Quentin Skinner

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LA RES PUBLICA ET SA MATÉRIALITÉ
CHEZ THOMAS HOBBES Quentin Skinner 222
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Thomas Hobbes est aujourd’hui reconnu comme une des figures
majeures des nouveaux mouvements scientifiques du e siècle. Il a
débattu avec Galilée ; c’était l’ami de Mersenne ; et l’ennemi de Descartes,
avec qui il a eu des querelles violentes. En outre, Hobbes a essayé, dans
ses œuvres de philosophie politique, d’introduire l’idée d’une méthode
scientifique pour mener l’analyse de la vie humaine. Comme il le dit
dans le De Cive de , « la science politique n’est pas plus ancienne
que mon livre ». Et il a finalement réalisé son projet de créer une science
politique dans son œuvre la plus connue, le Léviathan de .
Cependant, Hobbes n’était pas scientifique à ses débuts, mais étudiait
ce qui s’appelait, déjà à l’époque, les humanités, et c’est à Hobbes
l’humaniste que je m’attacherai. Quand les savants de l’Europe de
l’époque moderne parlaient d’humanités, ils se référaient à un cursus
spécifique, celui qui avait été établi dans les Universités anglaises après
les réformes du milieu du e siècle. Étudier les humanités consistait
à suivre un programme composé de cinq matières. La première était
la grammaire, c’est-à-dire l’étude de la langue latine. C’était à l’école
que se faisait cet apprentissage, d’où le nom d’École de Grammaire.
À l’Université ensuite, on commençait par étudier la deuxième matière
sur les cinq : c’était la rhétorique classique, l’art de parler et d’écrire
dans le style le plus persuasif possible. Ensuite, après avoir fini cette
formation essentiellement linguistique, on poursuivait en étudiant – et
en essayant d’imiter – les œuvres majeures de l’Antiquité classique dans
les trois genres suivants : la poésie, l’histoire et la philosophie morale. Ces
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disciplines formaient ensemble ce que l’on appelait studia humanitatis,
les études humanistes, et parfois, de manière plus agressive, studia
humaniora, c’est-à-dire les études qui sont plus humaines.
Hobbes était étudiant à l’Université d’Oxford entre  et ,
à une époque où ce programme était bien établi, puisqu’il avait été
introduit par les nouveaux statuts de -. Ce règlement prévoyait
que quatre trimestres devaient être consacrés à l’étude de la rhétorique,
avec Aristote et Cicéron au programme, suivis de deux trimestres de
littérature latine. On donnait aussi à l’Université des cours magistraux
de poésie antique, en particulier Homère, et de philosophie morale
antique, notamment Aristote et Platon.
Ce qui était au cœur des humanités ainsi comprises était un idéal
d’écriture et de parole persuasives. On apprenait la théorie du discours
persuasif en étudiant la rhétorique, mais on attachait tant d’importance
aux poètes antiques, et même aux historiens, parce qu’ils étaient sensés
fournir le modèle du meilleur style rhétorique. Donc la quasi-totalité du
cursus des Humanités était faite pour former des orateurs convaincants.
Cela était parfaitement logique pour des étudiants qui se destinaient à
la carrière d’avocat, de membre du Parlement, et surtout de ministre
de prédicateur l’Église anglicane. Pour toutes ces professions, la clé du
succès était de savoir bien parler en public.
Le présupposé de base qui sous-tendait cette prédominance de la
rhétorique était le suivant : quand nous débattons – du moins dans
les disciplines humanistes – notre but principal n’est pas tant de
convaincre que de persuader. En effet, les théoriciens de la rhétorique
antique utilisaient cette idée comme une manière de faire la distinction
entre les disciplines humanistes (qu’ils appelaient parfois les sciences
morales) et les sciences de la nature. Ils affirmaient que les vraies sciences
(comme la géométrie, leur exemple préféré) se caractérisent par le fait
qu’elles fournissent des démonstrations qui, du moment qu’on en
accepte les axiomes, ne peuvent être mises en doute ou réfutées. Les
sciences morales au contraire sont définies par le fait qu’elles n’offrent
pas de telles certitudes. Voici pourquoi : comme les rhétoriciens antiques
aimaient à le formuler, dans les sciences morales – l’argumentation
juridique ou politique par exemple – on peut toujours adopter deux
positions différentes sur une question, de sorte qu’il est toujours possible
d’argumenter in utramque partem, c’est-à-dire de défendre le pour et le
contre, l’une et l’autre position.
