La gynécomastie ● Jean-Rémi Garbay* D éfinie comme une prolifération glandulaire bénigne du sein chez l’homme, la gynécomastie est d’un diagnostic clinique relativement simple ; elle est bien plus fréquente qu’on ne le pense. Mais sous une apparente banalité, elle peut être révélatrice d’une pathologie grave. Elle induit souvent un malaise physique ou psychologique qui est le motif principal de consultation. Les formes médicamenteuses deviennent de plus en plus fréquentes, ce qui oblige à les évoquer de parti pris ; après 50 ans, la moitié des gynécomasties sont d’origine médicamenteuse (1). INCIDENCE Elle se rencontre surtout aux deux extrêmes de la vie : à l’adolescence ou à un âge mur ; dans ces deux tranches d’âge, les chiffres rapportés oscillent entre 30 et 60 % (2). Heureusement, tous les hommes atteints de gynécomastie ne viennent pas consulter… La gynécomastie n’est pas associée à un risque accru de survenue de cancer du sein, excepté dans le syndrome de Klinfelter. PHYSIOPATHOLOGIE Il n’existe pas de différence de réponse à la stimulation hormonale entre la glande mammaire masculine ou féminine. L’absence de développement du sein chez l’homme est bien entendu secondaire à l’absence de sécrétion à des taux suffisants d’estrogène et de progestérone. Ainsi, la gynécomastie apparaîtra dès lors que sera créé un déséquilibre entre l’effet inhibiteur des androgènes et l’effet stimulant des estrogènes. Les estrogènes produits chez l’homme proviennent principalement du métabolisme périphérique de la testostérone et de l’androstènedione par les aromatases. Celles-ci sont situées dans le tissu adipeux mais aussi dans la glande mammaire elle-même. C’est donc l’augmentation du rapport estrogène/androgène qui sera à l’origine de la gynécomastie. Une autre cause a parfois été évoquée : l’hyperproduction de prolactine, dont la secrétion en temps normal est réprimée par la dopamine. Cependant la gynécomastie est rare dans l’adénome à prolactine. Elle serait due, en fait, non pas à un effet direct de la prolactine mais à l’insuffisance gonadique secondaire induite par l’hyperprolactinémie. * Service des Ardennes, IGR, 39, rue Camille-Desmoulins, 94 805 Villejuif Cedex. E-mail : [email protected] La Lettre du Sénologue - n° 17 - juillet/août/septembre 2002 Ainsi apparaissent tous les mécanismes pouvant être incriminés dans l’apparition d’une gynécomastie : – hyperproduction d’estrogènes, par une néoplasie testiculaire ou surrénalienne ou par aromatisation périphérique excessive des androgènes ; – élévation de la fraction libre des estrogènes circulants par diminution de leur dégradation ou déplacement de leurs protéines de transfert (SHBG) ; – diminution des androgènes circulants (synthèse, liaison à la SHBG, dégradation) ; – interactions dans la liaison des estrogènes ou des androgènes avec leurs récepteurs ; – perturbations dans la régulation de la prolactinémie (dopamine). Il semblerait enfin que certaines gynécomasties puissent apparaître en présence de concentrations apparemment normales d’estrogènes et d’androgènes ; elles seraient liées à une sensibilité particulière du tissu mammaire à ces hormones. C’est en tout cas ainsi que l’on “explique” les gynécomasties idiopathiques, qui représentent tout de même 25 % des cas (1). Les tableaux I et II résument les principales conditions pathologiques et les traitements médicamenteux pouvant être incriminés dans l’apparition d’une gynécomastie. Seules les causes les plus fréquentes ont été volontairement retenues. Tableau I. Principales pathologies pouvant entraîner une gynécomastie, classées selon leur physiopathologie (selon [9]). néonatale, pubertaire, du vieillard • Physiologique • Médicamenteuse ou toxique (voir tableau II) • Hyperestrogénie aromatisation excessive tumeur testiculaire (germinale, Leydig, Sertoli) corticosurrénalome obésité hyperthyroïdie insuffisance hépatique cirrhose hermaphrodisme prise d’estrogènes (crèmes, lotions, etc.) choriocarcinome testiculaire • Hypersécrétion de B-HCG cancer pulmonaire, hépatique, rénal, gastrique • Hypoandrogénie insuffisance gonadique primaire ou secondaire circulante (Klinefelter, orchite, etc.) insuffisance