélection naturelle.
Ce chercheur tire de ses expériences sur D. pseudoobscura la notion du
polymorphisme adaptatif et celle de la coadaptation entre gènes (1946-1949) : le
polymorphisme génétique est une condition nécessaire à l'adaptation des populations
à leur milieu, dont les variations modifient l'équilibre des fréquences géniques sous
l'effet de la sélection. Bien qu'il ait étudié un polymorphisme chromosomique, ses
résultats expérimentaux sont transposables au polymorphisme génique. La notion de
la coadaptation est inséparable de celle des interactions géniques dont elle est un cas
particulier. À partir de T. DOBZHANSKY, une population n'est plus seulement caractérisée
par un ensemble de gènes liés ou indépendants, mais également par des ensembles
de gènes interdépendants ; la sélection n'agit plus sur un gène particulier, mais sur un
pool génique.
L'origine des espèces
Cette question, soulevée par DARWIN et demeurée sans solution, commence à
être élucidée par S. TCHETVÉRIKOV, qui insiste sur l'importance de l'isolement
géographique et reproductif dans la spéciation et dans l'évolution des espèces. C'est
avec Genetics and the origin of species (« La Génétique et l'origine des espèces »,
1937) de T. DOBZHANSKY que le problème reçoit une solution. Ce livre constitue une
première synthèse de la théorie de l'évolution, en traitant de la spéciation, de
19
l'isolement géographique et reproductif, de la définition biologique de l'espèce et de la
génétique des populations.
Le temps et le taux d'évolution
Ce sont deux notions introduites dans la théorie de l'évolution par G. SIMPSON. De
ses études statistiques, il tire un nouveau paramètre : le taux d'évolution, qui mesure
une quantité de changement par unité de temps et permet d'apprécier des vitesses
d'évolution. Dans son livre Tempo and Mode in Evolution (« Rythme et modalités de
l'évolution », 1944), il donne à la synthèse la dimension géologique du temps, qui lui
manquait, et il fournit également à ses collègues biologistes des données inédites et
précieuses sur les rythmes et les modalités de l'évolution en paléontologie. Il cherche
à caractériser la vitesse d'évolution et à définir les variables dont elle dépend. Il conclut
qu'il n'y a pas une seule vitesse mais plusieurs, chacune d'entre elles étant liée au
caractère étudié. Il remarque également que la vitesse d'évolution est variable non
seulement d'une lignée à l'autre, mais aussi au sein d'une même lignée, que les
grands changements évolutifs interviennent sur de courtes périodes. Il explique que si
sa discipline ne peut tester aucun des phénomènes génétiques évolutifs, elle permet
d'étudier leurs effets en temps mesurable sur des populations fossiles.
La dérive génique fortuite
Déjà étudiée par R. FISHER, S. WRIGHT et J. HALDANE, elle est un mécanisme qui
entre, à part entière, dans la génétique des populations, dans les ouvrages
évolutionnistes et dans la synthèse. Ce facteur aléatoire dépend seulement de l'effectif
des populations (voir la section 3.1.3 : « La variabilité et la dérive génique fortuite »).
- Les points du consensus
Les biologistes de toutes les disciplines s'accordent sur un certain nombre de
propositions qui permettent d'expliquer tous les phénomènes évolutifs à l'aide des
mécanismes génétiques connus :
- La variabilité des populations naturelles est élevée et le polymorphisme important.
- L'hérédité est particulaire et non mélangeante.
- La macro-évolution, qui semble résulter d'une évolution discontinue, n'est en fait
qu'une micro-évolution accélérée. Elle concerne, en effet, des petites populations qui
évoluent très rapidement ; la radiation adaptative et la diversification des espèces qui
en résultent sont à l'origine des taxons supraspécifiques.
