Risques organiques Partie II dossier thématique Traitement chirurgical des nécroses multiples après greffe de moelle allogénique Surgical treatment of osteonecrosis after bone marrow transplantation » Les progrès en hématologie ont fait apparaître des complications non fatales telles que l’ostéonécrose. Cette complication est source d’un handicap fonctionnel important chez une population jeune et souvent active. La prise en charge chirurgicale de cette complication a évolué avec le temps. Une collaboration active avec les hématologues nous a permis d’avoir une démarche thérapeutique adaptée. Mots-clés : Ostéonécrose – Greffe de moelle – Immunodéprime – Prothèse de hanche. L es progrès réalisés en hématologie, et plus particulièrement l’augmentation de la survie après une greffe de moelle allogénique, ont aussi révélé des complications tardives, dont l’ostéonécrose, qui est apparue comme une source d’invalidité importante. L’ostéonécrose après greffe de moelle présente plusieurs particularités : elle survient chez des patients jeunes et parfois immunodéprimés, elle est souvent multifocale et très étendue, et elle évolue rapidement vers une impotence fonctionnelle majeure. Sa prise en charge orthopédique est méconnue. Notre collaboration avec le service de greffe de moelle de l’hôpital Saint-Louis (Paris) et avec le service d’hématologie de l’hôpital Robert-Debré (Paris) nous a permis d’acquérir une expérience dans la prise en charge de ces malades, que la greffe ait été réalisée à l’âge pédiatrique ou à l’âge adulte. Nous décrivons ici les caractéristiques de cette complication. Puis, nous ferons part de notre stratégie thérapeutique selon la localisation, avant de terminer par l’exposé de nos résultats. Summary RÉSUMÉ F. Zadegan*, A. Raould*, D. Hannouche*, R. Nizard* Improvement in hematology revealed non fatal complicat as osteonecrosis. These complication is an important sou of handicap. Surgical treatment evolved with time. O collaboration with hematologists gave us the opportun to have an adequate therapeutic plan. Keywords: Osteonecrosis – Bone marrow transplantatio Immunodepression – Hip arthroplasty. Caractéristiques de l’ostéonécrose après greffe de moelle allogénique La prévalence des nécroses osseuses après greffe de moelle allogénique varie entre 3,9 % et 19 % (1-11). La série la plus importante est celle de G. Socié et al. (12), qui rapporte une étude rétrospective multicentrique de 4 388 patients ayant subi une greffe de moelle allogénique pour la Société française de greffe de moelle (SFGM). Entre janvier 1974 et décembre 1993, 77 patients ont développé une nécrose, soit une incidence à 5 ans de 4,3 %. Les facteurs de risque suivants ont été analysés : âge (comparaison des patients âgés de moins ou de plus de 16 ans et comparaison des catégories 0-9 ans versus 10-19 ans versus 20 ans et plus), sexe, diagnostic (leucémie aiguë myéloblastique [LAM], leucémie aiguë lymphoblastique [LAL], leucémie myéloïde chronique [LMC], aplasie médullaire, autre), conditionnement (irradiation ou non), compatibilité HLA entre greffon et donneur, GVH aiguë, GVH chronique. L’analyse univariée a montré 6 facteurs de risque Correspondances en Onco-hématologie - Vol. VI - n° 1 - janvier-février-mars 2011 * Service d’orthopédie, hôpital Lariboisière, Paris. 35 Risques organiques Partie II dossier thématique significatifs : l’âge élevé (p < 0,001), le diagnostic (p = 0,04), l’irradiation corporelle totale (p = 0,006), la prophylaxie pour la GVH aiguë (p < 0,001) et pour la GVH chronique (p < 0,001). Parmi les facteurs de risque retenus après l’analyse univariée, l’analyse multivariée montre que la GVH chronique (OR = 3,52), la GVH aiguë (OR = 3,73), l’âge supérieur à 16 ans (OR = 5,81), l’aplasie médullaire (OR = 3,90) et la leucémie aiguë (OR = 1,72) sont les facteurs de risque qui restent significatifs. Les autres publications sur le sujet sont rapportées dans le tableau. Les localisations sont souvent multiples. La hanche est la localisation la plus fréquente, l’atteinte pouvant être bilatérale (figures 1 et 