MISE AU POINT Mutations du gène KRAS et réponse aux anticorps anti-EGFR dans les cancers colorectaux : ce qu’il faut retenir KRAS mutations and response to anti-EGFR antibodies in colorectal cancer: what to retain? Astrid Lièvre* L e traitement du cancer colorectal (CCR) métastatique repose en grande partie sur la chimiothérapie, qui, pendant longtemps, a uniquement été constituée d’agents cytotoxiques ayant pour cible l’ADN (5 fluoro-uracile, oxaliplatine et irinotécan). Plus récemment, une meilleure connaissance des voies de signalisation intracellulaires impliquées dans la carcinogenèse colorectale a permis de mettre en évidence de nouvelles cibles thérapeutiques. Une des principales cibles est l’EGFR (epidermal growth factor receptor), qui a donné lieu au développement de thérapies ciblées anti-EGFR efficaces : le cétuximab (Erbitux®), puis le panitumumab (Vectibix®). Parallèlement, la connaissance des altérations génétiques somatiques survenant au sein des tumeurs colorectales et impliquées dans la carcinogenèse colorectale a permis d’identifier les mutations du gène KRAS comme un puissant facteur prédictif de résistance à ces thérapies anti-EGFR. Ces récentes acquisitions constituent donc une véritable ouverture sur le traitement personnalisé du CCR métastatique. * Service d’hépato-gastroentérologie, hôpital Ambroise-Paré, BoulogneBillancourt. à la régulation de la prolifération, de la survie, de la différenciation et de la migration cellulaire, ainsi que de l’angiogenèse. Leur activation est déclenchée par l’intermédiaire de récepteurs membranaires, dont l’EGFR. Les protéines RAS jouent un rôle d’ “interrupteur” au sein des voies de signalisation et oscillent entre deux états : un état actif où elles sont liées au GTP (guanosine tri-phosphate) – ce qui permet transitoirement l’interaction de RAS avec d’autres molécules intracellulaires effectrices et l’activation de différentes voies de signalisation impliquées dans la prolifération cellulaire et l’apoptose telles que les voies RAS/MAPK et PI3K/AKT (voir plus loin) – et un état inactif où elles sont liées au GDP (guanosine di-phosphate) [figure 1]. L’activation des protéines RAS survient lors du remplacement du GDP par le GTP et, inversement, leur inactivation est provoquée par l’hydrolyse du GTP en GDP par des protéines de régulation telles que les GAP (GTPase-activating proteins), ainsi que par l’activité GTPase intrinsèque de la protéine RAS elle-même. Les protéines RAS Les mutations somatiques de l’oncogène KRAS Les protéines RAS font partie de la famille des GTPases et jouent un rôle important dans la transmission de signaux extracellulaires provenant des récepteurs membranaires vers le noyau, aboutissant La famille des proto-oncogènes RAS comprend trois gènes bien caractérisés : HRAS, NRAS et KRAS. Le gène KRAS, qui code pour la protéine RAS, est un des oncogènes les plus fréquemment activés dans 192 | La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue • Vol. XIII - n° 6 - novembre-décembre 2010 MISE AU POINT les cancers, et particulièrement dans les CCR, où il est muté dans 35 à 40 % des cas (1). Les mutations ponctuelles de KRAS touchent dans plus de 90 % des cas les codons 12 et 13 de l’exon 2 du gène, plus rarement les codons 61 et 146, et elles surviennent très précocement au cours de la carcinogenèse colorectale, dès le stade d’adénome. Elles affectent le domaine de liaison du GTP et réduisent l’activité GTPase intrinsèque de la protéine (2), ce qui a pour conséquence une résistance à l’action des protéines GAP nécessaires au retour à l’état inactif de KRAS (figure 1). Les protéines RAS qui résultent de ces mutations du gène KRAS sont donc constitutionnellement actives, ce qui leur confère un pouvoir oncogénique par l’intermédiaire d’une activation acquise des voies de signalisation intracellulaires impliquées dans les processus de prolifération cellulaire et d’apoptose. EGFR, voies de