20
- La sélection naturelle est le moteur prédominant de l'évolution, car elle favorise
l'adaptation des espèces à leur milieu. À propos des adaptations, des biologistes
modernes poussent le raisonnement darwinien à l'extrême. Les conceptions de
G. WILLIAMS (1966) ou Walter BOCK (1967) reposent sur trois postulats : tous les
caractères sont adaptatifs ; l'étude des adaptations se résout par celle du gène ; les
adaptations retenues par la sélection naturelle favorisent l'extension d'une espèce. La
sociobiologie (voir la section 4.4.2) va reprendre ces principes.
- La prise en compte des populations dans l'étude des phénomènes évolutifs est
indispensable.
- Le rejet du lamarckisme, de l'hérédité des caractères acquis, du saltationnisme et
de l'orthogenèse s’impose ; cette dernière définit une évolution inéluctable et orientée
des espèces qui peut, par conséquent, être non adaptative.
- L'évolution est graduelle. Les évolutionnistes du début du XXe siècle se
demandaient si l'évolution était saltatoire ou graduelle. Les uns, saltationnistes, sousestimant le rôle de la sélection naturelle, rendaient les mutations géniques
responsables d'une évolution saltatoire ; les autres, gradualistes, observant dans les
populations des variations phénotypiques graduelles, rejetaient le rôle majeur des
mutations. T. H. MORGAN met fin au débat en montrant que les mutations sont des
phénomènes discontinus, qui entraînent des variations phénotypiques de très petites
amplitudes. Les travaux ultérieurs des généticiens comme R. FISHER, S. WRIGHT,
J. HALDANE,
S. TCHETVÉRIKOV
et
T.
DOBZHANSKY
ont
tous
concilié
définitivement
l’interprétation génique de l’hérédité avec la théorie darwinienne de la variation
spécifique et de la sélection naturelle. D'après G. SIMPSON, l'évolution peut se réaliser
selon deux modalités : soit un gradualisme phylétique qui concerne la transformation
graduelle d'une lignée (celle des Équidés est célèbre, fig. 4.6), soit une évolution
quantique qui permet la brusque apparition de formes nouvelles, sans intermédiaires.
Cette modalité se rapporte à la macro-évolution, c'est-à-dire à l'apparition de taxons
supraspécifiques.
21
Fig. 4.6
Dans ses recherches sur les Oiseaux, E. MAYR a également interprété la diversité
actuelle comme traduisant une évolution graduelle chez des espèces indonésiennes
(fig. 4.7) en cours de spéciation.
Fig. 4.7
22
- Des objections à la synthèse
- Les effets du polymorphisme : variabilité, flux géniques, divergences génétiques
des espèces en cours de spéciation, possèdent une importance considérable, mais
quelle en est l’origine ? Est-ce la sélection naturelle ou une évolution « neutre » ?
- Le gradualisme est remis en question, principalement chez les Végétaux, où le
taux de polyploïdie est élevé ; il atteint au moins 70 % chez les Angiospermes. Le
doublement du caryotype crée instantanément une nouvelle espèce, de même, peutêtre, que certaines mutations chromosomiques. La spéciation peut donc être brutale,
mais de telles spéciations ne contribuent pratiquement pas à l'évolution (voir la section
3.3.2 : « La spéciation sympatrique instantanée par polyploïdie »).
Pour rejeter la théorie darwinienne, les néo-lamarckiens, surtout, avancent
plusieurs arguments dont certains ont été formulés à l'époque de DARWIN, alors que
d'autres - cellulaires et biochimiques, en particulier - sont plus tardifs :
- Le hasard sous toutes ses formes est rejeté, car il mène au chaos. Les néolamarckiens rejettent en particulier tout phénomène évolutif aléatoire, car l’adjectif
« aléatoire »
implique
la
brusque
apparition
de
caractères
non-adaptatifs.
L’introduction du hasard dans les Sciences Naturelles reflète plus l’ignorance des
scientifiques qu’une réalité appartenant à la nature des choses.
- Le principe de corrélation sous-entend que la modification d'un organe nécessite
l'apparition simultanée de plusieurs mutations adaptatives.
