Les mots & les hommes L’homme, la médecine et l’irrationnel > Réalisé par I. Moley-Massol (psychothérapie, hôpital Cochin, Paris) ✓ Dans le sens traditionnel de la philosophie et de la psychologie, l’objet se définit comme corrélatif du sujet, il est ce qui s’offre avec des caractères fixes et permanents, reconnaissables en droit par l’universalité des sujets, indépendamment des désirs et des opinions des individus (1). ✓ L’adjectif correspondant est “objectif”. ✓ Dans ce même cadre de références, le sujet se définit comme un être pensant et désirant, considéré comme le siège de la connaissance. ✓ L’adjectif qui en découle est “subjectif”. ✓ À partir de ces définitions, la question peut être posée : “Est-ce au sujet ou à l’objet que la médecine et la science en général s’adressent ? Et, corrélativement, est-on en droit de penser que les médecines dites parallèles ou douces s’adresseraient plus que les précédentes au sujet plutôt qu’à La complexité de la relation médecin-malade La relation médecin-malade demeure le socle de l’exercice médical. Elle se structure autour d’une demande et d’une offre de soins qui, au-delà des compétences techniques attendues, impliquent le malade et le médecin dans leurs dimensions subjectives et affectives. Cette relation s’exerce à travers une influence réciproque qui lui confère un extraordinaire pouvoir, mobilisateur de ressources ou, au contraire, source de frustrations et de blocages. Elle s’inscrit dans un système d’attentes mutuelles façonnées par des représentations idéalisées de la médecine, de la place et du rôle de l’autre : attente du “médecin idéal” pour le malade et du “patient idéal” pour le médecin. Fondamentalement asymétrique, la relation médecin-malade opère dans le soin à la condition que chacun accepte de recevoir de l’autre, de la place où il est attendu. Le médecin est le premier médicament administré au malade. Si la plupart des praticiens reconnaissent le rôle thérapeutique que joue la relation avec leurs patients, il leur est pourtant difficile d’identifier la forme sous laquelle ils 20 l’objet de leur savoir et de leur recherche” ? ✓ En d’autres termes, existe-t-il aujourd’hui deux types de médecine qui s’opposent, une médecine classique qui privilégierait la science et le médicament (la chimie) et se situerait plutôt du côté de la “culture” et de l’individu en tant qu’objet, et des médecines parallèles qui privilégieraient la relation humaine et le pouvoir de la pensée et se situeraient du côté de la “nature” et de l’individu en tant que sujet ? “s’administrent”, en fonction de leur personnalité, de leurs croyances, de leurs valeurs, et en réponse à la demande des malades et de la société. Et pourtant, la pharmacologie de la “drogue médecin” existe bel et bien. Chaque patient y réagit de façon individuelle, avec des spécificités, des indications, des contreindications, des limites, qui méritent d’être étudiées pour mieux s’adapter et mieux se prescrire. Comme tout médicament, la “drogue médecin” renvoie au pharmakon grec qui désigne une substance susceptible d’agir tantôt comme remède, tantôt comme poison, et qui peut soigner ou détruire, expression de l’ambivalence thérapeutique qui allie Éros (l’amour, la vie) et Thanathos (la mort). Du chaman au médecin d’aujourd’hui, du divin à la science L’identité du médecin dépend aussi des représentations de la société. De toute divine à de plus en plus scientifique, la représentation de la médecine n’a cessé d’évoluer en gardant toutefois sa force La Lettre du Cancérologue - Suppl. Les Actualités au vol. XIV - n° 6 - décembre 2005 et sa puissance. Bien que la part du divin se soit réduite, une part de magie et d’irrationnel demeure, enfouie dans nos inconscients et qui marque encore la relation médecin-malade. L’étude de l’évolution de la représentation du médecin est éclairante pour comprendre la médecine d’aujourd’hui et les attentes actuelles des malades. Le sorcier, le chaman La médecine a vu le jour en même temps que la divination et la magie. Elle s’est confondue avec elles. La maladie était alors reçue comme un châtiment, un mal étranger introduit dans le corps de l’homme. Le sorcier, le chaman, extirpait le mauvais esprit ou réintroduisait le bon esprit. Il possédait la maîtrise des forces du bien et du mal, des forces de vie et de mort. La magie du pouvoir médical reste présente dans nos inconscients et s’exprime par la crainte et le respect qu’inspire le médecin. Celui qui a le pouvoir de sauver possède aussi le pouvoir de faire le mal et de tuer. Le guérisseur, le marabout Guérisseurs et marabouts sont dans la plupart des sociétés primitives des représentants de Dieu, proches du “Bien”. Le médecin n’est plus identifié à un représentant de Dieu, mais il incarne désormais la Science-Toute-Puissante, le Savoir et la Protection. Comme un prêtre, il représente une autorité morale et officie avec des codes et des rites, dans des “vêtements sacerdotaux” comme la blouse blanche. Le médecin d’aujourd’hui Les aspects primitifs de la médecine se juxtaposent à notre conception moderne, qui impose des savoirs de plus en plus complexes, et s’y intègrent sans s’annuler. “Le succès de la médecine, acquis grâce à sa rationalité et à sa scientificité accrues, n’a pas diminué l’irrationalité de la demande adressée au médecin. Irrationalité qui s’exprime au niveau de chaque acte, y compris les plus techniques, à partir du moment où il y a place pour les investissements du malade, c’est-à-dire pour son affectivité”(2). Confronté au réel de la maladie et de la mort, l’homme a besoin d’une médiation : le rôle de la parole “Le lien de l’homme à la maladie et la mort est de l’ordre du réel et, comme Freud nous l’a appris, dans tout rapport de l’homme au réel, il est besoin d’une médiation imaginaire et symbolique”(3). Notre civilisation et les progrès scientifiques qui l’accompagnent ont en partie évincé le rôle du divin dans la relation au médical. Le médecin n’est plus le chaman ou le marabout, même si sa fonction en porte encore les traces. Or, l’intervention du divin opérait comme un tiers dans cette relation, nous explique Catherine Breton. C’est à lui qu’étaient attribuées la violence de la maladie et la guérison. Celles-ci sont maintenant déplacées sur le médecin qui nomme, sur le médicament qui soigne et sur le politique qui décide des lois. Les croyances qui soutiennent la relation au divin donnaient un sens à la souffrance, à la vie et à la mort, et permettaient d’entretenir une illusion qui tenait à distance le réel de la maladie et de la mort. Aujourd’hui il convient de retrouver un tiers dans la relation au médical. Ce tiers ne peut être que la spécificité humaine et individuelle de la maladie et non pas le médicament. Cette spécificité humaine passe par la parole. Quand le sujet, confronté à la détresse de la maladie, n’a plus sa place dans la parole, il en appelle à l’illusion de théories multiples pour tenir à distance son désespoir et sa souffrance. La demande du malade n’est pas seulement une demande de guérison, mais aussi celle d’un savoir sur lui-même Le malade est un sujet qui s’adresse aux médecins et à la médecine, c’est-à-dire un individu dans toute sa singularité. Si on limite la demande du malade à une demande de guérison, fût-elle éperdue, on risque fort de passer à côté de la demande du sujet, qui est, aussi et de façon intriquée, celle d’un savoir sur lui-même, demande particulièrement prégnante face à la maladie grave et lorsque le pronostic vital est en jeu. “Guérissez-moi, docteur, et dites-moi aussi comment faire avec ça, ce mal, cette souffrance, avec ma vie, dans mon rapport au monde. Donnez-moi un savoir sur moi-même qui donne du sens à tout ça” ! La maladie fait voler en éclats les points de repère du sujet sur son être et le sens de sa vie. Elle le renvoie violemment à ses limites et à ses manques, et soumet le malade à la question de sa capacité à être, à son histoire, à son désir, à sa vie et à sa mort. Le malade a besoin des paroles de l’autre pour se parler à lui-même, donner (re-donner) du sens à son être, un sens à sa vie, traverser l’épreuve, se reconstruire. La Lettre du Cancérologue - Suppl. Les Actualités au vol. XIV - n° 6 - décembre 2005 21 Les mots & les hommes C’est cette demande, que le malade adresse au médecin audelà de ses indispensables compétences techniques. Il serait absurde de réduire les compétences techniques du médecin à la partie congrue de la demande du patient. Celles-ci sont toujours essentielles à ses yeux, mais il attend bien plus du thérapeute, cet être supposé savoir. À se centrer exclusivement sur le discours scientifique qui apprécie objectivement les effets thérapeutiques (à partir d’une méthodologie indispensable pour valider la qualité et la pertinence d’un médicament ou d’un examen complémentaire), on rend inévitable le malentendu dans la relation médecin-malade. Quand la médecine néglige la part d’irrationnel de la relation du malade au médical, elle se révèle insuffisante à répondre à la demande du sujet malade qui se tourne vers des médecines dites parallèles, douces ou alternatives. Cette démarche correspond à une revendication de la part humaine dans la thérapeutique, liée au langage, à la parole, au corps humanisé et non pas seulement biologique. La part de l’humain, c’est, aussi, celle qui tient compte de