BdB (Mle 78509) ce mardi 8 avril 2015 A la gloire du GADLU VM et vous tous mes frères Le Franc-Maçon et le Militaire : ou de la défense du temple et de la cité. « Les seuls édifices qui tiennent sont intérieurs. Les citadelles de l’esprit restent debout plus longtemps que les murailles de pierre ». Hélie de Saint-Marc1 (Les champs de braises) Introduction Le F.M : un ordre, un atelier, un groupe autour du temple, un langage et des codes. Le « Mili »: un ordre, une hiérarchie, un groupe dans et autour de la citadelle, un langage et des codes. Comment et où ces deux êtres peuvent-ils se rencontrer et/ou se compléter ? Le premier s’engage individuellement en FM pour lui-même : il veut se connaître lui-même pour mieux se placer dans le monde. Sa démarche est à la fois introvertie et extravertie puisqu’il puise en lui la force, la sagesse et la beauté qu’il souhaite pour le temple qui l’entoure. Le second s’engage par atavisme familial, par goût, par nécessité ou par vocation. Il accepte de donner sa chair pour défendre et protéger le cadre de vie de ses frères de la cité. Sans aucun doute entre la défense du temple et la défense de la cité, il est facile de trouver de nombreux points communs autour de l’essentiel : la protection d’un bien supérieur. Et ce par une démarche individuelle et collective. Il y a quelques années il aurait été impossible d’aborder ce sujet sans risque d’être rejeté par l’une ou l’autre des institutions, tant les méfiances ont été grandes et les rejets réciproques. Mais aujourd’hui, en avril 2015, la violence de l’actualité dans le monde arabo-persique où des mouvements fondamentalistes s’en prennent aux traces historiques du passé de l’humanité, cette violence force la réflexion sur la protection des remparts de la cité - que cette cité soit physique ou spirituelle. Je pense aux destructions de musées, de temples, de vestiges religieux universels et aux multiples attentats y compris sur notre propre 1 Les Champs de braises. Mémoires édition Perrin, 1995 1 territoire. Se pose donc alors la question de savoir ce qui rapproche la communauté maçonnique et la communauté militaire, au delà des clichés, tels que l’uniforme, le secret, le cérémonial, l’organisation ordonnée. Et en dépassant les publications récurrentes des périodiques, en peine d’information. Même s’il faut quitter ses métaux en entrant dans le temple, nous pouvons tous témoigner combien il est difficile de se défaire de sa culture, son éducation, sa propre gestuelle. Certains ici se souviendront de mon raidissement à entendre mon grade au lieu de mon prénom…! Donc ici je veux vous livrer quelques réflexions personnelles sur le lien supérieur qui peut rapprocher le FM et le soldat en m’appuyant sur un rappel historique de la relation entre ces deux univers puis sur un état des lieux actualisé. Les travaux dont je me suis inspiré pour élaborer cette réflexion sont bien antérieurs à la professionnalisation de l’Armée de 2002 ; ils étaient introduits par un chapitre de mise en perspective des deux communautés concluant à la nécessité de s’intéresser aux questions de défense. Je veux remercier ici mes Frères de ADER( Association Défense et République) qui ont largement œuvré pour établir les passerelles entre communautés. 1. Les loges militaires en France Selon les historiens de la Franc-Maçonnerie Spéculative ce sont les conditions sociales qui ont favorisés, en France, la naissance des loges et l'essort de la franc-maçonnerie depuis 250 ans. Au XVIII° siècle l’aristocratie structure le corps dirigeant du pays, notamment par ses diplomates et militaires, issus de milieux aisés. Ce sont deux catégories de « gens du voyage », porteurs d’une mission. L'histoire des loges militaires commence sous l'ancien Régime, quelques années après la publication des «Constitutions d'Anderson»2 (1721). Je distingue trois grands mouvements qui s’articulent autour de : - une première période de structuration des loges dans les milieux aisés autour des acteurs de