Chimioprévention des cancers digestifs par anti-inflammatoires : un espoir ?

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Chimioprévention des cancers digestifs
par anti-inflammatoires : un espoir ?
● D’après l’exposé de R. Benamouzig*, Paris, décembre 2002
e nombreux travaux ont été consacrés ces dernières
années à l’identification des lésions précurseurs du
cancer colorectal. En 1990, dans un article princeps,
Fearon et Vogelstein ont proposé un modèle de développement
des cancers colorectaux sporadiques en plusieurs étapes et établi
la notion de “séquence adénome cancer”, sous-tendue par des anomalies génétiques chronologiquement déterminées. Plus récemment, les foyers de cryptes aberrantes ont été définis comme des
lésions précurseurs du cancer colorectal et des altérations moléculaires autres que celles identifiées dans le modèle originel ont
été décrites, certaines permettant d’individualiser au moins deux
types de carcinomes colorectaux évoluant selon des voies génétiques distinctes (diapositive 141). Des événements, tels que l’élévation de l’expression de la cyclo-oxygénase, l’hyperactivité de
NF-KB, ont été déterminés, et semblent sérieusement impliqués
dans la transformation de la cellule épithéliale en cellule cancéreuse. Les progrès dans la connaissance de la carcinogenèse colorectale sont bien réels et amèneront certainement dans un avenir
proche, non seulement à la détermination d’une sorte de cartographie des anomalies génétiques d’une tumeur donnée, mais aussi
à un nouveau type de prévention, la chimioprévention (1, 2).
À ce jour, la prévention primaire du cancer colorectal est fondée sur la pratique régulière d’un exercice physique, associée à
des mesures diététiques adaptées, de mieux en mieux connues,
et qui, par chance, sont en parfait accord avec celles préconisées
par nos confrères cardiologues. Le dépistage du cancer colorectal
peut être réalisé par le test Hemoccult®, dont l’usage devrait enfin
se généraliser, peut-être en 2003, du moins dans certains départements pilotes… La prévention secondaire du cancer colorectal repose sur la surveillance endoscopique régulière, notamment
chez les sujets présentant un risque familial.
La chimioprévention pourrait bientôt s’associer à ces différentes
mesures ; elle consiste à utiliser des agents chimiques pour prévenir ou inhiber le développement du processus de carcinogenèse.
Elle peut être envisagée à tous les stades de la carcinogenèse,
depuis l’apparition des premières anomalies moléculaires dans
des cellules encore morphologiquement normales jusqu’au stade
de tumeur invasive. Elle peut aussi être utilisée pour tenter de diminuer l’apparition de récidives tumorales ou de nouvelles tumeurs
chez des patients déjà traités pour un cancer. Son efficacité est
évaluée non pas sur des études d’incidence de cancer dans des
populations soumises à une substance donnée, pour des raisons
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évidentes de temps et d’effectif, mais sur des études de récurrence des adénomes, 3 et 6 ans après leur ablation. Les biomarqueurs intermédiaires (tels que les cryptes aberrantes, les marqueurs d’apoptose et de prolifération cellulaire Ki-67, PCNA,
BrdU) ne manquent pas d’intérêt, mais sont insuffisants pour
faire la preuve de l’efficacité de tel ou tel traitement. Les cryptes
aberrantes restent des marqueurs utilisés, mais uniquement chez
l’animal.
L’aspirine et les anti-inflammatoires non stéroïdiens constituent
la piste la plus sérieuse des molécules ayant une action antitumorale, susceptibles d’agir sur la cancérogenèse intestinale
(diapositive 162). Ils inhibent la prolifération cellulaire des entérocytes en culture (interruption du cycle cellulaire en phase G1),
induisent l’apoptose par leur action sur des cyclines-kinases
dépendantes du cycle cellulaire. Ils inhibent également la synthèse des prostaglandines de type 2 et la cyclo-oxygénase de type 1
et certainement de type 2. Cette dernière est très peu exprimée
dans le côlon normal, alors qu’elle est surexprimée dans les cellules cancéreuses mais aussi dans les lésions adénomateuses.
