LE MEDECIN EXPERT FACE À L’ALÉA EN RESPONSABILITE DE L’HOPITAL PUBLIC Professeur Pierre VAYRE, Chirurgien, Membre de l'Académie Nationale de Médecine Colloque de la CECAAP du 12 Décembre 2001 Après de multiples colloques réunissant médecins, juristes et assureurs, il apparaît clairement que l'élément fondamental du règlement des conflits médecin-patient est le médecin-expert-litis selon la définition déposée à l'Institut National de la Protection Industrielle (INPI) par le bureau de la Fédération Nationale des Compagnies d'Experts Judiciaires (FNCED). Son avis technique et impartial démontre scientifiquement la voie de la vérité, tout acte médical comportant un risque potentiel qui peut aboutir à un sinistre selon deux étiologies totalement différentes • Faute de pratique du médecin ou dysfonctionnement du service mettant en jeu la responsabilité professionnelle • Aléa indépendant du fait du médecin et de la responsabilité administrative. Le rapport du médecin expert exige rigueur, précision, certitude, puisqu'il est capital pour apprécier s'il y a faute ou aléa. Selon l'expression de R. DENOIX de SAINT MARC dans son allocution à l'Académie Nationale de Médecine du 19-12-2000 : « en l'absence de faute c'est le vaste champ des interrogations sur le risque social qui se présente à la réflexion du juge et du législateur ». Habitué de longue date à exprimer ses avis techniques selon « les données acquises de la Science », le médecin expert doit désormais s'interroger sur « les données acquises de la jurisprudence » pour • Définir l'aléa sans erreur sémantique, • Interpréter les limites aléa-faute, • Estimer les conséquences du dommage, • Proposer une réparation adaptée du préjudice corporel et des conséquences socioprofessionnelles. Dans la Revue de l'Assurance Française n° 6965 d'avril 1994, l'aléa est défini comme « lié au danger généralement mesurable statistiquement, mais non individuellement prévisible d'un acte médical ou paramédical susceptible de causer un dommage indépendant de tout état pathologique individuel ». À ma connaissance, l'aléa n'a pas d'existence officielle en droit administratif. Sans prononcer le mot « aléa », la première décision concernant la « responsabilité sans faute » est l'arrêt GOMEZ de la Cour Administrative d'Appel de LYON. Par l'arrêt BIANCHI du 09 avril 1993, le Conseil d'État a délibérément accepté qu'en certaines circonstances précises, l'aléa relève de la responsabilité sans faute à quatre conditions : • Acte médical présentant un risque connu de réalisation exceptionnelle, • Patient non spécialement exposé à ce risque, • Acte médical, cause directe du dommage sans rapport, ni avec l'état initial du patient, ni avec l'évolution prévisible de cet état, • Dommage d'une extrême gravité. Mais la jurisprudence du Conseil d'État a des limites tellement précises, qu'on ne peut pas dire que « le juge administratif soit entré dans la voie de la réparation généralisée de l'aléa thérapeutique », selon les termes de Renaud DENOIX de ST MARC. Dans l’arrêt du 8 novembre 2000, P. SARGOS donne sans ambiguïté, une définition de l'aléa : « événement dommageable survenu au patient sans qu'une maladresse et plus généralement une faute quelconque puisse être imputée au praticien et sans que ce dommage se relie à l'état initial du patient ou à son évolution prévisible ». Une jurisprudence constante a toujours éliminé du domaine de l'aléa les fautes par « fait du chirurgien » et la limite aléa-faute est bien précisée dans le livre de Y. LAMBERT-FAIVRE : « inattention.., maladresse.., oubli.., constituent autant de fautes que le paradigme du chirurgien habile, consciencieux et attentif ne saurait commettre ». Ainsi, tant en responsabilité civile qu'administrative est récusée l'assimilation d'un fait maladroit à un aléa. Le praticien est tenu à l'exactitude de son geste (obligation de moyen), la faute ne pouvant être écartée que s'il existe une anomalie anatomique rendant inévitable la blessure involontaire (cause étrangère au fait du chirurgien). Le principe de précaution n'étend pas directement le champ de la faute dans la décision individuelle du médecin face à son patient. R. DENOIX de SAINT MARC a très bien posé le problème : « comment qualifier de faute le fait de n'avoir pas pris en considération les conséquences possibles d'une incertitude scientifique qui ne peuvent se révéler qu'après un temps assez long... ». Il n'y a pas d'opposition conceptuelle ni juridique entre le Conseil d'État et la Cour de Cassation pour admettre la formule de P. SARGOS : « constat de l'impuissance de l’intervention médicale face à un risque non maîtrisable en l’état des données acquises de la science à la date des soins. Il s'agit même d'une certaine façon de la survenance d'un cas fortuit qui est normalement exonératoire de la responsabilité ». On peut donc en conclure que l'aléa n'entre pas dans le champ du contrat des obligations médicales. Il faut insister sur le cas particulier des infections nosocomiales actuellement