pouvoir civils et militaires - de grandes mutations internes : de l’affaire Dreyfus et des fiches - les temps modernes avec l’arrivée de l’OTAN jusqu’à nos jours 2 Daniel LIGOU « Les constitutions d’Anderson (1723)» Ed LAUZERAY Paris 1978 2 1.1 L'Ancien Régime et le premier Empire3 A la manière des nobles ou des représentants du clergé de cette époque, les militaires entrent en loges à titre individuel. Je tiens à vous rassurer : rien n’a changé depuis ! Les premières loges françaises sont militaires et écossaises, dès 16494 à Saint-Germain en Laye; elles sont à la fois opératives (transmission du savoir en génie et en artillerie) et spéculatives. Les premiers militaires français arrivent en loge vers 16885. L’émergence de la Franc-maçonnerie militaire est liée au phénomène associatif au sein des unités et la mobilité des régiments pendant les guerres. Il faut se souvenir aussi que depuis ses origines, la Franc-Maçonnerie - au même titre que les associations à caractère secret - était étroitement surveillée, à toutes les périodes de son histoire: Ancien Régime, Révolution, Empire ou République et dans tous les pays. Dans les formations militaires, la Franc-Maçonnerie, phénomène associatif idéal, devra obéir à certaines conditions. Le colonel, « chef de corps » responsable, protège les Francs-Maçons, surtout s'ils appartiennent à la Haute Noblesse. Au XVIlle siècle, les militaires maçons fréquentent les loges de leur garnison. Cependant, les régiments se déplacent sans cesse : il est donc très difficile au militaire, officier, sous-officier, soldat, de s'agréger à une loge civile à domicile fixe, à cause de ces mouvements continuels. Il devient inévitable de constituer des ateliers ambulants. Au début, on compte une loge pour trois régiments puis rapidement chaque régiment crée sa loge; chacune de ces loges aura sa personnalité propre et subira l'influence des officiers qui l'encadrent, mais aussi du régiment lui-même, plus ou moins fortuné, ce qui provoqua l'apparition de loges composées uniquement d'officiers, d'autres moins nombreuses de bas officiers ou de grades mélangés. A la veille de la Révolution de 1789, on dénombre 69 loges militaires parmi les 629 loges identifiées. Après la désagrégation du GODF sous la Révolution, les loges militaires trouveront un nouvel élan sous le Consulat et surtout sous l'Empire: elles seront un instrument important entre les mains de Napoléon, en particulier pour entretenir l’état d’esprit républicain et napoléonien dans son armée et dans les conquêtes européennes. En 1805, Joseph Bonaparte est Grand Maître et une grande partie de la famille et des proches de l'Empereur reçoivent la lumière. En 1805, on compte: 3032 Officiers Maçons, 1458 3 Pierre CHEVALLIER Histoire de la franc-maçonnerie. Tome 1 : la maçonnerie école de l’égalité (1725-1799) Ed Fayard 2000 4 vérifier la date et la source 5 A. Bauer, « GRAND O », p95 3 Sous-officiers Francs-Maçons 437 Soldats Francs-Maçons. Leur nombre ne cessera de croître jusqu'en 1814, pour atteindre 73 loges militaires; soit à peu près une loge par régiment y compris dans la Garde Impériale. Mais, après 1815 les loges militaires se fragilisent sous les effets des tensions politiques du moment et déclinent progressivement jusqu’à la chute de Napoléon. En 1823, il reste 4 loges militaires et en 1830 au moment de la campagne d'Algérie, il reste 2 loges militaires qui vont avoir une certaine importance dans la période suivante. 