67 Courrier de l’environnement de l’INRA n°52, septembre 2004 Les controverses autour des OGM ou des antennes relais sont-elles une spécialité française ? L'analyse d'un sociologue des sciences Bruno Latour : « C'est la fin de l'insouciance du progrès » Yves Miserey Depuis plusieurs années déjà, les controverses scientifiques ont débordé les murs des laboratoires. Les polémiques récentes sur les OGM, l'insecticide Gaucho ou les antennes relais nous le rappellent. On aurait tort de croire pourtant que le phénomène soit spécifiquement français, il est mondial. Et il est en train d'envahir le champ politique. On a pu le mesurer lors du congrès de sociologie des sciences qui vient de se tenir à Paris1 (1). Près de 1 200 chercheurs venus des pays asiatiques aussi bien que d'Europe de l'Est ou des États-unis ont exposé et analysé en détail les difficultés que les sociétés modernes connaissent pour parvenir à un accord sur toutes ces questions, alors même que la recherche accroît le champ des incertitudes. Le témoignage de Bruno Latour, professeur de sociologie à l'École nationale des Mines (Centre de sociologie de l'innovation), qui a contribué au renouvellement des travaux sur la science à la fin des années 1980. LE FIGARO. Tous les Français, même ceux qui n'ont jamais mis les pieds dans un laboratoire, sont aujourd'hui confrontés dans leur vie de tous les jours à des problématiques scientifiques. Que ce soit en mangeant, en se soignant ou en se déplaçant. L'évolution est telle que, selon vous, chacun d'entre nous participe à des programmes de recherche, voire fait de la politique de recherche. On a du mal à vous croire. Bruno LATOUR. Mais si, bien sûr, prenez n'importe lequel des sujets de cette conférence. Allezvous acheter un 4 x 4 ? Vous voilà en prise avec la politique de l'énergie et en relation, indirecte certes mais en relation quand même, avec le réchauffement global. Devez-vous prendre des suppléments hormonaux pour traiter les troubles de la ménopause ? Vous voici aussitôt ballotté dans une immense dispute concernant des dizaines de milliers de femmes. Vou- 1 Le congrès, du 25 au 28 août 2004, était organisé conjointement par l'association 4S (Society for Social Studies of Sciences) et par l'EASST (Association européenne pour l'étude des sciences et technologies) et le Centre de sociologie de l'innovation. lez-vous acheter au supermarché des produits avec ou sans OGM ? Et ça y est, vous voilà au milieu d'une dispute qui couvre à la fois la géopolitique mondiale, l'avenir de l'agronomie et celle de la biologie moléculaire, tout en vous forçant à prendre position pour ou contre notre José Bové national. Les exemples sont si nombreux qu'ils remplissent votre journal. Ouvrez votre propre journal : les sciences et les techniques ne sont en aucun cas limitées à la seule rubrique « sciences ». Q : Cette évolution récente a fait de la recherche ce que vous appelez un « bien public ». Cela veut-il dire qu'auparavant la science n'était pas un bien public ? Qu'entendez-vous par là et qu'est-ce que cela change ? R : Ce n'est pas la situation qui a changé, c'est notre perception de cette situation. C'est ce que la nouvelle histoire des sciences a montré. Mais les sciences ont toujours été mêlées de façon intime à la vie publique. Cela commence avec Archimède démontrant les capacités de son levier devant Hiéron d'Alexandrie, et cela a continué jusqu'à Pasteur montrant ses microbes à Napoléon III au château de Compiègne. Pensez maintenant aux expériences publiques que représente le Téléthon, ou même à la fonte des glaciers de l'Antarctique. Jusqu'à il y a une trentaine d'années, tous ces faits proliférants étaient oubliés, ou déniés parce que nous nous pensions selon le paradigme de la modernisation triomphante, ce qu'Ulrich Beck appelle la « première modernisation ». Dans cette ancienne vision, il y avait le laboratoire, d'un côté, et la politique, de l'autre. Maintenant, le laboratoire s'est tellement étendu qu'il couvre tout le social (pensez au GPS de votre voiture qui couvre toute la terre) et, inversement, les certitudes savantes se sont affaiblies. C'est cela qui a changé entre disons les années 60 le grand moment de l'espoir moderniste et maintenant. Nous sommes entrés dans ce que Beck appelle « la seconde modernisation ». On ne peut plus penser comme avant. On a changé l'avenir. Q : Les polémiques récentes (antennes relais, OGM, Gaucho) montrent qu'en France l'innovation 68 suscite beaucoup de contestations. Est-ce particulier à la France ? Pourquoi ? R : Non, c'est partout et heureusement. Ce qui est particulier à la France, me semble-t-il, c'est que l'on fait de ces polémiques des preuves d'obscurantisme ou d'irrationalité au lieu de s'en servir pour renouveler la politique. Comme s'il n'était pas normal, acceptable, raisonnable et rationnel d'en discuter publiquement. Dès que l'on commence à en discuter, il y a toujours des gens pour ramener l'ancienne distinction entre science