2). Vient ensuite le genou, l’atteinte bilatérale étant là aussi relativement fréquente. Les autres localisations, plus rares, sont l’extrémité supérieure de l’humérus, la cheville et le coude. La population concernée est jeune, souvent active, et désire vivre normalement après avoir survécu à une grave Tableau. Récapitulatif des publications sur les ostéonécroses après greffe de moelle allogénique. Référence bibliographique Nombre de nécroses Incidence ostéonécrose Âge moyen au diagnostic Intervalle greffe/diagnostic Dose totale corticoïde moyenne/patients FdR retrouvés Weismann et al. (9) 96 sur 1 939 5 % - 23,3 mois - Corticothérapie et ICT Socié et al. (12) 27 sur 727 8,1 % 26 ans 1,1 an 14,3 g Âge > 16 ans, GVH, sexe masculin Socié et al. (13) 77 sur 4 338 4,3 % 26,8 ans 22 mois - Âge > 16 ans, GVH, aplasie médullaire, leucémie aiguë Enright et al. (6) 28 sur 902 3,1 % 27 ans 12 mois 19,8 g Âge, pathologie hématologique maligne, GVH Torii et al. (8) 19 sur 100 selectionnés - 34,3 ans 22 mois 10,3 g Âge, GVH, bolus de corticoïde Schulte et al. (7) 11 sur 255 4,3 % 31 ans 15 mois (patients opérés de PTH) 232 mg/kg (soit 16,2 g pour un patient de 70 kg) Corticothérapie, diagnostic autre que LMC Faraci et al. (11) 43 sur 1 091 enfants 3,9 % 14,4 ans 10,8 mois 124 mg/kg (soit 3,7 g pour un enfant de 30 kg) Âge, GVH chronique extensif, ICT 3 doses Weismann et al. (9) 17 sur 272 6,2 % 33 ans 13 mois 189 mg/kg (soit 13,2 g pour un patient de 70 kg) - Mascarin et al. (5) 2 enfants - 6 ans 14 mois et 12 mois 7,2 g et 0,36 g - Figure 1. Bassin de face : nécrose de hanche bilatérale évoluée. 36 Figure 2. Tête fémorale nécrotique. Correspondances en Onco-hématologie - Vol. VI - n° 1 - janvier-février-mars 2011 Traitement chirurgical des nécroses multiples après greffe de moelle allogénique maladie. Tout le défi de l’orthopédie est de rétablir une fonction normale, sans compromettre le pronostic à long terme de l’articulation concernée. Sur le plan radiologique, les ostéonécroses après greffe de moelle apparaissent volontiers étendues (de la surface articulaire à la diaphyse), évoluant rapidement vers un effondrement de la surface articulaire (figure 3). Elles sont multifocales (les deux hanches, les genoux…). Le handicap fonctionnel apparaît rapidement. Le diagnostic précoce se fait grâce à l’IRM. celle employée pour la hanche : les prothèses totales de genou n’ont pas le résultat fonctionnel équivalent aux prothèses de hanche. Si la prothèse de hanche peut aboutir à une hanche “oubliée”, la prothèse de genou laisse le membre indolore mais ne permet plus la course à pied et embarrasse la montée et la descente des escaliers. De plus, la survie à long terme de la prothèse de genou n’est pas satisfaisante pour cette population jeune et active. Nous nous sommes donc orientés vers un traitement chirurgical conservateur consistant à “nettoyer” le genou sous arthroscopie. Nous sommes partis Stratégie thérapeutique La stratégie thérapeutique diffère selon la localisation. Traitement de l’ostéonécrose de hanche La hanche est la localisation la plus fréquente. Les premiers symptômes apparaissent en moyenne 2 ans après la greffe de moelle. La douleur, qui constitue le principal symptôme, siège dans l’aine selon un horaire mécanique. Le diagnostic sera confirmé par les radiographies standard et par l’IRM, qui permettra de déterminer l’étendue de la nécrose et de rechercher une atteinte controlatérale pouvant être asymptomatique. Dans la plupart des cas, les douleurs sont très vite mal tolérées et requièrent un traitement rapide, malheureusement le plus souvent limité et peu efficace. Face à cette impasse thérapeutique, nous avons pris le parti de proposer à ces patients, depuis la fin des années 1970, une prothèse totale de hanche. En effet, le résultat fonctionnel des prothèses de hanche est tout à fait satisfaisant. L’utilisation de matériaux adaptés à l’activité de cette population (couple de frottement en céramique) permet d’espérer une reprise chirurgicale de la prothèse la plus tardive possible. La pose des deux