1.2 La phase coloniale: l’exemple de l’Algérie. Alors que la Franc-Maçonnerie stagne en France, à partir de 1830 la conquête de l’Algérie pour la libérer du joug ottoman va lui donner un nouveau dynamisme sous l'impulsion des militaires ayant été initiés en métropole. En effet, le corps expéditionnaire est composé de nombreux Officiers Francs-Maçons (Maréchal Bugeaud, Maréchal Pélissier, Maréchal Magnan, futur grand maître du GODF). En 1832, est créée à Alger la loge Bélisaire (Vénérable, Général Danlion, commandant la Place d'Alger), à Bône la Loge Ismaël, (sur 33 Frères 7 sont civils), en 1835 à Oran, création de la Loge Union Africaine (sur 36 membres, moins de 10 civils). On estime que 45 % des FF sont militaires dont 2 tiers d’Officiers). Cependant, la composition sociale des loges va évoluer rapidement et à partir de 1847, les fonctionnaires et les militaires laissent la place à des représentants de la société civile (commerçants, artisans, industriels). Cette évolution est la conséquence de la mise en application de la circulaire Soult6 de 1845 contraignant les militaires à quitter les loges. La réduction du contingent des militaires et le départ de nombreux officiers supérieurs Vénérables désorganisent les loges pour un temps. Néanmoins deux groupes de militaires resteront sur les colonnes et répandront l'Oeuvre Maçonnique : ce sont les Officiers de santé, médecins ou chirurgiens, et les Officiers des bureaux arabes. Il faut cependant replacer cette tendance dans le contexte de l’époque marquée par une forte montée en puissance de l’église catholique romaine, accusant les FM de démoraliser les visées nationalistes au sein de l’armée italienne ; accusés en Italie ils sont suspectés de troubler le bon ordre militaire en France. Simultanément l’environnement de l’empereur Napoléon III dont une partie de la famille vit à Rome, véhicule jusqu’en France les idées des réseaux 6 Soult en 1845 interdit aux militaires de rejoindre la FM, puis les ministres de la Guerre français ont plusieurs fois rappelé aux militaires qu'ils n'avaient pas le droit d'entrer dans une Association secrète ayant un caractère politique ou religieux (22 juillet 1880. 10 septembre 1882…) 4 secrets des « carbonari » depuis la Calabre pour soutenir la libération de l’Italie du joug autrichien. Si l’agitation est forte à Paris, sur les territoires conquis en AFN, l’Armée est appréciée aussi bien dans la Maçonnerie que dans la population Les frères convient les militaires de leur province au banquet d'ordre de la loge. Les militaires viennent même assister en uniforme aux tenues de la loge. L'autorité militaire est informée de ces réunions maçonniques puisque le Grand Orient n'autorisait la création de loge militaire qu'après l'accord du colonel commandant le régiment. Maçons ou non, les généraux n'hésitent pas à assister au bal de la loge, ou, comme LYAUTEY en 1909, à s'y faire représenter. Les bals offerts par la loge vont être l'occasion d'actions auprès des militaires. Ainsi, en 1851, les Francs-Maçons font paraître cet encart dans la presse oranaise : « MM. les employés civils et militaires, ainsi que MM. les officiers de la milice et de l'armée qui n'auraient pas reçu, par oubli, de lettre de convocation pour le bal qui sera donné par la loge maçonnique le 15 novembre courant sont priés de se considérer comme invités par le présent avis. Ces MM. sont priés de se présenter en uniforme ». 1.3 Les loges militaires du GOGF vers la Grande Loge Nationale française A la veille de la Première Guerre mondiale les loges militaires au sein du GODF perdent de leur importance en nombre et vont souffrir de la scission du GODF vers 1910. Elles réapparaitront plus tard sous l’égide de la GLNF constitué en France en 1913 : très rapidement après la création en France des deux premières loges de la GLNF, quatre loges militaires naissent pendant la première guerre mondiale au Havre, à Rouen, à Boulogne sur Mer et à Bordeaux. Cependant, le véritable essor viendra de l’installation de l’Otan en France. Créée le 4 avril 1949, son siège est installé à Paris Porte Dauphine. 22 loges militaires, souvent multinationales, sont consacrées en 12 années entre 1953 et 1965, presque autant qu'en 26 ans entre 1913 et 1939. Le 19 septembre 1964, la loge Chevalier Ramsay7, créée au Camp des Loges à Saint Germain en Laye en la présence notamment du Commandant des Forces Alliées en Europe, le Général Lemnitzer, sera la dernière loge militaire consacrée par la Grande Loge Nationale Française. En effet, le 7 mars 1966, le Président Charles de Gaulle met fin à la présence des organismes de l’OTAN en métropole et annonce le retrait de la France du commandement intégré de l'OTAN. 7 Né en Ecosse (1686) et mort (1743)à St germain en Laye, philosophe et écrivain français, initié en 1730 en Angleterre introduit le rite écossais en France, très imprégné par l’histoire des ordres chevaleresques. 