D’une certaine manière, nous pensons encore en ces termes. L’espace
des cours de justice est encore divisé en deux parties, l’une pour
l’accusation et l’autre pour la défense, et on parle encore aujourd’hui
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en français de parties adverses et en anglais, on dit que chacun put their
side of the case. De la même manière, dans le Parlement anglais, les deux
partis principaux sont placés face à face des deux côtés opposés de la
salle, parce qu’il y a toujours two sides to the question.
Les théoriciens de la rhétorique antique insistaient ensuite sur le
point suivant : puisque, dans les sciences morales, il y a toujours deux
positions possibles sur une question, ce qu’il faut savoir avant tout, c’est
l’art d’argumenter de façon à ce que les autres adoptent votre position.
Rappelons la présupposition essentielle ici : on ne peut pas espérer y
parvenir exclusivement par la force de la raison et de la démonstration,
tout simplement parce que, quel que soit le sujet, il y aura toujours une
autre position sur la question, une autre façon de voir le problème. Dans
ces conditions, le but sera forcément d’inciter, voire de forcer l’auditeur
à adopter votre position. Donc la question cruciale est la suivante :
comment peut-on espérer atteindre ce but ?
C’est la question clé à laquelle les grands rhétoriciens antiques –
notamment Cicéron et Quintilien – prétendaient apporter une réponse.
Voici, en un mot, ce qu’ils disaient : si je veux arriver à vous mettre de
mon côté, alors ce que je vais devoir faire est de vous mouvoir en vous
é-mouvant, de vous bouleverser par ma vision des choses. Cela explique
pourquoi, dans l’histoire de l’art oratoire parlementaire, on a toujours
tenu pour le plus grand exploit de l’éloquence de réussir, dans un débat,
à faire « traverser la salle » à quelqu’un, c’est-à-dire lui faire changer de
position pour adopter la vôtre. À ce moment-là, c’est le triomphe de
la rhétorique : vous avez réussi à émouvoir quelqu’un jusqu’à le faire se
mouvoir jusqu’à vous.
Mais évidemment cette réponse ne nous fait pas avancer beaucoup.
Nous cherchons encore à savoir les techniques qui nous permettent
d’ajouter de la persuasion au raisonnement, et par là d’é-mouvoir
l’auditoire pour qu’il adopte notre point de vue. En lisant les théoriciens
de la rhétorique antique, surtout Cicéron et Quintilien, dont les œuvres
étaient très lues à la Renaissance, on s’aperçoit qu’ils avaient un nombre
considérable de conseils à apporter à ce sujet. Parmi leurs suggestions,
la plus importante paraît peut-être un peu bizarre à première vue. Si
vous voulez émouvoir votre auditoire, dit Quintilien notamment, vous
ne devez jamais vous contenter simplement de décrire une situation
ou de raconter un ensemble de faits. Ce que vous devez faire est en
quelque sorte de donner à vos auditeurs une image de la manière dont
vous voulez qu’ils voient et évaluent la situation que vous avez décrite.
C’est-à-dire que vous devez essayer de rendre votre argument persuasif
en le rendant frappant. De cette manière, comme l’exprime la tournure
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de phrase étrange de Quintilien – qu’on utilise encore pourtant – vos
auditeurs verront ce que vous essayez de communiquer avec les yeux de
l’esprit.
Mais comment réussir à faire cela ? Ce qu’il faut faire, poursuivent
les théoriciens de la rhétorique, c’est insérer des figures dans le discours
– c’est-à-dire des illustrations, des images. Nous parlons encore de
figures du discours, et le terme général pour les figures et les tropes de
ce genre est « imagerie ». Cette idée est assez évidente. On ne dit pas
simplement : « Il a crié très fort », mais « Il a rugi comme un lion ». Et on
ne dit pas simplement : « Le Président dissimule quelque chose », mais
« Il y a anguille sous roche ». La comparaison fournit une image, une
représentation : on voit un lion terrifiant, ou une anguille sournoise. Et
les rhétoriciens suggèrent que cela fournit un moyen de se représenter la
scène qui est plus mémorable, et donc plus persuasif.
Avec la réappropriation de la rhétorique antique à la Renaissance, cette
attention aux images, à l’imagerie et à l’imagination est revenue sur le
devant de la scène, mais avec une innovation spectaculaire. On s’est
demandé si le plus sûr moyen de rendre nos arguments les plus persuasifs
possible n’était pas de combiner l’imagerie verbale avec de véritables
images, c’est-à-dire de résumer nos arguments visuellement. Cet acte
de combiner le mot et l’image ne serait-il pas la chose la plus persuasive
que nous puissions faire ?
