M I S E A U P O I N T Prise en charge multidisciplinaire de l’insuffisance cardiaque ● F. Delahaye, O. Roth, G. de Gevigney* Points forts ■ L’insuffisance cardiaque est fréquente et grave. Le taux de létalité est élevé, la qualité de la vie est souvent très altérée, les hospitalisations sont fréquentes, les coûts sont très élevés. ■ On ne sait pas si les programmes de prise en charge mul- tidisciplinaire de l’insuffisance cardiaque entraînent une réduction de la létalité. ■ En revanche, l’efficacité de ces programmes en termes d’amélioration de la qualité de la vie, de réduction des hospitalisations et de diminution des coûts est bien établie. Mots-clés : Insuffisance cardiaque - Éducation - Réseaux. ‘ L insuffisance cardiaque est un problème majeur de santé publique, aux dimensions “épidémiques” dans les pays occidentaux (1). Elle affecte presque 5 millions de personnes aux États-Unis, soit environ 2 % de la population générale, et il y a dans ce pays 400 000 nouveaux cas chaque année (2, 3). Elle est responsable d’environ un million d’hospitalisations par an ; elle représente la première cause d’hospitalisation chez les sujets de plus de 65 ans (4, 5). C’est une cause majeure de décès : elle est la cause primaire de 43 000 décès chaque année, et une cause contributive dans 220 000 autres cas (2, 3). Il s’agit de la maladie cardiovasculaire la plus coûteuse, avec des dépenses annuelles de plus de 20 milliards de dollars (2), et les coûts d’hospitalisation pour insuffisance cardiaque dépassent ceux des infarctus du myocarde et des cancers additionnés (6). Enfin, la prévalence de l’insuffisance cardiaque augmente (7), et cela va continuer durant ce siècle qui vient de commencer (8). Cette augmentation de la prévalence de l’insuffisance cardiaque est, d’une certaine façon, paradoxale, puisque les taux de mortalité ajustés sur l’âge de la maladie coronaire et de * Hôpital Louis-Pradel, BP Lyon Montchat, 69394 Lyon Cedex 3. 42 l’hypertension artérielle, les deux causes principales de l’insuffisance cardiaque dans les pays industrialisés, ont diminué depuis plus de 25 ans (9, 10). Cette amélioration, cependant, a permis de créer une cohorte importante d’individus à haut risque de développer une insuffisance cardiaque : des succès dans un domaine peuvent entraîner une augmentation de la morbidité et de la mortalité dans un autre domaine. Un deuxième facteur critique contribuant à l’augmentation de la prévalence de l’insuffisance cardiaque est le vieillissement de la population. L’insuffisance cardiaque est d’abord une maladie du sujet âgé, avec 80 % de toutes les hospitalisations pour insuffisance cardiaque survenant chez des sujets de plus de 65 ans, 50 % survenant chez les sujets de plus de 75 ans (2-5). Par extrapolation et à partir de données françaises, on peut avancer des chiffres du même ordre en France : en 1991, 484 000 cas d’insuffisance cardiaque ont été dénombrés. En 1980, il y en avait 352 000 : il y a donc eu une augmentation de presque 40 % en 11 ans. Il y a 120 000 nouveaux cas chaque année. L’incidence passe de 4 ‰ chez les hommes et de 3 ‰ chez les femmes de 55 à 64 ans à 50 ‰ chez les hommes et à 85 ‰ chez les femmes de 85 à 94 ans. En 1991, l’âge moyen de survenue de l’insuffisance cardiaque était de 73,5 ans ; les deux tiers des patients avaient plus de 70 ans. En 1992, il y a eu 148 000 hospitalisations pour insuffisance cardiaque. La durée moyenne de séjour était de 11 jours. Il y a eu 3,5 millions de consultations pour insuffisance cardiaque. En 1993, il y a eu 32 111 décès par insuffisance cardiaque, dont 19 449 chez des femmes ; 40 % des décès par insuffisance cardiaque sont survenus à l’hôpital. Le coût des soins ambulatoires est de 6 milliards de francs, soit 1 % des dépenses médicales totales, ce qui est un chiffre très élevé. La population atteinte d’insuffisance cardiaque devient plus âgée et plus fragile. De plus, ces patients ont un taux élevé de comorbidités et une prévalence plus grande de facteurs confondants, psychosociaux, comportementaux et financiers, autant de barrières critiques au succès de la prise en charge de l’insuffisance cardiaque (tableau I). Plusieurs études ont montré qu’une part importante