Expérimentalement, il a été observé chez le rongeur, sous l’effet
de l’aspirine et des AINS, une diminution du développement tumoral colique chimio-induit, même lorsque leur administration était
effectuée plusieurs semaines après l’action du carcinogène chimique (rôle suppresseur). Cet effet est dose-dépendant, mais le
plus souvent uniquement suspensif. Il est observé dès le stade de la
formation des cryptes aberrantes. Un effet similaire a été observé
dans les modèles de mutations du gène APC chez la souris Min.
Sur la base de ces résultats expérimentaux, des travaux cliniques
ont été engagés, et les multiples études cas-témoins et de cohortes
disponibles montrent que la consommation régulière d’aspirine
et/ou d’AINS, à des doses variables, est associée à une diminution de l’ordre de 30 à 40 % du risque de cancer et de polypes
rectocoliques (diapositive 147). Cet effet est observé aussi bien
pour le côlon que pour le rectum, tant chez les hommes que
chez les femmes, qu’il existe ou non des antécédents familiaux
de cancer colique. Il semble d’autant plus marqué que la consommation évaluée en posologie, fréquence ou durée, est plus importante. L’association aspirine ou AINS et diminution du risque de
cancer colique apparaît constante et forte, et elle ne peut en aucun
cas être expliquée par des biais méthodologiques. Son caractère
causal ne peut néanmoins être formellement affirmé.
Un seul essai contrôlé en double aveugle (Physician’s Health Study)
est publié à ce jour (3). Cette étude a évalué l’effet de l’aspirine
à la dose de 325 mg un jour sur deux chez 22 071 médecins
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américains volontaires enrôlés dans un essai de prévention des
maladies cardiovasculaires. L’incidence des cancers ou des polypes
rectocoliques n’était pas modifiée après 5 ans de traitement, et
le suivi à 12 ans confirmait ces résultats. Un surrisque était toutefois noté la première année, par diagnostic précoce des lésions
tumorales hémorragiques (diapositive 151). Le nombre d’adénomes observé était néanmoins près de cent fois moindre par
rapport à celui attendu dans cette population ; cependant, aucun
suivi endoscopique particulier n’était proposé durant l’étude
(celle-ci étant à visée cardiologique). Le défaut de puissance de
cette étude empêche donc bien sûr toute conclusion, et l’effet
protecteur de l’aspirine reste à confirmer par des études prospectives randomisées.
En France, l’aspirine testée est l’acétylsalicylate de lysine, dont
la particularité pharmacocinétique est d’avoir un pic muqueux
un peu plus précoce et plus important. In vitro, les premières
expériences montraient d’ores et déjà qu’il inhibait constamment
la prolifération cellulaire de manière plus importante que l’aspirine ; et chez l’animal, l’effet protecteur de l’aspirine française se
confirmait. Du fait de ces résultats encourageants, l’étude APACC
a débuté en France en 1997 ; elle concerne 291 patients recevant
quotidiennement 160 ou 300 mg d’acétylsalicylate de lysine ou
un placebo pendant 4 ans. L’objectif de ce travail est d’évaluer
l’effet de cette prise médicamenteuse sur la récidive des adénomes coliques à un an et à 4 ans, et de rechercher la dose minimale efficace (4). Les patients bénéficiaient d’une coloscopie de
contrôle à un an et à 4 ans. La réalisation de ces deux examens
permet de séparer l’effet préventif éventuel de l’aspirine sur les
polypes potentiellement laissés en place lors de la coloscopie
d’inclusion de celui observé sur la récidive “vraie”. L’analyse
statistique a montré une liaison significative entre la prise d’aspirine et la présence d’au moins trois adénomes, la présence
d’un adénome de plus de 5 mm et de plus de 10 mm, la présence
d’une masse adénomateuse (c’est-à-dire la somme des diamètres
de l’ensemble des adénomes visibles), qui dans l’étude était réduite
de plus de 50 % (diapositive 158). Les facteurs associés à la
moindre récidive à un an étaient le traitement par aspirine (adénome > 5 mm, p = 0,03) et l’absence d’antécédents personnels
d’adénomes (p = 0,01). Cet effet protecteur reste à confirmer sur
une plus longue période d’intervention (résultats définitifs à la fin
du premier semestre 2004).