5 Il serait intéressant d’investiguer sur l’impact du retour de la France dans le commandement intégré en Septembre 2009 dans les relations avec les loges à dominantes anglo-saxonnes très prégnantes dans ce milieu. En guise de résumé de cet aspect historique, les loges militaires ont contribué, sous l'Ancien Régime et sous le premier Empire (Napoléon 1er) à faire connaître l'idéal maçonnique en France et en Europe lors des campagnes napoléoniennes en particulier. Par les militaires du corps expéditionnaire en 1830, la Franc-Maçonnerie s'est implantée en Algérie à partir de 1832. La GLNF a repris la création de loges spécifiquement militaires grâce à la présence des officiers étrangers de l’Otan. A ce jour il n’y a aucune loge militaire en France. 2. Maçon et militaire : un passé de querelles sur fond religieux en entrant dans le XX° siècle. Trois grandes affaires vont marquer profondément la relation entre ces deux communautés : par ordre chronologique la circulaire Soult, l’affaire Dreyfus, et surtout l’affaire des fiches. Je ne traiterai pas de la seconde trop complexe et longue à décortiquer dans les rôles individuels des généraux. Je vous renvoie à la lecture d’un ouvrage très complet de mon ami le général André Bach.8 2.1 La circulaire Soult A la fin de la Monarchie de Juillet, la présence des militaires recule dans les Loges sous l’effet de cette circulaire : SOULT, Jean-de-Dieu, un prénom surprenant pour un F, maréchal d’Empire, ministre de la guerre de LouisPhilippe en 1830, se méfie de la pénétration des idées républicaines dans le corps des sous officiers par le biais de la franc-maçonnerie. Il interdit aux militaires d'entrer dans les Loges par une circulaire en 1845 qui sera très vite abolie par la révolution de 1848. Mais le mouvement de condamnation du lien entre la FM et les militaires est inscrit dans les têtes et les cabinets ministériels. A tel point que, en 1889, soit 20 ans après la défaite de Sedan, les ministres de la Guerre et de la Marine ressortent la circulaire de SOULT, pour empêcher que les officiers ne soient initiés par les loges. Le Vénérable de l'UNION AFRICAINE se plaint officiellement auprès du Grand Orient de ce que certains chefs de corps « cléricaux » s'appuient sur cette circulaire pour interdire à leurs cadres de suivre les réunions maçonniques. L’affaire des « fiches », arrivant 11 ans plus tard en 1900, peut être interprétée comme une réaction à cette situation, au moment où les esprits commencent à 8 André Bach : « L’armée de Dreyfus » Histoire politique de l’armée française Ed TALLANDIER 2004 6 s ‘échauffer sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat qui interviendra en 1905. 2.2 L’affaire des fiches Sous la Deuxième République et sous le Second Empire, l’institution militaire souffre d’un mélange des genres qui l’affectera9 pour longtemps où le rang social chez les aristocrates et les notables l’emporte sur les aspects professionnels. A la fin du XIXème siècle meurtrie par la défaite de Sedan , l’armée témoigne d'une profonde répugnance vis-à-vis des institutions républicaines et d'un régime parlementaire qu'elle considère comme inefficace à l'intérieur, et craintif à l'extérieur face aux autres grandes puissances du moment. Mais, formellement, elle reste neutre politiquement puisque les militaires n'ont pas le droit de vote (1945) alors que les nominations aux hauts grades échappent au pouvoir civil ; ainsi les ministres de la Guerre, généralement choisis parmi les généraux en activité, auront tendance à se replier sur leur caste - ce qui pourrait apparaître comme un club d’initiés, considérant