des poussées d’insuffisance cardiaque pouvait être attribuée à des facteurs non médicaux, tels qu’une mauvaise compliance aux mesures diététiques ou aux médicaments, plutôt qu’à un déclin progressif de la fonction cardiaque ou à un événement cardiaque intercurrent (11, 12). En outre, l’adhésion des médecins aux recommandations consensuelles concernant la prise en charge de l’infarctus du myocarde n’est pas optimale, et cela peut contribuer aux évolutions mauvaises et aux réhospitalisations des patients insuffisants cardiaques. La Lettre du Cardiologue - n° 354 - avril 2002 M Tableau I. Barrières à une prise en charge efficace de l’insuffisance cardiaque. Comorbidités multiples Maladie coronaire Hypertension artérielle Diabète Insuffisance rénale Maladie pulmonaire chronique Arthrose Polymédication Compliance Effets secondaires Compliance aux mesures diététiques Éléments psychosociaux Isolement social Dépression Contraintes financières Limitations physiques Acuité visuelle et auditive réduite Déficit neuromusculaire (par exemple : AVC, Parkinson) Arthrose Dysfonction cognitive I S E A U P O I N T Toutes ces considérations fournissent la justification d’une approche multifactorielle de la prise en charge de l’insuffisance cardiaque, l’objectif principal étant de satisfaire tous les besoins des patients, à la fois médicaux et non médicaux, afin d’optimiser leur capacité fonctionnelle et leur qualité de vie, tout en réduisant le taux de réhospitalisation et le coût global de la prise en charge. Un but secondaire important est d’améliorer les prescriptions des médecins et leur adhésion aux recommandations établies. ÉTUDES D’OBSERVATION Le tableau II résume les données de dix études non randomisées évaluant l’efficacité de diverses stratégies multidisciplinaires de prise en charge de l’insuffisance cardiaque (13-22). Ces études d’observation suggèrent qu’une approche multidisciplinaire peut être associée à des bénéfices cliniques importants, dont la diminution des réhospitalisations et de la durée d’hospitalisation, une amélioration de la qualité de la vie et de la satisfaction du patient, une augmentation de la tolérance à l’exercice et de la possibilité de réaliser les activités quotidiennes, et une diminution du coût global. Cependant, il ne s’agit pas d’études randomisées. Tableau II. Études d’observation de la prise en charge multidisciplinaire de l’insuffisance cardiaque. Auteurs, année Cintron et al., 1983 (13) Plan d’étude Nombre de patients Pré/post étude 15 42 Nature de l’intervention Durée du suivi Résultats Unité d’insuffisance cardiaque avec une infirmière, accès à un médecin 24 mois en moyenne Diminution de 61 % des hospitalisations, de 85 % du nombre de jours d’hospitalisation, des coûts de 8 000 dollars par patient et par an Âge moyen : 65 ans Surveillance à domicile par un interniste et une équipe paramédicale 12 mois Diminution de 62 % des hospitalisations, de 72 % des hospitalisations pour cause cardiovasculaire, de 77 % du nombre de jours d’hospitalisation, amélioration des capacités à effectuer les activités quotidiennes Âge moyen : 78 ans 6 mois Diminution de 14 % des hospitalisations, de 22 % de la durée de séjour, des coûts hospitaliers de 500 dollars par patient Pas d’information sur la population Diminution de 74 % des hospitalisations, de 87 % des hospitalisations pour insuffisance cardiaque, amélioration des symptômes, de la qualité de vie, des capacités physiques, de la compliance Âge moyen : 66 ans Kornowski et al., 1995 (14) Pré/post Lasater, 1996 (15) Pré/post 80 Programme réalisé par une infirmière, à domicile, accès à un médecin West et al., 1997 (16) Pré/post 51 Supervision par un médecin, 4,5 mois réalisation par une infirmière, en moyenne à domicile Commentaires Classe NYHA III-IV Amélioration de la satisfaction des patients Classe NYHA III-IV Classe NYHA I-II : 60 % ; III-IV : 40 % .../... La Lettre du Cardiologue - n° 354 - avril 2002 43 M I S E A U P O I N T .../... Fonarow et al., 1997 (17) Pré/post 214 Prise en charge globale par une équipe spécialisée dans l’insuffisance cardiaque et la transplantation cardiaque 6 mois Diminution de 44 % des hospitalisations, amélioration de la classe NYHA