Paroles de patient Il suffit parfois d’un regard, d’un sourire... Jusqu’à son accident, qui l’a rendu tétraplégique, Philippe Pozzo di Borgo était un “homme dans le monde”, un privilégié. Mais Béatrice était malade. Dans un livre*, il fait part de ses douleurs mais aussi de son appétit de vivre et d’aimer. Témoignage d’une longue errance à travers des services hospitaliers. Depuis plus de 20 ans, vous avez fréquenté de nombreux hôpitaux. Vous souvenez-vous du premier regard que vous portez sur les soignants ? Philippe Pozzo di Borgo : Mon épouse et moi-même n’avions jamais mis les pieds dans un hôpital pour y être soignés. Le premier contact se fait dans le privé, quand Béatrice fait une fausse couche. Pour nous, c’était important. Pour le personnel soignant, c’était banal. Au second accident, nous avions le sentiment que personne ne prenait en compte notre détresse. Tout de suite, nous avons senti un problème d’orientation. Une grossesse, c’est normal quand cela se passe bien. Sinon, tout est cloisonné et, en service obstétrique, on ne va pas au-delà du problème gynécologique et on ne cherche pas plus loin si les tests sont satisfaisants. Et puis, on fait confiance aux médecins... malgré la détresse physique et psychologique et le constat d’échec ressentis devant un enfant mort-né. Nous avons souffert du manque de tact en ces circonstances. Vous faites ensuite l’expérience de l’hospitalisation aux États-Unis, pour les mêmes raisons. P.PdB. : Rien à voir avec le système français. Du moment que l’on payait, on entrait dans le rapport client-soignant, avec tout ce que cela comporte d’agréable, même si ces rapports étaient un peu trop “sucrés” à mon goût. Le professionnalisme est poussé jusqu’aux limites. Cependant, tout est fondé sur l’argent. Il vaut mieux être un privilégié ! Mais, quand ils n’ont pas compris les échecs, ils ont voulu savoir. En effet, c’est aux États-Unis que l’on a trouvé que tous les malheurs de Béatrice avaient pour origine un cancer de la moelle osseuse, très rare, connu sous le nom de maladie de Vaquez. Revenus en France, vous conduisez de nouveau Béatrice à l’hôpital, public cette fois. P.PdB. : Une embolie pulmonaire a nécessité une hospitalisation en réanimation cardiaque. Béatrice passe un an en service de cardiologie où on l’opère pour poser un clip-cave. Vous parlez d’une entrée dans des années de souffrance... P.PdB. : C’était la descente aux enfers. Même si la malade accepte son état sans se plaindre, et c’était le cas pour Béatrice, elle subit une solitude terrible parce qu’elle est placée en dehors de sa maladie, car on ne lui explique rien. Et que dire de l’accompagnant, de la famille, désemparé de voir souffrir quelqu’un de proche, et de cette ignorance dans laquelle on les tient sous prétexte “qu’on ne sait pas”. On est affolé par l’environnement, désemparé d’entendre tous ces “bips”, les soignants qui entrent et sortent sans beaucoup de respect, les médecins qui réduisent l’identité du malade à son numéro de lit. Sans parler des réveils à l’aurore et des repas du soir à l’heure du goûter. On peut comprendre qu’il est difficile d’organiser le planning pour le personnel, mais enfin, quand il y a de la grande souffrance, un mourant à côté ! Vous faites alors l’expérience du long séjour. P.PdB. : A la suite de son opération cardiaque, Béatrice est hospitalisée en moyenne 6 mois par an. Le long séjour change le relationnel. Se tissent alors des rapports ambigus, contradictoires, avec les soignants. On est à la merci d’un pouvoir médical sans partage. “Ils” savent, on ne sait rien, alors qu’“ils” ne savent pas non plus puisque l’on comprend bien qu’“ils” cherchent, qu’“ils” expérimentent même. On sent que tous se murent dans le silence pour ne pas avouer leur impuissance et l’on devine même la réprobation des infirmiers qui n’ont pas le pouvoir d’informer, pas le droit de douter de l’opportunité du traitement, mais le devoir de s’incliner devant une décision prise par le “patron”. Or, les infirmières sont plus sensibles à ce qui se passe réellement, même si elles n’ont pas toujours le temps. Ne pas comprendre ce qui se passe plonge la famille dans un désarroi total. Ce qui adoucissait le séjour, c’est l’indulgence du personnel qui acceptait quelques dérogations, comme celle de me permettre de rester après l’heure des visites. Je ne pouvais faire autrement à cause de mon travail et de la solitude de Béatrice qui était immense. Le malade est toujours seul face à sa maladie. Cette solitude le fragilise et il sait très vite qu’il est limité par son état de dépendance. Vous aviez des médecins dans votre famille ? P.PdB. : En long séjour, le malade et sa famille doivent apprendre les règles de fonctionnement de l’hôpital. Ils doivent faire preuve de souplesse, voire de séduction, pour apaiser les tensions, instaurer un relationnel convivial. Cela se fait lentement. Quand les médecins de notre famille arrivaient, ils voulaient en savoir davantage, ne com- ●●● Professions Santé Infirmier Infirmière - No 33-34 - janvier-février 2002 5 ●●● prenaient pas les soins et pouvaient, par leur agressivité, réduire à néant, en quelques minutes, le climat de confiance que nous avions instauré avec les équipes soignantes. Vous insistez beaucoup sur ce manque