l’irrationnel. Que penser des médecines parallèles ? L’écoute de la part irrationnelle de l’individu Les médecines dites parallèles, douces, alternatives prennent la place d’un Idéal, idéal de la médecine, une médecine “holistique” qui tient compte de l’individu dans sa globalité et s’adresse à son corps, son esprit, son “âme”. Il est vrai que les thérapeutes des médecines parallèles consacrent généralement beaucoup de temps à l’écoute des patients qui se sentent mieux compris et entendus dans leurs dimensions humaines, émotionnelles, spirituelles. Confronté à la violence de l’annonce d’un cancer ou d’une maladie grave, face à une médecine de plus en plus technique qui multiplie les interlocuteurs et devient, par la force des choses, de plus en plus avare de son temps, le malade peut se sentir profondément perdu, dépourvu de points de repère, notamment quand il n’existe pas de soutien familial. Si la relation avec son médecin se limite à un échange rationnel et pragmatique sur le diagnostic et les traitements, le malade se retrouve confronté à l’intolérable, la terrifiante et abyssale crudité de la maladie qui le renvoie à sa mort. S’il n’existe pas de médiation dans son rapport au médical, si fait défaut la parole d’un Autre qui vient humaniser le vécu du sujet, entendre sa part d’irrationnel, c’est-à-dire ses émotions, ses croyances, sa culture, créer un lien d’humanité partagée, le malade ne pourra pas affronter la maladie. Parce que la maladie inflige au sujet une profonde blessure 22 narcissique, celui-ci a plus que jamais besoin du regard de l’Autre pour se reconnaître encore et toujours dans l’ordre de l’humain. Les malades qui se tournent vers les médecines parallèles expriment souvent ce besoin d’un “supplément” d’humanité. Une idéologie à discuter Mais la motivation et les raisons qui conduisent des patients vers les médecines parallèles peuvent être multiples : rejet du médicament biologique vécu comme contraire à la part humaine, à la nature, fantasme de toute-puissance psychique qui annulerait la fragilité organique, éliminant plus ou moins la nécessité d’un médicament, besoin “d’y croire encore” alors que tout semble perdu, manipulation psychique de personnes fragilisées (même si ce n’est pas fréquent, on ne peut ignorer l’existence d’un certain nombre de charlatans dans ce domaine)… Une idéologie sous-tend, nous semble-t-il, ces pratiques parallèles, idéologie qu’il convient de connaître pour comprendre la démarche des patients. Ces médecines se définissent comme “douces” car proches de la “nature” (comme si la nature était par définition douce…). Elles peuvent recourir aux plantes, à différentes sortes de traitements non agressifs, respectueux de l’équilibre biologique et psychologique du sujet, et relever dès lors d’une médecine qui se situerait du côté d’Éros et s’opposerait à Thanathos, la destruction et la mort, représenté par la médecine traditionnelle, la science, la chimie, et la violence qui s’y rattache. (Il est étonnant de constater que l’on n’évoque jamais la violence que peut constituer pour le médecin l’évolution de la science, et comment, pour lui aussi, il existe une déshumanisation de la relation au médical. Ce sujet demanderait à être plus largement exploré). Certaines de ces médecines valorisent le pouvoir du psychisme comme force toute-puissante de l’individu. Elles incitent à vouloir guérir à tout prix par la force et la détermination du psychisme du patient. On ne peut douter de l’importance du désir de vie dans l’évolution de la maladie, mais cela impose deux remarques. Premièrement, le désir de vie appartient au domaine de l’inconscient et il paraît bien difficile “d’apprécier” simplement ce désir de vie, pour le patient lui-même. Il ne suffit pas de dire : “Je dois guérir !” ou “Tu dois guérir, tu vas y arriver !” pour que cela fonctionne… Deuxièmement, donner au psychisme et à l’effort de volonté un tel pouvoir est non seulement de l’ordre du fantasme, mais s’avère néfaste pour le patient. N’oublions pas que c’est avant tout le pronostic de la maladie qui conditionne son cours, même si les caractéristiques psy- La Lettre du Cancérologue - Suppl. Les Actualités au vol. XIV - n° 6 - décembre 2005 chiques de chaque individu ont une influence dans une certaine mesure. Le sujet a aussi le droit de ne pas vouloir se battre en permanence contre la maladie. Il a le droit de se sentir déprimé, de s’en remettre aux médecins qui décideront pour lui, tout comme il a le droit de vouloir garder la maîtrise de soi ou de se révolter ou d’adapter toutes sortes d’attitudes face à la maladie, qui constituent autant de mécanismes de défense pour affronter ce traumatisme, mécanismes