et de l’activité physique, diminution des coûts de 9 800 dollars par patient Âge moyen : 52 ans Classe NYHA III-IV Hanumanthu et Pré/post al., 1997 (18) 134 Prise en charge globale par une équipe spécialisée dans l’insuffisance cardiaque et la transplantation cardiaque 30 jours à 1 an Diminution de 53 % des hospitalisations pour cause cardiovasculaire, de 69 % des hospitalisations pour insuffisance cardiaque, augmentation de 23 % de la consommation maximale d’oxygène Âge moyen : 52 ans Smith et al., 1998 (19) Pré/post 21 Unité avec une infirmière et un cardiologue 6 mois Diminution de 87 % des hospitalisations pour insuffisance cardiaque, amélioration de la classe NYHA, de la qualité de vie, de la durée d’exercice Âge moyen : 61 ans Shah et al., 1998 (20) Pré/post Télésurveillance par une infirmière, avec accès à un médecin 8,5 mois en moyenne Diminution de 50 % des hospitalisations, de 67 % des hospitalisations pour cause cardiovasculaire, de 92 % du nombre de jours d’hospitalisation Âge moyen : 62 ans Dennis et al., 1996 (21) Revue rétrospective des dossiers 24 Infirmière à domicile 12 mois Fréquence et intensité des visites de l’infirmière inversement corrélées aux réhospitalisations Pas d’information sur la population Martens et Mellor, 1997 (22) Revue rétrospective des dossiers 924 Infirmière à domicile 3 mois Diminution de 36 % des réhospitalisations Âge moyen : 71 ans 27 ÉTUDES RANDOMISÉES Elles sont présentées dans le tableau III. Les six études ont inclus 660 patients (23-28). Un essai randomisé n’est pas inclus dans le tableau III (29). Dans cette étude, 1 396 hommes hospitalisés du fait d’un diabète, d’une bronchopneumopathie chronique obstructive ou d’une insuffisance cardiaque ont été randomisés, et ont eu la prise en charge habituelle ou une intervention plus intensive, avec une infirmière et un médecin généraliste. Parmi les 504 patients insuffisants cardiaques, 12 % étaient en classe I, 37 % en classe II, 33 % en classe III et 18 % en classe IV de la New York Heart Association (NYHA). Durant une surveillance de 6 mois, 52 % des patients du groupe d’intervention ont été réhospitalisés au moins une fois, contre 41 % des patients du groupe contrôle (p = 0,02). Le nombre moyen de jours d’hospitalisation était plus important dans le groupe d’intervention : 11,7 versus 6,8 jours (p = 0,01). En fait, l’intervention n’était pas vraiment un programme de prise en charge, mais simplement une augmentation de l’accès aux fournisseurs de soins. Par ailleurs, 44 Classe NYHA moyenne : 2,6 Classe NYHA II-IV l’intervention n’était pas spécifique d’une maladie ; il n’y avait pas d’algorithme de prise en charge des poussées d’insuffisance cardiaque. De plus, la plupart du temps, le médecin généraliste du groupe d’intervention n’a eu qu’un seul contact avec le patient avant la sortie de l’hôpital, empêchant donc l’établissement d’une relation effective entre le patient et le médecin. Il n’y avait pas d’évaluation complète de l’état du patient ni d’optimisation du traitement durant l’hospitalisation initiale. Améliorer l’accès au système de soins sans fournir une amélioration de la structure de délivrance des soins risque de ne pas entraîner d’amélioration de l’évolution. Comme les études non randomisées, les essais randomisés apportent des preuves importantes en faveur de la prise en charge intensive de l’insuffisance cardiaque par un programme multidisciplinaire, avec réduction du nombre des hospitalisations et de la durée d’hospitalisation, amélioration de la qualité de vie, des capacités fonctionnelles et de la satisfaction du patient, et amélioration des connaissances du patient ainsi que de sa compliance au traitement médicamenteux et aux conseils diététiques. Il y a probablement aussi amélioration des coûts. La Lettre du Cardiologue - n° 354 - avril 2002 M I S E A U P O I N T Tableau III. Études randomisées de la prise en charge multidisciplinaire de l’insuffisance cardiaque. Auteurs, année Nombre de patients Rich et al., 1993 (23) 98 Schneider et al., 54 1993 (24) Nature de l’intervention Durée du suivi Résultats Commentaires Diminution de 27 % des hospitalisations, de 25 % du nombre de jours d’hospitalisation Âge 1 mois Diminution