d’information qui apparaît comme une angoisse supplémentaire. P.PdB. : C’est peu de le dire. Les malades devraient avoir accès au dossier médical. Il faut les responsabiliser. De toute façon, quand un malade veut savoir, il sait. Il demande simplement qu’on l’aide à comprendre ce qui se passe. Et s’il a peur de savoir, il ne demande rien. Par exemple, quand le chirurgien a opéré mon épouse, il nous a bien montré la nécessité de le faire devant la gravité du risque d’embolies à répétition. Mais nous n’étions pas informés de tous les effets secondaires de l’opération, c’est-à-dire des ulcères atroces qui saignaient tout le temps. Or, lui le savait. Si nous avions été informés, nous aurions réfléchi et certainement suivi ses recommandations car, en toute connaissance de cause, on accepte mieux ce qui ce passe, même le pire. Ces ulcères qui atteignaient aussi Béatrice dans l’esthétique de son corps étaient paradoxalement plus insupportables que son cancer. Et ces soins très douloureux avec le scalpel étaient vécus par nous comme une véritable “charcuterie”. Là encore, ces actes si naturels pour les soignants sont ressentis comme très cruels par les patients. Heureusement, quand nous sommes retournés chez nous, les infirmières qui soignaient à domicile montraient une compétence et une humanité hors pair. Elles aidaient même Béatrice dans son souci de rester belle. Et quel soulagement d’être dans son environnement familial, hors de l’hôpital ! Votre épouse est ensuite allée en service de cancérologie. P.PdB. : Ce sont des services très durs. L’équipe du centre de transfusion sanguine était formidable, 6 tant dans l’accueil que dans l’attention au malade et à la famille de celui-ci. Puis, il y a eu la bulle stérile où a été placée mon épouse après une septicémie. Malgré la compétence des soignants, il est dur de faire barrière aux infections nosocomiales quand la structure du service est vouée à la démolition (on ne le sait qu’après bien sûr) et que la rivalité des services s’exerce en taux de réussites. Il faut rappeler que ce cancer était rare et suscitait la curiosité des chercheurs. Entre temps, vous aviez eu votre accident de parapente. P.PdB. : J’étais tétraplégique depuis trois ans. Je ne me souviens pas d’avoir souffert dans l’accident. J’ai été longtemps dans le coma et maintenu en coma artificiel pendant un mois. Je regrette la brutalité de l’annonce du diagnostic à ma famille, en bref : “Il a une chance sur cinq de s’en sortir”. Il y a aussi l’incompréhension de certains chirurgiens qui acceptent mal que l’entourage reste pour parler au patient. Pourtant, si je ne me souviens de rien, je suis sûr que les paroles aident le comateux. Comme toutes les personnes alitées, j’ai fait l’expérience des escarres. C’est horrible. Là encore, le malade est dépendant de la qualité des soins. Je n’en ai pas eu dans le service de réanimation, car il y avait les massages fréquents et aussi une alimentation adaptée. J’ai eu des escarres en quelques jours dès que j’ai changé de service. J’ai pu constater les conséquences du manque de personnel et de changement de régime alimentaire. Résultat : intervention chirurgicale pénible. En centre de rééducation, vous avez fait l’expérience de la vie en communauté. P.PdB. : Dans le centre de Bretagne qui m’a accueilli, les soignants sont formidables, pleins d’humanité et d’indulgence. Ils m’ont réappris à vivre. C’est une ambiance très Professions Santé Infirmier Infirmière - No 33-34 - janvier-février 2002 étrange. On se croirait dans le roman de Thomas Mann La montagne magique. Il y a des pleurs mais aussi des rires. Il y a beaucoup de jeunes et l’on apprend à penser aux autres. Il y a des drames humains, beaucoup de solitude après un handicap. Des familles qui se brisent, qui ne reconnaissent plus le démuni. Des amitiés aussi, des amours parfois. Ce qui est formidable, c’est que l’on nous considère comme des êtres normaux, que l’on accepte nos faiblesses, nos façons personnelles de nous en sortir. Une chose importante : l’aide d’un psychologue et d’un sexologue. Ce qui rassure certains paralysés qui désespéraient sans oser parler. Quand les soignants savent nous mettre en confiance, on peut enfin admettre le handicap, la dépendance. Quand on peut pleurer en face d’une infirmière, on ressent alors un sentiment de partage et on se met à espérer. Avez-vous pensé à mourir ? P.PdB. : J’ai essayé au début, à l’hôpital, mais, pour un tétraplégique, c’est difficile. Il me reste des choses à faire avant. Il faut passer le relais à mes enfants. Je cultive l’espérance transmise par mon épouse. Aujourd’hui, ce qui me gêne, ce sont mes douleurs qui brûlent mon corps inerte et que même la morphine ne soulage pas. Heureusement, je suis un privilégié et je suis entouré. Les infirmières sont chaleureuses et savent écouter. Ces infirmières, je les ai haïes quelquefois. Mais je mesure aujourd’hui la difficulté d’exercer. Ce sont les soignants qui nous retiennent à la vie quand on est aussi dépendant. On ne peut les décevoir. Je me demande si les infirmières se rendent compte combien chaque regard, chaque parole peuvent engendrer l’espoir et l’envie de se battre. Propos recueillis par Andrée-Lucie Pissondes * Le second souffle, Bayard, Paris, 2001, 192 p.