Cette suggestion a suscité, dans les premiers temps de l’imprimé,
deux développements que j’aimerais considérer maintenant. D’abord,
c’est à cause de cette théorie rhétorique et esthétique qu’est apparu
avec une prééminence extraordinaire dans la seconde moitié du e
le genre des Emblemata, les livres d’emblèmes. C’étaient en général
des œuvres d’instruction morale ou religieuse, dans lesquelles les mots
étaient combinés aux images pour transmettre un message dans le style
que les auteurs latins appelaient illustrior, c’est-à-dire, plus brillant,
plus frappant – c’est la source de notre mot « illustrer ». Et plusieurs
milliers de livres de ce genre ont été publiés, d’abord illustrés avec des
gravures sur bois, puis plus tard avec des gravures en cuivre souvent
très spectaculaires, destinées essentiellement à transmettre et souligner
d’importants messages moraux, sociaux et religieux.
Mais un second développement, sur lequel j’aimerais particulièrement
me concentrer, s’est produit aussi dans la même période. Nous
commençons à trouver des traités sur l’enseignement humaniste,
même parmi les plus sophistiqués, qui paraissent avec des frontispices
emblématiques, dont le but était de résumer et en même temps de
rendre plus frappants et mémorables les thèmes majeurs des textes qu’ils
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introduisaient. L’idée était de donner au lecteur, dès le début, une image
qui paraphrasait en termes visuels le message essentiel du texte, pour y
ancrer l’imagination de la manière la plus ferme possible.
Penchons-nous maintenant sur le phénomène des frontispices de la
Renaissance. Comme je l’ai dit au début, on considérait qu’il y avait
trois genres particulièrement propres à l’apprentissage humaniste à la
Renaissance : la poésie, l’histoire et la philosophie morale. Et ce que nous
constatons en Angleterre, pour la première fois vers la fin du e siècle,
c’est que certains textes majeurs de l’Antiquité classique dans chacun
de ces trois genres commencent à être rendus plus accessibles, de deux
manières. D’abord, c’est qu’ils étaient traduits pour la première fois, dans
un exercice de la discipline humaniste de base, la Grammaire. Mais en
outre, ils ont commencé à être livrés avec des frontispices explicatifs.
Les premières de ces traductions étaient celles de classiques de la
philosophie morale. Les plus grands noms dans ce domaine étaient,
pour les humanistes, Aristote, et pour la philosophie morale romaine,
Cicéron et Sénèque. L’Éthique à Nicomaque d’Aristote et le De Officiis de
Cicéron ont tous deux été traduits si tôt que leurs frontispices sont encore
très primitifs. Mais à l’époque où on en arrive à la première traduction
de Sénèque, faite par Thomas Lodge en , nous trouvons un texte
précédé d’un frontispice d’une complexité symbolique considérable.
Si nous nous tournons maintenant vers la poésie, c’est le même schéma.
C’est pendant la même période que beaucoup d’œuvres poétiques
classiques ont été traduites en anglais pour la première fois, et ont été
aussi accompagnées de frontispices explicatifs. La plupart des œuvres
traduites était de la poésie latine. On s’accordait généralement à dire que
le poète latin le plus important était Virgile, dont l’Énéide a été traduite
très tôt, en , si bien que le frontispice, encore une fois, n’a quasiment
qu’une fonction décorative. Mais plus tard, quand ses Géorgiques ont été
traduites en , on observe un frontispice explicatif plus complexe.
L’auteur le plus populaire parmi les poètes romains était Ovide. Son Art
d’aimer a été traduit en , accompagné d’un frontispice symbolique
complexe, et en , une nouvelle traduction de ses Métamorphoses a
paru avec un frontispice d’un genre encore plus élaboré. Tout le monde
s’accorde, cependant, pour reconnaître en Homère le meilleur poète
parmi les Anciens, et dans la période que je considère, il a fini par
être traduit par Georges Chapman. La version de l’Odyssée signée par
Chapman a paru en  et celle de l’Iliade deux ans plus tard, et elles
étaient toutes les deux précédées de frontispices magnifiques.