la société civile avec dédain. C’est à cet état des choses que va s'attaquer le général Louis André10, nommé ministre de la Guerre en 1900. À soixante-deux ans cet ancien polytechnicien, positiviste et libre-penseur, mais pas franc-maçon comme on l'écrit encore, Louis André sera l’un des grands réformateurs de l’institution. Il veut démocratiser l'armée et favoriser la carrière d'officiers républicains (comprendre de souche modeste). Il prend donc un certain nombre de mesures significatives notamment en ce qui concerne l'avancement des officiers. Le Général André disposait de deux registres d'officiers qu'il avait lui-même constituées, pour classer les officiers : « Corinthe » et « Carthage ». La première désignait les républicains (« non licet omnibus adire Corinthum. », « Il n’est pas permis à tous d’aller à Corinthe »), la seconde les réactionnaires, en référence au mot de Caton l'Ancien, « delenda est Cartago. » (« Il faut détruire Carthage. ») Il note dans le premier Corinthe les noms de ceux qu'il entend promouvoir, et dans le second Carthage ceux qui sont promis à la stagnation ou au blocage de leur carrière du fait de leurs opinions antirépublicaines. Mais il s'aperçoit très vite qu’il ne peut évaluer qu'environ 800 des 27000 officiers que compte l'armée. C'est pourquoi, dans le courant de l'année 1901, il accepte l'offre 1.1 Serge William Serman, Le corps des officiers français sous la Deuxième République et le Second Empire. Aristocratie et démocratie dans l'armée au milieu du XIXe siècle, 3 tomes; Les origines des officiers français, 1848-1870 10 Ce sera le principal acteur de la reconnaissance de l’innocence du Capitaine Dreyfus, réhabilité en 1906 7 du vice-président du Sénat, le F.-. Frédéric Desmons, mais également Grand Maître du GODF, qui lui offre de demander les renseignements souhaités aux Vénérables des villes de garnison. Une liaison est rapidement mise en place entre le cabinet du ministre, et le secrétaire général du Grand Orient. Des lettres type, des circulaires de caractère quasi officiel sont ainsi adressées par le Grand Orient aux Vénérables concernés. En retour, il reçoit des loges, entre septembre 1901 et octobre 1904, pas moins de 18 818 « fiches », transmises au cabinet du ministre. La machine se grippe brusquement à l'automne 1904: une campagne de presse conduite par Le Figaro et Le Matin dénonce d'abord les procédés de délation utilisés au ministère de la Guerre. Suite à une intervention parlementaire du 28 octobre, il n'y a plus pour le gouvernement d'échappatoire possible. Cependant, la démission le 15 novembre du général André, et son remplacement par le F.-. Maurice Berteaux, n'arrête pas la publication dans la presse des fiches et le F.-. Combes doit démissionner le 18 janvier 1905. Il est remplacé par le FPierre Rouvier qui s’engage à abandonner le système mis en place par le général André, et prend des mesures de réparation pour les officiers lésés. Cependant, rien n'a changé au ministère de la Guerre. Les préfets ou les sous-préfets ont seulement pris la suite des Vénérables pour la rédaction des « fiches ». Les passions ne se sont pas apaisées pour autant, et pour cause, l'affaire Dreyfus n'est pas terminée. Ce n'est que le 12 juillet 1906 que la Cour de Cassation annulera la condamnation du capitaine Dreyfus. Affectée par cette affaire au plan professionnel et par les querelles autour de la loi de 1905 sur l’enseignement catholique à titre familial, les militaires se renferment sur leur métier : la présence militaire se fait plus discrète. Ce qui n’empêche pas le jeune Capitaine JOFFRE d’être initié en 1875 à la Loge Alsace-Lorraine : il sera l’un de nos grands maréchaux et le vainqueur de la bataille de la Marne. Pendant la grande période de la résistance, des militaires francs-maçons ont joué un rôle important au sein de l'organisation de résistance de l'armée 3. Franc-maçon et militaire aujourd'hui : regards croisés ou regards obliques. L’armée française qui combat