constamment imputées à l'hôpital public en recours administratif, quels que soient les termes du rapport expertal. II s'agit d'une dérive perverse par contresens juridique et non-sens scientifique : • Contresens juridique puisque l'on considère par pétition de principe que l’hôpital est coupable jusqu'à preuve du contraire.., ce qui est en contradiction avec l'article 6 de la Convention des Droits de l'Homme, comme l’a souligné J. HUREAU dans sa présentation à l'Académie Nationale de Médecine, le 4 décembre 2001 ; • Non-sens scientifique, car il s'agit d'une pathologie multifactorielle avec deux étiologies opposées : l'une endogène dépendant du patient et l’autre exogène pouvant dépendre d'un défaut de sécurité. L’Académie Nationale de Médecine a clairement pris position dans ce sens et préconise que chaque cas soit étudié par un Collège d'Experts pour savoir s'il y a faute ou aléa comme pour toute activité médicale. Il est évident qu'il faut réfléchir aux « limites juridiques » raisonnables de l'obligation de résultat et de l'aléa, sinon, en droit positif (Code Civil, article 1135 et 1147), tout accident pourrait être soumis au régime d'indemnisation. Cet abus risquerait de conduire au « désengagement des assureurs », donc à la suppression du tiers payeur. Apparaîtrait alors un autre aspect d'injustice pour le patient privé par rapport à l'usager du Service Public qui resterait, lui, protégé par la Sécurité Sociale et l'État. Il faudra également définir les critères de prise en charge de l'aléa : distinction totale entre cas individuels et problèmes sériels, limites d'indemnisation, corrélation avec les prestations médico-sociales. Le rôle de l'expert médecin judiciaire est déterminant par l'approche technique de l'identification de l'aléa sans faute et pour l'appréciation de la qualité de sa prise en charge par l'équipe soignante. Pour qu'en toutes circonstances, les démonstrations techniques des experts soient comparables, nous avons proposé une grille de douze questions codifiées permettant la séparation aléa/faute (Gazette du Palais, 22 mars 2000). Elle a le mérite d'homogénéiser la procédure d'expertise, d'inciter à déterminer la causalité entre le préjudice et le comportement de l'équipe soignante, de faciliter la réflexion sur les confins entre faute et aléa. A - Caractères généraux de la complication • Étiologie - Complication connue, statistiquement définie.. - Indépendante de la pathologie initiale..., - En rapport avec la technique utilisée • Circonstances techniques - bonne indication (consensus des spécialistes)..., - praticien compétent..., - praticien expérimenté (équipe + matériel)... TOTAL DE A... B - Modalités techniques avant et après la complication • Avant la complication : comportement de l'équipe soignant conforme aux règles de l'art et données acquises de la science dans le contexte et au moment des faits - préparation tactique et information..., - réalisation de l'acte (technique matériel sécurité médicale)..., - modalités de surveillance après l'acte_ • Prise en charge de la complication - diagnostic rapide et correct..., - traitement adapté immédiat..., - information patient-famille... TOTAL DE B... CONCLUSION TOTAL A + B Commentaires : Chacun des douze éléments de la grille est côté 1 pour réponse positive (oui = 1), 2 pour une réponse négative (non = 2) et 0 pour une réponse inconnue. Après cotation des divers éléments, est réalisé le total de A, puis celui de B. La conclusion est donnée par addition A + B en estimant s'il y a ou non-aléa ou faute. Il s'agit d'une approche originale et expérimentale du risque aléatoire. La confirmation de ces documents permet les conclusions suivantes 1 – Lorsque le total sur la grille est 12 (A6 + B6), on peut affirmer qu'il s'agit d'un aléa indépendant de la classique responsabilité professionnelle. 2 – L’affirmation de « l'aléa d'origine » est facile, lorsque la cotation sur la grille est A6, de même que son refus lorsqu'elle est Al2. 3 – Le fait que la complication relève de l'aléa ne règle pas en soi la solution juridique du problème. Le plus souvent, la complication observée est bien un aléa par sa genèse, correspondant à A6 sur la grille, mais il y a discussion pour le chapitre des modalités techniques de prise en charge, ce qui entraîne la cotation entre B7 et B12 par exemple. Le cas le plus fréquent est un défaut de surveillance du patient après l'acte médical avec retard du diagnostic et du traitement adapté de la complication, ce qui se traduit par exemple par la cotation B9. La discussion en dehors de ces chiffres est le rôle de l'expert judiciaire, qui doit définir précisément la situation exacte en motivant son choix entre aléa et faute. NOUVEL ASPECT LEGISLATIF Le projet de loi 2002-303 précise, dans son chapitre II, le mode d'indemnisation du préjudice par aléa pour les accidents médicaux, affections iatrogènes et infections nosocomiales, à l'occasion d'actes de préventions, de diagnostic ou de soins, à titre individuel. Ainsi est