Comme je l’ai mentionné, on disait que le troisième genre
typiquement humaniste était l’histoire. Et là encore, dans la période que
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je considère, nous tombons sur les premières traductions anglaises des
œuvres majeures de l’histoire grecque et romaine, de nouveau avec des
frontispices emblématiques qui résument et font ressortir les messages
moraux que les leçons des historiens étaient supposées transmettre. Une
des préoccupations principales de ces traducteurs était l’histoire des
changements constitutionnels, ce qui explique pourquoi ils prêtaient tant
d’attention aux œuvres de Salluste et de Tacite. Mais ils s’intéressaient
encore plus aux guerres qui étaient souvent à l’origine de tels changements.
Cela explique pourquoi ils se sont surtout penchés sur César, Tite-Live,
Lucain et surtout sur celui que presque tout le monde considérait comme
le plus grand des historiens antiques : Thucydide.
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Po u r d o n n e r u n
autre exemple, ici nous
voyons le frontispice
de la traduction, signée
Thomas May, de la
Pharsale de Lucain ;
c’est l’histoire des
guerres civiles romaines,
qui a été publiée pour
la première fois en
 (fig. ). Encore
une fois le frontispice
est là pour nous révéler
ce qu’il lui faut savoir
avant tout sur ce texte.
D’abord, qui a mené les
deux camps adverses.
Il s’agit de Pompée, à
gauche, et Jules César, à
droite. Deuxièmement,
on doit savoir que la
guerre produit de vastes
carnages, ce qui est
illustré à la base de la
gravure. Et finalement,
que la guerre provoque
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Voici un des premiers exemples (fig. ). C’est un frontispice de la
traduction de , traduction de la partie de l’Histoire de Tite-Live qui
traite des guerres de Rome contre Carthage. Le frontispice se propose
de révéler ce qu’il faut savoir avant tout sur le texte. Et il suggère que
ce qu’il faut surtout savoir est la manière dont Scipion a emporté la
victoire. Vous voyez donc la figure ailée de la Victoire au sommet,
tenant la palme de la gloire et la couronne de laurier du héros. Et nous
apprenons que Scipion doit sa victoire non pas, comme on pourrait s’y
attendre, à une force brute, qui est celle de son adversaire Hannibal,
comme nous le lirons plus tard. Non, il a dominé, et c’est bien connu,
parce qu’il s’est comporté de manière juste : ici nous voyons donc la
figure de la Justice avec son épée. Et aussi parce que c’était un chef
prudent et précautionneux : c’est pourquoi ici nous voyons la figure
rusée de la Prudence avec son serpent.
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aussi des conséquences tragiques. La victoire de César a mis fin à la
République, et a vite laissé place à la tyrannie de Néron, et nous voyons
Sénèque, condamné à s’ouvrir les veines sur ordre de l’empereur.
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Comme je l’ai dit, il ne faisait guère de doute que, parmi les historiens
antiques, le plus grand était Thucydide. Donc, pour un partisan des
humanités, un des plus grands trophées était de traduire Thucydide, non
seulement parce que c’était un incomparable historien, mais aussi parce
qu’il était très difficile à traduire, car il écrivait un grec particulièrement
revêche et compliqué. Cela m’amène enfin à la figure de Thomas
Hobbes, car c’est lui qui a remporté ce trophée. La première œuvre
publiée de Hobbes, qui a paru en , était une traduction complète
de Thucydide, la première jamais faite directement en anglais à partir
de l’original grec. Hobbes y a ajouté un frontispice gravé de manière
spectaculaire (fig. ). Avec ce dessin il nous propose une puissante
interprétation de ce qu’il faut, selon Hobbes, savoir et se rappeler avant
tout sur le texte de Thucydide.
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L’idée de Hobbes, me semble-t-il, c’est qu’il y a quatre points principaux
qu’il faut se rappeler au sujet du livre de Thucydide. D’abord, qu’il a
écrit l’histoire d’une guerre. Vous le voyez ici, son Histoire à la main,
disant d’elle qu’elle est un « bien impérissable ». Et vous voyez également
la guerre, et il faut savoir qu’elle a été menée sur mer comme sur terre.
Deuxièmement, on doit savoir où cela s’est passé et quels ennemis ont
combattus. Comme nous l’apprend le panneau central en haut, cela s’est
passé en Grèce ; et, comme le précisent les panneaux latéraux, les deux
camps ennemis étaient la cité des Lacédémoniens et la cité d’Athènes.
Troisièmement, on doit aussi savoir qui étaient les chefs au début
du conflit. Et ils sont là, dominant logiquement la scène : à gauche
Archidame, le roi de Sparte, qui fait face et s’oppose à Périclès, le chef de
la démocratie athénienne, à droite.