hypothalamo-hypophysaire insuffisance rénale chronique • Autres insuffisance cardiaque VIH zona pathologie neurologique • Idiopathique 7 D O S S I E Tableau II. Médicaments responsables de gynécomastie chez l’adulte, classement par familles thérapeutiques (selon [1]). Médicaments Antihistaminiques H2 Cimétidine Ranitidine, famotidine Oméprazole Dompéridone Métoclopramide Neuroleptiques : – Phénothiazines, thioridazines, benzamides – Diazépam Inhibiteurs calciques : Vérapamil, nifédipine, diltiazem Digitaliques Spironolactone Canrénoate Captopril Estrogènes Antiandrogènes Cyprotérone, finastéride Hormone de croissance Agonistes LH-RH Mécanisme Liaison aux récepteurs androgéniques Inhibition des cytochromes P450 et du catabolisme des estrogènes Antidopaminergique " prolactine " prolactine très fréquente " prolactine très fréquente " estradiol circulant prolactinémie ; chez certains le mécanisme reste obscur Effet estrogènes-like mais mal documenté Blocage de la synthèse de la testostérone " estrogènes sériques " " estrogènes circulants Blocage de la liaison aux récepteurs cytosoliques Activité lactogène de l’hormone de croissance ou augmentation de la sensibilité des cellules de Leydig aux gonadotrophines Suppression progressive de la sécrétion androgénique Androgènes et stéroïdes anabolisants Chimiothérapie Alkylants surtout mais aussi Destruction des cellules de Leydig nitroso-urées, alcaloïdes de pervenche, bléomycine Kétoconazole Inhibition des 17 et 20 B-hydroxylases Minocycline Cas ponctuels : Antidépresseurs tricycliques, auranofin, bézafibrate, ciprofloxacine, cordarone, pénicillamine, éthionamide, isoniazide, αméthyl-dopa, phénytoïne, statines, vitamine E R DIAGNOSTIC Les circonstances de découverte sont parfois des douleurs ou une sensibilité excessive, et bien entendu une augmentation de volume du sein qui est unilatérale une fois sur deux. La gynécomastie doit être distinguée essentiellement de deux autres situations : – l’adipomastie, ou pseudogynécomastie, qui est une augmentation de volume mammaire d’origine essentiellement graisseuse, dans un contexte de surcharge pondérale. Il n’y a en général aucune douleur à la palpation, l’ensemble du sein est extrêmement mou, alors que dans la gynécomastie, on palpe un placard dense, arrondi, correspondant à l’hypertrophie glandulaire ; – le cancer du sein. Bien que rare chez l’homme, il doit naturellement être systématiquement évoqué, étant donné les conséquences d’une erreur de diagnostic (voir article de B. Cutuli). Le caractère unilatéral souvent excentré par rapport à l’aréole beaucoup plus dur permettra parfois de suspecter le diagnostic. Celui-ci sera aisé en cas de rétraction cutanée ou aréolaire, en cas d’écoulement ou d’adénopathie axillaire, qui sont très rarement associés à une gynécomastie. Cependant, le tableau clinique peut rester peu spécifique. La mammographie est d’une aide moyenne au diagnostic ; sa valeur prédictive négative est de 55 % seulement (3). En effet, elle montre souvent une image spiculée qui, prise isolément, peut inquiéter, comme on le voit sur l’un des côtés de l’image. Lorsque cette image est rétroaréolaire et que l’examen clinique est évocateur de gynécomastie (pas de rétraction cutanée, notamment), elle ne doit pas être considérée comme suspecte. En revanche, située à distance de l’aréole, elle devient suspecte de carcinome. HISTOLOGIE Sur le plan histologique, on oppose la gynécomastie floride liée à une prolifération glandulaire, qui peut parfois s’accompagner d’une hyperplasie épithéliale à la limite de l’atypie, et la gynécomastie fibreuse liée à une prolifération stromale majeure, d’où une fibrose diffuse. En général, la gynécomastie floride correspond à la première phase d’apparition, et c’est à ce stade que les douleurs sont le plus fréquentes. En l’absence de traitement spécifique, on observe au bout d’un an environ une transformation fibreuse du stroma qui conduit au deuxième type de gynécomastie, en général indolore. 