et idéologie et dire : « Il faut raison garder, ceux qui discutent des sciences sont des idéologues. » Au contraire, il est sain et même démocratique que ce qui nous concerne tous soit discuté partout. Vous savez bien que la démocratie a commencé par le cri : « Pas d'impôt sans représentation ! », eh bien c'est la même chose exactement pour les nouvelles techniques : « Pas d'innovation sans représentation. » Ceux qui trouvent cela irrationnel, que veulent-ils ? Pas de démocratie ? Alors qu'ils le disent clairement. Q : La polémique sur les OGM a pris un tour particulier, donnant le sentiment qu'il y a, d'un côté, la science, l'innovation, les gens qui savent et, de l'autre, les ignorants, les obscurantistes. Ce n'est pas votre lecture. Vous êtes même intervenu directement dans cette polémique. Pourquoi ? Exemple parfait. Je ne suis pas d'accord avec Bové, mais je ne dis pas « moi je suis raisonnable et rationnel et lui est irrationnel ». Je considère ce désaccord comme une opposition politique : lui et ses amis imaginent une façon de clore le débat en détruisant les expériences en champ parce qu'ils les considèrent comme de mauvaises expériences, de mauvais protocoles. Eh bien, qu'ils nous définissent leurs modes de preuve : quelle expérience les rassurerait ? Quelles expériences permettraient d'explorer leurs sources de perplexité ? Et ces expériences, menons-les à bien collectivement. Et qu'ils s'engagent à en accepter le résultat une fois qu'ils en auront accepté le protocole. C'est exactement pourquoi j'ai choisi comme thème de cette conférence : « Preuves publiques », comment donner des preuves à l'échelle d'un pays en situation de controverse ? Q : Nous sommes passés d'une société de l'émancipation à une société de l'attachement. Que voulez-vous dire par là ? R : Il y a une première modernisation qui s'est pensée sur le mode de l'émancipation et du détachement. Le progrès consistait à se libérer des contraintes. Cela fut un formidable progrès, une immense espérance. Nous en sommes tous en France les héritiers, mais, depuis une cinquantaine d'années, ce Courrier de l’environnement de l’INRA n°52, septembre 2004 modèle prend l'eau de toute part, parce que pour s'émanciper il fallait aussi rejeter au-dehors une multitude de phénomènes, « externaliser » comme disent les économistes. Pensez à la pollution, aux déchets nucléaires, aux religions, etc. Brusquement, c'est le retour du refoulé. Tout ce qui avait été mis de côté demande à nouveau à faire partie de la vie publique, de la chose publique, j'insiste, de la chose publique. Et c'est la deuxième modernisation : maintenant, il faut prendre en compte beaucoup plus de choses et beaucoup plus de variables. C'est la fin de la modernité à l'ancienne, si j'ose dire. C'est ce que je veux dire par : demain nous ne serons pas plus émancipés mais plus attachés, attachés à un nombre plus grand de variables. C'est très simple, vraiment : entrez dans un supermarché et regardez tout ce qu'il vous faut prendre en compte pour simplement acheter un paquet de café. Demain, vous pouvez en être sûr, les instructions, précautions, attentions, seront plus nombreuses encore. Ce n'est pas la fin du progrès mais c'est la fin de l'insouciance du progrès, oui, d'où l'énorme importance du principe de précaution. Q : On comprend donc que, dans ce contexte, la France a plus à innover en matière politique que scientifique ou technique ? Est-ce qu'à vos yeux c'est possible ? Y a-t-il de bonnes raisons d'être optimiste ou au contraire très pessimiste ? R : Il n'y a jamais aucune bonne raison d'être optimiste ! Mais il y a de bonnes raisons d'essayer de penser autrement le futur, oui, et la politique. C'est ce que nous essayons de faire. Vous savez, les passions politiques jusqu'ici n'ont exploré qu'un tout petit répertoire, droite/gauche, émancipation/tradition, universalité/communauté, global/local. La vie politique française n'est pas terminée ! Un des moyens, mais il y en a beaucoup d'autres, c'est de ramener dans les passions et les intérêts du public les choses, c'est-à-dire les enjeux, les soucis, les sujets de controverses, ce qu'en anglais on appelle des « issues ». Comme ils sont partout, je l'ai dit, ils permettent de repenser la vie publique : pour le moment, ce sont des assemblages un peu mal fichus, mais, si vous posez la question suivante : « Pour ces assemblages, quelle est l'assemblée pertinente ? », vous vous apercevez qu'il faut repenser toute la politique et, bien sûr, par ricochet l'idée que les Français se font de la science et de la technique. Les chances de succès sont quasi nulles, bien sûr, mais penser, c'est penser contre son temps pour saisir le sens d'une époque. Et quand même réunir 1 200 spécialistes de ces questions, venant de 45 pays, à l'Ecole des mines, une grande école d'ingénieurs, c'est rudement encourageant, non ? Article repris du Figaro, avec l’aimable autorisation du journal. Copyright Le Figaro/ Yves Miserey - août 2004.