signalisation RAS/MAPK et PI3K/AKT, et carcinogenèse colorectale La voie de l’EGFR est anormalement activée selon différents mécanismes (augmentation du nombre de récepteurs à la surface de la cellule ou de la quantité de ses ligands, amplification du gène de l’EGFR…) au cours de la carcinogenèse de nombreux cancers épithéliaux, dont les CCR où l’EGFR est surexprimé dans 30 à 85 % des cas. L’EGFR est un membre de la famille des récepteurs à activité tyrosine kinase HER (human epidermal growth factor receptor). L’activation de la voie de l’EGFR au cours de la carcinogenèse colorectale se fait par l’intermédiaire de la fixation de l’EGF ou d’un autre de ses ligands (TGFα, amphiréguline, épiréguline, β-celluline, facteur de croissance lié à l’héparine et neurégulines) à la partie extramembranaire du récepteur. Cette fixation entraîne une dimérisation de l’EGFR et ainsi son activation par phosphorylation au niveau de résidus tyrosine spécifiques situés sur son domaine intracellulaire appelé “domaine tyrosine kinase” (figure 2). Cette activation du domaine tyrosine kinase va permettre, à son tour, l’activation de voies de signalisation intracellulaire situées en aval, essentiellement la voie RAS/MAPK (mitogen activated protein kinase) et la voie PI3K (phosphatidyl inositol 3-kinase)/AKT, toutes deux impliquées dans la prolifération, la migration, l’adhésion et la différenciation cellulaire, ainsi que dans la résistance à l’apoptose et l’angiogenèse (figure 2). L’activation de la voie RAS/MAPK débute par l’activation de la protéine RAS (liée au GTP en remplace- GDP GTP GTP exchange factors (GEF) RAS Forme active RAS GTP GDP • Activité GTPasique intrinsèque de RAS • GTPase activating proteins (GAP) Forme inactive P Activation des voies de signalisation intracellulaire (RAS/MAPK, PI3K/AKT) Figure 1. Forme active et forme inactive de la protéine RAS. Ligand EGF, TGFα, amphiréguline, Membrane épiréguline… EGFR Dimérisation P P PIP2 Grb hSOS Voie RAS / MAPK PIP3 PI3K PDK1/2 RAS AKT1/2 RAF Voie PI3K/AKT mTOR p21 p27 MEK1 MEK2 ERK1/2 Survie cellulaire Prolifération Angiogenèse Migration PTEN Prolifération cellulaire Transcription 4EBP1 GSK3 VEGF BAD p70S6K elF4E Angiogenèse Survie Traduction cellulaire synthèse protéique Facteurs de transcription ADN Figure 2. Activation de l’EGFR et des voies de signalisation intracellulaire en aval. ment du GDP), qui, elle-même, par l’intermédiaire de phosphorylations successives, va permettre l’activation de plusieurs protéines intracellulaires : RAF, MEK, puis ERK, qui, transloqué au niveau du noyau, va stimuler la transcription de gènes, et notamment des gènes impliqués dans l’initiation du cycle cellulaire (figure 3, p. 194). L’autre grande voie de signalisation intracellulaire PI3K/AKT, qui peut être activée soit directement par l’EGFR activé soit par l’intermédiaire de la protéine RAS activée, La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue • Vol. XIII - n° 6 - novembre-décembre 2010 | 193 MISE AU POINT Mutations du gène KRAS et réponse aux anticorps anti-EGFR dans les cancers colorectaux : ce qu’il faut retenir Anticorps anti-EGFR dans le traitement du cancer colorectal métastatique Membrane hSos RAS EGFR TK TK P RAF P GTP Grb P P MEK MEK ERK Transcription Cycline D1, cdk6 c-jun c-fos c-fos Initiation du cycle cellulaire en phase G1 ERK P ERK P P Noyau Figure 3. Voie RAS/MAPK. EGF, TGFα, Cétuxumab/panitumumab Ligand amphiréguline, épiréguline… Dimérisation Membrane EGFR TK TK TK P P Phosphorylation = activation de l'EGFR Voies de signalisation intracellulaires activées (Ras/MAPK, PI3K/AKT) Anxiogenèse Prolifération Invasion/migration tumorale Résistance à l’apoptose Diffusion métastatique Figure 4. Mode d’action des anticorps anti-EGFR (cétuximab et panitumumab). joue également un rôle important dans plusieurs fonctions cellulaires, dont la migration, l’apoptose et la prolifération cellulaire. Ces deux voies de signalisation sont ainsi étroitement liées (3). 