Le quatrième point, et le plus important, est de savoir pourquoi les
Athéniens ont perdu la guerre. Hobbes donne sa propre réponse dans
son Introduction à la traduction, où il tient pour principal responsable le
système de gouvernement démocratique d’Athènes. Le gouvernement,
critique-t-il, était dirigé par des démagogues qui excitaient les foules et
ne laissaient aucune place à la concertation et à la réflexion, ni même
à la cohérence dans leurs propres décisions. Et c’est précisément ce
que montre le frontispice. En dessous du roi de Sparte, nous voyons
les Aristoï, les chefs de la communauté, en train de se concerter et de
débattre activement avec leur roi. Mais en dessous de Périclès, on voit un
orateur qui harangue une foule ignorante – les hoï polloï , selon les mots
grecs – qui ne délibèrent pas du tout, et pour certains n’écoutent même
pas. Hobbes veut que l’on voie et que l’on se rappelle d’une chose : la
démocratie est le chemin le plus sûr vers la destruction, et il ajoute dans
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son Introduction que c’était dans le but de transmettre ce message au
peuple d’Angleterre qu’il a traduit le texte de Thucydide.
Après avoir publié son Thucydide, Hobbes se détourna des humanités,
sans revenir à l’art de la traduction avant la toute fin de sa vie, où il a
publié la traduction des œuvres complètes d’Homère. Il se tourna vers
les sciences, et tout particulièrement vers ce qu’il appelait la science du
politique, genre dans lequel il a publié ses deux œuvres les plus célèbres,
le De Cive en  et le Léviathan en . Il y a pourtant un point
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Maintenant regardons un moment une autre représentation de ce que
Hobbes a à dire au sujet de ces alternatives (fig. ). Voici le frontispice
qui avait été ajouté à De Cive à sa première parution en anglais en .
À l’époque, l’Angleterre vivait sous un régime républicain, qui avait
été établi un an auparavant, après l’exécution de Charles Ier, quand
l’Angleterre avait été proclamée un « Commonwealth and free state »,
c’est-à-dire une « République ou état libre ». Pour évaluer ce que nous
voyons, il est important de noter que cette traduction de  a été
publiée sans la permission de Hobbes, sans même qu’il soit au courant,
puisqu’à cette époque il était encore en exil à Paris.
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crucial sur lequel, même dans ces textes, Hobbes n’abandonne jamais son
allégeance humaniste, et c’est sur cette caractéristique de sa philosophie
politique que j’aimerais maintenant me tourner. Ce que Hobbes
n’abandonne jamais, et continue même à accentuer fortement, c’est la
conviction humaniste que la meilleure façon de persuader quelqu’un
d’accepter un argument sera toujours de lui fournir une représentation,
une image, de ce qu’il doit avoir devant les yeux de l’esprit. Donc le
De Cive et le Leviathan sont tous deux précédés de frontispices aux
gravures complexes, pour lesquelles Hobbes a clairement joué un rôle,
et j’aimerais enfin les examiner. Mon idée, c’est qu’en les observant, nous
allons découvrir les idées que Hobbes juge essentielles de retenir dans ses
deux œuvres les plus importantes.
Je vais d’abord me pencher sur le frontispice du De Cive de 
(fig. ). D’après cette image, que veut nous dire Hobbes sur ce qui fait
l’essentiel de son livre ? Surtout deux choses, d’après moi. D’abord, que
l’ensemble de la vie politique se déroule « sous » la religion, et surtout
que le jour du Jugement Dernier adviendra. Et deuxièmement, que,
sur un plan inférieur à Dieu, il y a deux alternatives possibles pour la
vie humaine. Vous pouvez choisir l’Imperium, c’est-à-dire la soumission
au pouvoir absolu, qui porte avec lui son système de justice. Ainsi nous
voyons Imperium là, à gauche, en train de manier l’épée de la justice
pénale, mais aussi de porter la balance dans laquelle tout sera pesé
justement. L’alternative consiste à choisir la Libertas, que nous voyons
à droite.
Ce que nous voyons, c’est une tentative d’ajuster la théorie de Hobbes
pour l’adapter à la nouvelle situation politique. Nous voyons encore
la Domination, qui est couronnée et tient un sceptre qui symbolise
son gouvernement. Mais face à elle la figure de la Liberté – vêtue avec
une splendeur comparable, et souriante – tient un sceptre identique,
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ainsi qu’un pilleus, le bonnet d’affranchi. Ce qu’on nous dit, c’est que
nous avons certes besoin de vivre sous un gouvernement, mais sous
une forme de Domination dans laquelle la Liberté gouverne aussi, en
d’autres termes, dans un état libre, une république.