prothèses de hanche en un seul temps opératoire est souvent proposée en cas d’atteinte bilatérale (figure 4). Cette procédure présente l’avantage de traiter en un seul acte chirurgical les deux hanches douloureuses et d’éviter ainsi une convalescence difficile avec une hanche opérée et l’autre douloureuse. En postopératoire, les patients retrouvent un appui immédiat, marchent avec deux béquilles pendant 1 mois, partent en centre de rééducation pour 1 mois et récupèrent une autonomie correcte en 3 mois. Traitement de l’ostéonécrose du genou Le genou est la deuxième localisation. L’ostéonécrose du genou se manifeste également par des douleurs, et parfois par un épanchement ou une sensation de corps étranger. L’impotence fonctionnelle est rapidement majeure. La stratégie thérapeutique diffère de Figure 3. IRM des genoux. Figure 4. Prothèse totale de hanche bilatérale. Correspondances en Onco-hématologie - Vol. VI - n° 1 - janvier-février-mars 2011 37 Risques organiques Partie II dossier thématique du principe que la douleur provenait essentiellement des fragments ostéo-cartilagineux désolidarisés de l’os sous-chondral, du fait de l’ostéonécrose. Ainsi, en réséquant les clapets et en ravivant la perte de substance cartilagineuse, nous espérions soulager les patients. Le lavage arthroscopique étant une procédure peu invasive, elle peut être répétée si les douleurs devaient réapparaître. La prothèse de genou reste une solution de dernier recours lorsque le traitement arthroscopique ne permet pas de soulager le patient. Les prothèses de genou utilisées sont alors des prothèses standard, avec un ancrage plus extensif sur le tibia et le fémur. Traitement de l’ostéoarthrose de l’épaule L’épaule est la troisième localisation en termes de fréquence (figure 5). La nécrose se situe sur le versant huméral de l’articulation. Selon le stade évolutif et la gêne fonctionnelle, nous réalisons soit un traitement conservateur par arthroscopie (même principe que pour le genou), soit la pose d’une prothèse unipolaire ne remplaçant que la partie humérale de l’articulation. Traitement de l’ostéoarthrose de la cheville La cheville est une localisation rare (nécrose de l’astragale), mais qui peut également nécessiter un traitement chirurgical. Pour ces patients, nous avons choisi de réaliser une arthrodèse. Cette procédure permet d’obtenir une indolence au prix d’une cheville bloquée à 90 degrés. Cela permet une marche sans boiterie ; la course à pied reste cependant difficile. Résultats Les prothèses de hanche et les lavages arthroscopiques ont été revus. Entre 1980 et 2005, 68 patients ont été pris en charge dans notre service pour la pose d’une prothèse de hanche pour ostéonécrose après greffe de moelle allogénique (14). Durant cette période, 107 prothèses totales de hanche ont été posées ; l’âge moyen au moment de l’intervention était de 33 ans ; 24 procédures bilatérales en un seul temps opératoire ont été réalisées. Après un recul moyen de 9,2 ans, 93 % des patients ont un résultat excellent ou satisfaisant. La survie à 10 ans (en prenant comme événement la reprise de la prothèse) est de 82,8 %. Les nouvelles opérations sont dues pour moitié à un problème septique tardif. Entre 1993 et 2006, 10 patients (âge moyen : 28 ans) ont été pris en charge chirurgicalement par arthroscopie pour une ostéonécrose du genou ; 14 genoux ont ainsi été opérés selon cette technique (4 arthroscopies bilatérales). Le délai moyen entre la greffe et l’arthroscopie était de 4,6 ans. Une seconde arthroscopie a été nécessaire pour 3 patients, après un délai respectif de 9 mois, 2 ans et 7 ans. Un patient a dû recevoir 3 arthroscopies. Après un recul de 5,2 ans, tous les scores fonctionnels sont améliorés, bien que fluctuants avec le temps. Deux patients ont nécessité une prothèse totale de genou. Conclusion Figure 5. Nécrose de l’épaule. 