- La probabilité pour que cinq mutations déterminées, par exemple, surviennent en
même temps est infime ; la probabilité pour que celles-ci participent, de surcroît, à une
même adaptation est quasi nulle et tient de la gageure.
- La théorie darwinienne soutient que l'évolution, par la sélection des adaptations,
les perfectionne. Or, des organismes rudimentaires en côtoient d'autres plus
complexes et mieux adaptés, sans être pour autant éliminés. Il en est ainsi des
Protozoaires intestinaux symbiotes des Termites, situation où les plus simples
cohabitent avec les plus complexes. Les premiers ne semblent pas être défavorisés
par rapport aux seconds.
- La théorie darwinienne ne donne pas une explication satisfaisante des organismes
reliques, des « fossiles vivants » tels que Lingula, Brachiopode apparu dès
l'Ordovicien, ou les Blattes et les Scorpions, apparus à la fin du Primaire, le
Cœlacanthe, la Sarigue, etc.
23
Les darwiniens ne manquent pas de répliquer :
- La corrélation entre plusieurs mutations n'est pas immédiate, mais elle se révèle à
la faveur d'une adaptation particulière, qui réalise le lien entre les mutations
précédentes. Les plumes primitives, à l'origine, étaient peut-être en rapport non avec
le vol mais avec l'isolation thermique. L'adaptation au vol serait une émergence
opportuniste d'adaptations diverses.
- L'évolution semble orientée dans le sens de la complexité, mais il ne faut pas
confondre complexité et perfectionnement.
- La sélection est parfois conservatrice ; c'est pourquoi, dans un environnement stable,
l'évolution morpho-anatomique peut être nulle. Le « fossile vivant » est un spécimen
actuel d'un taxon que l'on connaissait uniquement à l'état fossile. L'expression « fossile
vivant » est remplacée parfois par « forme panchronique », par les termes « relique »
ou bien « relicte ». Cependant, ce dernier est moins général que les deux précédents ;
une relicte désigne un taxon panchronique dont l'aire de répartition très limitée
correspond à une niche écologique spécialisée où la stabilité des conditions de vie est
estimée favorable à une stase morphologique. Si la relicte est obligatoirement
panchronique, la réciproque n'est pas vraie : toutes les formes panchroniques ne sont
pas des relictes. De même, les niches écologiques spécialisées abritent des formes
modernes et non uniquement des relictes. C'est le cas, par exemple, des Insectes
Collemboles, aussi nombreux et florissants depuis leur apparition au Dévonien, il y a
350 Ma , des Tortues, des Crocodiles ou des Autruches.
« Fossile vivant », « forme panchronique » semblent signifier arrêt des processus
évolutifs chez des organismes qui sont restés inchangés depuis leur apparition
jusqu'à leur découverte. La stase morphologique évidente est étonnante, mais elle
n'implique pas une absence d'évolution à d'autres niveaux (voir la section 3.3.1 : « Le
concept morphologique »). La Drosophile a subi maintes mutations tout en restant la
même ; mais il serait nécessaire, pour utiliser ce contre-exemple, de préciser la date
d'apparition de cette espèce pour la comparer aux espèces reliques.
Le hasard
À propos des variations, DARWIN introduit la notion de hasard dans les
mécanismes évolutifs bien qu’il n’emploie pas le mot « hasard » lui-même, mais plus
volontiers le terme « accidentel ». Dans sa théorie de la descendance avec
modifications, seule la propriété d’utilité ou d’inutilité vis-à-vis de la lutte pour
l’existence dépend du hasard.
Tant que l’hérédité des caractères acquis est admise, les variations ne sont pas,
en effet, accidentelles ; elles tiennent à la nature des organismes et à celle des
conditions du milieu. Mais, une fois établie l’origine génétique des variations par
24
G. MENDEL qui décrit pour la première fois « les lois probabilistes de la transmission des
génotypes » (M. GILLOIS et N. BONNEUIL, 1996), le hasard est devenu un facteur important
dans les théories néodarwiniennes.