aujourd’hui, en 2015, sur les théâtres les plus éloignés de sa capitale, s’est débarrassée de son complexe de « soldat de la paix » (« on ne rajoute pas la guerre à la guerre11 ») tout en revendiquant 11 F. MITTERRAND Juin 1992 à SARAJEVO 8 son ancrage de « soldat citoyen » cher à la Gauche. Elle s’est de nouveau aguerrie après avoir traversé une période de déséquilibres profonds depuis la fin de la guerre d’Algérie, alternant entre déchirements et grand écart, mais toujours silencieuse et respectueuse de l’intérêt supérieur de la Nation. Le corps des officiers et des sous-officiers qui rentre d’Indochine, meurtri par la défaite de Dien Bien Phu (1954), se reconstitue rapidement autour de la pacification de l’Algérie et emporte une réelle victoire militaire sur le terrain mais une complète défaite politique. En 1961, après le putsch des généraux le tribunal militaire exceptionnel mettra en prison la fine fleur de l’armée, laissant la place à ce que j’appelle les « seconds » ou les « autres » restés en France, sans doute plus dociles et disciplinés ou simplement trop jeunes pour comprendre la déchirure de paroles données par leurs anciens. C’est cette nouvelle génération qui va conduire la réorganisation du modèle d’armée de retour en France, à l’abri d’un nouveau concept de défense : la dissuasion nucléaire couplée à la conscription dans un contexte de guerre froide et des chimères de mai 68. On continue de guerroyer dans les anciennes colonies en Afrique avec les troupes de métier, tandis qu’en métropole on fait du social autour de nouvelles générations, les soixantehuitards du « peace and love ». L’écart se creuse entre la société civile et la société militaire imperméable à ces idées : l’armée de terre plus que les autres, du fait de son nombre et de son implantation territoriale porte le fardeau de la « grande muette ». Elle devient une fois de plus la variable d’ajustement des budgets de l’état et s’y plie sans broncher, avec une méfiance constante à l’égard du monde politique. Alors où chercher refuge ? Au passage, on peut tout de même s’interroger sur les liens à établir, à l’actif de la GLNF, entre ces troupes en opération dans les anciennes colonies et le développement des loges dans les jeunes pays africains devenus indépendants, si l’on en juge par le nombre de frères de couleurs qui fréquentent les colonnes à Pisan. L’arrivée de la Gauche au pouvoir en 1981 est un véritable choc : imaginer qu’un ministre communiste puisse s’occuper des transports et un ministre socialiste de la défense était hors de portée de bien des officiers de culture majoritairement judéo-chrétienne et surtout instruits dans les écoles à lutter contre les forces de l’Union des républiques socialistes soviétiques. Sauf que dans un climat de « conquête sociale » beaucoup d’officiers se laissent séduire par les idées dominantes de l’époque, alors qu’ils sont naturellement imprégnés du « rôle social de l’officier12 ». Et en plus ils ont besoin de preuves d’amour de la part de ceux qui les envoient. 12 Maréchal LYAUTEY in Revue des deux mondes 1891 : « donnez aux officiers modernes cette conception féconde qu’ils doivent être l’éducateur de la nation entière » 9 L’arrivée de la gauche en 1981 et son très faible ancrage dans la culture des questions de défense, a été l’occasion pour certains militaires de profiter du jeu de l’avancement sous une certaine forme d’allégeance. Certains avaient trouvé dans les loges en particulier au GODF une sorte d’assurance-vie pour leur carrière pour une partie mais plus généralement pour se sentir entouré. Curieusement, sans qu’il soit possible de le démontrer physiquement, il se trouve que de nombreux postes clés ont été tenus par des FM13. Plusieurs d’entre eux sont devenus pour moi de vrais amis, sans qu’il fut nécessaire de se révéler mutuellement. Plus que la directive SOULT, cette période de l’affaire Dreyfus mais surtout celle des fiches a encore une influence sur le personnel militaire par un rejet très net de