T R I B U N E Que penser des médecines parallèles ? What about alternative medicines? © D’après un article paru dans Correspondances en Risque CardioVasculaire - Vol. III - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2005 ● I. Moley-Massol* Dans le sens traditionnel de la philosophie et de la psychologie, l’objet se définit comme corrélatif du sujet, il est ce qui s’offre avec des caractères fixes et permanents, reconnaissables en droit par l’universalité des sujets, indépendamment des désirs et des opinions des individus (1). L’adjectif correspondant est “objectif”. Dans ce même cadre de références, le sujet se définit comme un être pensant et désirant, considéré comme le siège de la connaissance. L’adjectif qui en découle est “subjectif”. À partir de ces définitions, la question peut être posée : “Est-ce au sujet ou à l’objet que la médecine et la science en général s’adressent ? Et, corrélativement, est-on en droit de penser que les médecines dites parallèles ou douces s’adresseraient plus que les précédentes au sujet plutôt qu’à l’objet de leur savoir et de leur recherche”? En d’autres termes, existe-t-il aujourd’hui deux types de médecine qui s’opposent, une médecine classique qui privilégierait la science et le médicament (la chimie) et se situerait plutôt du côté de la “culture” et de l’individu en tant qu’objet, et des médecines parallèles qui privilégieraient la relation humaine et le pouvoir de la pensée et se situeraient du côté de la “nature” et de l’individu en tant que sujet ? L’ÉCOUTE DE LA PART IRRATIONNELLE DE L’INDIVIDU Les médecines dites parallèles, douces, alternatives prennent la place d’un Idéal, idéal de la médecine, une médecine “holistique” qui tient compte de l’individu dans sa globalité et s’adresse à son corps, son esprit, son “âme”. Il est vrai que les thérapeutes des médecines parallèles consacrent généralement beaucoup de temps à l’écoute des patients qui se sentent mieux compris et entendus dans leurs dimensions humaines, émotionnelles, spirituelles. Confronté à la violence de l’annonce d’un cancer ou d’une maladie grave, face à une médecine de plus en plus technique qui multiplie les interlocuteurs et devient, par la force des choses, de plus en plus avare de son temps, le malade peut se sentir profondément perdu, dépourvu de points de repère, notamment quand il n’existe pas de soutien familial. Si la relation avec son médecin se limite à un échange rationnel et pragmatique sur le diagnostic et les traitements, le malade se retrouve confronté à l’intolérable, la terrifiante et abyssale crudité de la maladie qui le renvoie à sa mort. S’il n’existe pas de médiation dans son rapport au médical, si fait défaut la parole d’un Autre qui vient humaniser le vécu du sujet, entendre sa part d’irrationnel, c’est-à-dire ses émotions, ses croyances, sa culture, créer un lien d’humanité partagée, le malade ne pourra pas affronter la maladie. * Médecin libéral et praticien à l’hôpital Cochin, psychothérapeute. Auteur du livre L’annonce de la maladie. Une parole qui engage. Éditions DaTeBe, Paris 2004. Parce que la maladie inflige au sujet une profonde blessure narcissique, celui-ci a plus que jamais besoin du regard de l’Autre pour se reconnaître encore et toujours dans l’ordre de l’humain. Les malades qui se tournent vers les médecines parallèles expriment souvent ce besoin d’un “supplément” d’humanité. UNE IDÉOLOGIE À DISCUTER Mais la motivation et les raisons qui conduisent des patients vers les médecines parallèles peuvent être multiples : rejet du médicament biologique vécu comme contraire à la part humaine, à la nature, fantasme de toute-puissance psychique qui annulerait la fragilité organique, éliminant plus ou moins la nécessité d’un médicament, besoin “d’y croire encore” alors que tout semble perdu, manipulation psychique de personnes fragilisées (même si ce n’est pas fréquent, on ne peut ignorer l’existence d’un certain nombre de charlatans dans ce domaine)… Une idéologie sous-tend, nous semble-t-il, ces pratiques parallèles, idéologie qu’il convient de connaître pour comprendre la démarche des patients. Ces médecines se définissent comme “douces” car proches de la “nature” (comme si la nature était par définition douce…). Elles peuvent recourir aux plantes, à différentes sortes de traitements non agressifs, respectueux de l’équilibre biologique et psychologique du sujet, et relever dès lors d’une médecine qui se situerait du côté d’Éros et s’opposerait à Thanathos, la destruction et la mort, représenté par la médecine traditionnelle, la science, la chimie, et la violence qui s’y rattache. La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no 302 - janvier-février 2006 5 T R I B U N E (Il est étonnant de constater que l’on n’évoque jamais la violence que peut constituer pour le médecin l’évolution de la science, et comment, pour lui aussi, il existe une déshumanisation de la relation au médical. Ce sujet demanderait à être plus largement exploré.) Certaines de ces médecines valorisent le pouvoir du psychisme comme force toute-puissante de l’individu. Elles incitent à vouloir guérir à tout prix par la force et la détermination du psychisme du patient. On ne peut douter de l’importance du désir de vie dans l’évolution de la maladie, mais cela impose deux remarques. Premièrement, le désir de vie appartient au domaine de l’inconscient et il paraît bien difficile “d’apprécier” simplement ce désir de vie, pour le patient lui-même. Il ne suffit pas de dire : “Je dois guérir !” ou “Tu dois guérir, tu vas y arriver !” pour que cela fonctionne… Deuxièmement, donner au psychisme et à l’effort de volonté un tel pouvoir est non seulement de l’ordre du fantasme, mais s’avère néfaste pour le patient. N’oublions pas que c’est avant tout le pronostic de la maladie qui conditionne son cours, même si les caractéristiques psychiques de chaque individu ont une influence dans une certaine mesure. Le sujet a aussi le droit de ne pas vouloir se battre en permanence contre la maladie. Il a le droit de se sentir déprimé, de s’en remettre aux médecins qui décideront pour lui, tout comme il a le droit de vouloir garder la maîtrise de soi ou de se révolter ou d’adapter toutes sortes d’attitudes face à la maladie, qui constituent autant de mécanismes de défense pour affronter ce traumatisme, mécanismes propres à chaque individu et évoluant au cours du temps. Ces mécanismes sont importants à respecter par les soignants. On rencontre trop souvent des patients qui se culpabilisent et s’angoissent de se sentir fatigués, de ne pas avoir envie de se battre : “On me dit que je dois me battre, je n’y arrive pas et je perds mes chances de guérison, je suis nul…” Constater que les patients acteurs dans la prise en charge de leur maladie, et donc partenaires des soins, affrontent mieux l’épreuve, signifie qu’il faut leur donner une information adaptée et humanisée pour qu’ils puissent “faire avec”, en fonction de leurs caractéristiques individuelles. Cela ne signifie pas qu’ils doivent en permanence garder un moral d’acier sous peine de voir leurs chances de guérison disparaître. Un tel discours peut être d’une grande violence. Donner au psychisme le pouvoir absolu, c’est restaurer la pensée magique de la petite enfance et le fantasme de maîtrise sur la vie et la mort. Il existe dans l’idéologie de beaucoup de médecines parallèles une pensée que l’on peut qualifier de régressive, qui divise le monde de façon manichéenne entre le Bien, la nature (le retour aux origines, à la mère ?) et le Mal qui vient de la science et de la culture, de ce que l’homme a modifié dans la nature. Ce constat mitigé impose-t-il pour autant de diaboliser les médecines parallèles et de les condamner ? À notre avis, en aucun cas, à la condition qu’elles s’exercent avec des praticiens sérieux et responsables. L’observation montre qu’il est exceptionnel que des patients “rompent” avec la médecine traditionnelle et interrompent leurs traitements au profit des médecines douces. Ces médecines peuvent apporter une aide à un instant du parcours 6 du malade. Elles peuvent lui permettre de renouer avec sa culture, à un moment où cela prend un sens particulièrement important pour lui : ainsi, certains malades d’origine africaine éprouvent le besoin de renouer avec leurs traditions ancestrales. Les traitements à base de plantes leur permettent ce lien symbolique essentiel pour eux à ce moment de leur existence. Les patients ne doivent pas se sentir jugés par leur médecin s’ils recourent à ce type de médecine, mais, au contraire, se sentir autorisés à en parler. C’est une opportunité pour le thérapeute d’échanger autour de cette démarche et de tenter de comprendre le sens qu’elle revêt. Ce qui compte avant tout est de préserver la relation et d’éviter la rupture avec le malade. Le “passage” par les médecines dites “douces” constitue le plus souvent un soutien temporaire. CONCLUSION Même avec la meilleure médecine du monde, personne n’empêchera jamais certains malades de recourir à la pensée magique, à l’illusion, à la superstition… Pour conclure, nous dirons qu’aujourd’hui les médecines parallèles ne s’adressent pas plus au sujet que la médecine traditionnelle, même si elles revêtent un aspect plus “humain”. Elles sont porteuses d’une idéologie qui peut être trompeuse pour le sujet, car justement, par définition, toute idéologie nie le sujet, cet être pensant et désirant, siège de la connaissance. Ni toutes bonnes, ni toutes mauvaises, elles peuvent jouer un rôle bénéfique pour le malade à la condition qu’elles ne se substituent pas à la médecine classique. Cependant, le recours croissant aux médecines parallèles doit conduire la médecine actuelle à s’interroger sur son insuffisance à répondre aux attentes du malade. Tout malade possède un savoir sur son rapport au médical et au médicament. C’est ce savoir du malade, en tant que sujet, qu’il est indispensable d’écouter. L’enjeu pour la médecine d’aujourd’hui est de redéployer la part de l’humain dans la thérapeutique et dans la prescription et de redonner place à la parole du sujet dans toute la complexité de son rapport au médical. “Aucune théorie de la médecine qui ne fait pas sa part à la vie secrète de l’homme malade et de son entourage de vie et de mort n’est viable, et une théorie qui ne fait pas leur part aux acquisitions des sciences biologiques positives et des effets objectifs des produits de leur laboratoire ■ ne peut paraître que comme une aberration” (4). R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Laplanche J, Pontalis JB. Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : Puf, 2002. 2. Jeammet PH, Reynaud M, Consoli SM. Psychologie médicale. Paris : Masson, ABRÉGÉS 1979, 1996. 3. Breton C. Croyances médicamenteuses : aller contre ou faire avec. In : La relation médecin-malade, EMC référence. Paris : Elsevier, 2004. 4. Benoît P. Chroniques médicales d’un psychanalyste. Collection Rivages, 1988:p 216. La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no 302 - janvier-février 2006