de 73 % des hospitalisations Pas d’information sur la population Équipe multidisciplinaire dirigée par une infirmière 3 mois Planification du traitement de sortie par une infirmière 70 ans Classe NYHA moyenne : 2,8 Kostis et al., 1994 (25) 20 Exercice, thérapie cognitive, prise en charge du stress, conseils diététiques 3 mois Amélioration de la capacité d’exercice, réduction de l’anxiété et de la dépression, amélioration de la perte de poids Âge : 54 à 77 ans Rich et al., 1995 (26) 282 Équipe multidisciplinaire dirigée par une infirmière 3 mois Diminution de 44 % des hospitalisations, de 56 % des hospitalisations pour insuffisance cardiaque, amélioration de la qualité de vie, diminution des coûts de 460 dollars par patient Âge moyen : 79 ans Stewart et al., 1998 (27) 97 Équipe infirmière et pharmacien à domicile 6 mois Diminution de 42 % des hospitalisations, de 43 % du nombre de jours d’hospitalisation, de 41 % des coûts hospitaliers Âge moyen : 75 ans Serxner et al., 1998 (28) 109 Diminution de 52 % des hospitalisations, amélioration de l’état fonctionnel, amélioration de la compliance, moindre coût Âge moyen : 71 ans Envois postaux de documents d’éducation, aides à la compliance LIMITES Plusieurs limites doivent être soulignées. 1. Un nombre de sujets dans chaque étude relativement faible, et des populations très sélectionnées. La possibilité de généralisation est donc probablement réduite. 2. La possibilité de mettre en œuvre ces programmes de prise en charge dans la pratique quotidienne. Dans les études, l’équipe comportait des cliniciens, des infirmières, et parfois d’autres acteurs de santé, très expérimentés, dans le domaine de la prise en charge de l’insuffisance cardiaque, et motivés. Il est très probable qu’un programme unique ne pourrait pas être mis en œuvre partout. Il faudra donc plusieurs modèles, choisir le modèle le plus approprié dans un environnement spécifique, et modifier ce modèle pour l’adapter aux contraintes locales. 3. La nécessité d’adapter l’intervention aux besoins de chaque patient. Le programme doit être suffisamment flexible pour pouvoir répondre aux variations considérables d’un patient à l’autre. 4. La diversité des interventions mises en œuvre dans les divers essais. Cela allait du simple suivi téléphonique aux équipes La Lettre du Cardiologue - n° 354 - avril 2002 6 mois Bénéfice persistant jusqu’à 1 an Classe NYHA II-III sophistiquées de plusieurs membres. On ne connaît pas la valeur respective des divers éléments d’un programme de prise en charge. À noter. Deux interventions potentiellement importantes n’ont pas été testées : l’activité physique régulière, qui a très probablement des effets bénéfiques (30-32), et la prise en charge des problèmes psychosociaux spécifiques (isolement social, dépression importante), dont on sait qu’ils sont associés à un plus mauvais pronostic dans l’insuffisance cardiaque (33, 34). Enfin, on ne connaît pas l’effet de ces programmes de prise en charge sur la survie. A contrario, et en faveur d’une intervention active, malgré la très grande hétérogénéité entre les études, la concordance des résultats de ces seize études est remarquable. Dans un futur proche, il faut réaliser des études de même type dans d’autres environnements, développer les stratégies de mise en œuvre de ces programmes, mieux définir quels patients profitent de ce type de prise en charge, faire des études incluant dans le programme de prise en charge l’activité physique et les conditions psychosociales, et étudier l’influence de ces programmes de prise en charge sur la survie. ■ 45 M I S E A U P O I N T Bibliographie 1. Garg R, Packer M, Pitt B, Yusuf S. Heart failure in the 1990s : evolution of a major public health problem in cardiovascular medicine. J Am Coll Cardiol 1993 ; 22 (Suppl. A) : 3-5A. 2. American Heart Association. 1998 Heart and stroke statistical update. American Heart Association, Dallas, TX, 1998. 18. Hanumanthu S, Butler J, Chomsky D, Davis S, Wilson JR. Effect of a heart failure program on hospitalization frequency and exercise tolerance. Circulation 1997 ; 96 : 2842-8. 19. Smith LE, Fabbri SA, Pai R, Ferry D, Heywood M. 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