Le terme « hasard » décrit deux situations différentes :
- Selon Antoine COURNOT, un événement est dû au hasard stricto sensu s’il résulte
de
la
rencontre
de
deux
séries
causales
indépendantes.
Les
mutations
favorables/défavorables en sont un exemple ; une série est constituée par la
production d'un caractère nouveau et l’autre série par la réalisation des conditions du
milieu qui en font un caractère favorable ou défavorable. La découverte d’un fossile
par un promeneur en est un autre exemple ; une série causale aboutit à l’émergence
du fossile à la surface de la roche et l’autre série correspond au trajet suivi par le
promeneur.
- Des événements sont dits aléatoires, stochastiques ou contingents s’ils sont les
conséquences, exclusives les unes des autres, d’une même cause. Par exemple, la
détermination du génotype d’un gamète haploïde issu de la méiose d’une cellule
germinale diploïde hétérozygote « Aa » est aléatoire : les conséquences exclusives
l’une de l’autre sont la formation de gamètes dont le génotype est « A » et de gamètes
dont le génotype est « a », la cause est la méiose d’une cellule hétérozygote. La
génétique des populations étudie des situations souvent complexes qui sont toujours
des compositions de causes à conséquences multiples mutuellement exclusives les
unes des autres. Si dans une population d’effectif limité, par exemple, la génération
« n » est caractérisée par la fréquence Pn des allèles « A » et la fréquence 1 - Pn des
allèles « a » ; les fréquences respectives des allèles « A » et « a » de la génération
« n+1 » ne peuvent être déterminées, elles sont aléatoires. Plusieurs situations
mutuellement exclusives sont possibles, chacune d’entre elles est caractérisée par
une fréquence particulière Pn+1 et donc une fréquence 1 - Pn+1. Michel GILLOIS souligne
que la spéciation par révolution génétique (voir la section 3 3 2 : « La spéciation par
révolution génétique ») et la dérive génique fortuite (voir les sections 4 2 3 : « La
théorie synthétique » et 4.3.2 : « La théorie neutraliste ») abordent en permanence ce
type de situations.
Cependant, certains chercheurs, comme Pierre-Paul GRASSÉ, ont refusé
l'introduction du hasard dans la théorie de l'évolution. Dans la théorie darwinienne, la
variation indéfinie, fortuite, non adaptative et héréditaire est opposée à la variation
néo-lamarckienne adaptative. Comment admettre qu'un organe aussi complexe que
l'œil puisse apparaître par hasard, alors que l'œil fonctionnel nécessite sans doute des
dizaines de mutations coordonnées ? « Sans doute le hasard, muet et complaisant, reste le
deus ex machina de la doctrine néo-darwinienne » (P.-P. GRASSÉ, Les incertitudes des
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doctrines évolutionnistes, Madrid, Revista de la Universidad de Madrid, vol. VIII, n° 2931, 1959). M. GILLOIS considère qu’il est impossible de nier à l’heure actuelle l’action du
hasard dans les mécanismes évolutifs ; dans son article Les modèles dynamiques de
l’évolution (Pour Darwin, dir. P. TORT, Paris, PUF, 1997), il renvoie, par exemple, aux
dynamiques stochastiques de G. MALÉCOT.
Malgré un certain nombre d'incertitudes, la théorie synthétique de l’évolution
paraît être actuellement la seule tentative largement reconnue d’une vision globale de
l'évolution de la vie. Dans ce même article (cf. supra), M. GILLOIS constate que le
principe darwinien de la sélection naturelle est nécessaire à tous les modèles
dynamiques de l’évolution, mais qu’il n’est pas toujours suffisant. Des aménagements
ont lieu, sans que la théorie darwinienne soit fondamentalement remise en cause.
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Bibliographie de la section 4.2
Livres
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