Parallèlement, les résultats d’un essai nord-américain de méthodologie similaire, réalisé dans un groupe de patients présentant
un moindre risque de récidive spontanée d’adénomes et suivis
pendant 3 ans (adénomes de toutes tailles dans l’essai nordaméricain plutôt que des adénomes soit de plus de 1 cm, soit de
nombre supérieur à trois dans l’essai français), ont montré un
effet protecteur pour l’aspirine à la posologie de 80 mg par jour,
étrangement non observé pour la dose de 325 mg par jour.
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L’ensemble de ces résultats confirme donc l’effet protecteur de
l’aspirine dont l’ampleur exacte reste à mieux préciser. L’analyse
des résultats définitifs de ces travaux et de ceux d’une étude
anglaise similaire, menée chez des patients à risque familial élevé
devrait permettre de conclure de manière définitive. Il restera
alors encore à déterminer les sous-populations susceptibles de
bénéficier réellement de cette chimioprévention.
Les inhibiteurs de la cyclo-oxygénase de type 2 (COX-2) diminuent également la prolifération cellulaire et induisent l’apoptose.
Le célécoxib diminue le nombre de cryptes aberrantes et les
tumeurs chimio-induites chez le rat et chez la souris Min, ainsi
que la croissance de cellules cancéreuses coliques implantées
chez la souris nude.
Le célécoxib prescrit à la dose de 400 mg deux fois par jour
entraîne une diminution du nombre et de la surface totale des
polypes coliques et de la surface des polypes duodénaux chez les
patients atteints de polypose familiale. L’étude de Steinbach a en
effet mis en évidence une diminution de 15 et de 31 % de la
masse adénomateuse colique à 6 mois respectivement à la dose
de 100 et 400 mg de célécoxib (5). Ces résultats ont suscité la
mise en place d’essais multicentriques transcontinentaux de chimioprévention (MSD et PRESAP) menés chez des patients
ayant bénéficié de la résection d’adénomes coliques. Leurs
résultats sont attendus vers 2004-2005.
En conclusion, si les espoirs de disposer d’un moyen efficace et
économiquement acceptable de diminuer le risque de cancer colorectal peuvent être envisagés, il serait actuellement prématuré
d’engager de larges recommandations dans cette indication. L’efficacité à un an est certes probable, mais au-delà elle reste inconnue. De plus, les effets indésirables ne sont certainement pas négligeables, et le bénéfice réel par rapport à la stratégie actuelle de
dépistage est particulièrement difficile à évaluer.
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1. Janne PA, Mayer RJ. Chemoprevention of colorectal cancer. N Engl J Med
2000 ; 342 : 1960-8.
R. La consommation d’aspirine ou d’AINS diminue-t-elle le
risque de cancer colo-rectal ? Gastroenterol Clin Biol 1998 ; 22 : S22-7.
3. Gann PH, Manson JE, Glynn RS et al. Low dose aspirin use and incidence
of colorectal tumors in a randomized trial. J Natl Cancer Inst 1993 ; 85 : 1120-4.
4. Benamouzig R, Yoon H, Little J et al. for the APACC study group. APACC, a
French prospective study on aspirin efficacy in reducing colorectal adenoma
recurrence : design and baseline findings. Eur J Cancer Prev 2001 ; 10 : 327-35.
5. Steinbach G, Lynch PM, Phillips RK et al. The effect of celecoxib, a
cyclooxygenase-2 inhibitor, in familial adenomatous polyposis. N Engl J Med
2000 ; 342 : 1946-52.
2. Benamouzig
La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 1 - vol. VII - janvier-février 2004
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