38 Les ostéonécroses après greffe de moelle ne doivent pas être négligées et ne doivent pas être reléguées au second plan. Les patients ayant survécu à une maladie hématologique grave souhaitent pouvoir vivre normalement. La prise en charge, le suivi de ces malades et la collaboration étroite avec les services d’hématologie nous a permis d’établir une stratégie thérapeutique adaptée. La connaissance des complications liées à la maladie hématologique et à son traitement (immunosuppresseur, GVH, amyotrophie, risque septique) nous permet d’informer les malades lors de la consultation. Enfin, l’utilisation de matériaux chirurgicaux adaptés à l’âge des patients nous permet d’espérer une survie à long terme satisfaisante (l’alumine utilisée comme couple de frottement dans les prothèses de hanche permet une survie à long terme satisfaisante chez les sujets jeunes et actifs). ■ Correspondances en Onco-hématologie - Vol. VI - n° 1 - janvier-février-mars 2011 Traitement chirurgical des nécroses multiples après greffe de moelle allogénique Références 1. Socié G, Stone JV, Wingard JR et al. Long-term survival and 6. Enright H, Haake R, Weisdorf D. Avascular necrosis of bone: 10. Fink JC, Leisenring WM, Sullivan KM et al. Avascular necrosis late deaths after allogeneic bone marrow transplantation: Late Effects Working Committee of the International Bone Marrow Transplant Registry. N Engl J Med 1999;341:14-21. a common serious complication of allogeneic bone marrow transplantation. Am J Med 1990;89-6:733-8. following bone marrow transplantation: a case-control study. Bone 1998;22-1:67-71. 2. Deeg HJ. Delayed complications and long-term effects after 7. Schulte CM, Beelen DW. Avascular osteonecrosis after allo- bone marrow transplantation. Hematol Oncol Clin North Am 1990;4-3:641-57. geneic hematopoietic stem-cell transplantation: diagnosis and gender matter. Transplantation 2004;78:1055-63. 11. Faraci M, Calevo MG, Lanino E et al. Osteonecrosis after 3. Kolb HJ, Bender-Gotze C. Late complications after allogeneic bone marrow transplantation for leukaemia. Bone Marrow Transplant 1990;6:61-72. 8. Torii Y, Hasegawa Y, Kubo T et al. Osteonecrosis of the 4. Russell JA, Blahey WB, Stuart TA et al. Avascular necrosis of femoral head after allogeneic bone marrow transplantation. Clin Orthop Relat Res 2001;382:124-32. bone in bone marrow transplant patients. Med Pediatr Oncol 1989;17:140-3. 9. Weismann A, Pereira P, Bohm P et al. Avascular necro- 5. Mascarin M, Giavitto M, Zanazzo GA et al. Avascular necrosis of bone in children undergoing allogeneic bone marrow transplantation. Cancer 1991;68:655-9. Sous l’égide de sis of bone following allogeneic stem cell transplantation: MR screening and therapeutic options. Bone Marrow Transplant 1998;22:565-9. allogeneic stem cell transplantation in childhood: a casecontrol study in Italy. Haematologica 2006;91:1096-9. 12. Socié G, Cahn JY, Carmelo J et al. Avascular necrosis of bone after allogeneic bone marrow transplantation: analysis of risk factors for 4,388 patients by the Société française de greffe de moelle (SFGM). Br J Haematol 1997;97:865-70. 13. Socié G, Sélimi F, Sedel L et al. Avascular necrosis of bone after allogeneic bone marrow transplantation: clinical findings, incidence and risk factors. Br J Haematol 1994;86:624-8. 14. Zadegan F, Raould A, Bizot P et al. Osteonecrosis after allogenic bone marrow transplantation. Clin Orthop Relat Res 2008;466:287-93. Nous avons eu le plaisir de vous proposer les temps forts de l’ASH 2010 qui s’est déroulé du 4 au 7 décembre à Orlando. Coordinateur : Pr Noël Milpied Pour accéder au e -journal et commander l’ouvrage www.edimark.fr/ejournaux/ASH/2010 “Attention : ceci est un compte-rendu et/ou résumé des communications de congrès dont l’objectif est de fournir des informations sur l’état actuel de la recherche ; ainsi, les données présentées sont susceptibles de ne pas être validées par les autorités françaises et ne doivent donc pas être mises en pratique.” Avec le soutien “Ce CR a été réalisé sous la seule responsabilité du coordinateur, des auteurs et du directeur de la publication qui sont garants de l’objectivité de cette publication.” institutionnel de Correspondances en Onco-hématologie - Vol. VI - n° 1 - janvier-février-mars 2011 39