tout ce qui est franc-maçon et génère de multiples fantasmes encore aujourd'hui. La franc-maçonnerie et les francs-maçons sont assez mal connus au sein des armées. Les francs-maçons, tous assimilés au GODF, sont considérés comme des membres solidaires qui se procureraient des protections réciproques en vue d'avancements ou d'avantages particuliers. D'une manière générale, compte tenu d'une méconnaissance quasi totale de l'Ordre Maçonnique, de sentiments religieux parfois très prononcés, existe un a apriorisme négatif, défavorable, une très grande méfiance de certains militaires découvrant même de soi-disant francs-maçons où il n'y en a pas, où il n'existe, en réalité, qu'un simple profane. Pourtant ils ont en commun l’ordre, la fraternité et le dévouement : Une première vertu commune, celui de l'ordre. C'est évident de la part des militaires. De même en maçonnerie, une réflexion collective pour que la pensée puisse s'épanouir librement, pour que les échanges soient fructueux, nécessite une certaine discipline et la maçonnerie apprécie aussi l'ordre y compris dans son cérémonial. Une deuxième vertu commune, c'est la fraternité. Qu’est-ce qui est le plus important d’ailleurs; la fraternité d'arme ou la fraternité maçonnique avec tout ce que cela comporte de solidarité ou de tolérance. Une troisième vertu: le dévouement à une cause commune, une cause supérieure. Le soldat, digne de ce nom, doit être prêt à se sacrifier pour sa patrie. Le franc-maçon, lui aussi, a en vue l'intérêt général, celui du pays dans lequel il vit, de l'humanité tout entière et des valeurs d'humanisme qui 13 Jean GUISNEL Le Point 22 janvier 2009 10 guident la recherche de cet intérêt , ce sont les mêmes pour le soldat citoyen ou le maçon, en particulier en France où la devise de la république est « Liberté, Egalité, Fraternité ». Ces points communs montrent le rôle que peut avoir le militaire Francmaçon pour apporter un éclairage sous le maillet, donc en toute transparence, en loge d’une manière générale et plus professionnelle dans le cadre de la fraternelle de la défense, ADER. Conclusion Ce sujet appelle-t-il vraiment une conclusion ? Non car le cours de l’histoire fera de nouveau évoluer les deux communautés, sous la pression des évènements. Si le temple s’écroule il n’y aura pas toujours quelqu’un pour le rebâtir selon un modèle identique; de même si la citadelle se rend sous la pression des barbares… En regardant le passé on peut assez facilement comprendre le chemin parcouru et les embuches. Si au contraire on se projette dans l’avenir, il devient plus complexe de comprendre ce qui peut unir, rapprocher ou diviser les deux communautés. Souvent un peuple sentant le danger sait se ressaisir et rassembler ses forces lorsqu’il entend le craquement des fissures dans la muraille sous les coups des barbares. Le militaire connaît le temps réel mieux que le FM qui, lui, s’affranchit du temps profane et ne perçoit pas le danger de la même manière. Pourtant l’histoire récente de la GLNF a démontré comment en abandonnant le service supérieur d ‘une cause, on peut par le jeu des intérêts personnels détruire ou à tout le moins fragiliser un édifice. La Franc-maçonnerie comme l’institution militaire ne pourront rester insensibles aux craquements de la société moderne visible au quotidien. Il leur faudra se prémunir des avancées du « temps des tribus14 » où le plaisir de l’individu gagne sur l’effort collectif. Force, sagesse et beauté de l’âme voici trois vertus qui franchissent les remparts du temple ou de la cité. « Les seuls édifices qui tiennent sont intérieurs. Les citadelles de l’esprit restent debout plus longtemps que les murailles de pierre ». J’ai dit VM. 14 « Le temps des tribus » par F. : (GODF) Michel MAFFESOLI (1988) 3° édition, Coll. La petite Vermillon : sur l’émiettement du corps social, l’effondrement des idéologies les transmutations de valeurs sous l’effet des réseaux sociaux dans une logique d’affect succédant à la logique de l’identité. 11