8 Figure. Mammographie bilatérale d’un homme de 33 ans. Opacités régulières rétro-mammelonnaires. Gynécomastie bilatérale, probablement médicamenteuse. Noter l’assymétrie, fréquente. Aussi, il ne faudra pas hésiter à effectuer une cytoponction (4) ou un tru-cut pour examen histologique. La fiabilité de la cytoponction est diversement appréciée, selon les auteurs ; il existe La Lettre du Sénologue - n° 17 - juillet/août/septembre 2002 environ 15 % de prélèvements jugés comme non contributifs (4) et la présence d’atypies épithéliales n’est pas exceptionnelle (5). En pratique, lorsque le tableau clinique et mammographique est typique de gynécomastie, la cytologie n’est pas indispensable ; mais il faut la réaliser au moindre doute ainsi qu’un tru-cut ou une exérèse si la cytologie ne permet pas de conclure. La responsabilité d’une prise médicamenteuse ou toxique doit être validée par une démarche d’imputabilité : médicament reconnu, chronologie, effet de l’arrêt du traitement, voire de sa réintroduction, absence d’autre cause. Si tel est le cas, cela permettra d’éviter des examens complémentaires inutiles. L’unilatéralité n’est pas un argument contre une cause médicamenteuse. GYNÉCOMASTIES IATROGÈNES Elles étaient observées surtout dans le traitement du cancer de la prostate (6). Aujourd’hui, elles sont aussi rapportées chez des patients séropositifs sous traitement antirétroviral intensif (7, 8). Diagnostic étiologique Celui-ci peut naturellement aller d’un diagnostic simple à une situation très complexe, étant donné la multiplicité des causes envisageables. En pratique, en fait, la démarche initiale doit rester relativement simple et réalisable par n’importe quel praticien. Elle permet de découvrir les causes les plus fréquentes et aussi les plus graves. ➣ l’interrogatoire sera soigneux, permettant naturellement de lister les médicaments et les drogues pouvant être impliqués, mais aussi à la recherche d’un hypogonadisme, d’une hyperthyroïdie, de signes d’insuffisance rénale ou hépatique, d’une atteinte neurologique. ➣ sur le plan clinique, même dans un contexte de gynécomastie pubertaire évidente, il faut absolument réaliser une palpation abdominale à la recherche d’une masse (surrénales) et surtout un examen soigneux des testicules pour éliminer une tumeur testiculaire. Au moindre doute, l’échographie testiculaire est extrêmement performante. • À ce stade, deux situations sont déjà clairement individualisables : – Une cause médicamenteuse. Si la suspicion est forte, on peut interrompre le produit (ce qui est parfois difficile) et évaluer après 1 à 2 mois, sans autre examen. – Une gynécomastie pubertaire idiopathique. Le plus important sera de rassurer l’adolescent et de le revoir à 3 mois, puis à 6 mois pour s’assurer de la régression. • Dans tous les autres cas, quelques examens sont essentiels : – une cytologie ou une histologie de la glande ; – une biologie hépatique, rénale et thyroïdienne ; La Lettre du Sénologue - n° 17 - juillet/août/septembre 2002 – un dosage des bêta-HCG, testostérone, estradiol et éventuellement FSH et LH. Le dosage des bêta-HCG permet de suspecter une tumeur germinale testiculaire ou autre. Si tous ces premiers dosages sont normaux, ainsi que l’examen testiculaire, en l’absence de cause médicamenteuse, le diagnostic de gynécomastie idiopathique devient très probable. Autrement, les tests biologiques auront permis de découvrir l’une des principales causes endocriniennes : tumeur testiculaire, hypogonadisme primaire, hyperprolactinémie, hyperthyroïdie. Les autres examens deviennent affaire de spécialiste et seront naturellement guidés par ce premier bilan. Traitement Il est important de souligner d’emblée que beaucoup de gynécomasties vont régresser spontanément, notamment en période pubertaire mais aussi chez l’homme âgé. Un traitement interventionniste sera donc surtout utile en cas de gynécomastie symptomatique, soit en raison de tensions, de douleurs, gênant le patient dans sa vie de tous les jours, soit en cas de mauvaise tolérance psychologique en dehors de la puberté. Il est important de souligner que la gynécomastie floride et souvent symptomatique pourra répondre à un traitement androgénique, alors qu’en phase fibreuse, ce traitement sera beaucoup moins efficace. • Chirurgie S’il s’agit d’une adipomastie (ou pseudo-gynécomastie), la technique chirurgicale la plus adaptée