propres à chaque individu et évoluant au cours du temps. Ces mécanismes sont importants à respecter par les soignants. On rencontre trop souvent des patients qui se culpabilisent et s’angoissent de se sentir fatigués, de ne pas avoir envie de se battre : “On me dit que je dois me battre, je n’y arrive pas et je perds mes chances de guérison, je suis nul…” Constater que les patients acteurs dans la prise en charge de leur maladie, et donc partenaires des soins, affrontent mieux l’épreuve, signifie qu’il faut leur donner une information adaptée et humanisée pour qu’ils puissent “faire avec”, en fonction de leurs caractéristiques individuelles. Cela ne signifie pas qu’ils doivent en permanence garder un moral d’acier sous peine de voir leurs chances de guérison disparaître. Un tel discours peut être d’une grande violence. Donner au psychisme le pouvoir absolu, c’est restaurer la pensée magique de la petite enfance et le fantasme de maîtrise sur la vie et la mort. Il existe dans l’idéologie de beaucoup de médecines parallèles une pensée que l’on peut qualifier de régressive, qui divise le monde de façon manichéenne entre le Bien, la nature (le retour aux origines, à la mère ?) et le Mal qui vient de la science et de la culture, de ce que l’homme a modifié dans la nature. Ce constat mitigé impose-t-il pour autant de diaboliser les médecines parallèles et de les condamner ? À notre avis, en aucun cas, à la condition qu’elles s’exercent avec des praticiens sérieux et responsables. L’observation montre qu’il est exceptionnel que des patients “rompent” avec la médecine traditionnelle et interrompent leurs traitements au profit des médecines douces. Ces médecines peuvent apporter une aide à un instant du parcours du malade. Elles peuvent lui permettre de renouer avec sa culture, à un moment où cela prend un sens particulièrement important pour lui : ainsi, certains malades d’origine africaine éprouvent le besoin de renouer avec leurs traditions ancestrales. Les traitements à base de plantes leur permettent ce lien symbolique essentiel pour eux à ce moment de leur existence. Les patients ne doivent pas se sentir jugés par leur médecin s’ils recourent à ce type de médecine, mais, au contraire, se sentir autorisés à en parler. C’est une opportunité pour le thérapeute d’échanger autour de cette démarche et de tenter de comprendre le sens qu’elle revêt. Ce qui compte avant tout est de préserver la relation et d’éviter la rupture avec le malade. Le “passage” par les médecines dites “douces” constitue le plus souvent un soutien temporaire. Conclusion Même avec la meilleure médecine du monde, personne n’empêchera jamais certains malades de recourir à la pensée magique, à l’illusion, à la superstition… Pour conclure, nous dirons qu’aujourd’hui les médecines parallèles ne s’adressent pas plus au sujet que la médecine traditionnelle, même si elles revêtent un aspect plus “humain”. Elles sont porteuses d’une idéologie qui peut être trompeuse pour le sujet, car justement, par définition, toute idéologie nie le sujet, cet être pensant et désirant, siège de la connaissance. Ni toutes bonnes, ni toutes mauvaises, elles peuvent jouer un rôle bénéfique pour le malade à la condition qu’elles ne se substituent pas à la médecine classique. Cependant, le recours croissant aux médecines parallèles doit conduire la médecine actuelle à s’interroger sur son insuffisance à répondre aux attentes du malade. Tout malade possède un savoir sur son rapport au médical et au médicament. C’est ce savoir du malade, en tant que sujet, qu’il est indispensable d’écouter. L’enjeu pour la médecine d’aujourd’hui est de redéployer la part de l’humain dans la thérapeutique et dans la prescription et de redonner place à la parole du sujet dans toute la complexité de son rapport au médical. “Aucune théorie de la médecine qui ne fait pas sa part à la vie secrète de l’homme malade et de son entourage de vie et de mort n’est viable, et une théorie qui ne fait pas leur part aux acquisitions des sciences biologiques positives et des effets objectifs des produits de leur laboratoire ne peut ■ paraître que comme une aberration” (4). Références bibliographiques 1. Laplanche J, Pontalis JB. Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : Puf, 2002. 2. Jeammet PH, Reynaud M, Consoli SM. Psychologie médicale. Paris : Masson, ABRÉGÉS 1979, 1996. 3. Breton C. Croyances médicamenteuses : aller contre ou faire avec. In : La relation médecin-malade, EMC référence. Paris : Elsevier, 2004. 4. Benoît P. Chroniques médicales d’un psychanalyste. Collection Rivages, 1988:p 216. La Lettre du Cancérologue - Suppl. Les Actualités au vol. XIV - n° 6 - décembre 2005 23