Pourtant ce n’est pas du tout ce que Hobbes veut nous dire au sujet
de son livre. C’est une véritable trahison vis-à-vis de la morale qu’il a
cherché à transmettre huit ans auparavant dans son propre frontispice.
Ce que Hobbes veut que nous reconnaissions, c’est que la Liberté est
l’état où règne la plus grande misère, voire un véritable enfer. Sous ce
rapport, il est très important de noter que le frontispice représente le
jour du Jugement Dernier, car dans les représentations traditionnelles de
cette scène, le côté droit est toujours sinistre. C’est la même chose dans
l’image de Hobbes, qui place la Liberté dans la position des damnés.
Si nous regardons plus attentivement maintenant, nous voyons ce qui
fait de la Liberté un enfer par rapport à la condition des hommes sous
le régime de l’Imperium. Ici, vous êtes protégé par l’épée de la justice,
alors que là, vos seuls moyens de vous défendre, c’est vos propres forces.
Voilà ce qui rend l’état de liberté naturelle si farouche et brutal, selon
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l’expression que Hobbes emploie plus loin. Et la figure de la Liberté
est évidemment montrée comme sauvage et non pas civilisée : armée
d’un arc et de flèches, à moitié déshabillée, ce qui contraste avec la toge
civilisée que porte la figure de l’Imperium.
Hobbes nous dit dans le texte du De cive que les indigènes d’Amérique
du Nord vivaient de cette manière à son époque. Mais dès le frontispice,
Hobbes reprend une tradition picturale bien ancrée qui représente la
condition prétendument sauvage des Amérindiens. Il y a ici, je crois, une
référence visuelle à une célèbre image de l’Amérique parue dans le livre
d’emblèmes publié par Cesare Ripa sous le titre d’Iconologie en 
(fig. ). Ici nous voyons la ressemblance avec l’allégorie de la Liberté de
Hobbes : une figure à moitié déshabillée, qui tient un arc dans sa main
gauche et une flèche dans la droite.
Mais Hobbes fait une référence bien plus claire encore à une autre
célèbre représentation des Amérindiens de l’époque. Son allégorie de la
Libertas fait aussi allusion à une gravure de l’artiste hollandais Théodore
de Bry de  à partir d’une aquarelle réalisée par Thomas White à la
demande de Sir Walter Raleigh au milieu des années . L’aquarelle
de White était la toute première représentation des Amérindiens venant
d’un artiste anglais et De Bry l’a reproduite en guise d’illustration au
livre de Thomas Hariot sur la Virginie, publié en . White avait
peint un seul chef Algonquin, mais De Bry dans sa gravure a reproduit
la même figure de dos, et les a placées toutes deux dans un paysage
imaginaire (fig. ). Et comme vous voyez, derrière les deux figures De
Bry a aussi esquissé une campagne inventée, avec un groupe de guerriers
armés à gauche, et autre groupe de quatre en train de chasser un cerf,
à droite.
Si nous regardons maintenant plus attentivement la partie du
frontispice de Hobbes correspondante, on constate qu’il ne se contente
pas de représenter la Liberté simplement comme un état de guerre, mais
en fait un état d’une nature bien plus sinistre. Ce que vous voyez à
l’arrière-plan n’est pas un groupe de quatre guerriers en train de chasser
le cerf. Ce que vous voyez est un groupe de trois hommes avec des arcs
et des flèches en train de chasser deux autres hommes, pendant qu’un
quatrième s’apprête à les abattre à coup de massue. Et, plus sinistre
encore, dans la clairière derrière eux, on voit deux personnes accroupies
près d’un tréteau où est pendu un membre coupé.
Donc, qu’apprend-on grâce au frontispice sur ce qu’il faut avant tout
retenir de la thèse du De Cive, selon Hobbes ? Apparemment, un des
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  -B3FTQVCMJDBFUTBNBUFSJBMJUnDIF[5IPNBT)PCCFT
messages essentiels, c’est que l’état de liberté est un état de conflit et
de mort violente ; alors que se soumettre à l’Imperium plutôt que de
s’accrocher à cette liberté, c’est la voie de la paix et de la prospérité, au
lieu de la guerre et de la mort. En effet, regardons maintenant à l’arrièreplan correspondant, derrière la figure de l’Imperium. On y voit une
scène paisible de récolte fructueuse, et une ville ensoleillée sur la colline
à l’arrière plan. Donc la morale que Hobbes essaie de transmettre, de la
manière la plus frappante possible, est très forte : c’est que la paix et la
prospérité exigent une soumission parfaite, et que la liberté n’apporte
que violence et mort.