comblé le vide juridique que nous dénonçons depuis une trentaine d'années. Nous constatons avec satisfaction que nos propositions successives depuis 1989 ont été apparemment entendues singulièrement pour les infections nosocomiales. L'esprit de la loi est clairement traduit par deux affirmations : - L’équipe soignante et l'établissement doivent réparer le préjudice causé par une faute démontrée de leur part, d'où la nécessité d'une assurance en responsabilité professionnelle couvrant les obligations de moyens (avant, pendant et après l'acte médical), selon le contrat traditionnel ; - Un préjudice sans faute démontrée responsable doit être pris en charge par solidarité nationale, indépendamment de la responsabilité des professionnels de santé, selon la nouvelle conception législative qui est également applicable en cas de recherche biomédicale à but bénéfique direct pour le patient. Cette loi devrait mettre fin aux biais juridiques concernant la responsabilité professionnelle et à leurs effets pervers sur la relation patient-médecin. Elle relève du même principe que la loi Badinter du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation. Pour appliquer ce concept, le législateur crée trois moyens : 1°) - La commission régionale des accidents médicaux, affections iatrogènes et infections nosocomiales a un double but : conciliation et indemnisation. Elle est sollicitée gratuitement par tous plaignants ou ayants droit. Elle demande l'avis d'un expert ou d'un collège d'experts agréés. Après rapport d'expert elle émet un avis dans les six mois orientant soit • Vers la responsabilité professionnelle, ce qui engage les assureurs à faire une proposition amiable d'indemnisation, • Vers la solidarité nationale en cas d'aléa démontré, ce qui concerne « l'office national d'indemnisation ». 2°) - La liste nationale d'experts « agréés pour les accidents médicaux, affections iatrogènes et infections nosocomiales » a le mérite de reconnaître la spécificité de l'appréciation de la responsabilité selon deux thèmes : la technique médicale et la tactique expertale. Les critères d'inclusion sur cette liste seront précisés par un décret d'application en Conseil d'État ; ils seront déterminants pour la qualité des expertises dont dépendra l'avis de la commission régionale. Il serait important que le décret d'application précise si oui ou non la commission régionale est liée par le rapport d'expertise et si l'expert agit sous serment. 3°) – L’office national d'indemnisation dépendant du ministère de la santé et de la justice est un système administratif d'État dont le financement essentiel est une dotation annuelle de la Sécurité Sociale selon la loi de financement de celle-ci. Sa composition sera précisée par décret d'application en Conseil d'État. Le but de l'office est d'assurer rapidement l'indemnisation due au plaignant, • Soit directement, par proposition amiable en cas d'aléa dont le refus peut aboutir à un recours juridictionnel entre le patient et l'office : • Soit secondairement par compensation en cas de désaccord entre l'assurance du professionnel de santé et le plaignant avec subrogation des droits du patient à l'office qui peut à son tour poursuivre ultérieurement l'assureur en justice pour récupération des prestations versées. Les perspectives de la mise en pratique de la loi : Cette loi concerne toutes les complications possibles de la pratique médicale à visée individuelle à l'exclusion des problèmes sériels ; son but est d'assurer d'emblée un rôle de triage entre le dommage par faute et par aléa. C'est le principe même du référé civil et administratif. Cette loi offre un système simple, facile et gratuit pour le plaignant, ce qui justement sera le point faible avec risque de multiplication exponentielle des réclamations. Il faut donc craindre une submersion des commissions régionales et des retards à l'office national, ce qui justifierait des moyens de rétorsion pour demande abusive. Nous persistons à soutenir l’idée de la « médiation extra-juridictionnelle » que nous proposons depuis longtemps : un médecin-médiateur et un juriste-médiateur, tous les deux indépendants des partenaires et librement choisis par eux et leurs conseils sur une liste de compétence, ont pour rôle d'orienter la discussion en situation pré-contentieuse après information des faits pour que les partenaires et leurs conseils aboutissent d'eux-mêmes à l'amiable à un accord négocié évitant le jugement imposé. L'avantage de cette médiation est la possibilité d'application immédiate sans législation particulière dans l'ensemble de l'espace expertal européen. CONCLUSION Conformément aux conclusions émises le 12 novembre 1997, à l'Académie Nationale de Chirurgie, le juge doit désormais s'effacer devant le législateur, pour, qu'après un débat citoyen, soit précisé un concept clair applicable à l'espace européen sur la trilogie « responsabilité, dommage, indemnisation » et dont le Médecin Expert Judiciaire serait le garant d'appréciation des faits techniques.