É D I T O R I A L Pharmaco-épidémiologie des antidépresseurs " J.L. Montastruc* D ans ce numéro de La Lettre du Pharmacologue, M. Girard envisage les aspects pharmaco-épidémiologiques du “syndrome d’interruption brutale” avec les médicaments antidépresseurs inhibiteurs de la recapture de la sérotonine. Notre propos n’est pas de discuter de la réalité, de l’incidence ou d’autres caractéristiques de ce tableau. Nous voulons plutôt souligner deux sujets d’intérêt général pour le pharmacologue et le médecin discutés par l’auteur : le diagnostic des syndromes de “sevrage” aux médicaments et l’évaluation des effets médicamenteux rares. L’auteur pose d’abord le problème du diagnostic différentiel entre syndrome “d’interruption brutale” et syndrome “de sevrage”. On pourrait également ajouter à cette problématique les termes de “dépendance psychique”, voire de “phénomènes de rebond”. Sur ce sujet, une abondante littérature concerne de nombreuses classes pharmacologiques : morphiniques et opiacés, clonidine et autres antihypertenseurs, antihistaminiques H2, amphétamines et autres drogues… À l’évidence, ces syndromes différents s’expliquent par des mécanismes d’action distincts. Ils ont des expressions cliniques propres et justifient une prise en charge et une surveillance spécifiques. On ne peut que regretter le trop faible intérêt des pharmacologues vis-à-vis de ce problème important, fréquent, et parfois grave en pratique quotidienne. Après lecture du travail de M. Girard, le pharmacologue attentif retiendra la nécessité de tenir compte, dans l’évaluation de ces syndromes, non seulement des caractéristiques du médicament, mais également de la pathologie sous-jacente et de son évolution. Le deuxième sujet concerne l’évaluation des effets rares des médicaments. Il peut s’agir non seulement des effets indésirables, mais aussi des propriétés favorables éventuelles. On veut trop souvent opposer les conclusions de l’evidence-based medicine (“médecine fondée sur les preuves”, qui n’est rien d’autre qu’une pharmacologie clinique bien menée) à celles de la pharmaco-épidémiologie et de la pharmacovigilance. À l’évidence, pour les antidépresseurs comme pour de nombreux médicaments, aucune de ces méthodes ou de ces phases d’évaluation ne doit être considérée comme présentant une supériorité définitive sur l’autre. Elles s’avèrent tout naturellement complémentaires, permettant au pharmacologue, après l’observation dans telle ou telle phase de certaines différences entre les médi- caments, d’utiliser d’autres techniques pharmacologiques pour vérifier son hypothèse (sans oublier les résultats pharmacologiques fournis par les modèles animaux). Ainsi, des essais cliniques prospectifs peuvent permettre de répondre à certaines questions sur les effets indésirables médicamenteux que ne peut aborder la pharmaco-épidémiologie. À l’inverse, la pharmacoépidémiologie peut aider à caractériser certains effets favorables des médicaments sur une population, comme par exemple les effets à long terme. Avec l’auteur, on ne peut que regretter le recours trop fréquent aux explications a posteriori pour rendre compte des effets (inattendus ou attendus) des médicaments. Ici, la survenue de syndromes “d’interruption brutale” sous antidépresseurs serait liée à leur caractéristique pharmacocinétique. Plus la demi-vie serait courte, plus fréquent serait le syndrome de sevrage. Ces données circulent très largement dans la littérature, dans l’esprit des médecins, ou encore au cours de la visite médicale, sans aucune validation expérimentale, clinique ou épidémiologique définitive. Il faut donc recommander une évaluation pharmacologique rigoureuse des médicaments en toutes phases loin des approximations explicatives pseudo-scientifiques. Jules Renard écrivait : “À force de vous expliquer quelque chose, on n’y comprend plus rien !” Il est vrai que le champ des médicaments antidépresseurs s’est avéré propice ces dernières années à de nombreux débordements. Écoutons Alain Ehrenberg dans la revue “Esprit” (1995 ; 3 : 83-98) : “Un élément a favorisé un changement de définition de la situation de la recherche pharmacologique dans ses rapports avec la clinique : les progrès de la neurobiologie du cerveau dans les années 70 (…). Les firmes pharmaceutiques ont marginalisé le dialogue avec les psychiatres hospitaliers au profit de l’analyse des modèles moléculaires (…). Le lieu de la recherche quitte l’hôpital et ses patients pour s’installer dans le laboratoire, et le modèle de guérison des troubles mentaux devient plus médical : une maladie et un médicament ; entre les deux, un neuromédiateur et un récepteur”. On aboutit ainsi pour les antidépresseurs inhibiteurs de la recapture de la sérotonine à ce qu’Alain Ehrenberg définit comme le mythe de “la drogue parfaite”, centré autour de trois éléments : prévision de mécanisme, champ d’action large et pas d’effet secondaire… Pharmacologie expérimentale, pharmacologie clinique, phar* Service de pharmacologie clinique, laboratoire de pharmacologie médicale et clinique, Centre Midi-Pyrénées de pharmacovigilance, de pharmacoépidémiologie et d’informations sur le médicament, faculté de médecine, 31073 Toulouse Cedex. La Lettre du Pharmacologue - Volume 14 - nos 9-10 - novembre-décembre 2000 maco-épidémiologie et pharmacovigilance doivent, loin de s’opposer, se compléter pour une évaluation moderne, complète et rigoureuse du médicament. ! 183