Après la publication du De Cive en , Hobbes est retourné à ses
travaux scientifiques, et en particulier au traité qu’il tentait d’écrire sur
le concept de corps, qu’il a fini par publier en  sous le titre de
De corpore. Cependant, il a interrompu ces travaux en l’an fatidique
de , quand le roi Charles premier a été exécuté et l’Angleterre
déclarée une République ou État libre. À ce moment précis, il s’est mis
immédiatement à écrire une nouvelle version de sa science politique,
en anglais cette fois, et il l’a publiée sous le nom du Léviathan en .
Toutefois, bien que ce traité ait paru après que Hobbes se soit plongé
pendant des années dans l’étude des sciences physiques, il a su rester
fidèle à ses allégeances humanistes sur un point crucial. Une fois encore,
il a fait précéder son ouvrage d’un frontispice à emblème, où, comme
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dans les précédents, il semble nous représenter ce qu’on doit avant tout
comprendre et retenir du texte qui suit.
Voici la version originale du frontispice, telle qu’on la voit dans le
manuscrit du Léviathan, un spécimen offert par Hobbes au futur roi
Charles II en , et qui se trouve aujourd’hui à la British Library
(fig. ). Le dessin est probablement dû à Wenceslas Hollar, mais il est
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clair que Hobbes a approuvé, sinon il ne l’aurait jamais inclus dans le
spécimen du texte. La version du frontispice du texte publié est en gros
la même, sauf un détail important. Les visages qui composent le corps
du personnage de colosse et qui nous fixent du regard, sont remplacés
par des personnages entiers qui regardent vers le colosse (fig. ). De
plus, si vous regardez de très près, vous verrez un ajout d’une extrême
importance (même si rien ne permet d’affirmer que Hobbes l’ait voulu
lui-même) : ces personnages sont aussi bien des soldats que des civils,
des enfants que des adultes, des femmes que des hommes.
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Maintenant, prenons cette image comme la paraphrase donnée par
Hobbes de sa propre théorie politique dans le Léviathan (et je suis
convaincu que c’est ce qu’il faut faire). Quel enseignement peut-on en
tirer sur ce que l’auteur veut manifestement nous faire comprendre et
retenir avant tout sur ce texte ? En guise de réponse – et de conclusion
– je distinguerai cinq éléments.
Premièrement, supposez que vous connaissiez la première version de
la théorie politique de Hobbes dans le De Cive, et donc aussi ce premier
frontispice dont j’ai déjà parlé. Alors vous seriez sûrement frappé par
une omission remarquable dans le frontispice plus tardif. Il n’y pas de
scène du Jugement Dernier, pas même de représentation de Dieu audessus du personnage couronné qui domine le paysage. En fait, il n’y
a rien du tout « au-dessus » de ce personnage, et la devise au-dessus de
sa tête dit explicitement : « Il n’y a nul pouvoir sur terre qui lui soit
comparable ».
Deuxièmement, il y a une différence encore plus cruciale entre
l’image plus tardive et le premier frontispice. La première image était
organisée autour de l’opposition de deux forces, Imperium et Libertas,
entre lesquelles il faut choisir. Mais ici, dans le Léviathan, il n’y plus
d’opposition de forces. Le choix a déjà été fait, et tout le monde
– hommes, femmes, enfants – vit maintenant « sous » le personnage
qui surgit au-dessus du paysage et les domine tous complètement. Son
omnipotence est symbolisée par deux éléments : non seulement il tient
l’épée de la justice dans sa main droite, mais en plus il a la crosse, symbole
de l’autorité ecclésiastique, dans la gauche.
Troisièmement, on nous montre à quoi ressemble la vie sous un
tel pouvoir autoritaire, et nous le voyons dans le paysage qui s’étend
devant lui. Nous voyons une ville coquette et ordonnée, une campagne
non moins ordonnée, au cœur d’un paysage baigné de soleil et bien
évidemment en paix. Qu’est-ce qu’il nous dit alors ? Que, si nous
voulons vivre en paix, nous devons vivre sous une autorité unique qui
détient tous les pouvoirs, religieux et civil, et qui use de ces pouvoirs
non pas simplement pour nous dominer, mais, comme on le voit, pour
protéger et même pour envelopper ville et campagne.