est la lipoaspiration ; elle est très efficace, avec une rançon cicatricielle minime, et n’empêche nullement un examen histologique de principe. En cas de gynécomastie vraie, le geste consistera en une mastectomie subtotale sous-cutanée par une incision périaréolaire, conservant la plaque aréolo-mamelonnaire. La chirurgie peut être indiquée d’emblée lorsqu’il existe une histoire clinique ancienne de gynécomastie idiopathique et, à l’inverse, après échec d’un traitement médical suffisamment prolongé. • Traitement médical Ce traitement est envisagé après avoir formellement éliminé un carcinome ou une adipomastie. Il sera proposé aux gynécomasties sans cause organique ou médicamenteuse. Il doit être assez rapidement instauré en cas de symptomatologie douloureuse. Le traitement le plus fréquemment proposé est une pommade à base de dihydrotestostérone (Andractim®). Ce traitement est efficace dans plus de 3/4 des cas et entraîne une disparition complète de la gynécomastie dans environ 25 % des cas. L’efficacité antalgique est obtenue rapidement. 9 D O S S I E R La testostérone orale peut avoir aussi une bonne efficacité, mais elle est souvent moins choisie en raison du risque d’effets secondaires généraux et du risque d’aromatisation périphérique. De même, le danazol (Danatrol®) est efficace mais peut entraîner beaucoup d’effets secondaires chez l’homme. Un autre traitement évalué est le tamoxifène à la dose de 10 mg, 2 fois par jour. Quelques publications rapportent une efficacité importante, mais les effectifs sont très faibles. Enfin, théoriquement, les nouvelles antiaromatases (anastrozole et létrozole) devraient être très efficaces dans cette situation, mais l’on manque de données à l’heure actuelle. CONCLUSION Devant un patient présentant une gynécomastie, il faudra toujours prendre le temps d’un interrogatoire soigneux et d’un examen clinique complet (cou, abdomen, testicules). Cela permettra de sélectionner les patients devant bénéficier d’examens complémentaires. Une cytologie ou une biopsie au moindre doute permettra de ne pas passer à côté du cancer. Il faut rappeler qu’il n’y a aucun examen complémentaire permettant de retenir une étiologie médicamenteuse ou toxique ; c’est dire l’importance de la démarche d’imputabilité. Les médicaments le plus fréquemment responsables sont les A TI Q U E D O SS IE R TH ÉM antiH2 (cimétidine), les digitaliques, la spironolactone, le vérapamil. Les traitements médicaux sont efficaces surtout au début de la gynécomastie. La chirurgie reste un recours fréquent. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Hugues FC, Gourlot C, Le Jeunne C. [Drug-induced gynecomastia]. Ann Med Interne (Paris) 2000 ; 151 : 10-7. 2. Gill MS, Kayani N, Khan MN, Hasan SH. Breast diseases in males, a morphological review of 150 cases. J Pak Med Assoc. 2000 ; 50 : 177-9. Evans GF, Anthony T, Appelbaum AH et al. The diagnostic accuracy of mammography in the evaluation of male breast disease. Am J Surg 2001 ; 181 : 96-100. 4. Siddiqui MT, Zakowski MF, Ashfaq R, Ali SZ. Breast masses in males : multiinstitutional experience on fine-needle aspiration. Diagn Cytopathol 2002 ; 26 : 87-91. 5. Amrikachi M, Green LK, Rone R, Ramzy I. Gynecomastia : cytologic features and diagnostic pitfalls in fine needle aspirates. Acta Cytol 2001 ; 45 : 948-52. 6. McLeod DG, Iversen P. Gynecomastia in patients with prostate cancer : a review of treatment options. Urology 2000 ; 56 : 713-20. 7. Benveniste O, Simon A, Herson S. Successful percutaneous dihydrotestosterone treatment of gynecomastia occurring during highly active antiretroviral therapy : four cases and a review of the literature. Clin Infect Dis 2001 ; 33 : 891-3. 8. Qazi N, Morlese J, King DM et al. Diagnosis and management of male breast enlargement in patients with HIV/AIDS. AIDS Read 2000 ; 10 : 703-8. 9. Mathur R, Braunstein GD. Gynecomastia : pathomechanisms and treatment strategies. Horm Res 1997 ; 48 : 95-102. 3. Retrouvez dans notre prochain numéro La Lettre du Sénologue parution décembre 2002, notre dossier : PSYCHO-ONCOLOGIE Coordonné par J.M. Dilhuydy, I. Piollet-Calmette 10 La Lettre du Sénologue - n° 17 - juillet/août/septembre 2002