194 | La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue • Vol. XIII - n° 6 - novembre-décembre 2010 Récemment, deux anticorps monoclonaux ont vu le jour dans le traitement du CCR métastatique : le cétuximab, anticorps chimérique de type IgG1, et le panitumumab, anticorps totalement humain de type IgG2. Ces deux anticorps possèdent le même mécanisme d’action. Ils viennent se fixer sur la partie extracellulaire de l’EGFR, empêchant ainsi que leurs ligands ne s’y fixent (fi gure 4). Il en résulte une inhibition de la dimérisation et de l’activation de l’EGFR et, par conséquent, des voies de signalisation intracellulaire contribuant au processus tumoral et situées en aval (voies RAS/MAPK et PI3K/AKT principalement). Le cétuximab a été le premier anticorps anti-EGFR à avoir montré son efficacité dans le traitement du CCR métastatique, en monothérapie ou associé à l’irinotécan chez des patients ayant une tumeur résistante à une chimiothérapie à base d’irinotécan, puis aux autres chimiothérapies conventionnelles du CCR (4-6). Le panitumumab a ensuite également montré sa supériorité en monothérapie par rapport à des soins de confort chez des patients chimiorésistants (7). Cette efficacité restait cependant modeste (taux de réponse : 8 à 23 %), d’où l’intérêt d’identifier des facteurs permettant de mieux sélectionner les patients susceptibles de bénéficier au mieux de ces thérapies ciblant l’EGFR. Identification des mutations du gène KRAS comme facteur prédictif de résistance aux anticorps anti-EGFR dans les cancers colorectaux métastatiques Compte tenu, d’une part, du mécanisme d’action des anticorps anti-EGFR au niveau de la partie extramembranaire de la cellule tumorale et, d’autre part, de la présence dans 35 à 40 % des CCR de mutations du gène KRAS responsables d’une activation de la voie RAS/MAPK en aval de l’EGFR, il a été émis l’hypothèse selon laquelle ces mutations pouvaient conférer aux cellules tumorales une résistance aux anticorps anti-EGFR. Cette hypothèse a été rapidement confirmée dans des études rétrospectives (8, 9) puis randomisées où les patients ayant une tumeur KRAS mutée ne tiraient aucun bénéfice d’un traitement par anticorps anti-EGFR en termes de réponse MISE AU POINT tumorale et de survie, contrairement aux patients avec tumeur non mutée (9-11) [tableau]. La valeur prédictive des mutations de KRAS a plus récemment été confirmée en première ligne thérapeutique, où le bénéfice de l’ajout du cétuximab à une chimiothérapie conventionnelle (FOLFOX ou FOLFIRI) était uniquement observé chez les patients ayant une tumeur non mutée pour KRAS, pour lesquels il existait un gain significatif en termes de réponse tumorale et de survie par rapport à ceux traités par chimiothérapie seule (12, 13), ce qui n’était pas le cas des patients avec tumeur mutée. Ces résultats ont conduit l’AMM à restreindre l’utilisation du cétuximab et du panitumumab aux patients dont la tumeur colorectale ne comporte pas de mutation du gène KRAS. ■ Quelques points pratiques de Bouin proscrite) ou de tissu tumoral frais congelé. La plupart des techniques de détection des mutations du gène KRAS utilisent une amplification génique par PCR. Les techniques de séquençage et de discrimination allélique sont les plus utilisées. Les mutations du gène KRAS au niveau des codons 12 et 13 doivent être recherchées impérativement avant toute administration d’un anticorps anti-EGFR pour le traitement d’un cancer colorectal métastatique, car la présence d’une mutation contre-indique l’utilisation de ces derniers. Ces mutations peuvent être recherchées soit au niveau de la tumeur primitive, soit au niveau d’une métastase, car il a été démontré qu’il existait une bonne concordance du statut mutationnel de KRAS entre tumeur primitive colorectale et localisations métastatiques. Les mutations du gène KRAS sont détectées sur de l’ADN tumoral extrait d’un