Mon quatrième point est que Hobbes souligne positivement le fait que
le pouvoir de ce personnage dominant ne vient pas de Dieu. La puissance
de ce personnage lui vient entièrement de ses bras armés, selon le jeu de
mots visuel de Hobbes – ce qui est plus clair en anglais avec l’homonymie
de « arm », qui signifie à la fois « bras » et « arme ». Mais ses bras armés
sont uniquement composés de l’union des forces de son peuple, qui
compose son corps – un corps politique – dont il est la tête. Notez que
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le peuple ne forme pas une unité naturelle. L’unité que nous voyons ne
se produit que par leur réunion sous un personnage qui a tout pouvoir
pour les gouverner – c’est-à-dire un pouvoir souverain. C’est la présence
de ce personnage dominant – que nous pouvons maintenant identifier
comme étant le souverain – qui leur donne leur unité et leur forme en
tant que corps politique soumis à sa loi. Bref, ce que nous observons,
c’est un corps politique uni par la présence d’un souverain unique. Et
le nom de cette entité politique composée, comme nous le dit le centre
du frontispice, c’est Léviathan, c’est-à-dire, le « Commonwealth », la
communauté, ou – comme Hobbes le nommera plus tard dans son
texte – l’État, au-dessus duquel il n’y pas de pouvoir supérieur.
Le cinquième et dernier message que j’aimerais identifier, c’est l’idée
selon laquelle il nous faut, en tant qu’individus, nous rassembler et
contempler notre souverain avec respect. Selon le jeu de mots visuel de
Hobbes, nous devrions « look up to him » – comme les personnages de la
foule le font dans l’image. Quant aux ennemis de la paix et de la sécurité,
ils seront bel et bien sou-mis, mis dessous, « kept down », selon un autre
jeu de mots visuel. Et « sous » la ville, on voit, comme on pouvait s’y
attendre, une collection de ces forces potentiellement fauteuses de
troubles. Cela est illustré dans deux ensembles de cinq panneaux. Une
lecture horizontale nous invite à réfléchir à leur ressemblance, tandis
qu’une lecture verticale montre que leurs capacités de nuisance peuvent
se cumuler.
En haut à droite, vous voyez une église, et à gauche un château avec
un canon qui tire depuis les remparts. Sous le château, il y a une petite
couronne ducale, et sous l’église une mitre, symbole de ceux qui ont un
rang équivalent dans le domaine ecclésiastique. Sous la couronne ducale,
vous voyez un canon pointé directement sur l’inscription « Commonwealth Ecclesiastical and Civil » Sous la mitre, vous voyez la représentation
conventionnelle de la foudre. À l’origine, la foudre symbolise la vengeance
de Jupiter, mais (comme le note Hobbes lui-même dans le chapitre 
du Léviathan), ce symbole a parfois été utilisé pour référer aux « foudres
de l’excommunication », revendiquées par le Pape comme un de ses
pouvoirs sur les principautés temporelles.
En dessous, deux ensembles de panneaux plus grands nous montrent,
dans un nouveau jeu de mots visuel, ce qui soutient (« uphold ») ces
prétentions au pouvoir. Ce qui sous-tend les anathèmes de l’église,
ce sont les armes tranchantes et dangereuses de la joute verbale,
représentées par l’usage scholastique d’arguments tordus, retors. Et au
même niveau on voit, par analogie, ce qui soutient le canon : les armes
tranchantes et dangereuses de la véritable guerre, ainsi qu’un tambour
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qui appelle aux armes. Finalement, le niveau tout à fait inférieur nous
montre le résultat de l’action cumulée de ces sources de désunion et de
discorde. À droite, nous voyons une dispute scolastique, qui utilise les
armes tranchantes de la joute verbale. À gauche, nous voyons un champ
de bataille où des troupes de cavalerie brandissent de véritables armes,
tandis que deux rangées de fantassins se font face, prêts à se massacrer
les uns les autres.
Voilà le résultat des courses, nous dit Hobbes, lorsque les pouvoirs
spirituel et temporel sont divisés et opposés l’un à l’autre, alors qu’il faut
qu’ils soient fermement tenus dans les mains du souverain. Ainsi, la
dernière pensée que ce frontispice nous livre, c’est que la seule alternative
à la division et à la guerre civile est une souveraineté parfaitement unifiée
et absolue.
Traduction de Karine Abiven
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