échantillon inclus en paraffine (fixation dans du liquide Encadré 1. Tableau. Essais contrôlés randomisés ayant évalué la valeur prédictive des mutations de KRAS sur la réponse aux anticorps anti-EGFR dans les cancers colorectaux métastatiques. Référence Traitement Nombre de patients Réponse objective, % (n/N) Survie sans progression Survie globale MT WT MT WT MT WT Amado (10) Panitumumab Soins de confort 208 219 0 (0/84) – 17 (21/124) – 7,4 sem 7,3 sem 12,3 sem (p < 0,0001) 7,3 sem – – – – Karapetis (11) Cétuximab Soins de confort 198 196 1,2 (1/81) 0 (0/83) 12,8 (15/117) 0 (0/113) 1,8 mois 1,8 mois 3,7 mois (p < 0,001) 1,9 mois 4,5 mois 4,6 mois 9,5 mois (p < 0,001) 4,8 mois Van Cutsem (7) Cétuximab + FOLFIRI FOLFIRI 630 533 31,3 (67/214) 36,1 (66/183) (p = 0,34) 57,3 (181/316) 39,7 (143/360) (p < 0,0001) 7,4 mois 7,7 mois (p = 0,26) 9,9 mois 8,4 mois (p = 0,0012) 16,2 mois 16,7 mois (p = 0,75) 23,5 mois 20,0 mois (p = 0,0094) Bokemeyer (12) Cétuximab + FOLFOX FOLFOX 159 166 33,8 (27/77) 52,5 (31/59) (p = 0,029) 57,3 (47/82) 34 (33/97) (p = 0,0027) 5,5 mois 8,6 mois (p = 0,015) 8,3 mois 7,2 mois (p = 0,0064) 13,4 mois 17,5 mois (p = 0,20) 22,8 mois 18,5 mois (p = 0,38) MT : KRAS muté ; WT : KRAS wild-type (sauvage) ; sem : semaine. Références bibliographiques 1. Rajagopalan H, Bardelli A, Lengauer C et al. Tumorigenesis: RAF/RAS oncogenes and mismatch-repair status. Nature 2002;418:934. 2. Bos JL. Ras oncogenes in human cancer: a review. Cancer Res 1989;49:4682-9. 3. Shaw RJ, Cantley LC. Ras, PI(3)K and mTOR signalling controls tumour cell growth. Nature 2006;441:424-30. 4. Jonker D, Karapetis C, Moore M et al. Randomized phase III trial of cetuximab monotherapy plus best supportive care (BSC) versus BSC alone in patients with pretreated metastatic epidermal growth factor receptor (EGFR)-positive colorectal carcinoma: a trial of the National Cancer Institute of Canada Clinical Trials Group (NCIC CTG) and the Australasian Gastro-Intestinal Trials Group (AGITG). American Association for Cancer Research Annual Meeting late breaking 2007;abstract 1. 5. Cunningham D, Humblet Y, Siena S et al. Cetuximab monotherapy and cetuximab plus irinotecan in irinotecan-refractory metastatic colorectal cancer. N Engl J Med 2004;351:337-45. 6. Sobrero AF, Maurel J, Fehrenbacher L et al. EPIC: phase III trial of cetuximab plus irinotecan after fluoropyrimidine and oxaliplatin failure in patients with metastatic colorectal cancer. J Clin Oncol 2008;26:2311-9. 7. Van Cutsem E, Peeters M, Siena S et al. Open-label phase III trial of panitumumab plus best supportive care compared with best supportive care alone in patients with chemotherapy-refractory metastatic colorectal cancer. J Clin Oncol 2007;25:1658-64. 8. De Roock W, Piessevaux H, De Schutter J et al. KRAS wild-type state predicts survival and is associated to early radiological response in metastatic colorectal cancer treated with cetuximab. Ann Oncol 2008;19:508-15. 9. Lievre A, Bachet JB, Boige V et al. KRAS mutations as an independent prognostic factor in patients with advanced colorectal cancer treated with cetuximab. J Clin Oncol 2008;26:374-9. 10. Amado RG, Wolf M, Peeters M et al. Wild-type KRAS is required for panitumumab efficacy in patients with metastatic colorectal cancer. J Clin Oncol 2008;26:1626-34. 11. Karapetis CS, Khambata-Ford S, Jonker DJ et al. K-ras mutations and benefit from cetuximab in advanced colorectal cancer. N Engl J Med 2008;359:1757-65. 12. Bokemeyer C, Bondarenko I, Makhson A et al. Fluorouracil, leucovorin, and oxaliplatin with and without cetuximab in the first-line treatment of metastatic colorectal cancer. J Clin Oncol 2009;27:663-71. 13. Van Cutsem E, Kohne CH, Hitre E et al. Cetuximab and chemotherapy as initial treatment for metastatic colorectal cancer. N Engl J Med 2009;360:1408-17. La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue • Vol. XIII - n° 6 - novembre-décembre 2010 | 195